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Des performances sanitaires et de santé publique parmi les meilleures du monde, un coût apparent relativement faible, une image de régulation consensuelle: l’ensemble paraît propice à faire du système de soins japonais un exemple à suivre. Pourtant, des méthodes telles que le contrat, les DRG (diagnostic related groups) ou la mise en concurrence des « offreurs », qui ont pourtant montré leurs limites dans d’autres pays de l’OCDE (organisation de coopération et de développement économiques), semblent aujourd’hui séduire les réformateurs nippons. Les experts paraissent en effet s’accorder sur le bénéfice de l’adoption d’un ensemble de recettes visant explicitement à limiter l’autonomie de la décision médicale tout en augmentant son efficience. A priori paradoxale, cette situation ne l’est plus quand l’on s’attache à mieux comprendre ce que sont les forces et les faiblesses du système de soins japonais. Il faut pour cela renoncer à vouloir « comparer l’incomparable » [1], et replacer ce système de soins dans son contexte économique et politique.

Ainsi, au Japon, le vieillissement de la population n’est pas seulement un constat démographique dont il convient de pallier les conséquences [2]. Il oriente l’ensemble de la politique économique et sociale, dont le système de soins n’est qu’un élément. Or, cette orientation ne peut se comprendre sans évoquer la place des « anciens » dans la société. Celle-ci, naguère essentielle, est aujourd’hui déstabilisée par la crise de confiance que traverse - depuis l’éclatement de la « bulle spéculative »[1] - l’ensemble de la société japonaise. Dénommée Golden plan, la réforme de la prise en charge des personnes âgées est donc d’abord un appel à la mobilisation générale [3, 6][2]. On trouve trace du vieillissement de la population et de ses conséquences probables (augmentation des dépenses, diminution des recettes) comme préoccupation centrale dans la plupart des réformes mises en place ou projetées depuis vingt ans.

Si décrire la structure et l’évolution du système de soins japonais à l’aide de catégories générales est nécessaire, au moins dans un premier temps, il faut également insister sur l’articulation entre ses différentes composantes, avant de cerner les enjeux des évolutions récentes et des réformes qui l’affectent.

Anamorphose du système de soins japonais

Plutôt que de tenter de décrire le système de soins dans toutes ses dimensions (assurances, hôpital, médecine libérale, industrie pharmaceutique…) et toute sa complexité, il s’agit ici de donner quelques aperçus significatifs des articulations entre divers segments de l’offre. Chemin faisant, cette perspective permettra de mieux comprendre les logiques de fonctionnement du système de soins japonais.

La relation médecin/malade

Au Japon, comme en France, d’ailleurs, le choix du médecin par le patient est totalement libre. Mais, en contrepartie de cette liberté, la relation y est traditionnellement déséquilibrée. Le patient tient un rôle passif, au sein d’un modèle paternaliste qui n’est, aujourd’hui encore, pas fondamentalement remis en cause. Sous-informé quant à son diagnostic, aux choix et aux conséquences des décisions de son médecin traitant, le patient se contente de rendre visite à son médecin de façon régulière et fréquente, afin que son traitement lui soit non seulement renouvelé, mais également vendu. En effet, conformément à la tradition chinoise, les médicaments sont prescrits et distribués par les médecins eux-mêmes [7]. Les cachets ou ampoules sont délivrés sur la base de la durée présumée du traitement, le tout étant le plus souvent remis dans un sachet, de telle sorte que le patient ignore parfois jusqu’au nom des médicaments.

En vertu d’un accord tacite entre les protagonistes, qui maintient les marges bénéficiaires à un niveau élevé, les hôpitaux et les médecins tirent de cette pratique de substantiels revenus, évalués à environ 15 % du chiffre d’affaires d’un médecin exerçant en cabinet. Cette pratique est certainement à rapprocher du fait que le Japon détient le record mondial de la consommation de médicaments (dont le coût est estimé à environ 365 euros par habitant et par an, contre « seulement » 275 euros en France, qui détient pourtant le record européen). Comme on le verra plus loin, des incitations diverses contribuent peu à peu à limiter cette pratique jugée à la fois dispendieuse et archaïque.

Dans ce contexte de forte asymétrie d’informations, il est par ailleurs reconnu, et plus encore écrit par des observateurs, que la pratique des « dessous-de-table » est monnaie courante dans les échanges entre médecins et malades. Pourtant, son impact financier semble négligeable, puisqu’elle représenterait moins de 3 % des dépenses de médecine ambulatoire, selon une estimation récente [8]. Sa persistance montre toutefois que, malgré un consensus sur la régulation et ses institutions, des inégalités de traitement existent, et que la transparence n’est pas totale.

En France, cette pratique, sans doute du même ordre, n’est ni combattue ni même évoquée. Elle est implicitement perçue comme le signe d’une saine concurrence, une preuve de l’existence, même résiduelle, de la souveraineté du consommateur, voire comme garantissant le maintien du secteur conventionné. Au Japon, cette même pratique est vécue comme archaïque, héritée du temps où la relation médecin-malade était d’abord personnelle et donc rétive à tout contrôle. C’est à ce titre qu’elle est à la fois fustigée, et pourtant évaluée, tout en étant maintenue dans l’illégalité.

Les clinics : une forme hybride, intégrée entre ambulatoire et stationnaire

La densité médicale au Japon est relativement faible (184,4 médecins pour 100 000 habitants, contre 270/100 000 en France, par exemple) et a eu tendance à diminuer régulièrement depuis 1970.

L’exercice médical au Japon revêt trois formes. Le cabinet libéral regroupe 34 % des médecins, qui y exercent en très grande majorité en solo. Les hôpitaux rassemblent environ 62 % des médecins, qui y exercent comme salariés. La plupart des soins spécialisés sont prodigués à l’hôpital, lesquels sont le plus souvent gérés par les pouvoirs publics locaux ou nationaux (ville ou région-préfecture). Entre ces deux formules classiques se trouve un cadre d’exercice, dénommé clinic[3], que l’on doit considérer comme hybride. Dans un contexte où il est interdit à des investisseurs privés, s’ils ne sont pas médecins, de prendre des parts dans un établissement lucratif, ces très petites clinics (dont des médecins individuels sont traditionnellement les propriétaires) constituent un maillage assez complet du territoire. Elles représentent surtout un point d’atterrissage naturel pour des médecins qui, ayant fait leurs armes à l’hôpital, désirent rentabiliser leur notoriété: de fait, l’âge moyen des médecins exerçant dans une clinic est de 64 ans, contre 45 pour l’ensemble des médecins.

Ces clinics comptent, en moyenne, moins d’une dizaine de lits. De 1984 à 1999, leur nombre est passé de 79000 à 87000, mais leur capacité globale d’accueil a diminué, passant de 283000 à 224000 lits. Ainsi, bien qu’elles constituent la majorité (85 %) des établissements avec hébergement, les clinics ne représentent plus que 13 % des lits. Cette part va en diminuant au fur et à mesure que se développent les prises en charge sur le mode ambulatoire: à titre d’exemple, on peut noter que le nombre d’opérations de la cataracte réalisées dans ces établissements a été multiplié par dix en dix ans.

Mais le fait le plus remarquable du système hospitalier japonais est que la densité de lits par habitants (1500/100000 en 1999) y est deux fois et demie supérieure à la moyenne observée dans l’OCDE. Pour la même raison, elle varie également fortement d’une région à l’autre (de 700 à 2300 lits/100000 habitants).

À cette situation s’ajoute la place particulière, au regard d’autres pays développés, que tient l’hospitalisation au sein du système de soins japonais. Ainsi, alors que l’offre hospitalière a tendance à diminuer dans la plupart des pays de l’OCDE, elle continue de s’élever au Japon. De plus, même si la durée moyenne de séjour a tendance à diminuer, elle y reste 2,7 fois supérieure à celle des pays de l’OCDE (39,7 en 1980 et 33,5 en 1996). Toutefois, ce chiffre s’explique d’abord par le mode de classification des hôpitaux généraux qui, à la différence du reste des pays occidentaux, ne distingue pas les établissements de moyen séjour des établissements de court séjour: au Japon, la pratique consiste à ne pas séparer physiquement les différents lieux de prise en charge.

Mais cette durée élevée est également le résultat de choix économiques et médicaux. En maintenant un prix de journée d’hospitalisation relativement bas, le régulateur évite l’intensification des soins. En effet, ce tarif ne permet pas de couvrir toutes les dépenses importantes. De ce fait, il limite également la densité des personnels paramédicaux, ces derniers étant environ deux fois moins nombreux par lit que la moyenne OCDE. Pour maintenir le niveau des soins requis, le tout débouche sur des durées de séjours très élevées.

Par ailleurs, et malgré le nombre important de chambres communes, la proportion de patients hospitalisés souhaitant bénéficier d’une chambre individuelle (ou à deux lits) est relativement faible; il est vrai que le surcoût en est relativement élevé et, pour des raisons d’équité, n’est pas remboursé par l’assurance maladie.

De la nomenclature des actes comme langage commun

Comme dans la plupart des pays où les médecins sont essentiellement rémunérés à l’acte, la nomenclature est à la fois un enjeu et un outil pragmatique de la régulation. Depuis sa mise en place dans les années 1950, la nomenclature des actes revêt une triple caractéristique qui en fait un des piliers du système de soins: elle y est en effet exhaustive, égalitaire et... vivante.

Exhaustive, car il s’agit d’un catalogue de plus de 2000 pages contenant plus de 3000 procédures, auxquelles s’ajoutent les prix d’environ 13000 médicaments. Aucune tâche, de la plus élémentaire (comme la rédaction d’une lettre au médecin traitant) à la plus sophistiquée (comme une opération chirurgicale) ne semble échapper à cette liste. Le cas échéant, les actes qui ne figureraient pas dans l’épais volume ne font l’objet d’aucun remboursement.

Égalitaire, cette nomenclature l’est car les mêmes tarifs, exprimés en nombre de points, sont appliqués quels que soient le cadre (cabinet, clinic, hôpital), le type ou le niveau de couverture maladie du patient, et le lieu géographique où l’acte est pratiqué (en milieu rural comme à Tokyo, par exemple). Plus encore, aucune différence n’est instituée entre les tarifs des médecins généralistes et des spécialistes. Indépendants, clinic ou établissements hospitaliers trouvent là leur unique source de financement, à l’exception des hôpitaux publics qui reçoivent des subventions de l’État ou des collectivités territoriales. Ces subventions sont en particulier justifiées par le niveau peu élevé des cotations qui ne leur permet pas de développer les activités indispensables de recherche ou d’enseignement. De sorte que ces subventions, qui pèsent sur les dépenses publiques, et non sur le budget de l’assurance maladie, participent en fait du faible coût global du système.

Vivante, enfin, car la nomenclature fait l’objet, tous les deux ans, d’une révision « soignée » [9] qui poursuit deux objectifs. Le premier, explicite, est d’orienter la pratique des médecins en opérant une série de réglages fins et quasiment continus sur les services offerts. Il s’agit, par exemple, d’intégrer de nouveaux actes rémunérés (concernant, pour la période récente, l’information à donner au patient ou les liens avec les autres professionnels). Le second, implicite, est de rassembler l’ensemble des protagonistes du système de soins autour d’un objectif identifié qui encadre et canalise les discussions et les conflits d’intérêt éventuels. Hormis les représentants de l’industrie pharmaceutique, considérés comme trop directement intéressés au résultat, tous les acteurs du système de santé sont présents dans le comité de la nomenclature et travaillent à la recherche du consensus.

Ce consensus n’est toutefois pas incompatible avec l’existence d’acteurs dominants. Le gouvernement et son administration, d’une part, le corps médical, par l’intermédiaire de l’Association des médecins Japonais (AMJ), d’autre part, tiennent cette fonction dans le cadre d’un binôme aux jeux de rôles rodés et planifiés.

Le respect de la cadence des réunions est par ailleurs un gage de réversibilité mais aussi une opportunité pour lancer des expérimentations contribuant au dynamisme et à la solidité de l’ensemble. C’est pourquoi, de façon systématique, le débat sur la valeur du point (historiquement fixée à environ 10 yens) est délaissé au profit d’un examen minutieux de chaque item de la nomenclature.

Au coeur du système de soins japonais se trouve donc un ensemble de régulations qui le dépassent. En effet, sa légitimité, comme celle des réformes actuelles, est ailleurs que dans son équité et son efficacité. Il s’agit de permettre aux différentes parties prenantes d’organiser leur confrontation et donc la construction d’un accord.

Des réformes qui « donnent le change »[4]

Le contenu et les attendus explicites de ces réformes seront décrits dans un premier temps, alors qu’une analyse critique de ces tentatives sera menée dans un second temps. Elle montrera que l’essentiel est sauvegardé et que, en conséquence, la réforme est bien « impossible et permanente », double caractéristique qui, selon la conception extrême-orientale de l’efficacité, devrait en garantir la discrète efficience [10].

À chaque période de son histoire, le Japon s’est toujours ouvert sur l’extérieur sous la pression, mais aussi de façon volontariste. En ce qui concerne le système de soins, c’est sans doute à la fin du XIXe siècle qu’il faut faire remonter la première tentative sérieuse en la matière. Ainsi, l’ère Meiji est inaugurée par une ouverture explicite et organisée à la médecine occidentale: invitations de professeurs de médecine étrangers et visites de médecins japonais aux États-Unis ou en Europe se multiplient [11]. Suivant en cela l’ensemble de l’économie, c’est le modèle allemand qui devient la référence. Formellement, le Japon passe d’une pratique sanitaire fortement marquée par la tradition chinoise à une occidentalisation progressive, et donc partielle.

La configuration du système de soins japonais, loin d’empêcher des changements réels de voir le jour, leur donne une orientation et les inscrit dans une certaine continuité. C’est ainsi que, depuis plus de vingt ans, le système est régulièrement retouché selon un schéma, reproductible, en deux étapes. La première consiste en un changement à dose homéopathique qui modifie marginalement les équilibres financiers tout en introduisant de nouvelles habitudes et de nouveaux comportements. La seconde étape est celle de la montée en charge, l’effet économique et sanitaire se faisant sentir sans que des réticences aient eu la possibilité de se faire jour [12].

Des réformes dans plusieurs directions

Pour contenir les coûts, les solutions adoptées prennent la forme classique de la « responsabilisation ». Ainsi, un surcoût supporté par le patient pour toute ordonnance comprenant plus de cinq items a été instauré en 1997. Cette nouvelle charge vise finalement autant les patients, et leur contribution, que les médecins et leur tendance à prescrire. Dans le même temps, le ticket modérateur a augmenté de 10 % à 20 % pour les assurés, quelle que soit leur assurance, mais est demeuré inchangé (et toujours supérieur) pour les ayants droits (30 %). De même, le forfait journalier hospitalier est passé de 700 à 1200 yens (soit une dizaine d’euros). De plus, le passage du ticket modérateur de 20 % à 30 % pour les assurés a été l’une des propositions adoptées par la réforme de novembre 2001. Cette hausse correspond à un double voeu: accroître les recettes et tendre vers l’unification des différents plans d’assurance.

Par ailleurs, des mesures, il est vrai plus limitées, ont concerné certaines technologies médicales. Le Japon connaît ainsi l’une des plus grandes densités d’installations de scanner ou d’imagerie par résonance magnétique (IRM): selon les données de l’OCDE pour l’année 1994, la densité par million d’habitants était de 18 IRM et 70 scanners au Japon (contre 3 et 10 en France, respectivement). La diffusion des scanners a été facilitée par la décision du gouvernement de fixer des honoraires qui, volontairement élevés, devaient permettre de soutenir la croissance de l’industrie nationale de l’imagerie médicale. Au fur et à mesure du développement du marché, les entreprises japonaises ont commencé à vendre des modèles bon marché et à pratiquer des politiques de vente agressives. De fait, les hôpitaux mais aussi les clinics ont acquis scanners et IRM. Plus récemment, le gouvernement a diminué d’environ 30 % le taux des remboursements des actes impliquant l’utilisation de ces appareillages, de façon à contrôler l’extension de l’offre [13]. Toutefois, cette diminution a été appliquée sans différencier les lieux d’exercice. En effet, soumise aux deux principes du libre choix et de l’unicité des tarifs, la division du travail entre hôpitaux et clinics ne peut pas être claire. Toutefois, bien que ces deux principes aient été maintenus, quelques mesures ont d’ores et déjà été prises qui tendent à instiller une distinction, sinon une hiérarchie. Par exemple, pour promouvoir le recours aux clinics pour les soins de première ligne, et diminuer d’autant le recours à l’hôpital, les patients devront désormais payer un surcoût pour une première visite à l’hôpital s’ils ne sont pas adressés par une clinic [14].

Enfin, dans le but d’éviter que le coût des soins aux personnes âgées ne grève les caisses de l’assurance maladie, et pour placer ces soins sous la responsabilité du gouvernement et non des familles, une assurance obligatoire destinée à couvrir les soins de longue durée a été lancée en avril 2000. Ce programme, modulé selon le degré de dépendance, couvre les soins aussi bien en institutions qu’à domicile. Tout citoyen de plus de 40 ans y contribue. Dans le cadre de ce programme, les hôpitaux ont eu la possibilité de surclasser (c’est-à-dire de faire payer plus cher) leurs lits, en offrant, par exemple, des chambres plus spacieuses. Mais nombre de lits n’ayant pas l’agrément du programme de surclassement, une partie non négligeable des soins de longue durée est toujours remboursée par l’assurance maladie traditionnelle [15].

Ainsi, dans ces différentes directions (établissements de soins, assurance dépendance, technologies…), les changements en cours, ou projetés, visent de façon homogène à faire face à l’augmentation des besoins, tout en préservant, on va le voir, l’essentiel des principes fondateurs du système de soins japonais.

Des réformes dans la continuité

Les réformes ont, dans l’ensemble, été introduites ou proposées sans toucher aux trois niveaux de logiques (principes, outils, procédures) sur lesquels repose l’unité du système de soins.

Le principe de la couverture maladie universelle n’a ainsi jamais été remis en cause, et le secteur privé de l’assurance reste quasiment inexistant. Certes, à la fin des années 1990, l’opportunité d’introduire des méthodes de managed care[5], inspirées du modèle américain, a été discutée [6, 16]. Mais ce débat n’a jamais été au centre de controverses et a aujourd’hui pratiquement disparu [17]. Au contraire, depuis sa création sur le modèle allemand en 1922, l’assurance maladie nationale a été étendue de façon continue. Avec l’intégration des collectivités territoriales dans le système d’assurance nationale en 1961, la couverture universelle a été atteinte. Mais cette universalité se double de la coexistence de plans d’assurance (d’entreprises, publics ou locaux) nombreux et divers, héritage de la fondation bismarckienne du système de soins japonais. On en compte plusieurs milliers répartis en trois grandes catégories (Figure 1).

Figure 1

Mécanismes de financement du système de soins japonais

Mécanismes de financement du système de soins japonais

(d’après [8]). Les données chiffrées sont celles de 1999 et proviennent des ministères concernés.

-> Voir la liste des figures

Comme l’assurance maladie - du fait du vieillissement de la population et de la transformation du marché du travail - commençait à enregistrer une détérioration de ses comptes, un premier plan consacré aux soins pour les personnes âgées a été mis en place en 1982, alimenté par l’ensemble des payeurs. Mais ce système provoqua nombre d’insatisfactions, car plus du quart des cotisations globales se trouva orienté vers le programme de financement des soins aux personnes âgées. Depuis 1992, beaucoup d’assureurs (entreprises ou collectivités) ont connu des déficits et quelques régimes ont fait faillite [18]. En conséquence, et sous l’effet de la crise économique, l’écart entre les régimes se creuse et met au défi le principe d’égalité du système de soins. Ainsi, parmi les plans d’assurance gérés par les entreprises, les cotisations peuvent varier du simple au double, et les différences de taux entre les municipalités (communes) sont encore plus importantes.

Pour corriger cette dérive dans le cadre de la couverture universelle via l’assurance obligatoire, des réformes plus fondamentales sont envisagées, qui reposeraient sur un certain niveau d’intégration des quelques 5000 assureurs au sein d’un dispositif plus unifié.

En outre, la nomenclature des actes professionnels et des honoraires, fait depuis près de quinze ans l’objet d’un traitement particulier qui accroît son rôle. C’est en effet tous les deux ans, à l’occasion de la révision de la nomenclature, qu’est mis en place le mécanisme qui maintiendra l’ensemble des dépenses de santé sous le seuil fixé par le gouvernement. Sur le principe de la lettre flottante, et avec l’accord des partenaires, il s’agit d’augmenter le tarif des actes dont le volume diminue, mais que l’on veut maintenir (par exemple les soins de pédiatre), et de baisser le tarif des actes dont on veut maîtriser l’inflation. Il en va de même pour le prix de chaque médicament, après consultation des laboratoires pharmaceutiques concernés. Cette procédure présente un inconvénient notable, celui d’éventuellement favoriser les pratiques coûteuses (multiplication des consultations, prescriptions de médicaments plus onéreux, multiplication des analyses biologiques…). Comme le note Ikegami [19], l’objectif de cette politique n’est pas de déterminer une rémunération équitable des professionnels de santé fondée sur le juste coût, mais de permettre un accès égalitaire à des soins jugés indispensables: l’égalité serait plus facilement obtenue, car les actes seraient plus souvent pratiqués. La procédure de révision a par ailleurs le mérite de consacrer la nomenclature, bien sûr, mais également le dispositif de négociation dont elle est la trace tangible.

C’est donc d’abord d’une amélioration de la nomenclature elle-même que sont attendus des gains de productivité et une amélioration de l’efficience. Ainsi, pour inciter les médecins à adresser leurs patients à des pharmacies indépendantes (au lieu de fournir eux-mêmes les médicaments), la rédaction d’une ordonnance a été introduite dans la nomenclature comme un acte à part entière, avec un tarif d’abord symbolique (60 yens en 1972, 800 yens aujourd’hui).

Dans ce contexte, la récente proposition de réduire la valeur du point de la nomenclature d’au moins 1 % pour les médicaments et les honoraires apparaît comme une rupture. En effet, en cas d’application, ce serait une première historique, mais qui s’inscrit dans le cadre du traditionnel bras de fer entre le gouvernement et l’association des médecins japonais.

En ce qui concerne les procédures de négociation de la nomenclature, la pression de l’AMJ sur le parti longtemps au pouvoir, le Parti démocratique libéral (PDL), a toujours été forte et la valeur du point a été augmentée d’environ 2 % par an. Mais aujourd’hui, l’AMJ doit consentir à sa diminution, du fait de la crise économique, le Japon ne pouvant plus supporter que ses dépenses de santé augmentent plus vite que son PNB (ce qui est le cas depuis 1999). Cette décision, à venir, consacrerait la victoire des bureaucrates (les payeurs) sur l’autonomie professionnelle (des producteurs). Mais ce succès devrait d’abord être attribué au volontarisme du Premier ministre Koizumi qui, sous une forte pression visant à mettre en place une réforme structurelle et budgétaire, a lui-même pesé sur son propre parti, le PDL, afin que celui-ci persuade les responsables de l’AMJ. Le récent épisode des négociations sur les enveloppes consacrées à l’assurance dépendance confirme que tout repose bien sur un compromis entre le gouvernement et l’AMJ. Au cours des deux mois d’échanges, grâce à un lobbying actif auprès des parlementaires, l’AMJ a réussi à faire disparaître le principe de l’enveloppe fixe qui postulait que, en cas de dépassement des prévisions de dépenses, les producteurs (hôpitaux et médecins) devraient, sur leur budget, rembourser la différence à l’État. De « contraint », le montant de dépenses à ne pas dépasser est devenu « indicatif »[6]. En échange de cet assouplissement, le gouvernement a pu relever de 70 à 75 ans l’âge auquel les personnes commencent à être concernées par le dispositif, réalisant ainsi de substantielles économies.

Conclusions

La réforme s’effectuant dans la continuité peut donner l’impression d’avancer avec prudence, sinon à tâtons[7]. Cet apparent bricolage ne peut toutefois s’imposer que parce que reste central, dans les faits et les discours, le souci de garder le cap d’une double équité: dans les résultats (l’accès libre et égalitaire aux soins) et dans les procédures (l’institutionalisation de la négociation organisée par l’administration).

Dans un avenir proche, on peut donc penser que seront adoptés et adaptés, dans le même esprit, des outils dont l’implantation semble programmée, tels les démarches qualité, les systèmes d’information hospitalière de type DRG (diagnosis related groups, voir Encadré) ou bien encore une nouvelle classification des hôpitaux, fondée sur une distinction répandue en Occident (courte durée ou MCO - médecine, chirurgie, gynécologie-obstétrique; longue durée…). Mais l’instauration de mécanismes concurrentiels ou contractuels aurait pour conséquence de substituer la versatilité du marché, et la recherche explicite de l’intérêt individuel, au consensus sociétal. Celui-ci, représenté jadis par la figure de « l’état-famille », est aujourd’hui symbolisé par le sentiment unanime d’appartenance à une classe moyenne vouée au maintien de l’égalité sociale et économique [20]. En phase avec cette logique, l’ensemble de l’équilibre dynamique du système de soins japonais repose sur la continuité et la qualité des relations entre des protagonistes institués.

Pour conclure, il faut noter que cette configuration est rendue possible non par le cloisonnement du secteur des soins et de la santé [21], mais au contraire par l’affichage explicite de ses interdépendances avec un ensemble de contraintes, d’opportunités et de politiques macro-économiques; interdépendances qui s’inscrivent dans le long terme de l’économie japonaise [22]. Ainsi, c’est parce que la politique industrielle était une priorité des années 1980 que le tarif des scanners a été artificiellement relevé; c’est parce que faire face au vieillissement de la population doit rester l’affaire de tous que l’état finance l’assurance dépendance; c’est parce que la réforme économique, budgétaire et bancaire doit être menée au tournant du siècle pour préserver l’économie japonaise que les dépenses de santé seront contenues; c’est parce que les équilibres politiciens exigent que le PDL négocie des compromis avec les autres partenaires et les acteurs clés de la société civile que les récentes réformes doivent composer avec l’AMJ.

Cependant, avec la crise économique et un certain durcissement des relations sociales, l’exemple du secteur de la santé permet de prévoir que les Japonais devront peu à peu passer de la culture du consensus à la pratique du compromis; la démocratie ne devrait pas perdre au change.

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