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Un des degrés de complexité des vertébrés supérieurs est l’asymétrie de leurs viscères. La mise en place de cette polarité droite-gauche (DG), chez la souris en particulier, se manifeste par la spécification du côté gauche dans l’embryon avant le début de l’organogenèse. Quatre étapes clés gouvernent ce processus (pour revue, voir [1] et Figure 1): (1) le premier événement est l’induction d’un signal asymétrique au niveau du noeud embryonnaire (centre organisateur localisé à l’extrémité apicale de la ligne primitive et responsable de l’organisation du tronc) probablement via le déclenchement d’un courant (flux nodal) orienté de la droite vers la gauche et créé par la rotation des cils des cellules ventrales du noeud; (2) ce signal se propage ensuite vers le mésoderme de la lame latérale gauche (MLL gauche); et (3) y active de façon transitoire une série de gènes conservés chez les vertébrés; (4) les produits de ces gènes permettent la traduction de ce signal asymétrique en différences morphologiques pendant l’organogenèse.

Figure 1

Mise en place de la polarité droite-gauche chez la souris.

Mise en place de la polarité droite-gauche chez la souris.

La spécification du côté gauche se fait en 4 étapes. 1. Cassure de la symétrie: le flux nodal produit par les cellules ventrales du noeud embryonnaire modifie l’expression symétrique de Nodal (schématisée en rouge) qui devient plus intense du côté gauche. 2. Transfert du signal asymétrique vers le mésoderme de la lame latérale gauche (MLL gauche): la nature de ce signal n’est pas établie, mais les protéines Nodal et Fgf8 sont deux bons candidats. 3. Activation de l’expression asymétrique de gènes (Nodal, Lefty2, Pitx2…). 4. Conversion de l’expression génique en asymétrie morphologique pendant l’organogenèse. La voie Notch agit en amont de ces 4 étapes en activant l’expression de Nodal dans le noeud embryonnaire (0, a). Cette voie semble intervenir également dans la morphogenèse du noeud (0, b). De façon indirecte probablement via l’absence d’induction de Nodal dans le MML gauche, la voie Notch enclenche les mécanismes indispensables à la mise en place de la barrière de la ligne médiane (0, a’: expression de Lefty1 schématisée en bleu).

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Quelles que soient les différences dans la mise en place de l’axe DG parmi les vertébrés, le gène Nodal, codant pour un membre de la super-famille des TGF-β (transforming growth factor β) occupe une place majeure et conservée. Nodal, connu depuis longtemps pour son rôle primordial dans la mise en place de l’axe antéro-postérieur, est à l’origine de la cascade génique qui spécifie le côté gauche. Chez la souris, Nodal est le premier gène à être exprimé de façon asymétrique tout d’abord dans le noeud embryonnaire et ensuite dans le MLL gauche.

Trois études publiées récemment [2-4] démontrent une fonction précoce insoupçonnée de la voie de signalisation Notch dans la mise en place de l’axe DG. La voie Notch, conservée chez les eucaryotes supérieurs, est connue pour son rôle dans la médiation de nombreuses interactions cellulaires au cours du développement et en particulier dans la compartimentalisation de domaines spécifiques de l’aile de drosophile ou au cours de la somitogenèse chez les vertébrés. La particularité de la voie Notch est d’être impliquée dans la communication entre deux cellules voisines via l’interaction entre un ligand membranaire (membre de la famille DSL; delta, serrata/jagged, Lag2) et un récepteur membranaire Notch. Cette interaction a pour conséquence le clivage de la partie cytoplasmique du récepteur Notch appelée NICD (Notch intracellular domain). Le NICD migre dans le noyau où il interagit avec les protéines CSL (CBF1/RBP-Jκ, Su(H), Lag1). Les protéines CSL sont des répresseurs transcriptionnels qui interagissent avec une séquence spécifique d’ADN. L’interaction avec NICD a pour conséquence la conversion de ces répresseurs en activateurs transcriptionnels, permettant ainsi ldes gènes cibles (pour revue, voir [5]).

La mutation de certains gènes codant pour des produits impliqués dans la voie Notch a pour conséquence la perturbation de la somitogenèse, mais elle affecte également la mise en place de l’axe DG [2-4]. La mutation du gène delta 1 (Dll1) codant pour un ligand de Notch, entraîne un phénotype similaire à celui qui est associé à la perte de fonction de Notch1 dans un contexte Notch2 hypomorphe [4], ou de RBP-Jκ [4], effecteur principal du signal Notch. Au niveau moléculaire, l’expression des gènes spécifiques du côté gauche est affectée. En particulier, dans ces mutants, Nodal ne s’exprime pas dans le noeud (ce point est cependant controversé, G.K.Przemeck et al. ayant décrit que Nodal pouvait être détecté dans le noeud, ce que contestent L. Krebs et al. et A. Raya et al.); l’expression de l’antagoniste de Nodal, Lefty1, est absente dans le côté gauche du plancher neural suggérant l’absence de la barrière médiane. L’absence de Nodal dans le noeud des embryons Dll1/– explique l’absence d’activation des gènes en aval dans le MLL gauche, confirmant que l’expression de Nodal dans le noeud est cruciale pour la production du signal asymétrique, ce fait ayant déjà été démontré par l’analyse de deux allèles mutants du gène Nodal [6, 7]. La présence de cellules anormales perturbant la forme du noeud suggère que la voie Notch agit également sur la morphogenèse du noeud [2]. La perte de l’expression de Lefty1 pourrait être expliquée par la perturbation de la formation du plancher neural, structure dérivée du noeud embryonnaire, mais un travail récent suggère que c’est la conséquence de l’absence de Nodal dans le MLL gauche [8]. L’analyse de tous ces résultats et le fait que la perte de fonction de Dll1 n’affecte pas le flux nodal [3] situent l’intervention de la voie Notch non pas dans la mise en place de la polarité DG, mais plutôt en amont, lors de l’activation de l’expression du gène clé Nodal (voirFigure 1, flèches a et b).

Le contrôle de l’expression de Nodal dans le noeud embryonnaire est assuré par un élément régulateur spécifique qui a été caractérisé par transgenèse [6, 9, 10] mais, jusqu’à présent, peu de données étaient disponibles quant à la nature des gènes impliqués dans l’activation de cet élément. J.Brennan et al. ont décrit des sites de fixation potentiels pour le facteur de transcription Foxa2 impliqué dans la mise en place du noeud mais sans montrer la réalité de cette interaction [6]. Les auteurs des deux études publiées dans Genes and Development ont montré la présence de deux sites de fixation pour RBP-Jκ, actifs in vivo, démontrant le lien direct entre le contrôle de l’expression de Nodal et la voie de signalisation Notch.

Un autre aspect très intéressant de ces travaux est la démonstration que le gène Pitx2, effecteur de la spécification gauche et cible directe de Nodal, peut être induit en l’absence de Nodal, suggérant des mécanismes parallèles qui restent à décrire. Ceci remet en cause le dogme de l’unicité de Nodal en tant qu’activateur de la cascade génique spécifique du côté gauche dans le MLL.

Les résultats de ces travaux soulèvent une question intéressante. En effet, les profils d’expression des membres de la voie Notch sont très caractéristiques: Dll1 et Notch1 sont exprimés en bordure du noeud et dans le mésoderme postérieur, alors que Notch2 est exprimé dans le noeud ([2-4], Figure 2-1). Il est intéressant de noter que l’expression de Nodal n’est pas uniforme dans le noeud mais correspond à deux bandes de cellules en bordure du noeud (Figure 2-2). Comment expliquer alors que Dll1, Notch1 et Notch2, qui sont exprimés de façon uniforme dans la bordure du noeud, y compris dans la partie postérieure, n’activent pas Nodal sur toute la bordure du noeud ? Ceci pourrait suggérer que d’autres facteurs entrent en jeu. Une hypothèse séduisante mais non testée serait l’implication de lunatic fringe (Lngf) codant pour une glycosyl-transférase. On sait en effet que Lnfg est capable de moduler l’interaction entre Notch et ses ligands; en particulier, chez la drosophile, Fringe potentialise l’interaction Notch-Delta au détriment de l’interaction Notch-Serrata. De façon remarquable, le profil d’expression de Lnfg dans la souris correspond à deux domaines latéraux partant de la bordure du noeud ([2-4], voirFigure 2-3). L’action de Lnfg pourrait être impliquée dans la régionalisation de l’activation de l’expression de Nodal dans le noeud embryonaire, le domaine d’expression de Nodal se superposant à l’intersection des domaines d’expression de Dll1, Notch1, Notch2 et Lnfg. La perte de fonction de Lnfg est létale à la naissance, mais aucun défaut de latéralité n’a été décrit jusqu’à présent [11]. Il est possible que Lnfg ne soit pas un facteur essentiel, mais il serait intéressant d’étudier l’expression de Nodal dans les mutants Lnfg et de tester une éventuelle interaction génétique entre Nodal et Lnfg.

Figure 2

Profils d’expression des gènes Notch1/2, Dll1, Lnfg et Nodal au moment du déclenchement de l’expression de Nodal dans le noeud embryonnaire.

Profils d’expression des gènes Notch1/2, Dll1, Lnfg et Nodal au moment du déclenchement de l’expression de Nodal dans le noeud embryonnaire.

1. Profils d’expression des gènes Notch1, Notch2, Dll1 et Lnfg à 7,5 jours post-coïtum. 2. Profils d’expression du gène Nodal au même stade de développement. 3. Superposition des profils d’expression montrant que le domaine d’expression de Nodal semble correspondre à l’intersection des profils d’expression de Dll1, Notch1, Notch2 et Lnfg suggérant que ces 4 gènes participent à la régionalisation de l’expression de Nodal. Le gène codant pour RBP-Jκ, effecteur principal de la voie Notch, est exprimé de façon ubiquitaire. Les schémas représentent des embryons en vue ventrale.

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Si la philosophie de la mise en place de l’asymétrie DG est conservée chez les vertébrés, il y a des différences entre les espèces en particulier dans les mécanismes qui conduisent à l’expression de Nodal du côté gauche. A. Raya et al. ont montré que, chez le poisson zèbre, la voie Notch est aussi impliquée dans le contrôle de l’expression de Nodal et par conséquent dans la mise en place de l’asymétrie DG. Il est donc réconfortant de constater que l’évolution a conservé des mécanismes directement en amont de la détermination de la polarité DG.