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Les médecins ont toujours expérimenté, en ce sens qu’ils ont toujours attendu un enseignement de leurs gestes, quand ils en prenaient l’initiative. C’est le plus souvent dans l’urgence que le médecin doit décider. C’est toujours avec des individus qu’il a affaire. […]. Il faut prendre son parti de l’obligation professionnelle de prendre parti. […]. La première obligation des médecins en général, à l’égard de leurs malades, consiste donc à reconnaître ouvertement la nature propre de leurs gestes thérapeutiques. Soigner, c’est faire une expérience. Les médecins français ont coutume d’aller chercher dans les écrits de Claude Bernard l’autorité de quelques aphorismes de méthodologie générale. Qu’ils en retirent aussi la permission d’affirmer que « tous les jours le médecin fait des expériences thérapeutiques sur ses malades, et tous les jours le chirurgien pratique des vivisections sur ses opérés » et que « parmi les expériences qu’on peut tenter sur l’homme celles qui ne peuvent que nuire sont défendues, celles qui sont innocentes sont permises, et celles qui peuvent faire du bien sont commandées ». Mais comme Claude Bernard, ni d’ailleurs qui que ce soit d’autre, ne peut dire à l’avance où passe la limite entre le nocif, l’innocent et le bienfaisant, comme cette limite peut varier d’un malade à l’autre, que tout médecin se dise et fasse savoir qumédecine on n’expérimente, c’est-à-dire on ne soigne, qu’en tremblant. Mieux, une médecine soucieuse de l’homme dans sa singularité de vivant ne peut être qu’une médecine qui expérimente. On ne peut pas ne pas expérimenter dans le diagnostic, dans le pronostic, dans le traitement. Sans aucun paradoxe, une médecine qui ne s’adresserait qu’à des maladies, soit à des entités nosologiques, soit à des phénomènes pathologiques, pourrait être, durant des périodes de classicisme plus ou moins longues, une médecine théorisée, axiomatisée. L’a priori convient à l’anonyme. Il est donc illégitime, et d’ailleurs absurde, d’enfermer simultanément, dans de vagues philosophèmes de médecine dite humaniste ou personnaliste, l’expression d’un souci d’atteindre dans le malade l’être singulier et l’anathème sentimental contre tout comportement expérimentaliste […].
Puisque accepter de soigner c’est, de plus en plus, aujourd’hui, accepter d’expérimenter, c’est aussi accepter de le faire, sous une responsabilité professionnelle rigoureusement sanctionnée. Il est sans exemple que, dans les sociétés modernes, un déplacement de causalité, sous l’effet des novations techniques, n’ait entraîné, à plus ou moins brève échéance, une substitution des sujets juridiques de la responsabilité. Que l’on songe à la législation sur les accidents du travail, à la fin du XIXe siècle, et au déplacement de la présomption d’imprudence. La médecine, puisqu’elle est désormais scientifiquement et techniquement armée, doit accepter de se voir radicalement désacralisée. Le tribunal devant lequel le médecin d’aujourd’hui doit être, du point de vue professionnel strict, c’est-à-dire dans son rapport au malade, appelé à répondre de ses décisions, ce n’est plus le tribunal de sa conscience, ce n’est plus seulement le Conseil de l’Ordre, c’est un tribunal tout court. La notion d’imprudence en médecine doit faire l’objet d’une nouvelle élaboration, telle que surgisse, de ce fait, la notion d’imprudence dans l’enseignement de la médecine. Si la médecine moderne revendique le pouvoir et la gloire de re-former la nature, elle doit, en contrepartie, réclamer elle-même l’honneur de ré-former la conscience médicale. Or réformer la conscience médicale, c’est d’abord informer la conscience de l’étudiant en médecine. C’est lui enseigner, avant toute autre chose, la responsabilité spécifique du médecin.
[…]. Si la Faculté de médecine éprouvait le besoin d’organiser elle-même une vraie propédeutique, où la psychologie et la déontologie médicales tiendraient la place que les nouvelles thérapeutiques justifient par les responsabilités qu’elles entraînent, elle trouverait dans son sein les maîtres capables et dignes d’y donner l’enseignement correspondant. C’est à des médecins de grande culture et de longue expérience qu’il revient d’enseigner à leurs jeunes émules que soigner, c’est, toujours, à quelque degré, décider d’entreprendre, au profit de la vie, quelque expérience.
Parties annexes
Note
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Extraits tirés de : Études d’histoire et de philosophie des Sciences, Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 1975 (Choix des extraits : Gérard Friedlander)