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Trafic, signal, messager, récepteur, médiateur, amplificateur…
La luxuriance du vocabulaire de la communication en biologie témoigne bien de l’intérêt, de la fascination des chercheurs pour la formidable aventure du décryptage du langage cellulaire.
Les idiomes sont multiples, les signaux redondants, les circuits enchevêtrés, les informations véhiculées foisonnantes et brèves. Modulation de fréquence et modulation d’amplitude sont toutes deux mises en oeuvre pour couvrir la palette des effets cellulaires dans une combinatoire précise et riche. L’analogique (les gradients) et le numérique (ouvert/fermé) coexistent et se combinent.
La métaphore radio-électrique a pourtant des limites. La lutte impitoyable entre le signal hertzien et le bruit de fond, son ennemi de toujours, a conduit à dynamiser le premier et à filtrer le second pour que le rapport des deux, signal/bruit, soit le plus grand possible. C’est la recherche du « son pur » qui a conduit une entreprise à faire sa devise de la formule « le plus beau son après le silence ». Pour augmenter ce rapport, il n’y a que trois possibilités: augmenter l’amplitude du signal, atténuer le bruit de fond ou faire les deux à la fois.
Il en va tout autrement dans le domaine de la communication cellulaire. Le bruit de fond est consubstantiel à la vie. Chaque cellule a une activité « de base ». Une cellule sans bruit de fond est une cellule morte. Cette notion s’étend aux organismes, ce que nous savons depuis Xavier Bichat qui définissait la vie comme l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. C’est la difficulté à détecter des signaux d’une extrême brièveté et d’une faible amplitude, à les faire émerger du bruit de fond, qui a conduit les biologistes à choisir des conditions expérimentales propres à caricaturer ce qu’ils tentaient d’observer et de caractériser.
L’amplification artificielle du signal est un procédé commun en biologie expérimentale. Lorsque, sous l’effet d’une stimulation hormonale, la concentration intracellulaire d’un nucléotide cyclique est multipliée par dix ou cent, c’est que l’on a pris soin d’inhiber les phosphodiestérases qui en assurent la dégradation et que, bien souvent, les concentrations d’agonistes utilisées n’ont qu’un lointain rapport avec celles du vivant. Les majestueuses vagues calciques montrées dans tant de figures d’articles - et souvent exprimées en « delta au-delà du bruit de fond » ou en « pourcentage de la valeur basale » - ont-elles un sens en termes d’économie cellulaire? Ces conditions expérimentales très artificielles, ou le mode de présentation des résultats, n’ont bien sûr rien de condamnable s’ils ne font pas oublier que la photographie n’a pas les proportions du modèle et qu’elle a été épurée, retouchée pour mieux voir. L’effet d’un médiateur, on le sait bien, n’est pas en tout ou rien, en blanc et noir, en oui ou non. Le binaire n’a pas plus de sens en physiologie cellulaire qu’en physiologie intégrative. Le dogme « une hormone - une cible - une voie de signalisation - un effet » a vécu. La multiplicité et les interactions des voies de signalisation couplées à un seul et même récepteur expliquent qu’une stimulation puisse produire, selon son intensité ou sa durée, un effet ou son contraire. Le « plateau de la courbe de stimulation », si fréquemment observé dans certaines conditions expérimentales, doit être bien rare in vivo.
Si abaisser le bruit de fond est un objectif raisonnable en électromagnétisme, un tel objectif n’a aucun sens en biologie. Le bruit de fond ne diminue que lorsque les cellules sont sur le point de mourir. Dans le vacarme d’un bruit de fond synonyme de vie, des signaux ténus - tout au moins apparaissent-ils comme tels à ceux qui les traquent - font leur chemin dans une cellule compartimentée et pourtant unifiée.
Par analogie avec les systèmes cellulaires, les systèmes de recherche de nos pays industrialisés sont des dispositifs (des « organismes ») caractérisés par un bruit de fond élevé. Ce bruit de fond a deux composantes: diversité et intensité. D’abord diversité d’une recherche dont l’inventivité et la fécondité reposent pour partie sur sa liberté, sur la possibilité d’exploration de pistes non balisées; ensuite intensité de cette recherche qui dépend étroitement, la démonstration n’est plus à faire, de l’effort financier qui la soutient.
On comprend aisément que les restrictions budgétaires, faciles à décider et à mettre en oeuvre, ont vite fait de diminuer ce bruit de fond qui, plus que nécessaire, est indispensable. On réalise peut-être moins immédiatement qu’un dirigisme, même éclairé, qui privilégierait à outrance une recherche thématisée, constituerait, à terme, un facteur d’appauvrissement. Choisir où tombera la manne par une multiplication excessive des appels d’offre aboutirait nécessairement à ce qui serait considéré comme une victoire en acoustique, la diminution du bruit de fond. Un zeste de restrictions sur un doigt de dirigisme composent, en recherche, un cocktail indigeste et toxique.
Le constat en matière de recherche est sans appel. Nous sommes dans un système apparemment paradoxal: les signaux - ces découvertes, ces innovations que chacun appelle de ses voeux - n’apparaissent et ne s’épanouissent que lorsque le bruit de fond est riche, tant par sa diversité que par son intensité. Pas de bruit de fond, pas de signal. Le spectre d’un ordre glacé et stérile est au terme de cette logique qui, heureusement, n’est qu’un vilain cauchemar.
« La mesure de la vie est donc, en général, la différence qui existe entre l’effort des puissances extérieures, et celui de la résistance intérieure. L’excès des unes annonce sa faiblesse; la prédominance de l’autre est l’indice de sa force ».
Xavier Bichat : Recherches physiologiques sur la vie et la mort, 1802.