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Introduction

L’investissement direct étranger (IDE) est aujourd’hui l’un des vecteurs les plus importants du développement et de la croissance économique, ainsi qu’une des sources de financement principales des pays en développement[1]. L’aspect bénéfique de telles opérations se traduit par un accent mis sur la promotion — objectif de longue date poursuivi par les traités d’investissement — et, plus récemment, sur la facilitation des IDE[2]. Parallèlement, de nombreuses initiatives sont prises sur le plan interne et sur la scène internationale afin de recalibrer un régime juridique parfois perçu comme asymétrique, car prévoyant des obligations exclusivement à charge des États hôtes et conférant des droits uniquement aux investisseurs[3]. De telles réformes et propositions de réformes visent donc, d’une part, à mieux encadrer les investissements en sol étranger et la conduite des investisseurs et, d’autre part, à préserver la souveraineté des États en matière d’intérêt public. Cela se traduit par l’inclusion plus systématique d’exceptions et d’exclusions dans les traités d’investissement visant à limiter leur portée[4], aux côtés de clauses préservant le pouvoir réglementaire des États[5] ou requérant la conduite responsable des investisseurs[6], notamment[7]. Ces changements substantiels apportés au droit international des investissements sont accompagnés d’un processus de réforme des aspects procéduraux de ce régime et, en particulier, de son mode de résolution des différends aussi emblématique que controversé : l’arbitrage investisseur-État. À l’international, la réforme de l’arbitrage investisseur-État est menée par le Groupe de travail III de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI) sur la réforme du règlement des différends entre investisseurs et États[8].

L’un des aspects controversés de cet arbitrage est la possibilité reconnue aux actionnaires de présenter des réclamations pour pertes par ricochet. De telles réclamations ont pour but d’obtenir réparation pour un dommage subi qui prend la forme d’une réduction de la valeur des actions de l’actionnaire. Ce dommage consiste en une perte « par ricochet » dans la mesure où il résulte d’une perte subie par l’entreprise dans laquelle l’actionnaire détient lesdites actions : puisque l’entreprise subit un dommage, qui résulte par exemple d’une expropriation par l’État hôte, la valeur de celle-ci diminue, entrainant ainsi une diminution de la valeur de ses actions. L’accès des actionnaires-investisseurs étrangers à cette procédure d’arbitrage est parfois soulevé dans le cadre du débat sur l’asymétrie du droit international des investissements, puisqu’elle représente une protection procédurale importante pour les investisseurs étrangers et qu’elle peut avoir des conséquences néfastes sur les États hôtes[9].

La possibilité pour les actionnaires de présenter de telles réclamations sous des traités d’investissement s’avère à contre-courant de la position généralement adoptée par les régimes domestiques de droit des sociétés ainsi que par le droit international coutumier sur la protection diplomatique des sociétés et de leurs actionnaires[10]. La Cour internationale de justice (CIJ) s’est notamment penchée sur la question des demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet dans l’affaire Barcelona Traction[11]. Cette affaire, née d’une requête déposée par le gouvernement belge contre le gouvernement espagnol, demandait réparation du préjudice prétendument subi par des ressortissants belges que leur pays décrivait comme des actionnaires majoritaires de Barcelona Traction, une société canadienne. Les mesures qui ont déclenché le litige avaient pourtant été prises par des organes de l’État espagnol à l’égard de la société Barcelona Traction et ne visaient pas les actionnaires belges eux-mêmes[12]. L’Espagne a, entre autres, fait valoir que « la demande était irrecevable parce que le Gouvernement belge n’avait pas qualité pour intervenir ou présenter une demande judiciaire pour le compte d’intérêts belges dans une société canadienne »[13].

Après une analyse approfondie de la nature de la relation entre une société et ses actionnaires, et de la notion de voile corporatif, la Cour s’est rangée du côté de l’Espagne. En se fondant sur le principe de la séparation entre la société et ses actionnaires, elle rejeta par conséquent l’argument selon lequel « une société n’est autre chose qu’un moyen d’atteindre les objectifs économiques de ses membres »[14] — c’est-à-dire des actionnaires qui « constituent la réalité qu’abrite la façade sociale »[15] :

[M]ême si la société n’est autre chose qu’un moyen pour les actionnaires de poursuivre leurs propres fins économiques, elle n’en possède pas moins, tant qu’elle subsiste, une existence indépendante. C’est pourquoi les intérêts des actionnaires peuvent être distingués de ceux de la société et s’en distinguent en fait, de sorte que l’on ne saurait nier la possibilité d’une divergence entre les uns et les autres[16].

En vertu de la jurisprudence de la CIJ relative à la protection des actionnaires en droit international coutumier, et en particulier de l’affaire Barcelona Traction, les actionnaires étrangers ne bénéficient donc pas d’une protection internationale indépendante de celle dont les sociétés bénéficient en cas de pertes par ricochet. Cependant, l’affaire Barcelona Traction, qui reflète l’approche du droit international coutumier en tant que lex generalis[17], a été tranchée en application des principes du droit international coutumier sur la protection diplomatique. Cet aspect de la décision Barcelona Traction est essentiel, car il affecte directement la pertinence des conclusions de la CIJ sur la question des demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet en droit international des investissements, dans lequel le droit international coutumier joue un rôle subsidiaire à celui des traités bilatéraux et multilatéraux en matière d’investissement. Or, ces traités, en tant que lex specialis, permettent généralement aux actionnaires qui répondent à la définition d’investisseurs de formuler des plaintes pour pertes par ricochet.

Le droit international des investissements accepte de telles demandes formulées tant par des actionnaires majoritaires — qui possèdent plus de 50 % des actions d’une entreprise — que par des actionnaires minoritaires — qui détiennent moins de 50 % des actions d’une entreprise. Le droit de réclamer des pertes par ricochet a par ailleurs été reconnu tant à des actionnaires directs — qui détiennent des actions directement dans une entreprise donnée — qu’à des actionnaires indirects — qui détiennent des actions dans une entreprise par l’intermédiaire d’autres entités[18]. Ces autres entités peuvent être des actionnaires individuels, des sociétés de portefeuille, des actionnaires institutionnels ou des filiales de l’actionnaire indirect[19].

En outre, les réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet, permises dans le contexte du droit international des investissements, revêtent une importance particulière pour les actionnaires, malgré leurs risques. Effectivement, un tel recours permet d’assurer la protection des actionnaires, en tant qu’investisseurs, et leur offre un moyen de faire valoir leurs droits devant un tribunal arbitral. Cependant, de telles réclamations soulèvent également des dangers provoqués par le fait que celles-ci ouvrent la porte à des demandes multiples formulées par différents actionnaires d’une même entreprise, ce qui crée un risque de procédures parallèles pouvant déboucher sur des décisions contradictoires ou sur des cas de double indemnisation. De tels risques militent en faveur d’un meilleur encadrement de ces demandes et ont mené à l’inclusion de ce type de réclamations dans la liste des sujets étudiés par le Groupe de travail III de la CNUDCI sur la Réforme du règlement des différends entre investisseurs et États[20]. Par ailleurs, ces inquiétudes vont dans le sens de l’interdiction des réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet dans l’arbitrage investisseur-État comme c’est généralement le cas au niveau domestique[21]. Toutefois, une telle approche radicale priverait une catégorie importante d’investisseurs — les actionnaires d’entreprises incorporées dans l’État hôte — d’une protection considérable et ne semblerait donc pas être à privilégier. En effet, un encadrement accru de ces réclamations permettrait de préserver la possibilité pour les actionnaires-investisseurs de formuler des réclamations pour pertes par ricochet et d’en préserver ainsi les avantages tout en limitant leurs dangers, tel qu’il le sera démontré au travers d’une analyse de l’approche canadienne illustrée par le modèle d’Accord sur la promotion et la protection des investissements étrangers (APIE) du Canada de 2021[22].

La première partie de l’article portera donc sur les avantages et dangers des réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet dans l’arbitrage. Nous proposerons une définition et des explications sur la nature de telles réclamations (A) afin de mettre en lumière tant les dangers (B) que les avantages (C) que présentent de telles réclamations dans le domaine de l’arbitrage investisseur-État. La deuxième partie sera, quant à elle, consacrée à l’analyse de l’approche canadienne en ce qui concerne de telles réclamations. Dans cette partie, nous analyserons d’abord la mesure dans laquelle ces réclamations sont permises sous le modèle canadien d’APIE de 2021 (A). Nous nous intéresserons aussi à la façon dont celui-ci tend à encadrer ces réclamations et à en limiter les dangers au moyen d’un mécanisme de renonciation (B), ainsi qu’à l’aide de la technique de la jonction des plaintes (C).

I. Les réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet dans l’arbitrage investisseur-État : avantages et dangers

A. Définition et nature de la réclamation pour pertes par ricochet

Avant de définir la notion de réclamation d’actionnaire pour pertes par ricochet, il est nécessaire d’apporter certaines précisions au sujet de l’acteur au centre de ce mécanisme : ledit actionnaire. Les actionnaires sont ceux qui ont investi dans l’entreprise, endossant ainsi les risques que cela comporte en cas de pertes ou d’échec de l’opération commerciale envisagée dans l’État hôte. Ce sont eux qui, in fine, contrôlent et dirigent l’entreprise et qui détiennent des droits de propriété sur leurs actions dans l’entreprise. L’actionnaire au centre de ces réclamations endosse également le rôle d’investisseur direct étranger, qui lui est conféré par le traité d’investissement applicable dans le contexte d’une opération donnée. En effet, c’est parce que la grande majorité des traités d’investissement incluent sous leur définition d’« investissement » les actions ou autres participations au capital social d’une entreprise que les actionnaires détenant de tels actifs peuvent être qualifiés d’investisseurs[23]. En outre, étant donné qu’ils sont des « investisseurs » détenant un « investissement » — selon les termes définis par le traité d’investissement applicable —, ils sont en mesure de formuler des réclamations pour pertes par ricochet en arbitrage investisseur-État. Par ailleurs, dans la mesure où les clauses de définitions dans les traités d’investissement ne donnent pas plus de précisions, les actionnaires majoritaires ou minoritaires, qui peuvent être des actionnaires directs ou indirects et tant des personnes physiques que morales, sont en mesure de formuler de telles demandes.

En droit international des investissements, et plus précisément dans le contexte de l’arbitrage investisseur-État, les actionnaires se voient généralement offrir la possibilité de présenter des réclamations pour pertes par ricochet. Ce type de réclamations implique un préjudice de nature personnelle causé aux actionnaires-investisseurs et qui consiste en la réduction de la valeur économique de leurs actions. Ce préjudice est donc distinct du préjudice subi par l’entreprise et, par conséquent, le droit de réclamation de l’actionnaire doit également être distingué de tout droit qui pourrait appartenir à l’entreprise. Cela découle du fait que le bien dont la valeur a été affectée (c’est-à-dire la ou les actions) appartient à l’actionnaire et non à l’entreprise.

La distinction subtile entre la personne ou l’entité contre laquelle les mesures causant un préjudice sont dirigées et les individus ou entités ultimement affectés par ces mêmes mesures est importante. Elle explique pourquoi ces réclamations ne devraient pas être qualifiées de réclamations « indirectes », notamment afin de limiter les risques de confusion avec d’autres types de réclamations telles que les actions dérivées (ou « obliques »)[24]. En effet, la possibilité pour l’entreprise constituée localement de déposer une réclamation pour une perte subie en raison d’une mesure de l’État hôte n’empêche pas d’autres acteurs économiques, tels que les actionnaires, de soumettre une réclamation en raison d’une perte liée à leurs propres actifs résultant de la mesure de l’État d’accueil visant cette même entreprise[25].

En fait, la réclamation d’un actionnaire pour pertes par ricochet est une réclamation directe : elle a pour objet un préjudice personnel de l’actionnaire-investisseur (la réduction de la valeur de ses actions) causé à ses propres biens et investissements (ses actions), et elle est formulée par l’actionnaire en vertu des droits qui lui sont conférés par le traité applicable. Le seul aspect indirect ou « par ricochet » de telles réclamations est le lien causal entre la mesure à l’origine du préjudice et le préjudice subi par l’actionnaire : la mesure causant le préjudice est dirigée à l’encontre de l’entreprise qui subit un préjudice et, en conséquence de ce préjudice, les actionnaires de l’entreprise subissent également des pertes[26]. Ces réclamations directes impliquent un droit d’action direct et personnel ainsi qu’une perte personnelle causée indirectement ou « par ricochet »[27]. Ainsi, les tribunaux arbitraux ont généralement reconnu l’existence distincte des réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet et d’une éventuelle réclamation de l’entreprise dans laquelle les actionnaires détenaient des parts[28]. Dans l’affaire Azurix[29], le Comité ad hoc chargé d’entendre une demande d’annulation a expliqué, après avoir établi un parallèle avec les contrats d’assurance[30], que :

[E]ven where a foreign investor is not the actual legal owner of the assets constituting an investment, or not an actual party to the contract giving rise to the contractual rights constituting an investment, that foreign investor may nonetheless have a financial or other commercial interest in that investment. This is so, irrespective of whether the actual legal owner of the assets or contractual rights constituting the investment is a wholly or partly owned subsidiary of the investor, or whether the actual legal owner is an unrelated third party. The Committee sees no reason in principle why an investment protection treaty cannot protect such an interest of a foreign investor, and enable the foreign investor to bring arbitration proceedings in respect of alleged violations of the treaty with respect to that interest. An investment protection treaty having this effect does not alter the legal nature of the investor’s interest nor that of the legal owner of the investment, nor does it ignore the separate legal personalities and separate legal rights and obligations of the shareholder and the company. Rather, it merely ensures that whatever interest, legal or otherwise, that the investor does have will be accorded certain protections[31].

Ces réclamations, largement admises dans le cadre de l’arbitrage investisseur-État, sont généralement interdites dans les régimes internes qui ne reconnaissent un droit d’action à la société que lorsqu’elle est visée par une mesure lui causant un préjudice. Comme nous le verrons dans la prochaine section (B), cette approche est fondée sur les risques que ces réclamations impliquent en raison du fait qu’elles permettent à un nombre potentiellement élevé d’actionnaires d’une seule entreprise de formuler leur propre réclamation. Les dangers créés par une telle dynamique ne peuvent être ignorés, mais doivent être tempérés par les avantages que ces réclamations présentent dans le contexte spécifique du droit international des investissements, comme nous le verrons dans la section C.

B. Les dangers soulevés par les réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet et la nécessité de les encadrer

Comme nous l’avons mentionné précédemment, les réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet sont généralement interdites dans les régimes internes tant en raison des risques qu’elles soulèvent en matière de préoccupations en lien avec l’objectif d’économie judiciaire, qu’en raison de l’impératif du procès juste et équitable. Ces justifications ont été résumées par Lord Millet dans l’affaire Johnson v. Gore Wood & Co. :

If the shareholder is allowed to recover in respect of such loss, then either there will be double recovery at the expense of the defendant or the shareholder will recover at the expense of the company and its creditors and other shareholders. Neither course can be permitted. This is a matter of principle; there is no discretion involved. Justice to the defendant requires the exclusion of one claim or the other; protection of the interests of the company’s creditors requires that it is the company which is allowed to recover to the exclusion of the shareholder[32].

Les principaux dangers des réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet[33] découlent du fait que de telles demandes permettent à plusieurs actionnaires d’une même entreprise d’entamer des procédures d’arbitrage distinctes sous un même ou sous différents traités d’investissement, sur la base des mêmes faits et pour le même préjudice causé à une seule et même entreprise[34].

Le premier danger associé à des demandes multiples engendrées par un seul préjudice causé directement à l’entreprise consiste en une atteinte au principe d’économie des moyens judiciaires. En effet, par l’entremise des réclamations pour pertes par ricochet, au lieu de n’autoriser qu’une seule demande de compensation formulée par l’entreprise — qui en cas de décision favorable, pourrait réparer le préjudice par ricochet subi par l’ensemble des actionnaires —, une multitude de procédures pourraient être entamées par différents actionnaires avec tous les frais afférents, notamment pour l’État défendeur, en ce qui concerne les coûts d’arbitrage, de conseil ou d’experts[35].

Un deuxième danger associé à ces demandes multiples est de voir les différents tribunaux constitués afin d’entendre ces réclamations aboutir à des conclusions différentes[36]. Certes, malgré le nombre croissant de réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet, cela n’est que très rarement arrivé. Cependant, même si un tel danger était purement théorique, la seule possibilité qu’il se matérialise justifie la nécessité de l’encadrer afin qu’il ne se concrétise pas. En outre, cela s’est produit au moins une fois, dans le contexte des affaires Lauder[37] et CME[38]. Cet événement a été décrit comme le « fiasco ultime » en arbitrage investisseur-État[39]. La première de ces procédures avait été amorcée par Ronald Lauder contre la République tchèque, l’État hôte de l’investissement, sous le traité bilatéral d’investissement (TBI) entre les États-Unis et la République tchèque. La deuxième procédure avait été initiée par CME peu de temps après que le tribunal dans l’affaire Lauder ait été constitué. Ces deux procédures arbitrales, basées sur les mêmes actions attribuables à l’État hôte, visaient Česká Nezávislá Televizní Společnost, spol. s.r.o. (ČNTS), une entreprise tchèque de services de télévision dans laquelle tant CME, en tant que détenteur d’une participation à hauteur de 99 %, que M. Lauder, en tant qu’actionnaire majoritaire de CME, détenaient des intérêts de façon indirecte.

Malgré la similitude des deux réclamations, les tribunaux d’arbitrage ont abouti à des conclusions contraires. Dans l’affaire Lauder, le tribunal a rejeté toutes les demandes d’indemnisation[40]. À l’inverse, le tribunal dans l’affaire CME a décidé que la République tchèque avait agi en violation de plusieurs de ses obligations découlant du TBI la liant avec les Pays-Bas, dont celles de traitement juste et équitable, de ne pas compromettre les investissements au moyen de mesures déraisonnables ou discriminatoires, d’assurer une protection et une sécurité intégrale, de traiter les investissements étrangers en conformité avec les principes du droit international, et de ne pas priver l’investisseur de son investissement[41].

Finalement, les réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet soulèvent un danger de double indemnisation menant à une situation injuste pour l’État qui a agi en contravention de ses obligations sous le traité d’investissement applicable. Un tel risque ne se pose pas nécessairement en présence de multiples réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet, car les actionnaires réclament chacun une indemnisation pour un préjudice qui leur est propre[42]. Ainsi, si quatre actionnaires égaux (détenant chacun 25 % des actions d’une entreprise) formulent chacun une réclamation pour pertes par ricochet et que ces quatre demandes sont reçues favorablement, ils obtiendraient tous une réparation pour la perte qu’ils ont subie, équivalente à la réduction de la valeur de leur actionnariat respectif. Dans un tel scénario, la perte de la valeur de 100 % de l’actionnariat dans une entreprise donnée serait compensée.

Le risque de double indemnisation existe plutôt lorsqu’un ou plusieurs actionnaires formulent des réclamations pour pertes par ricochet et que l’entreprise, dans laquelle ils détiennent les actions, présente également une demande pour le préjudice qui lui est causé directement. En conséquence, si la réclamation de l’entreprise est reçue favorablement, la compensation qui lui sera accordée aura comme répercussion pour les actionnaires un redressement de la valeur de leurs actions. Dans ce cas, si en plus de la réparation accordée à l’entreprise, les quatre actionnaires obtenaient réparation dans des procédures parallèles de demandes de compensation pour préjudice par ricochet, l’État à l’origine du fait dommageable ferait face à une situation de double indemnisation.

Une telle situation est rendue possible en raison du fait que moyennant le respect de certaines conditions, l’entreprise peut être considérée comme un investisseur étranger même si elle est constituée en vertu du droit interne de l’État hôte. Cela est souvent prévu par les parties dans les traités d’investissement[43] et est consacré par l’article 25(2)(b) de la Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d’autres États (Convention CIRDI)[44]. Par exemple, l’article VII(8) du traité bilatéral en matière d’investissement entre l’Argentine et les États-Unis prévoit un tel mécanisme :

8. For purposes of an arbitration held under paragraph 3 of this Article, any company legally constituted under the applicable laws and regulations of a Party or a political subdivision thereof but that, immediately before the occurrence of the event or events giving rise to the dispute, was an investment of nationals or companies of the other Party, shall be treated as a national or company of such other Party in accordance with Article 25(2)(b) of the ICSID Convention[45].

Par ailleurs, bien qu’un tel statut soit reconnu à l’entreprise incorporée dans l’État hôte, l’article 25(2)(b) de la Convention CIRDI impose deux conditions. Premièrement, les parties (l’État d’origine et l’État hôte) à l’accord d’investissement applicable doivent avoir convenu de considérer et de traiter une société constituée localement comme un ressortissant de l’État dont le ou les ressortissants contrôlent la société[46]. Deuxièmement, l’autre État partie au traité d’investissement doit avoir un contrôle effectif sur la société incorporée dans l’État hôte[47].

Cette reconnaissance de la qualité d’investisseur étranger aux entreprises incorporées localement, qui investissent à l’étranger et qui respectent ces conditions, est importante, car les investissements internationaux impliquent traditionnellement d’investir dans un pays étranger par l’intermédiaire d’une filiale, c’est-à-dire une société constituée localement. Or, en l’absence d’un tel mécanisme, une entreprise constituée localement ne remplirait pas les conditions requises pour être considérée comme un investisseur étranger et celle-ci ne pourrait donc pas avoir recours à l’arbitrage investisseur-État[48]. Toutefois, le revers de la médaille est que de reconnaître la qualité d’investisseur étranger tant aux actionnaires de l’entreprise incorporée dans l’État hôte qu’à l’entreprise elle-même peut engendrer des risques de double indemnisation dans l’éventualité de procédures parallèles intentées par les différentes parties prenantes.

Ces dangers liés aux demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet justifient l’interdiction de telles réclamations dans la majorité des régimes nationaux de droit des sociétés. En outre, ces considérations sont applicables au niveau international, en particulier en droit international des investissements, et ne peuvent être sous-estimées. En effet, un régime juridique comme le droit international des investissements ou un système de résolution des différends comme l’arbitrage investisseur-État, qui s’exposeraient à des risques accrus d’inefficacité en matière d’économie judiciaire, et à un danger encore plus grand d’incohérence et d’injustice en cas de double indemnisation, verraient leur légitimité directement affectée[49].

Malgré la prise de conscience liée aux dangers que représentent les demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet[50], les tribunaux reconnaissent généralement leur validité en raison du seul fait que les actions sont considérées comme des investissements sous les traités d’investissement, que les actionnaires détenant ces actions sont donc des investisseurs au sens des traités d’investissement et que les traités d’investissement ne limitent habituellement pas la possibilité de formuler de telles plaintes[51]. Dans la jurisprudence arbitrale, ce raisonnement se limite trop souvent à un exercice strictement juridique. En réalité, il sous-entend l’importance de protéger l’un des objectifs principaux du droit international des investissements, à savoir la protection des investisseurs et des investissements, y compris lorsque ces investisseurs sont des actionnaires et les investissements des parts dans des entreprises. En d’autres termes, les dangers inhérents aux demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet doivent être analysés conjointement avec les avantages et l’importance de ces demandes afin de conclure à leur désirabilité.

C. Les avantages des réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet et leur importance dans le droit international des investissements

Les dangers des réclamations pour pertes par ricochet, en matière d’efficacité, de justice et de légitimité du droit international des investissements et de l’arbitrage investisseur-État, militent en faveur de leur interdiction, de façon similaire à l’approche adoptée au niveau domestique, et ne peuvent être ignorés. Cependant, une réglementation adéquate de ces demandes — qu’elle consiste en leur interdiction ou en un encadrement permettant d’en limiter ou d’en éviter les dangers — requiert une analyse des avantages de telles réclamations, et en particulier de leur participation à la réalisation d’un des objectifs principaux du droit international des investissements : la protection des investisseurs et des investissements étrangers.

Au niveau domestique, et dans la majorité des domaines du droit international, l’interdiction des réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet émane d’une pondération des dangers et des avantages qu’elles représentent et de l’objectif de parvenir à établir un équilibre entre les intérêts de toutes les parties prenantes : la personne ou l’entité fautive, l’entreprise qui subit une perte ainsi que ses créanciers, actionnaires, employés, ou encore les tiers ayant contracté avec l’entreprise[52]. Le résultat de cet exercice consiste généralement à interdire les réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet et à reconnaître la possibilité de formuler une réclamation uniquement à l’entreprise qui regroupe les intérêts des autres parties prenantes : si l’entreprise obtient une réparation, les autres parties prenantes en bénéficieront également.

Toutefois, il n’en va pas de même dans le domaine du droit international des investissements, où les actionnaires portent une double casquette : ils sont non seulement actionnaires d’une société, mais également investisseurs étrangers. En leur qualité d’actionnaires, le principe de l’interdiction de pertes par ricochet s’appliquerait probablement pour les mêmes raisons que celles établies dans les régimes nationaux. Néanmoins, en tant qu’investisseurs étrangers, les actionnaires devraient pouvoir introduire une plainte pour pertes par ricochet, afin que les traités d’investissement atteignent leur double objectif de protection et de promotion des investissements (et des investisseurs) étrangers, et qu’ils préservent ainsi la légitimité du droit international des investissements dans son ensemble.

L’objectif de protection des investissements étrangers[53] est généralement mis de l’avant pour expliquer l’expansion rapide de la toile des accords d’investissement. Ces traités trouvent leur origine dans la volonté de répondre aux incertitudes découlant de l’absence de consensus sur les principes du droit international coutumier applicables aux investissements étrangers[54] et à la présomption que les lois de l’État d’accueil sont insuffisantes afin de protéger adéquatement les investissements et les investisseurs étrangers. Ils cherchent ainsi à créer un climat favorable pour de telles opérations[55].

En tant qu’investisseurs étrangers, ce recours potentiel est important pour les actionnaires, car, dans les cas où un préjudice est causé à l’entreprise dans laquelle ils détiennent des actions, les recours dont dispose la société incorporée dans l’État hôte ne sont pas toujours adéquats, la perte de la société n’est pas nécessairement équivalente à la perte des actionnaires[56] ou la compensation accordée à la société ne compense pas toujours de façon intégrale la perte subie par les actionnaires. En outre, la possibilité de formuler de telles réclamations est primordiale dans les cas où un conflit d’intérêts se présenterait entre la société incorporée dans l’État hôte et les actionnaires-investisseurs étrangers, ce qui se traduit généralement par un conflit entre les actionnaires majoritaires (qui exercent un contrôle sur la société) et les actionnaires minoritaires.

Ce conflit d’intérêts, qui met en exergue l’importance des réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet en arbitrage investisseur-État afin de respecter les objectifs des traités d’investissement, peut être illustré par les réglementations qui imposent aux investisseurs étrangers une exigence minimale de pourcentages de capitaux propres devant être détenus par un acteur local. Les exigences en matière de participation locale obligent les investisseurs étrangers à entreprendre leur investissement dans l’État hôte en s’associant à un ou plusieurs ressortissants de l’État hôte ou à l’État hôte lui-même, imposant ainsi la création de coentreprises[57].

De telles exigences requièrent par ailleurs généralement que le contrôle effectif de la coentreprise appartienne au partenaire local (qu’il s’agisse de personnes physiques, de personnes morales locales ou de l’État lui-même)[58] et se justifient par la nécessité de protéger la sécurité nationale dans certains domaines stratégiques ou de développer l’économie locale[59]. Le corollaire de ces exigences est qu’elles impliquent une diminution du contrôle de l’entreprise par l’investisseur étranger ainsi qu’un risque accru de conflits d’intérêts entre les partenaires dans la coentreprise en raison du fait qu’au lieu d’être enracinée dans une synergie entre les partenaires, essentielle au succès des coentreprises, celle-ci est imposée par la loi de l’État hôte[60].

Un tel conflit d’intérêts peut notamment se manifester dans les cas où un différend entre l’investisseur étranger et l’État hôte a lieu après que ce dernier a causé un préjudice à l’investissement : si l’investisseur étranger ne peut investir que par le biais d’une participation minoritaire dans la société incorporée localement, il est peu probable que l’actionnaire majoritaire local ait intérêt à porter plainte contre l’État, surtout lorsque cet actionnaire majoritaire est l’État lui-même ou l’un de ses organes.

Le danger pour les actionnaires-investisseurs étrangers qui détiennent des parts sociales d’une coentreprise incorporée localement, et dont l’actionnaire majoritaire est l’État, peut être illustré par l’affaire SAUR[61]. Cette dernière impliquait l’entreprise française SAUR International (SAURI), détenue à 100 % par la Société d’Aménagement Urbain et Rural S.A. (SAUR), une autre entreprise française et unique propriétaire de Aguas de Mendoza S.A. (AdM), une société incorporée en Argentine[62]. AdM possédait 32,08 % des actions d’Obras Sanitarias de Mendoza S.A. (OSM), une société d’État incorporée en Argentine, qui avait obtenu une concession afin de fournir des services d’eau et d’assainissement dans la province argentine de Mendoza[63].

Alors que l’Argentine fut frappée par une crise économique durant les années 2000-2001, le gouvernement argentin adopta différentes mesures ayant des effets négatifs sur une multitude d’investisseurs étrangers, parmi lesquelles le refus d’augmenter les tarifs pour la fourniture de services d’assainissement qu’OSM avait le droit de facturer et de la résiliation subséquente du contrat par les autorités provinciales de Mendoza[64]. Afin de remédier à la situation et à cette violation alléguée du TBI entre l’Argentine et la France[65], OSM conclut deux accords avec la province de Mendoza qui furent ratifiés par le gouvernement argentin et mirent fin aux réclamations. Cependant, SAURI, en tant qu’actionnaire minoritaire indirect d’OSM et investisseur étranger, ne partageait pas le même avis et entama une procédure d’arbitrage investisseur-État faisant valoir que les accords conclus entre OSM et la province (et ratifiés par le gouvernement argentin) ne rendaient pas ses réclamations irrecevables, car les demandes réglées par les accords de décharge et celles plaidées devant le tribunal arbitral étaient différentes[66]. L’Argentine, en revanche, argumenta que :

[L]e processus de renégociation entre OSM et la Province s’est conclu par un accord, et rouvrir cette étape de renégociation et présenter des réclamations concernant des questions qui ont déjà été convenues entre les seules parties intéressées est inadmissible. Les Protocoles d’entente constituent des accords contraignants entre les parties et, si un actionnaire de l’une des parties remettait maintenant en question les dispositions convenues, cela irait à l’encontre de ses propres actes [notes omises][67].

À l’issue de son analyse, le Tribunal a conclu en faveur de l’Argentine. Sur la base de la définition de « transaction »[68] et des effets attachés à un tel acte par le Code civil argentin, il a donné effet à l’un des accords conclus entre OSM et la province de Mendoza[69] et en a étendu les effets à SAURI :

[L]es effets atteignent également Sauri, l’actionnaire qui contrôle OSM, puisque Sauri ne peut pas considérer comme expropriantes des mesures que sa propre filiale a considérées comme résolutoires. Si une mesure adoptée par la Province a donné lieu à un litige avec OSM et que ce litige est désormais tranché en conséquence de la transaction, l’accord transactionnel empêchera à OSM de rouvrir le litige et à Sauri de l’inclure dans les mesures d’expropriation au titre desquelles elle réclame contre la République[70].

Ce faisant, le Tribunal a tranché en faveur de l’Argentine, concluant que les demandes d’expropriation qui étaient visées par l’accord entre OSM et la province de Mendoza ne pouvaient faire l’objet d’une réclamation formulée dans le cadre d’une procédure d’arbitrage investisseur-État :

[L]e Tribunal estime que sur les six mesures d’expropriation alléguées par Sauri, les cinq premières ont perdu leur potentiel d’effets puisqu’elles sont concernées par l’accord transactionnel conclu dans le second Protocole d’entente. Les effets préjudiciables que lesdites mesures pourraient avoir causés à OSM ont été corrigés. Seule reste intacte la dernière mesure d’expropriation alléguée […][71].

Une telle décision, qui assimile les demandes de SAURI à la transaction ayant eu lieu entre OSM et la province, se positionne à contre-courant de la nécessité de protéger les actionnaires-investisseurs étrangers, et en particulier les investisseurs minoritaires. En effet, ne pas reconnaître la nature indépendante des droits des actionnaires-investisseurs étrangers par rapport à ceux de la société incorporée localement donne libre cours à la matérialisation de conflits d’intérêts éventuels qui peuvent avoir pour effet de neutraliser l’utilité de traités d’investissement.

L’affaire SAUR illustre le cas d’espèce : une société contrôlée par l’État hôte, OSM, décide de régler une créance avec l’État ou l’une de ses entités. En tant qu’actionnaire majoritaire, ayant le contrôle absolu des négociations et n’ayant aucun intérêt à se mettre dans une position désavantageuse, il est probable que l’État veille à protéger ses propres intérêts sans tenir compte des intérêts des actionnaires minoritaires. Le conflit d’intérêts flagrant dans un tel scénario devrait conduire à la préservation des droits des actionnaires minoritaires à réclamer une compensation en vertu du traité d’investissement applicable.

Cependant, d’autres scénarios de conflits d’intérêts, soulignant la nécessité de protéger les actionnaires-investisseurs étrangers en leur permettant de formuler des réclamations pour pertes par ricochet en arbitrage investisseur-État, peuvent être envisagés. Par exemple, il peut s’agir d’un dépôt de bilan frauduleusement ratifié par la direction devant les tribunaux locaux[72], ou encore du cas d’une société constituée localement obligée de faire faillite à la suite de mesures adoptées par l’État d’accueil et qui, sous la direction d’un administrateur judiciaire chargé de la gestion de la société et généralement nommé par l’État, décide de régler une créance à un prix inférieur à la valeur du marché.

Une situation similaire, où une société constituée localement se verrait nationalisée par l’État hôte en violation de ses obligations internationales prévues dans un traité d’investissement, avait par ailleurs été envisagée lors de la négociation de la Convention CIRDI. Se référant à un tel scénario, le représentant suédois, M. Hellners, avait soulevé la question suivante : 

[W]hat would happen in the case where [a] local company controlled by foreign interests which had entered into an investment agreement with the host State was subsequently nationalized. In such a cas[e] it seemed as though the foreign shareholders would have no means of forcing the company to bring the dispute before th[e] Center[73].

Ces différentes hypothèses démontrent pourquoi le droit pour les actionnaires de formuler des réclamations pour pertes par ricochet s’avère nécessaire et important en droit international des investissements. Par ailleurs, elles justifient l’approche majoritaire des tribunaux arbitraux investisseurs-État, qui acceptent de telles réclamations, comme ce fut le cas des tribunaux dans les affaires Sempra[74] et Hochtief[75]. Face à une situation similaire à l’affaire SAUR, impliquant une transaction conclue par une société d’État avec l’État hôte et dans laquelle les actionnaires minoritaires étaient des investisseurs étrangers, ces tribunaux ont reconnu aux actionnaires-investisseurs étrangers le droit de présenter une demande pour pertes par ricochet.

Cette approche doit être accueillie favorablement, car empêcher les actionnaires de formuler des réclamations pour pertes par ricochet en invoquant la protection d’un traité d’investissement, aurait une incidence grave sur la légitimité de ce cadre réglementaire qui, bien que reconnaissant aux actionnaires la qualité d’investisseurs étrangers, ne leur permettrait pas de faire valoir leurs droits. Cela priverait le droit international des investissements de toute utilité. À cet égard, il appartient aux tribunaux arbitraux constitués sous les traités d’investissement de prendre en compte les objectifs du régime dans lequel ils opèrent[76], dont la protection des investisseurs et des investissements étrangers[77]. Ces objectifs les amènent généralement à reconnaître aux actionnaires-investisseurs étrangers la qualité d’agir en cas de pertes par ricochet. Cela se vérifie dans la jurisprudence. Le raisonnement des tribunaux arbitraux se limite souvent à la question de savoir si les actions sont incluses dans la définition d’« investissement » du traité applicable[78], et étayé par le recours à des précédents arbitraux[79]. Les tribunaux se penchent toutefois rarement de façon explicite sur les avantages et dangers éventuels de telles réclamations[80].

Si cette démarche formelle est caractéristique de l’approche adoptée par les tribunaux arbitraux investisseur-État relativement aux demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet, certaines clarifications s’imposent. Si les tribunaux qui se prononcent sur de telles demandes n’entreprennent pas une analyse systématique des considérations de politique générale que les demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet impliquent de façon explicite, l’approche dominante souligne en réalité la prise en compte implicite et l’importance portée aux considérations militant en faveur de telles demandes. En effet, en ancrant leur analyse dans la définition d’« investisseur » et d’« investissement » afin de conclure à la recevabilité de ces demandes, les tribunaux expriment le fait que tant qu’ils sont en présence d’un investisseur et d’un investissement, tels que définis dans le traité applicable, le droit international des investissements doit remplir son double objectif de promotion et de protection des investissements étrangers.

Toutefois, même si les demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet sont importantes afin de protéger les actionnaires-investisseurs étrangers, cela ne peut se faire à n’importe quel prix. En d’autres termes, si de telles demandes devaient être accueillies favorablement, un cadre réglementaire matérialisé au travers de dispositions spécifiques dans les traités d’investissement devrait être prévu afin de répondre aux dangers éventuels des réclamations pour pertes par ricochet, incluant les risques de procédures multiples pouvant déboucher sur des décisions conflictuelles ou encore de double indemnisation, tout en protégeant les intérêts des différentes parties prenantes[81].

II. Encadrer les réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet en arbitrage investisseur-État : l’approche canadienne

Les dangers associés aux réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet requièrent un meilleur encadrement réglementaire. À cet égard, une approche possible est l’interdiction complète de telles demandes par les traités d’investissement. C’est notamment le chemin emprunté par le chapitre sur les investissements directs étrangers de l’accord de libre-échange (ALE) entre l’Australie et la Chine. Bien qu’incluant, sous la définition d’« investissement », les parts, actions ou autres formes de participation dans le capital social d’une entreprise, y compris les droits qui en découlent[82], l’accord interdit les réclamations pour pertes par ricochet et, ce faisant, limite les demandes que peuvent présenter les actionnaires pour pertes subies directement. Cette interdiction est prévue à l’article 9.12(2)(a) de l’accord, selon lequel :

  1. In the event that an investment dispute cannot be settled by consultations […]

    1. the claimant, on its own behalf, may submit to arbitration under this Section a claim:

      • […]

      1. that the claimant has incurred loss or damage by reason of, or arising out of, that breach[83]

Cet article est par ailleurs accompagné d’une note précisant que :

For greater certainty, the loss or damage incurred by the claimant that forms the subject matter of a claim under sub-paragraph (a) shall not include loss or damage suffered by the claimant which is a result of loss or damage caused to an enterprise of the respondent that is a juridical person that the claimant owns or controls directly or indirectly by reason of, or arising out of, the alleged breach by the respondent[84].

Une autre approche parfois adoptée par les traités d’investissement consiste à restreindre la notion d’investissement — et donc celle d’investisseur. C’est notamment le choix opéré par le TBI entre la Turquie et l’Azerbaïdjan qui inclut sous la définition d’« investissement » les seules actions, parts sociales ou autres formes de participation dans une entreprise dans la mesure où celles-ci sont supérieures à 10 %. Ce faisant, ce TBI exclut l’accès à l’arbitrage investisseur-État lorsque l’investissement consiste en une participation inférieure à 10 % :

The term “investment” means …:

  1. shares, stocks or any other form of participation in companies;

[…]

  • However; investments which are in the nature of acquisition of shares or voting power through stock exchanges amounting to, or representing of less than ten (10) percent of a company shall not be covered by this Agreement[85].

Ces approches répondent à la nécessité d’encadrer les dangers associés aux demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet en interdisant respectivement de telles demandes ou en limitant la possibilité de formuler de telles réclamations aux seuls actionnaires qui détiennent plus de 10 % des actions d’une entreprise. Cependant, comme expliqué ci-dessus, ces approches ne sont pas optimales dans la mesure où elles ne prennent pas en compte les avantages et l’importance des demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet afin de protéger les actionnaires-investisseurs étrangers, en particulier lorsque ceux-ci sont des actionnaires minoritaires.

Une autre approche est cependant envisageable. Elle consiste à autoriser les demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet tout en les encadrant de sorte à en limiter les dangers. La faisabilité de cette troisième option peut être illustrée par la politique du Canada en matière d’investissements étrangers, comme nous le verrons ci-après.

A. Les demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet sous le modèle canadien d’APIE de 2021

L’approche visant à autoriser les demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet tout en les encadrant afin d’en limiter les dangers consiste à inclure dans les traités d’investissement certaines clauses permettant de réduire les risques associés à de telles demandes. Ces clauses, bien qu’elles n’aient pas nécessairement été envisagées originellement afin de répondre aux dangers liés aux demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet, incluent un mécanisme de renonciation ainsi qu’un mécanisme de jonction des plaintes. Quoique ces clauses et leur utilité dans la réponse aux dangers soulevés par ces demandes soient analysées sur la base du modèle canadien d’APIE de 2021, elles ne sont pas nouvelles dans la politique canadienne en matière d’investissement. Au contraire, celles-ci sont traditionnellement incluses dans les traités d’investissement conclus par le Canada et se retrouvent notamment dans l’ALENA de 1994[86], dans le contexte duquel elles ont été interprétées et appliquées par des tribunaux arbitraux[87], ainsi que dans les ALE conclus subséquemment par le Canada[88].

Contrairement aux approches prohibitives ou limitatives de demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet adoptées par l’ALE entre l’Australie et la Chine ou par le TBI entre l’Azerbaïdjan et la Turquie, le modèle canadien d’APIE de 2021 permet à tout actionnaire qualifié en tant qu’investisseur étranger de présenter une demande pour pertes par ricochet tout en prévoyant des clauses permettant de minimiser les dangers associés à ces demandes.

En effet, le modèle d’APIE prévoit dans son article premier (« Définitions ») que la notion d’investissement sous ce traité inclue notamment « une action ou un autre type de participation au capital social d’une entreprise »[89]. Par ailleurs, contrairement au TBI entre l’Azerbaïdjan et la Turquie, cette définition ne comporte pas d’exclusion ayant trait à un quelconque pourcentage de participation requis. En conséquence, si le détenteur d’une ou plusieurs actions dans une entreprise répond à la définition d’« investisseur d’une Partie »[90], et ce, à la lumière de la jurisprudence dominante sur les demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet, celui-ci serait en mesure de formuler une telle demande, qu’il soit actionnaire majoritaire[91] ou minoritaire[92]. Cela est confirmé par l’absence d’interdiction de plaintes d’actionnaires pour pertes par ricochet dans la section de l’APIE sur le règlement des différends entre investisseurs et États, contrairement à l’ALE entre l’Australie et la Chine.

De plus, le modèle canadien d’APIE met en place deux mécanismes complémentaires permettant de limiter les cas de procédures multiples qui pourraient être engendrées par de telles plaintes ainsi que les risques de décisions conflictuelles et de double indemnisation qui en découlent : un mécanisme de renonciation et le concept de jonction de plaintes.

B. Encadrer les demandes d’actionnaires-investisseurs pour pertes par ricochet à l’aide d’un mécanisme de renonciation

Dans le contexte de l’arbitrage investisseur-État, un mécanisme de renonciation vise essentiellement à empêcher un investisseur qui aurait entamé une procédure d’arbitrage investisseur-État de commencer ou de continuer des procédures au niveau interne. Il entend ainsi organiser l’articulation entre les recours internes et le recours à l’arbitrage investisseur-État par un investisseur[93].

Dans le contexte des réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet, ce mécanisme permet par ailleurs de répondre aux risques de double indemnisation[94] en limitant la possibilité pour un ou plusieurs actionnaires d’intenter simultanément une plainte pour pertes par ricochet et une demande introduite par la société dans laquelle les actions sont détenues.

Ce mécanisme, qui impose aux investisseurs de renoncer à leur droit d’introduire ou de poursuivre une procédure de règlement des différends, était déjà prévu dans l’article 1121 de l’ALENA. Dans ce contexte, le mécanisme de renonciation a été interprété par plusieurs tribunaux[95], dont celui constitué dans la première affaire sous le chapitre 11 de l’ALENA, Ethyl Corporation v. Canada[96]. C’est cependant dans l’affaire Waste Management[97] qu’il a été analysé de la manière la plus détaillée. Cette affaire impliquait une société de traitement des déchets qui contestait le refus du conseil municipal d’Acapulco de payer sa filiale Acaverde S.A. en vertu d’un contrat de concession. Dans le cadre de ce conflit, l’investisseur, Waste Management, avait entamé plusieurs procédures au niveau interne, tant avant qu’après le 29 septembre 1998, date à laquelle la procédure d’arbitrage investisseur-État fut amorcée. Le Tribunal décida qu’il fallait donner effet à la renonciation prévue dans l’article 1121 de l’ALENA. Dans son analyse, le Tribunal interpréta le mécanisme de renonciation de l’article 1121 de façon à en assurer une utilité maximale, refusant ainsi l’argument de l’investisseur selon lequel une telle renonciation ne devait viser que le droit d’exercer des recours alléguant des violations au droit international. Au contraire, le Tribunal affirma qu’afin de conclure à un cas de procédures parallèles, ce que le mécanisme de renonciation tend à éviter, le Tribunal ne requiert qu’une « proof that the actions brought before domestic courts or tribunals directly affect the arbitration in that their object consists of measures also alleged in the present arbitral proceedings to be breaches of the NAFTA »[98].

Une telle interprétation du mécanisme de renonciation illustre l’importance de ce dernier dans l’arbitrage investisseur-État et il n’est donc pas surprenant que celui-ci se retrouve dans la majorité des accords en matière d’investissement signés par le Canada[99] ainsi que dans l’article 27 du modèle d’APIE. Ce dernier envisage d’abord le cas de l’actionnaire-investisseur majoritaire, c’est-à-dire l’investisseur qui dépose une plainte qui « porte sur une perte ou un dommage causé à des intérêts dans une entreprise de l’autre Partie qui est une personne morale que l’investisseur détient ou contrôle directement ou indirectement »[100]. Dans un tel cas, afin d’éviter tout risque de double indemnisation, l’investisseur-actionnaire majoritaire — ainsi que l’entreprise que ce dernier détient ou contrôle — doivent « renonce[r] à leur droit d’introduire ou de poursuivre, devant un tribunal administratif ou une cour en vertu du droit de l’une ou l’autre Partie, ou dans le cadre d’une autre procédure de règlement des différends, des procédures relatives à la mesure de l’autre Partie dont il est allégué qu’elle constitue une violation » du traité[101].

Une renonciation similaire est requise de la part de l’entreprise et de son actionnaire majoritaire dans l’hypothèse où ce dernier déposerait une plainte au nom et pour le compte de l’entreprise[102]. Dans un tel cas d’action dérivée, tant l’entreprise que l’actionnaire majoritaire renoncent à introduire une demande en leur nom et pour leur propre compte.

Par ailleurs, le modèle canadien envisage l’inquiétude soulevée par le représentant suédois, M. Hellners, lors des négociations de la Convention CIRDI concernant la situation où une entreprise incorporée dans l’État hôte, et dans laquelle des investisseurs étrangers détiennent des parts, se verrait nationalisée[103]. Dans une telle situation, les actionnaires ne seraient plus en mesure de définir la stratégie de l’entreprise et, si une action est envisagée, celle-ci pourrait être neutralisée par le refus de l’entreprise nationalisée de formuler une renonciation en vertu de l’article 27. Le paragraphe 4 de l’article 27 répond à une telle éventualité en autorisant un investisseur majoritaire à déposer une plainte, en son nom et pour son compte, pour une perte ou un dommage causé à des intérêts dans une entreprise[104] ou au nom et pour le compte de l’entreprise incorporée dans l’État hôte[105] sans pour autant que « la renonciation de l’entreprise visée au paragraphe 1e) ou 2e) [ne soit] exigée si l’autre Partie a privé l’investisseur du contrôle de l’entreprise »[106].

Le mécanisme de renonciation, prévu dans l’article 27(1)(e) et (2)(e), et la prise en compte explicite des risques que peuvent engendrer les réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet permettent donc aux actionnaires-investisseurs étrangers de déposer une plainte lorsqu’ils subissent une perte tout en protégeant, d’une part, les États hôtes contre les risques de double indemnisation, et d’autre part, la légitimité de l’arbitrage investisseur-État en limitant les risques de décisions incohérentes.

Cependant, les différentes obligations de renonciation qui découlent de l’article 27 du modèle d’APIE, notamment en raison du fait qu’elles n’ont pas été conçues pour répondre de façon spécifique aux problèmes soulevés par les demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet, n’englobent pas l’intégralité des situations dans lesquelles des demandes d’actionnaires-investisseurs étrangers pour pertes par ricochet pourraient être formulées. Ces différentes situations pourraient, à leur tour, représenter des dangers en termes de double indemnisation et d’incohérence en cas de procédures multiples.

Le modèle d’APIE, tout comme le chapitre 11 de l’ALENA, par exemple, prévoit néanmoins un mécanisme complémentaire à celui des renonciations de l’article 27 : la procédure de jonction des plaintes.

C. Le mécanisme de jonction des plaintes, en tant que complément au mécanisme de renonciation afin de limiter les dangers engendrés par les demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet, et ses limites

La jonction des plaintes est un outil procédural en application duquel deux ou plusieurs demandes sont réunies au sein d’une même procédure incluant toutes les parties et toutes les plaintes[107]. La jonction des plaintes peut être activée lorsque deux ou plusieurs plaintes ont déjà été déposées de façon distincte[108] et peut être d’une grande utilité afin de répondre aux dangers soulevés par les demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet. Une telle utilité fut notamment soulevée par le Groupe de travail III de la CNUDCI dans le contexte de discussions sur la question des demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet. En effet, le groupe a exprimé sa préoccupation quant aux faits que les traités d’investissement ne contiennent pas tous des dispositions sur la jonction de plaintes et que « les règles existantes n’ont pas été conçues pour traiter expressément les demandes d’indemnisation pour pertes par ricochet »[109].

Ce mécanisme, déjà présent dans l’article 1126 du chapitre 11 de l’ALENA[110], est de plus en plus fréquemment — et de façon de plus en plus détaillée — inclus dans les traités d’investissement[111]. Tel qu’il est décrit dans l’article 34 (« Jonction ») du modèle canadien d’APIE, il permet de joindre des plaintes qui « ont une question de droit ou de fait en commun et découlent des mêmes événements ou circonstances »[112]. La jonction de plaintes ne fut pas utilisée de façon extensive sous l’ALENA. Ce mécanisme fut invoqué pour la première fois par le Mexique le 8 septembre 2004 afin de joindre les affaires Corn Products International v. Mexique et Archer Daniels Midland Co. v. Mexique[113]. Cette demande fut cependant rejetée et la première jonction de plaintes sous le chapitre 11 de l’ALENA prit place dans l’affaire Canfor v. États-Unis[114]. Dans cette seconde affaire, la jonction fut suggérée par le président du tribunal qui, au fait de l’existence de plusieurs affaires portant sur des questions connexes, expliqua qu’une telle jonction serait « very important […] for the integrity of NAFTA, for the integrity of the process, for the sake of consistency and, the way the whole treaty works »[115].

Bien que la jonction avait été initialement refusée par les parties, les affaires Canfor, Tembec et Terminal Forest furent finalement jointes par le tribunal à la suite de la demande des États-Unis[116]. Dans l’affaire Canfor, le tribunal entreprit une analyse détaillée de l’article 1126 et observa que, bien qu’un tribunal bénéficie d’une certaine discrétion quant à la jonction de plaintes, cette discrétion est limitée par certaines conditions prévues à l’article 1126. Celles-ci prévoient que les plaintes doivent avoir été soumises à l’arbitrage en vertu de l’article 1120 de l’ALENA, qu’elles doivent porter sur un même point de droit ou de fait, que la jonction doit se faire dans l’intérêt d’un règlement juste et efficace des plaintes, et que la jonction des plaintes ne peut se faire qu’après audition des parties sur la question de la jonction[117].

Ces conditions, et l’interprétation qui leur est donnée par le tribunal dans l’affaire Canfor, s’appliquent de façon similaire au nouveau modèle d’APIE canadien au regard de son article 34(6). Si ces conditions sont remplies, ce mécanisme peut s’avérer d’une grande utilité dans certaines circonstances[118], et notamment dans le contexte des demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet, car comme l’a observé le tribunal dans Pope and Talbot dans le contexte de l’ALENA : « consolidation […] appears to be directed to consolidation of cases involving different investors making similar claims, rather than single investors making different claims »[119].

Cette hypothèse de deux ou plusieurs demandeurs déposant des plaintes similaires fondées sur des faits similaires à l’encontre d’un seul défendeur se révèle être pertinente dans le contexte de demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet. C’est tout particulièrement le cas lorsque plusieurs actionnaires dans la même entreprise affectée par une mesure de l’État hôte sont en mesure d’initier chacun une action de façon séparée, mais basée sur la même mesure de l’État hôte affectant une même entreprise.

Les avantages de la procédure de jonction de plaintes sont multiples dans de telles circonstances. En particulier, cette procédure présente des avantages considérables en matière d’efficacité et de coûts : la jonction de différentes actions permet que ces demandes, soulevant les mêmes questions ou basées sur des faits similaires, soient traitées ensemble, et évite ainsi à l’État défendeur de devoir se défendre de façon séparée face à des demandes découlant de la même mesure et/ou de faits similaires[120]. L’unification de la procédure permet donc indéniablement de gagner du temps, par exemple en évitant la production des mêmes éléments de preuve[121]. La jonction de plaintes permet par ailleurs un paiement unique des honoraires des arbitres, élément qui constitue souvent une part importante des frais liés à une procédure d’arbitrage, ou d’éviter la duplication des honoraires des témoins experts et autres coûts associés aux procédures arbitrales[122].

Sans doute, de façon plus importante encore au regard des dangers spécifiques soulevés par les réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet, la jonction de plaintes répond à la préoccupation exprimée par le tribunal dans sa décision dans l’affaire Canfor, rendue sous le chapitre 11 de l’ALENA. Selon le tribunal, « [c]ases with different parties may present the same legal issues arising out of the same event or related to the same measure. Conflicting results then may take place if the findings with respect to those issues differ in two or more cases »[123]. En particulier, la jonction de procédures permet de limiter le risque de double compensation et d’éviter les sentences incohérentes ou contradictoires, comme ce fut le cas dans les affaires Lauder et CME[124], en réunissant deux ou plusieurs affaires partageant un degré de similitude élevé dans le contexte d’une même procédure devant un seul tribunal et menant ainsi à une sentence unique.

L’utilité de la jonction de plaintes dans le contexte des demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet est explicitement reconnue par le modèle canadien d’APIE de 2021, dans la lignée du chapitre 11 de l’ALENA et des traités négociés par le Canada et les États-Unis sur la base de ce modèle. Cette reconnaissance vise à encadrer des situations telles qu’analysées dans la section précédente, dans lesquelles l’obligation de renonciation ne permet pas de répondre aux dangers soulevés par les réclamations d’actionnaires pour pertes par ricochet.

Ainsi, il est possible d’envisager des situations dans lesquelles un ou plusieurs actionnaires minoritaires présentent chacun une demande pour pertes par ricochet en parallèle à une éventuelle demande de l’entreprise ou de l’actionnaire majoritaire de l’entreprise. Il est possible, par exemple, que l’actionnaire majoritaire dépose une plainte au nom de l’entreprise que ce dernier contrôle, en vertu de l’article 27(2), en parallèle à des actions similaires intentées à l’initiative d’actionnaires minoritaires. Afin de répondre aux risques d’incohérence et de double indemnisation générés par de telles demandes multiples, le modèle d’APIE prévoit que :

Dans un cas où un investisseur d’une Partie dépose une plainte en vertu du paragraphe 2 et où l’investisseur ou un investisseur ne détenant pas le contrôle de l’entreprise dépose une plainte en vertu du paragraphe 1 découlant des mêmes événements ou circonstances, si deux de ces plaintes ou plus sont déposées conformément à la procédure de règlement des différends prévue au présent article, les plaintes en question devraient être instruites ensemble par un Tribunal constitué en vertu de l’article 34 (Jonction), sauf si le Tribunal estime que cela porterait préjudice aux intérêts d’une partie au différend[125].

En outre, pour les cas qui ne sont pas visés par ce paragraphe 5 de l’article 27, le mécanisme de jonction de plaintes de l’article 34 peut être invoqué par « une partie au différend [qui] peut présenter une demande en vue d’obtenir une ordonnance de jonction avec l’accord de toutes les parties au différend que l’on cherche à inclure dans l’ordonnance »[126]. Le paragraphe 6 de l’article 34 prévoit par ailleurs que :

Si un Tribunal constitué en vertu du présent article est convaincu que les plaintes déposées en vertu de l’article 27 (Dépôt d’une plainte pour arbitrage) ont une question de droit ou de fait en commun, le Tribunal peut, dans l’intérêt d’un règlement juste et efficace des plaintes et après audition des parties au différend, par voie d’ordonnance, selon le cas :

  1. se déclarer compétent à l’égard de l’ensemble ou d’une partie des plaintes, et les instruire et les juger en même temps;

  2. se déclarer compétent à l’égard d’une ou plusieurs plaintes dont le règlement faciliterait selon lui le règlement des autres, et instruire et juger la ou les plaintes en question[127].

Une telle procédure de jonction, qui vise notamment dans son article 27(5) les plaintes déposées par des actionnaires minoritaires, pourrait par exemple être invoquée si un actionnaire majoritaire, investisseur, dépose une plainte pour pertes par ricochet en raison d’un dommage subi par l’entreprise dans laquelle celui-ci détient des actions et que, en parallèle, l’entreprise mère de cet investisseur soumet également une telle plainte. Cette hypothèse implique trois niveaux de pertes : l’entreprise qui subit une perte directe, l’actionnaire majoritaire dans cette entreprise qui subit une perte par ricochet et l’entreprise mère de l’actionnaire majoritaire qui, en tant qu’actionnaire indirecte dans la première entreprise, subit une perte par ricochet par l’intermédiaire de sa filiale (l’actionnaire majoritaire dans la première entreprise). Dans un tel cas, les actions parallèles de l’actionnaire majoritaire et de son entreprise mère présenteraient les caractéristiques nécessaires afin de pouvoir bénéficier du mécanisme de jonction des procédures, comme prévu par l’article 34 du modèle d’APIE, permettant ainsi de limiter les risques de procédures multiples engendrées par les demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet et les dangers de double indemnisation et d’incohérences associés.

Bien que la procédure de jonction permette de remédier, dans un grand nombre de cas, aux dangers soulevés par les demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet, celle-ci connaît des limites, notamment dans le cas où différentes demandes sont présentées par différents actionnaires de nationalités différentes et sous différents traités d’investissement. Cette faiblesse du mécanisme de jonction de procédures, qui a notamment été soulevée par le Groupe de travail III de la CNUDCI[128], met l’accent sur l’importance de recourir à des instruments issus du droit international général afin de compléter les outils conventionnels comme celui de la renonciation et de la jonction de procédures.

Un exemple d’un tel instrument est le principe de res judicata selon lequel une décision antérieure et définitive d’une cour ou d’un tribunal arbitral empêche les parties de recommencer de nouvelles procédures si celles-ci portent sur le même objet, la même cause et impliquent les mêmes parties[129] (c’est-à-dire le « test de la triple identité » : persona, petitum et causa petendi). Le principe de res judicata, largement reconnu sur la scène internationale[130], poursuit plusieurs objectifs fondamentaux, parmi lesquels figurent la protection des parties au conflit contre de multiples poursuites, la conservation des ressources judiciaires et la minimisation de la possibilité de décisions incohérentes[131].

Parce qu’une décision qui a un effet res judicata interdit la répétition d’une réclamation entre les mêmes parties, ayant le même objet et la même cause, ce principe constitue un complément utile aux mécanismes conventionnels identifiés ci-dessus afin d’atténuer les dangers liés aux demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet. Toutefois, l’application du principe de res judicata dans ce contexte nécessite d’adopter une approche fonctionnelle du test de la triple identité, et en particulier de l’identité des parties. En effet, si une décision est rendue par un tribunal arbitral dans le cadre de la demande d’un actionnaire pour pertes par ricochet, le principe de res judicata attaché à cette décision ne peut être invoqué dans le cadre d’autres procédures que s’il s’agit des mêmes parties. Afin de pouvoir invoquer le principe, cette condition requiert de considérer le critère de l’identité des parties comme étant rempli, même si c’est un ou plusieurs autres actionnaires de la société constituée localement qui sont parties à la deuxième procédure. La jurisprudence arbitrale en matière d’investissement a généralement adopté l’approche fonctionnelle de ce critère. Les tribunaux arbitraux établissent le principe de res judicata en tant qu’instrument de choix pour contribuer de façon complémentaire aux mécanismes conventionnels[132], comme celui de la renonciation et de la jonction de plaintes, pour ainsi répondre aux dangers associés aux demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet.

Conclusion

Dans le cadre général de la coopération économique, l’un des principaux objectifs poursuivis par les traités d’investissement est la protection des investisseurs étrangers, notamment afin d’encourager les investissements étrangers. Il est par ailleurs généralement reconnu aux actionnaires, lorsque ceux-ci détiennent des parts dans des entreprises opérant à l’étranger dans le contexte d’une activité économique se qualifiant en tant qu’IDE, la qualité d’investisseur étranger. La protection de ces actionnaires, dès lors qu’ils subissent un préjudice, même si ce dernier prend la forme de pertes par ricochet, est donc cohérente au regard des objectifs du droit international des investissements.

Toutefois, permettre les plaintes d’actionnaires pour pertes par ricochet ne peut se faire à n’importe quelle condition et, en particulier, ne peut se faire au détriment des intérêts légitimes des États hôtes en tant que défendeurs dans des procédures d’arbitrage investisseur-État. En effet, aussi légitimes que ces demandes soient dans leur poursuite de l’objectif d’offrir un recours et une protection aux investisseurs étrangers lésés par une mesure étatique, les risques de procédures multiples et les dangers de double indemnisation et d’incohérence qui en résultent ne peuvent être tolérés. Ceci se vérifie tant au regard de la nécessité de protéger les défendeurs dans les procédures d’arbitrage investisseur-État que de l’importance de préserver la légitimité de ce mécanisme de résolution des différends, qui serait fortement endommagée si elle permettait d’éventuels abus et injustices.

Bien que des demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet soient loin d’être exceptionnelles en arbitrage investisseur-État, et en dépit des dangers que celles-ci soulèvent, ce n’est que récemment que la communauté internationale a commencé à s’intéresser à cette question, notamment au sein du Groupe de travail III de la CNUDCI sur la réforme de l’investisseur-État. Malgré l’attention accrue dont ces plaintes font l’objet, l’approche majoritaire ne semble pas pencher en faveur de l’interdiction de ces plaintes. Par exemple, la politique canadienne en matière d’IDE, telle qu’illustrée par le nouveau modèle canadien d’APIE de 2021, démontre qu’une approche plus conciliatrice peut être adoptée pour permettre ce type de plaintes, tout en limitant les dangers et en protégeant les parties prenantes principales : les actionnaires-investisseurs ainsi que les États hôtes.

À cet égard, le modèle canadien d’APIE de 2021, tout comme le faisaient l’ALENA et, de façon générale, les traités d’investissement conclus par le Canada, contient deux mécanismes qui permettent un meilleur encadrement des demandes d’actionnaires pour pertes par ricochet : un mécanisme de renonciations et un autre de jonction de plaintes. Il est certain que l’efficacité de ceux-ci dépendra de l’étendue avec laquelle ils seront utilisés dans le contexte de ces demandes, notamment au regard du fait que le mécanisme de la jonction des plaintes repose sur la volonté des parties et qu’il présente des limites, entre autres lorsque différentes plaintes sont déposées en vertu de différents traités d’investissement.

Cependant, si ces mécanismes sont appliqués dans les cas auxquels ils sont destinés — et éventuellement complétés par d’autres mécanismes existant en droit international public comme le principe de res judicata —, un avenir favorable et désirable, au travers d’une approche conciliatrice des différents intérêts en jeu, semble se dessiner pour les plaintes d’actionnaires pour pertes par ricochet dans le droit international des investissements.