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La première impulsion de l’idée de « contrat relationnel » a été donnée dans les années 1960, aux États-Unis, par une recherche empirique de Stewart Macaulay et par la réflexion systématique de Ian R. Macneil. À partir des années 1980, l’idée a été importée dans la science économique et dans les théories du management. Depuis 1990, elle refait surface dans la pensée juridique pour rendre compte de plusieurs formes nouvelles de contrat observables dans la pratique des échanges économiques et désignées par des concepts nouveaux. On peut aujourd’hui parler d’une « théorie du contrat relationnel » qui propose un nouveau paradigme du contrat et une nouvelle conception du droit des contrats. Elle fait l’objet de débats chez les juristes de droit civil comme de common law. Derrière ces débats se profile un enjeu sociopolitique majeur.
L’observation des échanges économiques dans l’industrie manufacturière du Wisconsin a conduit Macaulay à la conclusion que les acteurs de l’économie ne se soucient pas beaucoup de formaliser leurs ententes dans un document contractuel et ne recourent généralement pas aux tribunaux pour régler leurs conflits. La régulation effective de leurs comportements s’effectue sur la base de la confiance et des normes du milieu. Le souci de maintenir à long terme leurs relations d’affaires l’emporte sur l’invocation des droits et des obligations à connotation juridique. Au total, dans la vie des affaires, le respect strict du contrat aurait souvent moins d’importance que la fidélité aux exigences et normes des « relations non contractuelles ».
Ian R. Macneil a élaboré pendant plus de quatre décennies une théorie qui prend appui sur la réalité empirique des échanges économiques, et notamment sur l’importance cruciale des relations entre acteurs, mais avec l’intention de montrer que l’irréalisme de la pensée juridique s’explique par les lacunes de la théorie classique du contrat. Plutôt que de confiner les relations d’affaires effectives au domaine du non-contrat ou du non-droit, Macneil propose de mettre les faits relationnels au centre de la théorie générale du contrat et du droit des contrats. S’inspirant fortement de la sociologie des échanges et des groupes sociaux (Blau, Homans, Smelser, Parsons), Macneil s’insurge contre la pensée économique et juridique classique qui entretient l’image d’une transaction économique abstraite de l’échange entre les acteurs et celle d’un contrat juridique indépendant de sa matrice sociale. De même récuse-t-il comme inadéquate la réduction du droit des contrats aux seules règles du droit commun du XIXe siècle. Ce réductionnisme fait perdre de vue la moralité interne aux relations économiques. Il ignore aussi les règles du droit statutaire du XXe siècle qui ont forcé la prise en compte des faits relationnels dans plusieurs secteurs de la vie sociale, à l’intérieur ou à l’extérieur du domaine classique du droit des contrats (par exemple en droit du travail, de la franchise, de la consommation, de la famille et des corporations).
La science économique classique et néoclassique érige en postulat que le marché est le lieu caractéristique de l’économie et que la concurrence entre les acteurs est le principe régulateur des échanges économiques. Dans cette vision des choses, le contrat négocié avec une saine méfiance d’affaires est l’instrument par excellence pour garantir juridiquement le respect des transactions conclues entre des acteurs dont les intérêts individuels restent distincts, sinon opposés, bien qu’ils aient été conciliés ponctuellement pour réaliser un échange réciproquement bénéfique.
Les écoles de pensée institutionnaliste et néo-institutionnaliste, plus particulièrement la théorie de la firme énoncée par Ronald H. Coase ainsi que l’approche des coûts de transaction développée par Oliver E. Williamson, ont finalement eu raison de la mystique du marché qui entretient la myopie de la science économique dominante. Exception faite des idéologues du néolibéralisme, la science économique tient désormais pour acquis qu’il y a trois — et non une seule — institutions fondamentales dans la structuration du capitalisme. Aux côtés, et comme substituts, du marché et de la morale de l’échange réciproque se tiennent, d’une part, la firme (ou l’organisation) et son principe d’autorité hiérarchique, d’autre part, l’alliance stratégique au sein de laquelle l’impératif de la collaboration remplace l’éthos de la concurrence. Si le contrat est la forme juridique requise pour le bon fonctionnement du marché, la réglementation interne de la division du travail est constitutive de l’organisation hiérarchique et la confiance mutuelle est le ciment nécessaire de l’alliance stratégique durable.
Paradoxalement, le concept de « contrat relationnel » et, de façon expresse, la théorie relationnelle de Macneil ont eu plus d’échos dans ces nouveaux courants de la science économique que dans la pensée juridique. Le binôme « contrat et relation » se révèle bien supérieur au binôme « contrat et transaction » dès lors qu’on veut rendre compte de la dynamique économique et juridique qui a cours en dehors de la sphère du marché. Il y a des contrats dans le fonctionnement interne de l’organisation, notamment des contrats de travail avec les employés et des contrats de financement avec les apporteurs de capitaux, créanciers ou actionnaires, mais ces contrats se distinguent des contrats transactionnels du marché en ce qu’ils formalisent une relation d’autorité en conférant à une partie un pouvoir de direction ou de gestion auquel l’autre partie doit se soumettre. Il y a du contrat dans le fonctionnement de l’alliance stratégique, par exemple un contrat de co-entreprise ou de recherche-développement, mais ce contrat formalise une relation de collaboration que les parties veulent entretenir dans le long terme en se référant aux exigences de la confiance mutuelle plutôt qu’aux stipulations du contrat pour surmonter leurs tensions conflictuelles et les changements inévitables des circonstances.
L’idée de « contrat relationnel » a pour mérite fondamental d’affirmer que l’institution du contrat n’est pas antinomique avec l’autorité hiérarchique, la confiance informelle et la projection dans le long terme dès lors qu’on la met en rapport direct avec les relations vécues où se mêlent les faits de coordination et d’autorité, de collaboration et de conflit, de solidarité et d’individualisme, de prévision et d’incertitude. L’image classique du contrat destiné à régir une seule transaction de court terme à partir d’un script formel intangible et fermé sur lui-même fait obstacle à la compréhension de l’économie des organisations et des alliances stratégiques. L’image alternative d’un contrat lié organiquement à une relation d’autorité ou de collaboration, susceptible d’une évolution dynamique et ouverte à la prise en compte des normes implicites de la division du travail, de l’interdépendance et de la confiance, offre au contraire la possibilité de comprendre les formes non marchandes de la coordination économique.
À partir de l’idée générale de « contrat relationnel », deux concepts nouveaux sont apparus dans la science économique et dans l’analyse économique du droit.
Le concept de « contrat de long terme » est le plus connu. Son succès s’explique par la multiplication des alliances stratégiques qui réduisent les coûts de transaction associés aux simples contrats marchands sans entraîner des coûts d’administration aussi élevés que les contrats purement internes aux organisations. À la différence du contrat transactionnel classique, le contrat de long terme comporte des stipulations au contenu ouvert (standards) à être déterminé ultérieurement par la décision unilatérale d’une des parties ou conjointement. Ce type de contrat a aussi une architecture de type constitutionnel puisqu’il institue les procédés et mécanismes par lesquels des représentants des parties vont assurer la gestion du contrat, l’adapter aux circonstances et résoudre les difficultés d’exécution et les conflits. Cette architecture procédurale vise à procurer la flexibilité et la réflexivité nécessaires à la productivité et à la durée de la relation sous-jacente.
Le second concept est celui de « contrat incomplet ». Du fait de la rationalité limitée des acteurs, de l’impossibilité de spécifier à l’avance les prestations attendues des parties et des coûts inhérents à la conception et à la négociation d’un contrat qui se voudrait complet, beaucoup d’ententes contractuelles sont incomplètes par nécessité ou par choix. Les parties conviennent tacitement ou expressément que le contenu obligationnel de leur contrat ne se limite pas aux stipulations formelles et aux promesses explicites. Il s’étend aussi aux normes informelles de leur relation, aux présupposés et attentes fondés sur la culture organisationnelle et l’expérience antérieure des échanges entre les parties, aux dimensions implicites du lien social et du rapport économique qui se sont progressivement instaurés entre elles, à l’influence des normes et valeurs qui ont cours dans le milieu particulier et la société globale qui constituent l’environnement social dans lequel s’insère leur relation.
Beaucoup de rapports économiques se caractérisent à la fois par la projection de l’échange dans le long terme et par l’incomplétude du contrat formel initial. Théoriciens et praticiens conviennent que le maintien durable et la gestion optimale de ces relations sont impossibles sans la prise en compte des attentes informelles qu’entretiennent les parties avant, pendant et après la signature de la convention formelle. L’écart entre le « contrat en fait » et le « contrat en droit » est particulièrement évident dans les rapports asymétriques, par exemple, dans les relations de travail ou de franchise. La convention formelle pèche alors non seulement par sa rationalité plus juridique qu’économique, mais aussi par sa traduction prépondérante des attentes du maître du contrat.
L’idée de « contrat relationnel » a un fondement empirique établi. La science économique en a tiré des concepts opératoires. Les gestionnaires des contrats organisationnels et des alliances stratégiques en font une application intuitive ou systématique. La question qui se pose désormais aux juristes est celle de savoir quel doit être le statut de cette idée en droit, plus particulièrement en droit des contrats. Quatre grandes options se constatent d’ores et déjà dans la jurisprudence, dans la législation et dans la doctrine.
1re option : L’idée est extrajuridique et doit le rester. Il faut respecter la liberté des parties de prendre éventuellement en compte les attentes et normes de leur relation ou, au contraire, de s’en tenir aux termes du contrat formel. Leur choix sera d’autant plus rationnel si elles peuvent tenir pour acquis que le juge sanctionnera leurs engagements initiaux dans ce dernier cas. La prise en compte judiciaire d’un « contrat relationnel » tacite conduirait à refaire le contrat à la place des parties et sur la base d’attentes trop floues qu’un tribunal ne pourrait sanctionner par des mesures susceptibles d’exécution forcée ou par des dommages-intérêts pouvant être déterminés avec précision. L’idée d’un « contrat en fait » reposant sur la simple relation sociale des parties est inconciliable avec la conception du contrat comme « lien ou relation de droit ». La sanction du devoir général de bonne foi et le contrôle de l’abus de droit contractuel permettent déjà d’éviter les injustices d’une application littérale du contrat formel sans qu’il soit besoin d’importer en droit une notion aussi antinomique.
2e option : Bien qu’elle ne constitue pas en elle-même un contrat valide en droit, la relation entre les parties est un fait auquel peut être reconnue une valeur interprétative de leur accord de volontés. L’idée de « contrat relationnel » fait partie des arguments qui militent en faveur d’une analyse contextuelle plutôt que formaliste de la formation et de l’exécution du contrat. Dès lors que la convention formelle peut raisonnablement être considérée ambiguë ou silencieuse quant à la question en litige, l’interprète du contrat sera bien avisé de prendre en compte les attentes constitutives du « contrat psychologique » pour éclairer ou compléter le contenu du « contrat (formel) incomplet ». De même sera-t-il justifié de se référer à la durée de la relation et aux conséquences de sa rupture pour apprécier le respect des exigences de la bonne foi ou du traitement équitable (fair dealing) par la partie qui entend y mettre fin.
3e option : L’idée a la valeur normative d’une catégorie juridique nouvelle désignant des contrats dont les particularités justifient qu’on leur applique des règles différentes de celles du droit commun. La jurisprudence et la doctrine reconnaissent comme contrats à part entière des modes de coordination économique qu’on ne peut manifestement pas ramener à la logique du contrat transactionnel classique : le « contrat-cadre » (framework contract), le « contrat de long terme », le « contrat d’organisation ». La sanction juridique de ces diverses espèces de contrats relationnels fait appel à des critères (la rationalité économique, la perception subjective, les anticipations raisonnables…) et à des valeurs (l’efficience, la solidarité, la confiance…) que la pensée juridique consent à mobiliser même s’ils sont en rupture avec les critères et valeurs du droit libéral classique.
4e option : L’idée a une valeur paradigmatique qui justifie le remplacement de la théorie classique du contrat par une nouvelle théorie générale : la théorie relationnelle. Le contrat relationnel doit être considéré comme le modèle standard du contrat en droit. L’approche relationnelle doit s’imposer comme la méthode d’analyse requise pour résoudre les problèmes contractuels. La promotion des valeurs relationnelles (respect du rôle, flexibilité, solidarité, préservation de la relation, mutualité, ouverture aux normes sociales) doit être la politique juridique principale du droit des contrats. L’oeuvre entière de Ian R. Macneil s’impose encore comme l’expression par excellence de cette option.
La réception du concept de contrat relationnel dans la pensée juridique soulève des questions d’un grand intérêt scientifique. Aussi longtemps qu’elles restent fidèles à l’approche formaliste traditionnelle, et même si elles s’ouvrent modérément à la prise en compte des exigences de la bonne foi, la jurisprudence et la doctrine se montrent insensibles à l’évolution de l’économie, des connaissances scientifiques et du droit statutaire des contrats spéciaux depuis la fin du XIXe siècle. Derrière ce débat sur les vertus de l’interdisciplinarité se profile un enjeu sociopolitique majeur : le droit sera-t-il complice des puissances économiques qui contrôlent l’énoncé formel du contrat ou sera-t-il réceptif aux arguments de ceux qui veulent lever le voile sur sa réalité économique, sociale et psychologique?
Parties annexes
Bibliographie
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