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Introduction

Dès sa création, en 1875, la Cour suprême du Canada s’est vue conférer un rôle de conseillère du pouvoir exécutif fédéral. Cette juridiction « spéciale » s’exerce en parallèle de sa fonction judiciaire principale, celle de trancher des appels en dernière instance[1]. Rapidement, les exécutifs provinciaux se sont également dotés d’un accès tout aussi privilégié aux conseils juridiques de leur Cour d’appel respective[2]. Si cette fonction consultative du pouvoir judiciaire au bénéfice du pouvoir exécutif semble exceptionnelle — particulièrement au regard du principe de la séparation des pouvoirs —, sa pratique, elle, ne fait aucunement figure d’exception. Environ un quart des « décisions » rendues par la Cour suprême du Canada en matière constitutionnelle prennent la forme d’avis consultatifs, également connus sous le terme « renvois »[3]. Entre 1875 et 2017, le plus haut tribunal du pays et les différentes cours d’appel provinciales ont rendu plus de deux cents de ces « avis ».

L’histoire constitutionnelle canadienne est en effet jalonnée de ces « conseils juridiques » formulés par les juges, à la demande du pouvoir exécutif des membres de la fédération. Si certains ont traité de questions relativement techniques[4], la vaste majorité a eu pour effet de façonner le paysage constitutionnel canadien : avis fondateurs du Comité judiciaire du Conseil privé en matière de fédéralisme, rapatriement de la Constitution, émergence et évolution de l’État-providence, règles entourant l’éventuelle sécession d’une province, capacité d’Ottawa de légiférer pour la « paix, l’ordre et le bon gouvernement » en période d’urgence, répartition des compétences relatives au mariage entre personnes du même sexe, « auto-constitutionnalisation » de la Cour suprême et règles de nomination à cette Cour, protection de droits linguistiques et de l’indépendance judiciaire, constitutionnalité de mécanismes coopératifs dérogeant à la structure dualiste du fédéralisme canadien et assimilation de la constitution canadienne à un « arbre vivant » méritant une interprétation évolutive.

Bref, les « renvois » font tout simplement partie intégrante du droit public et de la jurisprudence constitutionnelle. L’enseignement du droit constitutionnel serait drôlement appauvri si l’on devait en retirer l’analyse des avis consultatifs[5]. La plupart du temps on les lit, on les enseigne, on les cite, on les analyse, on les invoque par analogie, on les conteste, on les remet en cause de la même manière que les arrêts. Et, de nos jours, l’on s’interroge rarement sur le caractère unique, paradoxal et problématique de cette étrange institution. Si plusieurs aspects des avis — leurs origines, leur statut, leur utilité — ont été explorés au fil du temps, ils n’avaient étonnamment pas fait l’objet d’un examen approfondi et transversal sous forme de monographie[6].

Or, dans une étonnante et heureuse coïncidence, deux ouvrages marquants, fruits de nombreuses années de recherche, sont parus presque simultanément en 2019. Courts Without Cases: The Law and Politics of Advisory Opinions de Carissima Mathen[7] et Seeking the Court’s Advice: The Politics of the Canadian Reference Power de Kate Puddister[8] s’attaquent avec brio aux nombreuses facettes de l’une des institutions centrales du droit constitutionnel au Canada.

Les deux auteures accomplissent ces exercices de décodage descriptifs et analytiques dans une langue accessible et rythmée, en suivant des structures et des schémas narratifs cohérents. Ainsi, au fil de dix chapitres (pour Mathen) et six chapitres (pour Puddister), on voyage à travers l’histoire et la genèse des avis consultatifs, on découvre les dessous de cette riche pratique, on lit avec intérêt des synthèses contextualisées de nombreux renvois marquants, on s’interroge sur la tension entre ce « phénomène » et le principe de la séparation des pouvoirs et l’on est forcé de revoir la définition même du droit.

Deux facteurs confèrent une originalité interpellante à l’institution des « renvois » dans le contexte canadien. D’une part, l’exclusivité du privilège de requérir un tel avis juridique est réservée au pouvoir exécutif, qui en choisit le moment et en formule les questions. D’autre part, bien que ces « avis » ne soient pas formellement contraignants en droit, ils sont immanquablement respectés par tous les acteurs, y compris par les juges eux-mêmes. Ils sont, en réalité, dotés d’une portée normative indissociable de celle des jugements. Les deux monographies abordent ces deux volets fondamentaux de manière rigoureuse, selon des angles d’approche, des méthodologies et des intensités distinctes. Bien que visant le même objet, et analysant en partie le même matériau, ces textes sont largement complémentaires[9].

Ainsi, Carissima Mathen s’intéresse particulièrement aux origines britanniques de l’avis consultatif (les juges étant, à l’origine, des conseillers du Roi) et à son évolution dans le contexte canadien. D’une plume agile, la constitutionnaliste de l’Université d’Ottawa synthétise presque 150 ans de jurisprudence « consultative ». Et surtout, la juriste tente de replacer cette pratique dans la tradition juridique de common law et s’attaque au mystère de la valeur normative paradoxale de ces avis, notamment par une incursion en théorie du droit.

Pour sa part, politologue à l’Université Guelph, Kate Puddister décortique adroitement les nombreuses facettes de la pratique des avis consultatifs. Ce décodage empirique sert de fer de lance à l’objectif principal de sa recherche, celui d’identifier les motivations — juridiques, mais essentiellement politiques — des branches exécutives des membres de la fédération canadienne qui initient — ou non — des renvois. Alors que plusieurs études ont porté sur les « litiges stratégiques » dans le domaine des droits et libertés ou des droits des minorités, cette étude met en lumière le rôle des « renvois stratégiques » élaborés par le pouvoir exécutif.

Mathen s’intéresse également à ces motivations de l’exécutif, mais de manière plus succincte. Puddister évoque l’étonnante force normative des avis consultatifs, mais sans vraiment en interroger les causes. Chacune approfondit avec une grande dextérité intellectuelle l’une de ces questions, ce qui justifie amplement la lecture combinée des deux ouvrages. Par ailleurs, tant la juriste que la politologue s’interrogent sur l’accroc que pose la pratique des avis consultatifs en droit canadien aux principes constitutionnels de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance judiciaire.

En effet, n’est-il pas insolite que les juges agissent en tant que « conseillers juridiques » exclusifs de la branche exécutive? Que seul le gouvernement fédéral puisse directement saisir la Cour suprême pour obtenir un avis juridique relatif à la répartition des compétences, par celle-ci[10]? Que les législateurs ne puissent, eux, requérir un tel avis? Ce privilège de l’exécutif n’est-il pas encore plus déroutant lorsque l’on constate qu’avec le temps, les « avis » consultatifs ont acquis une telle force normative qu’ils sont traités comme des sources de droit par tous les acteurs de l’ordre constitutionnel canadien?

Un peu à l’image d’un diagramme de Venn, certains sujets sont traités dans les deux ouvrages (avec des distinctions qui justifient des lectures parallèles), alors que certains aspects ne sont réellement approfondis que par une seule des auteures, chacune à travers sa lorgnette disciplinaire et méthodologique propre. Sans réellement dialoguer l’un avec l’autre[11], les deux ouvrages se font échos et représentent les exposés les plus complets sur le phénomène des avis consultatifs.

Sans prétendre faire honneur à la richesse des contributions majeures que représentent Courts Without Cases et Seeking the Court’s Advice, le présent essai critique rappelle l’origine des avis consultatifs (partie I), relève des points saillants de la pratique « consultative » (partie II), survole les fondements « stratégiques » expliquant la décision d’un exécutif d’initier — ou non — un renvoi (partie III), explore l’étrange normativité des « avis consultatifs » (partie IV) et la tension entre ces derniers et les principes constitutionnels de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance judiciaire (partie V) pour questionner ce qui semble être une forme d’exceptionnalisme canadien en la matière (partie VI). La conclusion appelle à investir les nombreux chantiers de recherche, notamment en droit comparé, auxquels ces deux monographies d’exception serviront assurément de tremplin.

I. L’origine, l’évolution et le cadre normatif des avis consultatifs

Dans la fascinante partie historique de son ouvrage, Mathen nous rappelle qu’au fil du long processus de dilution de la monarchie absolue, les rois anglais s’appuyaient sur les avis de la curia regis[12], conseils qui ne liaient aucunement les monarques, évidemment. La procédure d’avis s’est maintenue au Royaume-Uni, faisant même l’objet d’une disposition législative lors de la consolidation du Comité judiciaire du Conseil privé (CJCP) en 1833[13].

La procédure consultative au Canada serait donc l’un des nombreux vestiges de l’héritage constitutionnel britannique sur lequel est érigé le droit public[14]. Fait notoire, la procédure consultative a largement été abandonnée au Royaume-Uni, alors qu’elle a été mobilisée avec vigueur tout au long de l’histoire constitutionnelle du Canada, s’immisçant dans un contexte fédéral qui confiait au pouvoir judiciaire une incontournable mission d’arbitrage[15].

D’ailleurs, lors de son adoption en 1875, la possibilité offerte au gouvernement fédéral de solliciter un avis de la Cour suprême, dont il nommait tous les juges, était perçue comme un autre outil dans l’arsenal de la suprématie d’Ottawa au sein de la fédération. Le premier ministre MacDonald y voyait un moyen de contester les initiatives des provinces, en complément du pouvoir de désaveu des lois provinciales[16]. Dans les années 1890, certains parlementaires soutenaient d’ailleurs que les avis devraient être requis préalablement à l’exercice de ce pouvoir[17]. Or, si des avis ont pu précéder certains désaveux, ils ont parfois été imbriqués avec ceux-ci dans un même contexte houleux de tensions fédérales-provinciales[18].

Appréciant l’intérêt que représente la procédure d’avis consultatif, les provinces ont assez rapidement légiféré afin de conférer un pouvoir similaire à leur branches exécutives et judiciaires[19]. Depuis 1922, ces avis peuvent faire l’objet d’un « appel » devant la Cour suprême[20]. Ironie du sort, alors que le pouvoir de désaveu tombait doucement en désuétude, les provinces ont elles-mêmes commencé à habilement recourir aux avis pour défendre leurs compétences et remettre en cause des initiatives fédérales, voire certaines lois émanant d’autres provinces[21]. L’outil privilégié du pouvoir centralisateur à Ottawa s’est donc rapidement transformé en un outil pouvant être manié par les deux ordres de gouvernement.

Aujourd’hui, en vertu de l’article 53 de la Loi sur la Cour suprême, le gouverneur en conseil (c’est-à-dire l’exécutif fédéral) « peut soumettre au jugement de la Cour » [nos italiques] toute question importante de droit ou de fait en matière constitutionnelle, voire toute autre question de droit ou de fait dans d’autres domaines[22]. Si le gouvernement a le loisir de demander un avis, la Cour, elle, doit « d’office » considérer ces questions « importantes » et doit donc les traiter avec célérité, voire priorité[23]. Comme nous le verrons plus loin, alors que la loi impose à la Cour de répondre à toutes les questions qui lui sont adressées[24], celle-ci a interprété l’injonction législative de manière manifestement souple et créative.

De manière un peu incongrue, la Loi sur la Cour suprême permet donc au gouvernement de « soumettre au jugement de la Cour » [nos italiques] toute question de fait ou de droit, expression qui correspond, dans sa version anglaise, à « may refer to the Court for hearing and consideration ». Dans la mesure où un avis n’est justement pas un jugement, le terme est quelque peu déconcertant[25]. Cela étant, le sous-titre qui précède le paragraphe de la loi mentionne bien « Questions déférées pour avis/Referring certain questions for opinion ». Personne ne conteste donc la nature officiellement « consultative » des réponses données par la Cour aux questions ainsi soulevées par le gouvernement[26].

II. L’histoire constitutionnelle canadienne via la pratique des avis consultatifs

Revoir la « jurisprudence » consultative donne l’impression de lire une « biographie constitutionnelle » du Canada qui relate les évènements bien connus et lève le voile sur des aspects oubliés, mais néanmoins souvent déterminants dans l’évolution des rapports entre institutions et communautés au sein de la fédération.

Mettant à profit son oeil de juriste, au fil de quatre chapitres « thématiques », Mathen analyse — de façon souvent détaillée — un nombre significatif d’avis consultatifs ayant jalonné l’histoire constitutionnelle canadienne[27]. À telle enseigne que l’on pourra utiliser des extraits de l’ouvrage pour accéder à la « jurisprudence » comme telle, dans de nombreux domaines, sans trop d’égard aux questions techniques et théoriques entourant la source « contentieuse » ou « consultative » du texte rédigé par les juges. Si la plupart de ces avis ont été commentés, à la pièce, par le passé, les regrouper en un seul volume a la vertu de souligner l’importance collective de ces avis dans l’évolution du droit constitutionnel canadien.

Ce qui est frappant, c’est qu’outre la mise en contexte, ces synthèses auraient pu décrire le raisonnement et les conclusions de jugements rendus à l’issue d’un litige. Le simple fait que l’on puisse analyser la question en cause dans un renvoi, tout comme si elle avait été soulevée en appel, offre une parfaite illustration du phénomène saisi par l’auteure : les renvois remplissent essentiellement la même fonction et ont en pratique la même force normative que les arrêts en appel.

Pour sa part, Puddister mentionne et contextualise la plupart des mêmes avis, mais elle s’intéresse peu à leur contenu ou à leurs conclusions. Elle dissèque méthodiquement la pratique des renvois qu’elle synthétise de manière éclairante par le biais de tableaux et graphiques[28]. Ayant épluché 209 avis rendus par les cours d’appel et la Cour suprême entre 1875 et 2017, la politologue les scrute sous différents angles. Elle examine les fluctuations dans la fréquence des renvois, identifie les « instigateurs » principaux selon les périodes[29] et pointe les domaines du droit les plus à même de faire l’objet de renvois (le fédéralisme étant bon premier!). Elle note que les gouvernements majoritaires sont plus enclins à instituer une procédure de renvoi que leurs homologues minoritaires.

Puddister souligne que des intervenants apportent un éclairage à la Cour dans 93% des renvois (contre 55 % des appels en Cour suprême)[30]. Elle constate que les conclusions unanimes sont moins fréquentes dans le contexte des avis, ce qui s’explique sûrement par l’importance aujourd’hui quasi-systématique des questions juridiques abordées alors que les appels peuvent porter sur des questions beaucoup plus pointues, et techniques[31]. Par ailleurs, les juges confirment la validité entière ou partielle d’une loi contestée dans approximativement les deux tiers des cas, soit la même proportion que dans le cas de contestations soulevées dans le contexte d’un appel[32].

Il est communément admis que la jurisprudence « consultative » du CJCP a contribué à consolider les compétences provinciales et à contrer une tendance centralisatrice à la fois souhaitée et assumée à Ottawa. Les deux auteures démontrent que les questions relatives aux institutions et au fédéralisme occupent — encore aujourd’hui — la part du lion de la jurisprudence « consultative ». Même depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, environ 50 % des avis rendus par la Cour suprême portent toujours sur des questions mettant en jeu l’équilibre fédéral[33], bien que l’essentiel de la jurisprudence constitutionnelle soit dorénavant ancrée dans le domaine des droits fondamentaux, des droits linguistiques et des droits relatifs aux peuples autochtones.

Fait interpellant, justement, seul semble avoir échappé à la procédure consultative le domaine des droits ancestraux ou issus de traités. En matière de droits fondamentaux, mais surtout dans les domaines affectant le droit des peuples autochtones, les gouvernements ont apparemment adopté une attitude plus passive, attendant que les « intéressés » montent un dossier (parfois financé par l’État) à travers tous les échelons de la hiérarchie judiciaire. Malheureusement, ni Mathen, ni Puddister — qui a pourtant mené des entretiens semi-dirigés — ne nous éclairent vraiment sur ce choix stratégique[34].

Les recherches de Puddister démontrent que la cadence des recours aux avis a augmenté au cours de deux périodes particulièrement tourmentées[35]. La première a suivi la Grande Dépression et les tentatives tant fédérales que provinciales d’instituer des programmes sociaux (les années 1930). Ottawa était largement aux commandes lors de ce premier « sommet consultatif », période pendant laquelle l’exécutif fédéral maniait tant le renvoi que le désaveu[36].

La seconde intervient cinquante ans plus tard. En effet, la décennie des années 1980 a, à nouveau, donné lieu à un nombre impressionnant d’avis consultatifs de la Cour suprême et des cours d’appel provinciales (29 en 10 ans)[37]. Dans cette ère de « métapolitique constitutionnelle », les exécutifs ont mobilisé les juges pour tenter de clarifier les règles du jeu ou pour gagner un avantage stratégique, voire les deux, dans des contextes politiques particulièrement tendus. C’est assurément le cas du renvoi sur la réforme du Sénat de 1980[38], de celui sur le rapatriement de la Constitution de 1981[39] et de celui sur le véto du Québec de 1982[40].

Ce second « sommet consultatif » est également marqué par un nombre important de renvois portant sur la répartition des compétences en matière de ressources naturelles, un autre domaine riche en tensions intergouvernementales[41]. Durant cette période, au contraire du précédent « sommet » des années 30, une forte majorité des renvois est initiée par les provinces, qui disposent de plus de ressources qu’au sortir de la crise financière de 1929, et qui cherchent à défendre leurs compétences et à remettre en cause diverses initiatives fédérales.

III. Les renvois : un avantage stratégique réservé à l’exécutif, un risque pour le pouvoir judiciaire

Pourquoi les exécutifs ont-ils recours à la procédure de renvoi? La question peut sembler saugrenue : à l’instar du Roi qui pouvait demander conseil à sa curia regis, le pouvoir exécutif de chaque ordre de gouvernement dispose du privilège de saisir les juges siégeant au sommet de la hiérarchie judiciaire pour l’aider à clarifier une question juridique complexe. La gestion des affaires publiques, surtout dans une démocratie fédérale, nécessite, au quotidien, la clarification de questions juridiques complexes. Consultons donc les experts eux-mêmes!

Mais tout n’est pas si simple. D’une part, les juristes de l’État — et au premier chef, les ministres de la Justice — sont les premiers conseillers juridiques tant des gouvernements fédéral que provinciaux. En matière constitutionnelle, le Ministère fédéral de la Justice doit même émettre un certificat de conformité avec la Charte canadienne pour tout projet de loi déposé au Parlement[42]. D’autre part, la demande d’avis consultatif n’est aucunement systématique, contrairement, par exemple, au contrôle de constitutionnalité a priori exercé par le Conseil d’État belge ou le Conseil constitutionnel français[43]. Ainsi, pour quelles raisons, les gouvernements entament-ils — parfois — une procédure d’avis? Et, au contraire, dans quelles circonstances renoncent-ils à le faire?

Puddister et Mathen offrent chacune un catalogue de raisons justifiant le recours à des avis consultatifs[44]. Les motifs identifiés par les deux auteures se recoupent largement. Examinées de façon conjointe, les « raisons » qui motivent les exécutifs à requérir un avis incluent évidemment la clarification d’une controverse juridique, parfois pour obtenir des directives avant d’introduire une nouvelle politique publique. Dans le cas d’Ottawa, il peut s’agir d’un souhait d’obtenir un avis ayant pour effet d’harmoniser les solutions à travers le pays. L’avis peut également résulter de la décision d’un gouvernement de refiler une « patate chaude » aux juges pour éviter de devoir adopter une position tranchée face à une question controversée. Mieux vaut qu’une branche n’ayant aucune imputabilité électorale rende une « décision » impopulaire ou divisant l’opinion publique (et parfois même le caucus du parti au pouvoir)[45]. Par contre, si l’avis confirme une position appréciée par l’électorat, le gouvernement peut être salué d’avoir demandé un avis pour confirmer la légitimité de ses actions. Par ailleurs, l’exécutif peut vouloir gagner du temps — et ralentir un processus politique — en saisissant les tribunaux. Il peut aussi, au contraire, souhaiter obtenir de façon relativement expéditive l’élucidation d’une incertitude juridique, qui pourrait prendre des années à parvenir à la Cour suprême par la voie contentieuse régulière.

Puddister analyse nombre de situations où le pouvoir exécutif semble instrumentaliser les juges en décidant — ou non — de demander un avis, en choisissant le moment de le faire, et en formulant les questions, parfois de façon particulièrement rusée, pour justifier un renvoi[46]. Les avis consultatifs constitueraient ainsi des stratégies politiques, au même titre que les négociations inter-gouvernementales, par exemple. Mobilisant la théorie de la délégation (agent-principal), la politologue dépeint les renvois comme un moyen, pour le pouvoir exécutif, de temporairement transférer aux tribunaux des controverses politiques[47].

De cette perspective, la Cour parait être une alliée du pouvoir exécutif qui la saisit, et ce même si elle est en désaccord avec ce dernier sur les questions juridiques en jeu. Pour tester ces hypothèses, Puddister a mené un certain nombre (relativement modeste[48]) d’entretiens semi-dirigés avec des acteurs significatifs (anciens Procureurs généraux, au moins un ancien premier ministre provincial, des constitutionnalistes ayant plaidé des renvois et conseillé les exécutifs dans leur prise de décision sur l’opportunité d’instituer une procédure de renvoi)[49]. Cette recherche conduit la politologue à conclure que dans bien des cas, le « résultat » de la procédure de renvoi (la réponse juridique obtenue) importe moins que l’institution de la procédure[50].

Par ailleurs, ayant épluché certains documents déclassifiés du cabinet fédéral, Puddister examine en détail la décision de ne pas recourir à une procédure de renvoi dans deux dossiers controversés, celui relatif à la « Loi du cadenas » et celui concernant l’interdiction du « blasphème religieux », tous deux liés à la période duplessiste[51]. Le choix de ne pas confronter le gouvernement du Québec, surtout dans un contexte où la question constitutionnelle n’était pas sans équivoque, est relaté avec finesse (et fera réfléchir sur le choix actuel de ne pas initier un renvoi dans le contexte de la loi québécoise sur la laïcité de l’État)[52]. Ce choix historique est aussi habilement contrasté avec la décision de saisir la Cour suprême d’avis consultatifs sur la constitutionnalité de lois albertaines affectant le système bancaire, à la même époque, dans un contexte où la reconnaissance du caractère ultra vires des initiatives de la province était plus prévisible[53].

Les renvois analysés dans ce contexte datent sérieusement, la chercheuse n’ayant pu consulter que les documents du cabinet (qui prend, in fine, la décision d’initier un renvoi) antérieurs à 1976. L’exercice reste néanmoins tout à fait fascinant. Espérons qu’il pourra être repris pour analyser les motifs ayant mené à la salve de renvois rendus depuis. Sans avoir pu bénéficier des documents confidentiels, Mathen discute de la controverse plus récente entourant le refus par le gouvernement fédéral d’instituer un nouveau renvoi relatif à l’aide médicale à mourir, forçant des individus à introduire de (longs) recours plus conventionnels pour contester la conformité de certaines limites au droit d’accès à cette aide avec la Charte canadienne[54].

Les deux auteures partagent l’avis que la principale raison pour un gouvernement de saisir un tribunal dans une procédure d’avis est de profiter de l’autorité et de la légitimité dont jouissent les plus hauts tribunaux du pays, ce que Mathen décrit comme son « imprimatur ». Or, cette légitimité ne pourrait survivre si la Cour était vue comme le pantin de l’exécutif. Il faut donc recourir au renvoi de façon pondérée et la Cour doit elle-même répondre avec une certaine prudence.

IV. La déroutante force normative des avis consultatifs

Dans une étude de droit comparé réalisée pour le compte du Parlement européen au sujet de la Cour suprême du Canada, je soulignais en termes laconiques que si les « Renvois » ne sont pas formellement contraignants, ils sont invariablement respectés, au point de « faire jurisprudence »[55]. Le directeur du projet (un constitutionnaliste de tradition civiliste continentale!) a exprimé sa perplexité en m’adressant le commentaire suivant : « Cette apparente contradiction mérite d’être creusée : non contraignant[s] mais respecté[s]? Cela ne crée pas de l’insécurité juridique? ». Les Canadiens répondront simplement : il n’y a pas d’insécurité juridique dans la mesure où les avis sont, justement, respectés comme des jugements et que l’on peut distinguer la force contraignante formelle (non-contraignants) et la portée normative de l’instrument (toujours respectés)[56]. Cela dit, la perplexité d’un observateur « étranger » est toujours une source féconde de réflexion[57]. Comment expliquer non seulement l’existence et la vigueur de la procédure, mais le respect aujourd’hui incontesté, voire rarement questionné, des avis consultatifs[58]?

En fait, en 1912, le CJCP avait exposé son inconfort face à la pratique consultative, soulignant qu’en rendant de tels avis, les tribunaux n’agissaient pas de manière judiciaire. Le Conseil privé a néanmoins statué que cette fonction pouvait être conférée à la Cour, dans la mesure où le gouverneur-en-conseil restait libre de suivre — ou non — l’avis donné, qui reste consultatif (« advisory »)[59]. C’est donc le caractère non contraignant qui sauvegarde l’institution.

Or, pratiquement depuis le début, ces avis ont été respectés par tous les acteurs  judiciaires et non judiciaires  de sorte qu’ils ont en réalité une portée normative indissociable de celle des jugements. Ainsi, les branches politiques n’ont jamais rejeté un avis en affirmant qu’il ne s’agissait que d’une « opinion » non contraignante : elles accordent leur comportement au dispositif de l’avis[60].

À titre d’exemple, lorsque la Cour a conclu à l’existence d’une convention constitutionnelle (elle-même non juridiquement contraignante) selon laquelle toute demande de modification des lois constitutionnelles du Canada adressée à Westminster nécessitait l’appui d’un nombre substantiel de provinces, Ottawa est retourné à la table des négociations[61]. De même, lorsque la Cour suprême a déclaré  par voie d’avis  que certains projets de réforme du Sénat nécessitaient des amendements constitutionnels, les acteurs ont modifié leurs comportements. Ils ont soit relancé les négociations, soit abandonné leurs projets. De manière similaire, lorsque la Cour suprême a conclu  par voie d’avis  que la nomination du juge Nadon à la Cour par l’exécutif fédéral non seulement contrevenait à la loi, mais également qu’une partie de cette loi avait acquis une nature constitutionnelle[62], le gouvernement Harper a noté son désaccord. Il n’a toutefois pas insisté et a nommé un autre juge[63].

Fait plus marquant encore, la condition de constitutionnalité a  en catimini  largement été mise au rancart par les juges, alors même que la pratique s’intensifiait. Ainsi, dans le Renvoi sur la sécession, l’amicus curiae remettait en cause la constitutionnalité de l’article 53 de la Loi sur la Cour suprême — pour la première fois depuis 1912  et donc de la fonction « consultative » de la Cour telle qu’elle avait évolué et qu’elle était utilisée en l’espèce. La Cour a esquivé la question, en citant l’avis du CJCP à l’appui de son affirmation que la procédure d’avis est constitutionnelle, sans toutefois mentionner la condition de validité épinglée par le CJCP en 1912, soit que l’avis ne peut avoir qu’une valeur consultative[64]. Pourtant, le juge en chef de la Cour suprême, Antonio Lamer, s’exprimant dans la presse quelque temps après le Renvoi, affirmait que ce dernier « n’est qu’une opinion [et que ni] le Québec ni le restant du Canada n’est obligé de suivre notre opinion »[65].

Tout au long de son ouvrage, mais surtout dans les deux derniers chapitres, Mathen interroge avec perspicacité cette mystérieuse normativité. Elle le fait en deux temps. D’une part, tout en notant ce qui distingue officiellement les avis des jugements, elle épingle leurs nombreux parallèles. D’autre part, elle se tourne vers la théorie du droit afin de tenter de décoder la force normative d’avis qui ne sont, a priori et en principe, pas contraignants en droit.

A. Les similitudes procédurales entre les jugements en appel et les avis

Mathen expose à quel point les avis revêtent pratiquement les mêmes atours que les litiges donnant lieu à des jugements, et soutient que ces similitudes expliquent en partie la portée normative des renvois[66]. Au tout début, la Cour suprême n’était pas tenue de communiquer ses motifs lorsqu’elle rendait un avis à l’exécutif fédéral. Suite à des protestations de la part des provinces, la loi a été amendée en 1891 sommant la Cour de publier les motifs des avis au même titre que les jugements. L’écart entre avis et appels se rétrécissait. Aujourd’hui — et depuis longtemps — outre certains éléments accessoires, tel l’intitulé, l’exposé des questions et (le cas échéant) le résumé d’un avis antérieur rendu par une cour d’appel provinciale, le texte d’un avis consultatif est donc pratiquement impossible à différencier d’un arrêt en appel.

Dans les deux cas, les procédures tant écrites qu’orales prennent la forme contradictoire (adversarial) typique de la common law. Des « parties » défendent différentes positions, quitte à faire appel à des amicus curiae lorsqu’une « partie » prenante refuse de participer[67] ou lorsque la Cour souhaite un éclairage supplémentaire[68]. Les intervenants sont présents en nombre en fait plus important que lors des appels. Ceci découle logiquement du grand intérêt que suscitent la plupart des renvois, tant d’un point de vue juridique que, souvent, d’une perspective sociale. Les modes de raisonnement et d’interprétation employés dans les motifs des juges sont identiques, qu’il s’agisse d’arrêts ou d’avis consultatifs. Les juges rédigent les deux de la même façon, y compris par la voie d’opinions concordantes et dissidentes.

Les modes de preuve diffèrent évidemment : quoiqu’agissant en « première instance » dans le contexte d’un renvoi, la Cour suprême et les cours d’appel des provinces ne s’appuient que sur une preuve documentaire, et n’entendent pour ainsi dire jamais de témoins assermentés, sujets à contre-interrogatoires, etc. Cela étant, Mathen soutient que le recours à la preuve extrinsèque et à la preuve de sciences sociales  admise en premier lieu dans le contexte de renvois[69]  est maintenant largement admise dans les litiges traditionnels, ce qui crée, encore une fois, un rapprochement, du moins partiel.

S’il y a un aspect qui devrait distinguer ces deux types d’instruments, ce devrait être celui des « réparations ». Or, le ton est souvent similaire et péremptoire : il n’emprunte généralement pas la forme conditionnelle d’un « conseil » ne devant qu’éclairer son destinataire et non pas réellement guider son comportement, et a fortiori s’imposer à tout l’ordre juridique[70]. À titre d’exemple, parmi tant d’autres, dans le Renvoi sur le Sénat de 2014, la Cour écrit que la majorité des changements envisagés « ne [peut] être apporté[e] qu’au moyen de modifications de la Constitution » (« can only »)[71]. Aucune forme conditionnelle, aucune suggestion que la Cour ne fait qu’informer le gouvernement que ses initiatives sembleraient nécessiter des amendements constitutionnels, question qui ne pourrait être tranchée de manière définitive que dans le cadre d’une procédure judiciaire traditionnelle. Autre exemple frappant, dans le Renvoi sur les droits linguistiques au Manitoba, la Cour a suspendu la « déclaration » d’invalidité des lois manitobaines pour éviter un chaos normatif qui aurait été contraire à la primauté du droit[72]. Si un avis n’était que « consultatif », la Cour aurait pu laisser au soin des branches politiques l’élaboration d’une solution. Conscients de l’impact de l’avis qu’ils rendaient, les juges en ont suspendu l’effet! Comme le note si finement Mathen, la Cour ne tente même pas de couvrir ses conclusions d’une feuille de vigne qui en protégerait formellement le caractère « consultatif »[73].

Enfin, la meilleure illustration du statut qu’accordent les juges à leurs propres avis « consultatifs » provient sans doute de la façon dont ils les considèrent comme des précédents judiciaires. Le CJCP a lui-même commencé à traiter des avis comme précédents peu de temps après avoir posé leur condition de validité, qui est, justement, qu’ils ne soient pas contraignants! Depuis, la Cour suprême elle-même les cite tels des précédents et les liste dans la catégorie « arrêts/cases » dans les Recueils officiels. De surcroît, les juges appliquent aux avis consultatifs la méthodologie de common law permettant de nuancer ou d’écarter le stare decisis de jugements antérieurs. Ainsi, dans Bedford, la Cour suprême devait déterminer, dans le cadre d’un arrêt en appel, si les tribunaux inférieurs  et elle-même  étaient liés par un Renvoi qu’elle avait rendu un peu plus de vingt ans auparavant[74]. La Cour aurait pu simplement signaler qu’elle n’était pas contrainte de suivre un de ses avis non contraignants. Elle a plutôt traité le Renvoi comme un précédent « régulier » et s’est engagée à déterminer si la juge de première instance avait eu raison, dans les circonstances, de s’éloigner du précédent « consultatif »[75].

Par ses descriptions minutieuses, Mathen nous convainc qu’il n’y a pratiquement pas de différence entre jugements et avis. Mais comment expliquer cette correspondance? Pourquoi la distinction entre jugements et avis s’est-elle estompée à ce point? Toujours dans l’optique de sonder ce que l’on pourrait décrire comme l’« étrange normativité » des avis consultatifs[76], Mathen se tourne vers certaines théories du droit.

B. La théorie du droit à la rescousse de cet étrange phénomène

Cette incursion de Mathen en théorie du droit est opportune, quoiqu’assez schématique. Rejetant la conception austienne du droit comme un « ordre » assorti d’une « sanction », Mathen évoque HLA Hart, pour qui le droit est un « système de règles »[77]. La pensée de Hart, notamment en ce qui a trait aux règles de reconnaissance, n’est malheureusement pas vraiment mobilisée par l’auteure[78]. La juriste s’appuie plutôt sur Joseph Raz, pour qui la caractéristique principale du droit est son « autorité »[79]. Une autorité qui entraine le respect parce qu’elle est légitime. Pourquoi un « avis » et un jugement feraient-ils également autorité? Parce que, selon Mathen, tant l’émetteur des avis consultatifs (la Cour) que le contenu de ceux-ci exercent une égale autorité dans le contexte canadien, notamment en raison des similitudes « procédurales » que je viens d’évoquer. Si je comprends bien, ce serait cette autorité qui aurait pour effet d’estomper la frontière entre le statut juridique formel et informel des jugements en appel et des avis consultatifs.

Dans la mesure où les avis juridiques comportent des affirmations juridiques (statements of law) que la Cour elle-même traite comme du droit, les autres acteurs de l’ordre juridique vont les considérer comme du droit devant guider leurs actions. Ils le feront, selon Mathen, afin d’éviter de remettre en cause la primauté du droit[80]. Autrement dit — et je paraphrase — un instrument officiellement non contraignant en droit doit être traité comme du droit formel, sous peine de violation de la rule of law. Joli paradoxe.

Mathen nous rappelle la distinction qu’établit Raz entre l’acte de « conseiller » et l’acte « d’ordonner », une distinction qui, si j’ai bien saisi, perdrait sa pertinence dans le contexte des avis consultatifs[81]. En effet, le destinataire de l’avis n’évalue pas la pertinence de la substance de celui-ci dans sa prise de décision finale; il se sent tout simplement lié par cet avis[82]. Pour emprunter à la pensée de Patrick Glenn (ce que Mathen ne fait pas), un avis est doté d’une autorité bien plus que « persuasive »[83]. Mais pourquoi? Deux explications sont avancées.

Premièrement, Mathen expose comment la branche exécutive, avec tout son équipage de juristes compétents, n’est aucunement dans la position de subordination du destinataire d’un ordre d’agir[84]. Elle se trouve plutôt dans un rapport d’égalité et d’interdépendance avec le pouvoir judiciaire. Il semblerait donc — Mathen ne l’écrivant pas explicitement — que ce soit ce rapport qui diluerait la distinction entre « droit » et « conseil » dans le contexte des renvois. Cela ne nous dit toutefois pas pourquoi, s’il n’est pas dans un rapport de subordination, mais d’égalité, le pouvoir politique suivrait systématiquement les « conseils » reçus. Pourquoi les considèrerait-il, une fois reçus, indissociables du « droit tout court »? Pourquoi un « égal » se sentirait-il toujours lié par son « égal », l’inverse n’étant pas vrai?

Deuxièmement, et de manière plus convaincante, me semble-t-il, ce serait la compétence et l’indépendance des juges qui auraient pour effet de renforcer leur légitimité et de conférer la même autorité à leurs énoncés, que ce soit dans un contexte de renvois ou d’appels d’une affaire litigieuse[85]. D’autant plus que les juges calquent/accolent le cadre procédural des avis à celui des affaires contentieuses. Résultat : les premiers sont en quelque sorte couronnés de la force normative des secondes. Ou, comme l’écrivent si bien Huffman et Saathoff : « At the heart of debate about the reference system is not the government’s need for and right to legal advice, but its need for and right to judicial advice » [italiques dans l’original][86].

Mais si l’autorité de la Cour et de ses déclarations exercent une telle autorité auprès du monde non judiciaire, comment expliquer que les juges eux-mêmes traitent les avis consultatifs « comme du droit »? Pourquoi, demande Mathen, les juges accorderaient-ils une force normative plus importante à un « avis consultatif » qu’au rapport fouillé d’une commission d’enquête, qui aura colligé des montagnes d’informations, entendu des dizaines de témoins, réalisé des études et commandé des expertises? Et qui est, si souvent, présidée par un (ancien) juge[87]? Dans le même ordre d’idées, pourquoi traiter différemment l’avis rendu par une cour « en fonction » et celui rendu par un ancien juge de cette même cour[88]? Le mystère reste entier.

A cet escient, il serait potentiellement porteur d’examiner ce phénomène à la lumière de la pensée de Lon Fuller, pour qui le droit inclut non seulement le droit que l’on pourrait décrire comme « positif », mais également les attentes réciproques et stabilisées (« stabilised interactional expectancies »)[89]. Au fil du temps, acteurs judiciaires et non judiciaires ont aligné leurs actions et interprétations de telles sortes que les avis exercent la même traction que les arrêts en appel sur tout l’ordre politique et juridique canadien. L’explication relèverait alors de la sociologie du droit.

V. Les renvois : un affront à la séparation des pouvoirs et à l’indépendance judiciaire?

Dès leur première année d’études de droit ou de science politique, les étudiant.e.s apprennent à quel point la démocratie contemporaine est tributaire de la séparation des pouvoirs. La monarchie absolue fait graduellement place à l’État démocratique — en divisant le pouvoir entre différentes « branches »[90]. Pour éviter les risques de tyrannie, chacune occupe une fonction particulière et agit comme « contre-pouvoir » face aux autres branches. De manière schématique, l’on enseigne que le législateur, jouissant de la légitimité démocratique, adopte les lois suite à un processus de délibération. La branche exécutive met ces lois en oeuvre et « administre » l’État. Les juges appliquent le droit, l’interprètent lorsque nécessaire et tranchent les litiges. Dans plusieurs démocraties constitutionnelles, les juges peuvent également annuler des normes contrevenant à la Constitution (ou du moins, déclarer qu’elles contreviennent à celle-ci). Autrement dit, « chacun son rôle, chacun sa fonction ». La primauté du droit, la démocratie, la protection des minorités dépendent de cet équilibre entre les pouvoirs.

Après avoir posé ces jalons et cité Montesquieu et Locke, on passe ensuite des mois à déconstruire cette théorie de la séparation des pouvoirs. Ou du moins à souligner sa nature bien relative[91], particulièrement dans une fédération doublée d’un régime parlementaire suivant le modèle de Westminster qui ne connait pas de séparation étanche entre le pouvoir législatif et exécutif[92]. Par contre, si l’indépendance du pouvoir judiciaire par rapport aux autres branches n’est pas entière, elle est fondamentale et jalousement gardée par les juges eux-mêmes[93].

Or, lorsque le pouvoir exécutif dispose du privilège exclusif de mobiliser les juges pour obtenir un avis juridique qui fera — dans les faits — jurisprudence, l’indépendance de ceux-ci est-elle menacée? N’y a-t-il pas un risque de collusion, notamment au détriment du pouvoir législatif? Par ailleurs, lorsque le gouvernement central peut, seul, saisir directement la Cour suprême, ne menace-t-il pas la neutralité de l’arbitre du pacte fédéral? En somme, la procédure d’avis consultatif n’induit-elle pas un jeu déséquilibré tant de la perspective du fédéralisme que de la séparation des pouvoirs?

Dans certains pays de common law, les tribunaux ont jugé que les renvois étaient contraires au principe de la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire[94]. Au Canada, les tribunaux ont pourtant, à deux reprises, et à plus de cent ans d’intervalle, rejeté l’argument selon lequel des avis rendus par les juges au pouvoir exécutif contrevenaient à la séparation des pouvoirs[95].

Dans le Renvoi sur la sécession, la Cour suprême confirme la constitutionnalité et la légitimité de cette fonction « extrajudiciaire » qui est contestée par l’amicus curiae nommé par la Cour. Soulignant que la séparation des pouvoirs n’est pas étanche au Canada, elle note en passant — et sans réelle analyse comparative — que d’autres cours à l’étranger et plusieurs tribunaux internationaux remplissent une telle fonction[96]. De plus, on l’a vu, la Cour ne reprend pas l’analyse du CJCP qui, en 1912, avait statué que la validité de la procédure d’avis tenait au fait que l’exécutif a toujours le loisir de ne pas suivre les conseils proférés par la Cour dans un avis consultatif.

Par contre, la Cour affirme qu’elle peut — et que dans certaines circonstances, elle doit — refuser de répondre à certaines questions[97]. Elle précise qu’elle « ne doit pas, même dans le contexte d’un renvoi, examiner des questions auxquelles il serait inapproprié de répondre » [nos italiques][98]. Ce serait le cas si, ce faisant, elle était amenée à outrepasser ce qu’elle estime elle-même être le rôle constitutionnel qui lui revient ou si la réponse ne relève pas de son champ d’expertise, c’est-à-dire, la clarification d’une question suffisamment juridique[99]. Puddister nous apprend qu’entre 1949 (date où les recours au CJCP ont été abolis) et 2017, la Cour a décliné de répondre à toutes les questions qui lui étaient posées dans 17.5 % des avis qu’elle a émis. Cela semble substantiel. Toutefois, la Cour n’aurait refusé de répondre à des questions jugées « inappropriées » parce que trop politiques ou partisanes que dans deux renvois sur 97[100].

Bref, la Cour délimite les contours de son propre rôle constitutionnel, quitte à agir en contravention d’un texte de loi clair (une injonction du législateur, donc) afin d’éviter d’être instrumentalisée par le pouvoir exécutif. La Cour suprême place indéniablement haut la barre de sa propre exclusion. Elle n’a jamais entièrement refusé de rendre un avis, et s’est engagée dans des procédures incontestablement imbriquées dans un registre politique[101], y compris dans le Renvoi sur la sécession où elle énonce ces réserves (avant de donner son avis!).

Pourtant, en vertu du paragraphe 4 de l’article 53 de la Loi sur la Cour suprême, la Cour « est tenue » de répondre à « chaque question » qui lui est adressée[102]. Dans le Renvoi sur la sécession, la Cour, appelée à se prononcer sur la constitutionnalité de l’article 53, passe tout simplement sous silence le paragraphe 4. Autrement dit, implicitement, la Cour semble avoir « invalidé » le paragraphe 4, ou l’avoir interprété de telle sorte que les termes péremptoires en perdent toute signification.

Ayant scruté les risques d’instrumentalisation politique des tribunaux saisis de demandes d’avis consultatifs de la part de l’exécutif, Puddister soutient que cette faculté de refuser de répondre — que s’est reconnue la Cour — est la seule façon d’éviter que la procédure consultative ne contrevienne à la séparation des pouvoirs et à l’indépendance judiciaire[103]. Et ce, même si la faculté de refus est utilisée avec parcimonie.

Selon Puddister, via les renvois, le pouvoir exécutif « délègue » une part de son pouvoir aux juges, pour des motifs essentiellement stratégiques[104]. A priori, l’instrumentalisation du pouvoir judiciaire par l’exécutif pose un sérieux défi à l’État de droit. Ce qui équilibre ce rapport potentiellement malsain entre gouvernement et juges, c’est la possibilité que ces derniers puissent refuser de répondre. Ils protègent ainsi leur indépendance et replacent une certaine cloison entre les pouvoirs judiciaire et exécutif. Quant à Mathen, on a vu que son analyse des rapports d’égalité et d’interdépendance des deux branches semble — implicitement — remettre en cause cette conception de la délégation. Les deux auteures s’entendent, toutefois, pour conclure que c’est surtout le pouvoir législatif qui fait les frais de cette délégation ou de cette interdépendance[105].

VI. Avis consultatifs et culture juridique : un exceptionnalisme canadien?

La fonction consultative est — de toute évidence — particulièrement utile, surtout pour le pouvoir exécutif. L’on pourrait donc imaginer que cette institution trouve écho dans d’autres régimes constitutionnels, particulièrement ceux issus de la même tradition juridique que celle dans laquelle est ancré le droit public canadien. Or, on l’a vu, la pratique a été abandonnée au Royaume-Uni. Par ailleurs, la Haute Cour d’Australie et la Cour suprême des États-Unis ne peuvent rendre des avis consultatifs, en raison de leurs règles constitutionnelles particulières — et d’une interprétation moins « souple » de la séparation des pouvoirs que celle qui règne au Canada[106]. Plus récemment, c’est à la lumière de l’expérience canadienne que la Nouvelle-Zélande aurait également rejeté cette possibilité[107]. L’appétit canadien pour les renvois ferait ainsi figure d’exception.

Par contre, l’on sait également que plusieurs états américains ont confié une fonction d’avis à certains tribunaux[108] : pourrait-on tirer des enseignements de cette pratique pour mieux saisir l’expérience canadienne? Similairement, en vertu de l’article 143 de la Constitution indienne, le Président peut demander un avis à la Cour suprême. Or, il appert que depuis l’adoption de la Constitution indienne en 1950, cette procédure n’a été utilisée que quatorze fois[109]. Autrement dit, la fonction consultative se distille de façon quasi homéopathique en Inde, alors qu’elle est centrale au Canada[110]. Sans explorer le parallèle (ce n’était pas l’objectif de son projet), Mathen mentionne que la procédure consultative existe également en Israël et en Afrique du Sud[111], auxquels on pourrait (notamment) ajouter l’Irlande[112]. En somme, l’expérience canadienne gagnerait à être comparée de manière plus approfondie à l’expérience d’autres États issus de la tradition de common law, notamment afin de comprendre comment ceux-ci ont résolu — ou non — l’épineuse tension entre la pratique consultative et les principes de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance judiciaire. Cela permettrait d’établir si l’exceptionnalisme canadien en est bien un.

Ni Mathen ni Puddister ne prétendent examiner de manière approfondie le phénomène « des avis juridiques » par la lorgnette du droit public comparé[113]. Néanmoins, toutes deux tracent certains parallèles entre les renvois et le contrôle de constitutionnalité « abstrait » — a priori ou a posteriori — que rendent certaines cours constitutionnelles spécialisées, notamment en Espagne, en Italie, en Allemagne et, jusqu’à un certain point, en France[114]. Puddister émet l’hypothèse que la fonction consultative canadienne dément la fausse dichotomie entre les systèmes anglo-américains et continentaux de contrôle de constitutionnalité. La pratique représenterait ainsi une sorte de modèle intermédiaire[115]. L’idée mérite réflexion et appelle à des analyses contextualisées et approfondies de droit comparé.

Les comparaisons avec les systèmes de cours constitutionnelles suivant le modèle kelsenien sont évoquées tant par la juriste que par la politologue — de manière utile, mais sommaire — à trois égards. Premièrement, il s’agit de démontrer que le rôle des juges ne se limite pas à résoudre des litiges. Ils sont également appelés à répondre à des questions juridiques ou d’interprétation du droit dans un contexte non contentieux. Environ deux tiers des renvois au Canada émergent dans des contextes « abstraits », soit parce qu’ils portent sur un projet de loi qui n’a pas (encore) été adopté, ou parce qu’il porte sur un scénario hypothétique[116]. D’où un certain parallèle. Autrement dit, les « Courts Without Cases » ne sont pas une aberration.

Deuxièmement, en tentant d’éviter une entorse à la séparation des pouvoirs, la tradition civiliste/continentale place les juridictions constitutionnelles à l’écart du pouvoir judiciaire « régulier », lequel « applique le droit » selon une lecture plus classique de la fonction judiciaire. Or, la singularité de la procédure d’avis au Canada (et peut-être de certains autres États, ce qui reste à approfondir) réside dans le fait qu’elle confère aux mêmes juges une fonction « judiciaire/contentieuse » et une fonction « consultative », qui est celle de dire, de clarifier et de faire évoluer le droit. Cette double-fonction laisse donc entier le défi que pose la pratique des avis consultatifs aux principes de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance judiciaire.

Dans cette optique, un cas qui mériterait une analyse comparative ultérieure est celui de la Belgique, où les contrôles de constitutionnalité a priori et a posteriori sont exercés par des institutions distinctes, soit la section de législation du Conseil d’État et la Cour constitutionnelle. Le premier émet des avis sur la constitutionnalité de tous les projets de loi avant leur adoption (que ces projets émanent de l’ordre fédéral ou des entités fédérées)[117]. Si l’avis doit obligatoirement être demandé, l’avis lui-même n’est pas contraignant. Il peut être — et est fréquemment — ignoré par les exécutifs/législateurs. Il s’agit donc d’un contrôle de constitutionnalité a priori, qui éclaire les décideurs politiques, mais ne les lie pas. Pas plus qu’il ne lie la Cour Constitutionnelle qui pourrait se prononcer, a posteriori, sur la constitutionnalité d’une loi et en venir à une conclusion contraire à celle du Conseil d’État[118]. Autrement dit, le « conseiller » et le juge constitutionnel ne sont pas les mêmes et ils exercent des fonctions distinctes de manière autonome. Les avis du Conseil d’État belge dès lors sont davantage « consultatifs » que les avis officiellement consultatifs au Canada. Cet arrangement semble davantage conforme à la séparation des pouvoirs.

Il serait également utile de contraster les renvois avec les « questions préjudicielles » qui permettent à un tribunal d’interrompre le processus judiciaire dans un cas concret (voire, oblige celui-ci à le faire), le temps de saisir la cour spécialisée des questions de constitutionnalité[119]. Le magistrat ayant requis une clarification sur une question de nature constitutionnelle poursuivra l’audition du litige une fois reçue la réponse de la cour spécialisée. La réponse donnée par cette dernière liera — formellement — la juridiction ayant requis la clarification (il ne s’agit donc pas d’un « avis »). Officiellement, il existe donc une distinction importante avec les renvois, bien qu’en pratique, les statuts de la « réponse » préjudicielle et de l’avis consultatif canadien soient fort similaires. Ce qui diffère, c’est principalement la nature de l’autorité qui pose la question : un juge tranchant un litige, et non pas le pouvoir exécutif[120].

Troisièmement, l’incursion en droit comparé permet justement de souligner à quel point l’exclusivité réservée au pouvoir exécutif d’interroger le pouvoir judiciaire fait également figure d’exception. En effet, au-delà du statut distinct des textes émanant des cours constitutionnelles dans le contexte de contrôle abstrait (que ce contrôle soit a priori ou a posteriori) se pose la question des détenteurs du droit de saisir les tribunaux dans ce contexte. Question de juge à juge dans le cadre de « questions préjudicielles ». Questions pouvant être soulevées par la Présidence ou par des groupes de parlementaires en France, en Espagne et en Allemagne[121], mais également en Inde, en Irlande, en Belgique ou en Russie.

La procédure de renvoi étant, au Canada, l’apanage de la branche exécutive, elle prive les citoyens, les groupes d’intérêts, les parlementaires (surtout des partis d’opposition) de cette voie « rapide » en matière d’interprétation constitutionnelle[122]. Cette particularité est soulignée par Mathen et Puddister qui suggèrent — la seconde plus fermement — que la saisine des renvois puisse être élargie à d’autres acteurs, dans un souci d’équilibre et de démocratie[123]. En effet, l’exclusivité reconnue au gouvernement contribue à la tendance bien établie et décriée de la centralisation du pouvoir entre les mains de l’exécutif et à la marginalisation du législateur.

À cet égard, Mathen établit de façon fort judicieuse un certain parallèle entre les procédures de renvois, d’une part, et la pratique des jugements « déclaratoires » combinée à l’assouplissement des règles relatives à la qualité pour agir dans l’intérêt public, d’autre part[124]. Cette combinaison permet à des parties n’étant pas directement impliquées dans une affaire contentieuse, mais ayant un intérêt à ce qu’une question de droit soit clarifiée, de saisir un tribunal. Autrement dit, les tribunaux ont graduellement accru les possibilités de contrôle judiciaire — et surtout de constitutionnalité — par voie déclaratoire plutôt que par la voie plus conventionnelle du recours via l’exception d’inconstitutionnalité[125].

Sans l’exprimer en ces termes, Mathen considère donc le renvoi comme un équivalent fonctionnel partiel des procédures de contestation « abstraites » et élargies que l’on retrouve dans certains pays européens. L’analogie pousse, encore une fois, à la réflexion. Il convient de souligner deux avantages des jugements déclaratoires par rapport aux avis consultatifs. D’une part, ils procèdent généralement devant la Cour supérieure d’une province et bénéficient ainsi des procédures et des règles de preuve complexes  notamment testimoniale  qui manquent aux procédures consultatives instituées directement en cour d’appel ou en Cour suprême. D’autre part, les jugements déclaratoires sont formellement contraignants. Par contre, le jugement déclaratoire — s’il doit conduire à un appel final en Cour suprême — peut être extrêmement coûteux. Et il ne s’agit pas d’une procédure idoine pour les parlementaires, dont la contribution à l’examen d’une loi peut être court-circuitée par l’instigation d’une procédure de renvoi[126].

Mais de toutes les comparaisons avec les pratiques étrangères, celle qui apparait comme la plus évidente est celle des avis consultatifs rendus par la Cour internationale de justice (CIJ)[127]. En effet, outre sa fonction juridictionnelle, cet organe des Nations Unies est régulièrement appelé à rendre des avis consultatifs, à la demande non pas des États, mais de l’Assemblée générale, du Conseil de Sécurité ou des divers organes de l’ONU[128]. À quelques exceptions (fort techniques) près, ces avis ne sont pas « obligatoires » — dans le sens de juridiquement contraignants — ni pour les États, ni même pour les organes les ayant sollicités[129]. Formellement, les avis ne visent pas à régler des différends, mais à interpréter le droit et à guider les institutions « politiques » de l’ONU dans l’exercice de leurs fonctions, y compris dans la résolution de conflits hors de l’enceinte juridictionnelle. En pratique, toutefois, la doctrine et — implicitement — la Cour elle-même s’entendent pour reconnaître que les principes établis par ces avis et ceux énoncés dans le cadre d’une procédure contentieuse sont équivalents[130].

À l’instar de la situation canadienne, outre les procédures de saisine, l’essentiel du droit procédural entourant les avis consultatifs rendus par la CIJ sont calqués sur ceux des arrêts. La CIJ elle-même, tout comme la Cour suprême du Canada, traite ses avis comme des précédents. Ils sont largement rédigés comme les arrêts, et sont enseignés et cités de façon interchangeable. De plus, un jugement émanant de la CIJ est « obligatoire » mais pas directement exécutoire : il peut servir de base des actions de la part du Conseil de sécurité par exemple[131]. Il en va de même des avis. En d’autres mots, outre les questions de saisine, la distinction entre avis et arrêts en droit international public est ténue, même si l’on continue de distinguer formellement les deux fonctions de la CIJ. Quelles leçons pourrait-on tirer de ce parallèle avec la pratique des avis dans l’ordre juridique canadien et l’étonnante normativité dont ils sont dotés?

À cet égard — et dans l’optique d’une réflexion sur l’impact des traditions juridiques non seulement sur la qualification d’une institution mais sur la notion même de ce qui constitue « du droit » — il est intéressant de noter que les internationalistes d’origine civiliste soulignent la différence formelle entre la force normative des avis consultatifs rendus par la Cour internationale de justice et celles des arrêts, pour ensuite relativiser cette distinction en pratique[132]. Je n’ai pu procéder à une comparaison systématique dans le cadre du présent essai, mais il est révélateur que l’ouvrage de référence Brownlie’s Principles of Public International Law, mis à jour par James Crawford, aujourd’hui juge à la CIJ, ne traite même pas des valeurs normatives formellement distinctes des avis et des arrêts[133]. Leur égale force jurisprudentielle semble simplement tenue pour acquise.

Les diverses comparaisons proposées par Mathen et Puddister, ou soulevées dans le présent texte, constituent autant d’invitations à réfléchir au rôle du juge dans une démocratie libérale. Malgré certaines similitudes avec des institutions étrangères (ou internationales), la situation canadienne apparait largement inédite. Une originalité bien décrite dans les deux ouvrages, mais dont les raisons d’être ne sont pas vraiment explorées.

Quels aspects de la culture juridique canadienne peuvent expliquer cet exceptionnalisme canadien[134]? Pourquoi le recours à une institution qui semble entrer en collision frontale avec les principes de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance judiciaire est-il toléré au Canada, voire pratiqué sans grande hésitation? Comment expliquer qu’une institution qui ne fonctionne pas en théorie fonctionne si bien en pratique?

Mathen émet la thèse qu’en fait, en common law, le pouvoir judiciaire est appelé à clarifier le droit, à le « déclarer », à « répondre à des questions ». En ce sens, la fonction consultative n’est pas vraiment en tension avec la fonction judiciaire traditionnelle. Au contraire : elle serait en cohérence avec la fonction de juger dans la tradition de common law[135]. Ainsi, les juges fabriquent du droit en donnant des « conseils » au pouvoir exécutif. Cette assertion percutante méritera d’être prolongée et approfondie tant elle semble confronter la conception fondamentale du principe de la séparation des pouvoirs.

La thèse de Mathen est que dans les deux cas, les juges remplissent essentiellement la même fonction, celle de « donner des réponses ». Implicitement, elle suggère que la fonction judiciaire principale des juridictions d’appel — en tout cas de la Cour suprême — n’est pas de trancher des litiges, mais de dire ou de clarifier le droit. En somme, la procédure d’avis se rapproche des affaires contentieuses, et, vice versa. Les « parties » compteraient moins que les questions juridiques auxquelles la Cour est appelée à répondre[136]. Mais alors comment expliquer que plusieurs pays issus de la même tradition juridique rejettent cette institution?

Inscrire l’analyse des avis consultatifs dans une réflexion sur la culture juridique/constitutionnelle canadienne permettrait sans doute de classer ce phénomène parmi les très nombreux paradoxes et antilogies qui ponctuent le droit constitutionnel canadien. Une constitution si fragmentée que l’on ne connait pas l’entièreté du corpus constitutionnel, composée de plus de trente textes, de principes non écrits, de conventions constitutionnelles dont les tribunaux ne peuvent tracer les contours sans en assurer l’exécution, mais qui sont respectées par tous les acteurs politiques. Un texte fondateur de 1867 toujours en vigueur enchâssant un impérialisme du pouvoir central qui s’est dilué au fil du temps (notamment par le truchement d’avis consultatifs!). Un texte fondateur d’une fédération largement bilingue, mais dont seule la version anglaise est officielle[137]. Un texte colonial qui traite toujours les peuples autochtones comme des objets de législation et non pas des sujets de droit, des titulaires de souveraineté. Un principe de souveraineté parlementaire maintes fois confirmé qui laisse néanmoins les parlementaires en position subordonnée par rapport au pouvoir exécutif.

L’on pourrait prolonger l’énumération de ces paradoxes qui rendent si fascinante et si complexe l’étude du droit constitutionnel canadien. L’hypothèse que je souhaite avancer est que cette réceptivité aux dissonances entre constitution formelle et matérielle, entre droit officiel et droit « vivant », entre règles et mise en oeuvre, fait peut-être partie de la culture constitutionnelle canadienne. L’« étrange normativité » des avis consultatifs n’est peut-être qu’un élément paradoxal parmi tant d’autres.

Conclusion

Avec Courts without Cases et Seeking the Court’s Advice, Carissima Mathen et Kate Puddister retracent l’histoire, la théorie et la pratique des avis consultatifs, puis interrogent leur étonnante normativité et la légitimité dont ceux-ci jouissent en dépit de toute théorie démocratique. Les deux ouvrages comportent des chevauchements inévitables, et chacun met également en lumière des aspects particuliers (contexte, comparaison, lien avec l’actualité politique, contraste avec d’autres questions juridiques) sous un angle particulier, qui complète le travail de l’autre.

Si l’on devait formuler une critique mineure, ce serait qu’à l’occasion, les appareils référentiels généralement complets renvoient à des sources secondaires, là où les sources primaires eurent été éclairantes[138]. De plus, si les deux ouvrages incluent des index fort utiles, l’on aurait souhaité que l’ouvrage de Mathen comporte une bibliographie.

Enfin, et ici nos regrets sont plus substantiels : peu de sources en français sont mobilisées par Mathen, et aucune par Puddister[139]. Or, les discussions relatives à certains renvois clés, tels ceux relatifs au rapatriement de la Constitution, au véto du Québec ou à la sécession, de même que l’analyse du refus d’Ottawa d’instituer des renvois à l’encontre de lois québécoises de l’époque duplessiste, auraient sans doute été enrichies par une doctrine s’exprimant — et pensant — dans l’autre langue officielle.

Heureusement, tant pour la science politique que pour le droit, ces deux ouvrages complémentaires et fouillés n’épuisent pas leur sujet. Ils constituent à la fois des aboutissements remarquables et des tremplins vers de nombreux chantiers de réflexion. Malgré leur indéniable envergure, on referme forcément les deux manuscrits avec un fourmillement de questions. Les deux récits révèlent de nombreux paradoxes, susceptibles de rendre perplexes les constitutionnalistes étrangers, de troubler les positivistes, d’interpeler les comparatistes et de ravir les spécialistes de la sociologie du droit et des cultures juridiques.

Chose certaine, on ne lira, enseignera, voire même rédigera jamais plus un avis consultatif avec ce qui est presque devenu une sorte de confiante désinvolture.