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Introduction

Le Marchand de Venise est un texte mythique du corpus « droit et littérature », un de ses passages réellement obligé, un de ses paradigmes les plus fameux, bien au-delà du monde anglo-saxon. La tirade de Portia sur la mercy est certainement aussi célèbre que le plaidoyer d’Antigone en faveur des lois non-écrites qui ne datent ni d’aujourd’hui, ni d’hier[1].

Et pourtant, cette pièce ne cesse de susciter les interprétations les plus contradictoires, comme si le génie shakespearien de l’ambivalence atteignait ici des sommets. Comédie ou tragédie? Shylock est-il un monstre ou une victime, la pièce exalte-elle un au-delà idéal du droit ou dénonce-t-elle l’hypocrisie des beaux sentiments? On voudrait évoquer d’entrée de jeu, pour s’en convaincre, deux exemples d’interprétations « idéalistes » très éloignées de celles qui seront développées dans cette étude.

Celle de John Russell Brown, par exemple, préfacier de l’édition critique anglaise de 1955[2], qui soutient ceci :

Lorsque Shylock et Portia sont face à face dans la scène du jugement, ils représentent [...] les notions universelles de l’envie et de la générosité, et ils parlent, l’un pour ceux qui en toutes choses réclament leur dû, l’autre pour ceux qui, par amour, sont prêts à tout hasarder.[3]

Et plus loin : « donner est plus important que recevoir, donner sans compter, sans arrière-pensée »[4]. Nous verrons de quelle nature est cet amour « prêt à tout hasarder ». Et il n’est pas interdit de sourire, par anticipation, de la part de ces dons « sans compter, sans arrière pensée » dans le chef de ces Vénitiens qui nous paraissent passés maîtres dans le jeu de dupes.

C’est un même idéalisme qui fait écrire à Richard A. Posner qu’en « termes juridiques, Portia personnifierait l’esprit d’équité »[5]... nous ne tarderons pas à être édifiés par la conception vénitienne de l’équité[6].

De toute évidence, cette pièce, qui ne cesse d’évoquer les apparences trompeuses, égare des générations de critiques, et personne ne pourra se targuer de détenir la fin de l’histoire; au moins nous voilà avertis et mis en garde à l’égard d’interprétations unilatérales qui n’intégreraient pas la complexité du propos shakespearien. Raison de plus, certainement, pour avancer avec prudence et accorder au texte la plus extrême attention. Dans cette introduction, on se propose d’aborder successivement les dates d’écriture et de mise en scène de la pièce, le résumé de l’intrigue, et enfin les sources d’inspiration de Shakespeare.

Les spécialistes s’interrogent sur la date exacte d’écriture de la pièce, sans doute entre 1596 et 1598; une certitude cependant : elle est inscrite au Registre des Libraires le 22 juillet 1598. On ignore quand eurent lieu ses premières représentations; on est certain, en revanche, qu’elle fut reprise en 1605 sous le règne de Jacques Ier. La pièce n’a cessé d’être jouée depuis, moyennant cependant des adaptations parfois très éloignées, présentant tour à tour le personnage de Shylock comme tragique ou comique, noble ou scélérat.

Comme souvent chez Shakespeare, l’intrigue est complexe, multipliant les lieux et les personnages, croisant les scénarios, dédoublant voire triplant les situations (les mariages, notamment), et finalement rapprochant le tout dans de fascinants jeux de miroirs et de troublantes mises en abîme.

L’intrigue se déroule simultanément sur deux scènes, la merveilleuse campagne de Belmont où règne la belle Portia, et le Rialto de Venise, centre animé des affaires. L’erreur de beaucoup de commentaires juridiques à cet égard est d’occulter Belmont et de ne retenir que Venise, en focalisant l’attention sur l’emprunt des 3 000 ducats assorti de la fameuse clause pénale, avec le procès à rebondissements que son exécution va susciter. L’intrigue amoureuse qui a Belmont pour décor et Portia pour héroïne présente cependant un égal intérêt dès lors qu’on y retrouve la même intrication de sentiments, d’intérêts et de rapports de force que dans le chaudron vénitien. Mieux, le passage incessant d’une scène à l’autre subvertit à la fois la logique des sentiments censés prévaloir sur la scène campagnarde et la logique du droit et des affaires censée prévaloir à Venise. Ce double jeu nous met sur la piste de la clé de l’intrigue et doit donc être suivi attentivement.

L’acte I expose les prémisses de l’action. On y apprend que Bassanio, fleuron de la jeunesse dorée de Venise, entreprend de séduire Portia. Toujours à court d’argent pour mener sa cour, il se retourne vers son ami (on aurait envie de dire son parrain, au sens de parrain de ce qui nous apparaîtra comme « le clan des Vénitiens ») — le riche Antonio, le marchand de Venise auquel le lie une étrange relation. Il se fait cependant qu’à ce moment Antonio est lui aussi à court de liquidités, ayant exposé toute sa fortune — non moins de six navires — dans des aventures maritimes lointaines. Qu’à cela ne tienne! L’usurier juif de la place, Shylock, s’offre à lui avancer les 3 000 ducats. Les deux hommes cependant se détestent : Antonio n’a cessé de vilipender ce « chien » qui prête à intérêt alors que lui-même ne daigne pas s’abaisser à en réclamer, pas plus qu’il ne consentirait à en payer. Contre toute attente (et pour des raisons qu’il nous faudra discuter) Shylock accepte cependant le marché; il avance la somme convenue, et renonce aux intérêts; tout juste, « par manière de plaisanterie »[7], comme le note la traduction de François-Victor Hugo, exige-t-il de prélever une livre de chair de son débiteur au cas où celui-ci serait en défaut de s’exécuter au jour de l’échéance du billet. Antonio y consent et le contrat est passé devant notaire.

Nous sommes ensuite transportés à Belmont où la belle Portia expose à sa suivante Nérissa l’étrange mise en scène que son père défunt a prévu pour régler la question de son mariage et de sa dot : la main de la jeune femme appartiendra à celui de ses prétendants qui découvrira son portrait, lequel est dissimulé dans un des trois coffrets, respectivement d’or, d’argent et de plomb, qui sont proposés à la sagacité des jeunes hommes.

L’acte II concentre d’abord l’intérêt sur la curieuse loterie de Belmont (seront successivement éconduits le Prince du Maroc qui a choisi à tort le coffret d’or, et le Prince d’Aragon qui s’est déterminé en vain pour l’argent), pour se focaliser ensuite sur la triste demeure de Shylock que tous semblent vouloir quitter. Ce sera d’abord son domestique, Lancelot, trop pressé d’abandonner cette « sorte de diable » au profit du généreux (dispendieux?) Bassanio qui a tôt fait de lui tailler une « belle livrée ». Plus grave : la propre fille de Shylock, Jessica, le quitte également. Elle est tombée amoureuse du chrétien Lorenzo, qui vient l’enlever nuitamment, déguisée en garçon, en ne manquant pas d’emporter au passage les ducats et les bijoux de son père (y compris un anneau de fiançailles offert par sa mère).

L’acte III s’ouvre sur les rumeurs de naufrage des bateaux d’Antonio. Shylock est partagé entre la jubilation d’une revanche qui se précise, et la folie rageuse que suscite la fuite de sa fille. Dans l’intervalle, Bassanio est arrivé à Belmont, chargé de présents; les jeunes gens se plaisent, et lorsque le jeune homme affronte à son tour l’épreuve des coffrets, la belle héritière saura le guider habilement vers le coffret de plomb, pourtant le plus improbable. Leur joie éclate, des serments s’échangent, et Portia, qui déclare se mettre, corps et biens, en la puissance de son nouvel époux, lui offre un anneau qui sera le symbole de la fidélité qu’elle attend en retour de celui qu’elle comble de ses richesses. Démultiplication typiquement shakespearienne : sa suivante, Nérissa, échange sa foi avec un ami de Bassanio, Gratiano, tandis qu’aborde également à Belmont le couple Jessica-Lorenzo. Ce ne sont pas moins de trois idylles qui se nouent donc sous les auspices édéniques de Belmont.

Mais les sombres rumeurs de naufrage se sont précisées entre-temps; la nouvelle de la faillite d’Antonio se répand, et Bassanio est obligé d’avouer à sa nouvelle épouse le stratagème qui lui a permis de mener sa conquête. « Qu’à cela ne tienne ! », décide Portia, elle fera taire le Juif en le couvrant d’or et expédie aussitôt son jeune époux à Venise pour régler cette affaire[8]. Le spectateur comprend cependant que Shylock ne se laissera pas acheter : c’est la chair d’Antonio qu’il désire maintenant, lui paierait-on vingt fois le montant convenu. L’usurier exige le strict respect de son billet. Puisqu’on l’a traité de chien, il montre les dents et s’apprête à mordre. Du reste, le crédit commercial de Venise auprès des négociants étrangers serait ruiné s’il advenait que le formalisme des billets à ordre n’était pas honoré. Tandis qu’Antonio semble déjà se résigner à son triste sort, la résistance s’organise à Belmont : Portia fait croire à ses domestiques qu’elle part en retraite dans un couvent, tandis qu’elle manigance le stratagème qu’elle poursuivra à l’acte suivant : déguisée en jeune homme, simulant un jeune juriste bardé de diplômes, elles se propose d’intervenir au titre d’amicus curiae à la cour de justice du Doge lors du prochain procès d’Antonio.

Le quatrième acte est tout entier consacré à ce procès. Au lever de rideau, le Doge en appelle à la clémence de Shylock; il se dit persuadé que ce dernier saura faire preuve de compassion et fera grâce à son débiteur de la moitié de sa dette. Mais Shylock n’en démord pas (c’est le cas de le dire) : il tient sa proie et ne lâchera pas; de surcroît, il a juré s’en tenir au billet (my bond)[9]; il prend le ciel à témoin du sérieux de cet engagement, appelant sur lui et ses descendants la responsabilité de son acte. Tandis que les amis du failli se mobilisent, proposant à l’inflexible créancier plusieurs fois le montant de sa créance, Antonio lui-même s’enfonce dans un énigmatique fatalisme : il n’oppose plus aucune résistance, et semble ne plus attendre que la délivrance de la mort.

C’est le moment que choisit Portia pour entrer en scène dans le costume et le rôle qu’on a dit. Auréolée du prestige d’un jeune prodige, elle en appelle à son tour à la clémence (mercy) de Shylock; c’est le fameux morceau d’anthologie sur lequel nous reviendrons. Mais l’usurier résiste toujours : « Ici je suis la loi »[10] déclare-t-il.

Portia (toujours sous le déguisement du juriste Balthazar) est alors bien forcée d’en convenir à son tour : si le créancier ne veut pas spontanément pardonner, rien dans la loi vénitienne ne peut faire obstacle à l’exécution de la clause, aussi rigoureuse soit-elle. Shylock exulte, voyant en elle un nouveau Daniel[11]; déjà l’usurier aiguise son couteau et dispose sa balance, tandis que le marchand s’apprête à offrir sa poitrine. Puis, soudain, nouveau coup de théâtre : « il y a autre chose », déclare Portia-Balthazar, le billet ne t’accorde que la livre de chair, pas un gramme de plus ni une goutte de sang[12].

À partir de ce moment les choses se renversent du tout au tout : c’est Shylock maintenant qui est mis en accusation, sur la base du Statut des étrangers, pour avoir directement ou indirectement attenté à la vie d’un chrétien[13]; il sera mis à mort et tous ses biens seront saisis. Le Juif est contraint de fléchir le genou et de quémander au Doge cette grâce que lui-même refusait un instant plus tôt. Grand seigneur, le Doge renonce à demander sa tête. Mais le pire est encore à venir pour l’infortuné Shylock : si le Duc renonce à la saisie sur la moitié de ses biens, Antonio, bénéficiaire légal de l’autre moitié, dicte maintenant ses conditions à son ancien créancier. Il assurera la gestion de cette moitié de fortune à la condition que Shylock embrasse illico la foi chrétienne et qu’il souscrive un testament léguant sa fortune entière à sa renégate de fille et à son mari chrétien. Exit l’usurier, complètement écrasé : « Je ne suis pas bien », murmure-t-il dans un dernier soupir[14]. Évaporation du Juif, jubilation dans le clan des Vénitiens. Avec, pour finir, cette amorce de scène de comédie : comment rémunérer les services du brillant Balthazar? Bassanio insiste pour qu’il accepte les 3 000 ducats. Balthazar-Portia ne veut rien accepter, mais enfin, puisqu’on insiste, il se contenterait bien de l’anneau qui orne le doigt de Bassanio. On imagine l’embarras de ce dernier, mais Antonio (mu par quelle trouble motivation?) a tôt fait de convaincre son ami de céder aux insistances de l’habile juriste. Et voilà envolé l’anneau de fidélité...

L’Acte V, que beaucoup de commentaires et même certaines mises en scène négligent à tort, se déroule entièrement à Belmont, dans une atmosphère édénique, et Shylock complètement absent (refoulé). Le clan des Vénitiens retrouve son unité, les trois couples se réunissent joyeusement et tout le monde semble fêter l’harmonie retrouvée. Jessica prend connaissance du testament dont elle est la bénéficiaire, tandis qu’Antonio apprend qu’au moins trois de ses navires ont finalement échappé au naufrage. Happy ending? Oui, sans doute, moyennant cependant la dénégation du sort réservé à Shylock, ainsi que d’une petite leçon de morale que Portia entend bien réserver à ces incorrigibles Vénitiens. Portia, décidemment la véritable maîtresse des lieux, ne rate pas, en effet, l’occasion d’exploiter à fond l’avantage que lui procure l’incognito de son intervention au tribunal suivie de l’obtention de l’anneau qu’on a dite. Feignant l’ignorance, puis l’indignation, lorsqu’elle apprend que son mari a cédé son alliance à un jeune juriste, elle menace son époux de faire la grève du lit, voire, pire encore, de coucher avec le porteur de l’anneau. Bassanio, selon son habitude, se répand en belles paroles et serments enflammés; mais comment ajouter foi aux engagements de ces incorrigibles joueurs Vénitiens? Le comble est atteint lorsqu’Antonio se propose de garantir les nouveaux engagements de son ami; « vous serez donc son garant »[15] conclut Portia avec l’ironie que l’on devine. Il lui reste à révéler à ses compagnons médusés la véritable identité de ce jeune juriste avec lequel elle prétendait avoir couché pour récupérer la bague...

Comme c’est souvent le cas dans le théâtre de Shakespeare, la pièce puise les divers éléments de l’intrigue à différentes sources. La conquête de la dame de Belmont, le prêt du marchand (y compris le gage de la chair), le subterfuge de la belle pour arracher le débiteur aux griffes de ses créanciers sont des éléments tirés de la nouvelle du florentin Giovanni, Il Pecorone, nouvelle écrite au XIVe siècle, mais publiée seulement en 1558. À noter, par ailleurs, que le motif de la livre de chair était assez répandu à l’époque; il est attesté dans diverses oeuvres de la même période.

Le thème des trois coffrets, associé à la ronde des prétendants, se retrouve, quant à lui, dans les Gesta romanorum, collection d’histoires médiévales publiées en 1577. Les spécialistes notent encore des parentés entre les poursuites intentées par Shylock à l’encontre du marchand, avec le Processus Belial, une oeuvre du XIVe siècle de Jacques Palladino qui raconte le procès de Jésus par Belial, démon biblique procureur d’enfer — un point d’érudition savante pour les lecteurs contemporains, mais une référence intertextuelle efficace pour le public du Théâtre du globe.

Enfin, on ne peut évidemment ignorer que Christopher Marlowe avait écrit quelques années plus tôt (sans doute en 1589 ou 1590), une pièce qui fut jouée avec un grand succès au cours des années suivantes : Le Juif de Malte[16], qui raconte les vilenies d’un certain Barabas, marchand juif de son état.

Ce matériau foisonnant, nous nous proposons de l’aborder selon un plan en trois parties. Dans une première partie (Le grand jeu vénitien) nous présenterons les joueurs, les cases de jeu, les enjeux, les tours de passe-passe de cette curieuse mascarade où le mariage des filles comme le sort des débiteurs se jouent à la roulette. Dans une seconde partie (Les morales de l’histoire) nous mettrons en relief les thèmes principaux de la pièce et discuterons une série d’interprétations qui en ont été données. Enfin, dans une troisième partie (Le jeu de lois) nous nous proposons d’approfondir les enjeux juridiques de la pièce, tant sur le plan d’une approche historico-réaliste de la pièce (comme si le contrat, la clause et le procès étaient « réels ») que sur le plan de la fiction — qui envisage cette fois les éléments juridiques comme relevant de la poetic justice.

Le Marchand de Venise : le pari et la dette, le jeu et la loi... que nous cache donc cette Venise travestie où le sérieux du droit semble se dissoudre dans l’éclat de rire du jeu? Que nous révèlent ces joueurs masqués dont les paris de plaisanterie se muent en dettes mortelles?

I. Le grand jeu vénitien

A. Terrains de jeu : deux camps, trois scènes

À première vue, la partie oppose deux camps opposés : le camp des Vénitiens (que nous appellerons désormais le « clan des Vénitiens ») et le camp juif, réduit à la seule maisonnée de Shylock, ainsi qu’à une brève apparition de son collègue prêteur Tubal. Tout oppose les deux partis, ce qui ne manque pas d’alimenter les lectures réductionnistes et manichéennes de la pièce; à mieux y regarder cependant, ce ne sont pas deux scènes, mais trois qui se confrontent ici, même si, d’évidence, les deux premières présentent de fortes accointances et s’opposent à la troisième. Nous les nommerons respectivement : Eldorado (le paradis de Belmont où rayonne Portia), Rialto (le casino vénitien où les fortunes comme les amours se font et se défont dans un tourbillon endiablé) et ghetto (le triste univers de la colonie juive de Venise).

1. Deux camps que tout oppose

À l’antagonisme d’Antonio et de Shylock, qui polarise la lecture classique de la pièce, répondent une série d’oppositions binaires. La plus évidente est religieuse : Antonio est chrétien, Shylock est juif. Sont ainsi immédiatement mobilisées quantité de références familières au public de Shakespeare : l’Ancien testament, ses prophètes ombrageux et sa cascade de malédictions; le Nouveau testament et son message de salut, ses promesses, ses espérances. L’attachement compulsif à la lettre de la loi — le « pied de la lettre », le « corps du texte » (soyons d’emblée attentifs à cette liaison entre lettre et corps qui forme l’équation de l’imaginaire de Shylock) — par opposition à la valorisation paulinienne de l’esprit de la loi — l’interprétation « généreuse » qui la transcende. D’un côté se déclinent les valeurs de charité, d’amitié, d’amour, de gratuité et de pardon; de l’autre prévalent le ressentiment, la haine, l’intérêt personnel, le calcul, la vengeance. Traduite en termes juridiques, cette polarité opposera le plaidoyer en faveur de la clémence privée et de la grâce régalienne (mercy), à l’attachement farouche au droit positif (le droit commercial vénitien attaché à ce qu’on appellera plus tard la « rigueur cambiaire ») et au respect de ce que le code civil appellera l’« autonomie des volontés » (privées) : le principe de la convention qui fait loi.

Ce sont aussi deux atmosphères qui s’opposent du tout au tout : les fêtes, les illuminations, la musique légère dans le clan des Vénitiens, l’ennui, le jeûne et les récriminations dans la maison de Shylock.

Plus largement, ce sont deux mondes sociaux, bientôt deux classes, qui se confrontent : d’un côté un monde aristocratique qui mène grand train, qui affecte de mépriser l’argent et dépense sans compter, qui marque son attachement à la tradition et aux allégeances personnelles; de l’autre côté s’expérimentent les comportements de ce qui deviendra bientôt l’ethos de la bourgeoisie : travail acharné, épargne rigoureuse, un individualisme égalitaire et un lien social basé sur le calcul et l’équilibre des intérêts.

Dans le clan des Vénitiens, la vie semble toujours être un grand jeu, alors que Shylock et ses frères en sont réduits à se raccrocher à la loi; à Venise on risque, on parie (« chiche »!), on prend ses libertés à l’égard des engagements; chez les Juifs on calcule, on réclame le paiement de sa dette, on manifeste un attachement scrupuleux à la loi et aux autorités.

2. Eldorado, Rialto, ghetto

Cette représentation en noir et blanc, s’il ne faut pas en sous-estimer les effets sur les lecteurs et spectateurs de Shakespeare (qui ne fait rien au hasard, et s’y entend donc à jouer aussi de ces clichés), il faut, bien entendu, la dépasser, le monde vénitien se dédoublant entre le Rialto et Belmont (l’Eldorado où se déroulent non moins de huit scènes sur vingt, dont un acte entier).

Si l’on voulait représenter graphiquement l’aire de jeu du Marchand, on aurait, sur fond azuré des océans où se risquent les vaisseaux d’Antonio, l’espace vénitien au centre, la bourse d’échange du Rialto comme un tourbillon qui attire tout à lui; au-dessus, l’Eldorado de Belmont, espace fantasmé et réel qui tout à la fois fait rêver et renfloue les joueurs vénitiens; en dessous, le ghetto juif de Venise, domaine bien réel, mais refoulé des basses oeuvres et notamment lieu de mobilisation du crédit financier sur lequel repose, pour l’essentiel, l’essor du commerce vénitien.

C’est Venise qui invente le terme « ghetto » (déformation du vénitien getto qui signifie « fonderie »), le quartier où la République de Venise concentrait les Juifs ayant été construit sur le lieu d’une ancienne fonderie. Depuis le XIIe siècle, la communauté juive de Venise (la Giudecca) était en effet parquée dans des zones réservées dont les portes étaient fermées la nuit, avec interdiction de circuler en ville au-delà du couvre-feu. Il reste que c’est le ghetto qui capitalise Venise; Shylock est indispensable à Antonio et ses amis.

À l’autre bout du spectre, à la périphérie champêtre de la ville, Belmont, la résidence de rêve à laquelle on accède en bateau, que baignent des clairs de lune romantiques (acte V) et qui semble bercée en permanence par les accents d’une musique légère. Belmont, c’est l’espace enchanté que l’épreuve des coffrets sépare du monde ordinaire, telle l’énigme de la spinghe. On imagine la belle demeure de Portia construite sur des plans de Palladio, ses murs agrémentés de délicates fresques de Véronèse ou de l’une ou l’autre de ces Vénus du Titien, qui étalent avec une tranquille impudeur leur splendeur païenne (c’est la Venise du XVIe siècle qui invente le nu féminin couché). Des fêtes galantes y attirent la gentry vénitienne, les belles s’y bousculent, courtisanes et épouses légitimes confondues, certaines parfois déguisées en hommes. Ici point de transactions commerciales sordides, mais des mariages somptueux accompagnés de dots mirifiques sur la piste desquelles se lancent les blousons dorés de la jet set vénitienne, tel le beau Bassanio.

Au centre du dispositif, la place de Venise, la Sérénissime cité des doges, perle de la méditerranée, capitale commerciale et maritime qui, dans l’inconscient du public de Shakespeare devait nourrir toutes sortes d’identification avec la City londonienne. Ici, dans un fascinant tohu-bohu, se côtoient les populations les plus diverses du Levant comme de l’Occident : marins, ambassadeurs, courtiers, courtisanes (jusqu’à dix pour cent de la population féminine au XVIe siècle) qui se livrent à toutes sortes de trafics. Ici on invente la banque, la lettre de change, l’assurance maritime. Ici tout s’échange et tout se risque : odorantes cargaisons d’épices, velours et soieries, or et bijoux. Des alliances politiques se nouent et se dénouent (comme cette Sainte Ligue qui défait le Sultan à Lépante en 1571). Mais toutes ces transactions semblent elles-mêmes emportées dans un sarabande permanente : bateleurs, jongleurs, charlatans, diseuses de bonne aventure entraînent marchands marins et banquiers dans une ronde qui n’en finit pas. Comme si, à Venise, le carnaval était devenu une seconde nature : on s’y travestit comme on respire, on n’avance que masqué. Le masque, dans son ambivalence, dit la vérité de Venise. Ce masque qui assure l’incognito, libère des conventions, autorise toutes les audaces, permet, sous la rassurante garantie du jeu, tous les excès.

Il reste que toutes ces entreprises coûtent cher, très cher. Venise est une formidable pompe qu’un flux d’or alimente en continu. Deux sources l’abreuvent : les prêts des usuriers juifs, les dots des belles de la gentry. D’un côté, l’économie « moderne » du capital cosmopolite, de l’autre, l’économie « traditionnelle » basée sur les fortunes terriennes. Au carrefour des deux, à l’interface de la tradition et de la modernité, au croisement d’un monde féodal en déclin et d’un monde marchand en construction, le carnaval vénitien, manège tourbillonnant qui tout absorbe et tout corrompt. Avec le ghetto, Venise conclut des contrats d’emprunt scellés dans des billets sur lesquels elle entretient la plus grande discrétion; avec les eldorados enchantés, Venise noue des pactes matrimoniaux entourés de fastes somptueux. Mais, dans les deux cas, elle ne se prive pas de se libérer de ces encombrants engagements dès lors que ceux-ci cessent de lui profiter. Venise, sous le signe de Mercure (merces, mercy — marchandises, miséricorde), pour le meilleur et pour le pire — si on se souvient que Mercure-Hermès, le dieu des commerçants, est aussi celui des voleurs, le dieu de la communication, mais aussi celui des tricheurs.

On notera aussi, à suivre Shakespeare en tout cas, qu’entre l’Eldorado et le ghetto (troisième côté du triangle), les rapports ne sont pas plus tendres : ils sont plus cruels encore. C’est Portia qui, depuis Belmont, ourdit le piège du tribunal dans lequel succombera Shylock. C’est à Belmont que Jessica, la fille du financier, vient abriter sa forfaiture. C’est à Belmont encore qu’à l’acte V, le Rialto et l’Eldorado fêtent leur tranquillité retrouvée dans le refoulement le plus total du sort odieux réservé à Shylock, naturel du ghetto.

a. Joueurs : quatre personnages principaux

Comme souvent dans les comédies de Shakespeare, les personnages abondent; il est possible cependant d’identifier quatre joueurs principaux que nous aborderons par ordre croissant de complexité : Bassanio, Portia, Antonio, Shylock. Pour les trois derniers d’entre eux, l’exercice sera moins aisé qu’il n’y paraît, chacun recélant une sérieuse part de mystère. Dans une pièce où, nous le verrons, les apparences sont systématiquement trompeuses, le « connais-toi toi-même » n’est certes pas un conseil superflu, comme le rappelle indirectement Portia au début de la scène des coffrets[17].

i. Bassanio, léger comme le champagne

Pur produit de l’élite sociale vénitienne, Bassanio ne semble cependant avoir d’autre mérite que son esprit et sa beauté. Bassanio est aimable sans qu’on sache réellement pourquoi (mais l’amour n’est-il pas aveugle comme la fortune?). Sa fortune, du reste, semble ne lui venir que de ses amours; il est le type même du dowry hunter, le chasseur de dot et d’héritage[18]. Il n’hésite d’ailleurs pas à se comparer lui-même à Jason lancé sur la piste de la toison d’or[19].

Bassanio est aimé — sincèrement, sans réserve — à la fois par Antonio et par Portia. On sait les risques que le marchand prendra pour soutenir les entreprises de son ami. Du reste, Bassanio reconnaîtra que « [c]’est à vous, Antonio, que je dois le plus en argent comme en amour »[20]. Dans son chef, en tout cas, cet amour paraît dépourvu de toute composante homosexuelle — il doit sans doute considérer Antonio comme le généreux parrain du clan. À l’égard de Portia, en revanche, son amour semble sincère, quoique, bien entendu, totalement intéressé — comme si rien de gratuit ne pouvait se faire dans ce clan qui affiche cependant son détachement à l’égard des contingences matérielles.

En amour comme en affaires, Bassanio est donc le prototype du joueur vénitien passé maître dans l’art de mener ses entreprises avec l’argent des autres (c’est l’argent d’Antonio qui lui vaut le coeur de Portia et c’est ensuite à l’aide de l’argent de Portia qu’il se propose de racheter le coeur d’Antonio). Le marché, du reste, paraît équilibré : la fortune de son épouse l’autorise à racheter toutes ses dettes, en même temps qu’il libère la belle d’un « lourd héritage paternel »[21].

Inévitablement, la légèreté ludique de Bassanio rejaillit sur son discours : s’il multiplie les engagements verbaux, il semble n’en tenir aucun. Deux exemples parmi d’autres : serment de ne jamais se séparer de l’anneau[22]; offre de tout sacrifier, y compris sa jeune femme, pour sauver la vie de son ami[23]. Les mots, doit-il penser, sont faits pour s’en servir, et les cartes ne sont-elles pas rebattues à chaque partie?

ii. Portia, femme de tête et d’action

Il est devenu impossible d’aborder la figure de Portia comme celle d’un personnage ordinaire. Dans le monde anglo-américain à tout le moins, la belle héritière de Belmont s’est hissée à la hauteur d’un personnage quasi-mythique, une icône de la justice, le modèle de la femme-juriste couronnée de succès. Son plaidoyer en faveur de la mercy serait même étudié par coeur par des générations d’écoliers anglais. Notons néanmoins le caractère ambigu de ce triomphe féminin : car c’est déguisée en homme que se produit Portia, et, à la réflexion, la substance de son discours, en définitive hyper-légaliste, s’avère plus masculin que ceux qu’elle prétend dépasser. Même teintée de féminisme, la lecture idéalisante de la clémence s’avère donc frappée au coin de l’ambiguïté.

Il reste que Portia est la femme qui réussit — tout semble en effet lui sourire : fortune, amours et justice, trois figures aveugles (à moins qu’elles ne soient masquées, travesties comme tout ce qui compte à Venise), trois figures qu’elle incarne avec bonheur et qui semblent se superposer et s’identifier naturellement en sa personne.

Trop beau sans doute pour être vrai; il faut donc y regarder de plus près. Nous connaissons déjà l’essentiel : la jeune et riche orpheline, rayonnante dans son Eden enchanteur, objet des volontés posthumes pour le moins énigmatiques de son père, se révélera finalement une femme de tête, à bien des égards plus décidée que les vénitiens de son entourage.

On ne peut cependant suspecter la sincérité de son attachement à Bassanio. C’est un mariage d’amour qu’elle prétend contracter[24] : elle revendique de désormais tout partager avec son bien-aimé et proclame haut et fort être « sa moitié »[25].

Au-delà de ce portrait idyllique, Portia se révèle cependant rusée, intrigante, dépourvue de toute espèce de scrupules pour arriver à ses fins, notamment chaque fois qu’il s’agit de préserver son couple et son mari. Elle fausse à deux reprises l’épreuve des coffrets pour orienter le hasard dans le sens désiré[26] : une première fois en posant un grand verre de vin sur le mauvais coffret pour égarer le neveu du Duc de Saxe, affligé d’alcoolisme[27], et une seconde fois en orientant discrètement Bassanio vers le coffret de plomb (lead en anglais) en entonnant une petite ritournelle dont les rimes en « ed » évoquent le plomb de même que les « ding, dong » (des cloches en plomb) qu’elle se met à fredonner au moment décisif[28]. Faut-il rappeler par ailleurs l’incroyable culot dont elle fait montre en se présentant au tribunal comme deus ex machina avec le succès que l’on sait?

Mais ce n’est pas seulement lors de la scène du tribunal que Portia révèle sa maîtrise. C’est dès le départ qu’elle se présente comme un sujet désirant autonome et non comme une simple monnaie d’échange[29]. Tout l’épisode des coffrets démontre sa capacité à orienter dans le sens de ses vues les volontés masculines auxquelles elle se conforme cependant : fille et femme soumise en apparence, et pourtant gagnante à tous les coups. C’est elle qui, en définitive, choisit le prétendant de son coeur; et l’allégeance qu’elle lui manifeste est une mainmise aussi bien. Dès ce moment, c’est elle qui prend les choses en mains. Elle envoie aussitôt son jeune époux à Venise régler « l’affaire Shylock » à l’aide des monceaux d’or qu’elle met désormais à sa disposition — usant pour la circonstance d’un langage commercial multiplicateur parfaitement en phase avec la logique économico-magique de l’imaginaire vénitien : « Vous aurez de l’or pour acquitter vingt fois cette dette minime »[30].

En conclusion, ne devrait-on pas penser que les habits masculins dont elle s’affuble, loin de dissimuler son être véritable, le révèlent au contraire? « [A]ccomplished with that we lack »[31] dit Portia d’elles-mêmes à Nérissa, avant leur entrée en scène au tribunal — « pourvues de ce dont nous manquons »[32]. Elle ne croit pas si bien dire : de ce que lui manque, Portia est singulièrement bien pourvue en effet.

iii. Antonio, dépressif et pervers

Et voici le « marchand » de Venise : riche négociant, grand armateur, dandy et âgé, il donne le ton sur le Rialto. Une solide réputation de largesse l’accompagne — ne prête-t-il pas sans intérêt? Mais pourquoi donc est-il si triste (sad) en levée de rideau? Ses amis en discourent, comme des générations de critiques après eux. Seraient-ce les risques financiers qu’il a pris? Il écarte cette interprétation d’un revers de la main. Alors, c’est qu’il est amoureux? « Fi! », répond-il, sans doute un peu trop vivement pour qu’on le croie tout à fait[33]— son homosexualité ne fait en effet guère de doute, et l’idée de ne pas revoir Bassanio lui arrache des larmes. En fait, Antonio ignore lui-même la cause de sa mélancolie; il y a un mystère « Antonio », mais le fait est qu’il ballade sa dépression sur les quais de la lagune. Il y a du Faust chez ce grand professionnel vieillissant que rien ne semble plus émouvoir, lui qui a tout vu, tout éprouvé, tout obtenu. Alors, pour s’offrir de nouveaux frissons, comme Faust encore, il passera un pacte avec le diable (Shylock, on le verra, est ainsi désigné à de multiples reprises); comme Faust, il prendra les risques les plus insensés — ainsi agissent les êtres qui, ne trouvant plus de limites à leurs désirs, en viennent à défier dangereusement la réalité.

Et pourtant, diront d’autres, n’est-il pas admirable, ce marchand qui expose sa vie pour racheter la dette de son ami? Cette fois, c’est le modèle christique qui est mobilisé[34]. Qui est donc cet Antonio : âme damnée faustienne ou personnage quasi-christique?

Ses attitudes ne permettent pas d’interprétation décisive, dès lors qu’elles ne laissent pas d’être paradoxales. D’une part, Antonio affiche un comportement pour le moins passif et résigné, comme s’il n’attendait plus rien de la vie. Il se met en marge des affaires et de leurs contraintes, il néglige de faire assurer ses navires (dans une ville où les courtiers pullulent)[35]; et lui qui, dit-on, bénéficie d’un immense crédit, ne trouve pas d’autre prêteur que son pire ennemi[36]. Il se compare lui-même à la brebis galeuse du troupeau[37] et s’apitoie sur son sort avec une complaisance narcissique. Mais, d’autre part, il ne cesse de prendre des initiatives décisives : il joue sa fortune en engageant simultanément tous ces vaisseaux, pousse Bassanio dans les bras de Portia, engage Shylock à contracter avec lui (ourdissant ainsi le piège qu’on dira), impose les conditions draconiennes de la grâce qui sera finalement accordée à l’usurier, et persuade Bassanio de se séparer de l’anneau de Portia. Voilà beaucoup pour un has been mélancolique.

Il nous faut donc poursuivre plus avant la discussion de son personnage. Ce ne sera qu’au terme de l’analyse juridique que le portrait d’Antonio se précisera. Nous y découvrirons alors une figure qu’il faudra bien appeler perverse : celle d’un joueur pathologique qui s’emploie à miner les règles[38] et à briser les engagements (les siens et ceux des autres), celle d’un manipulateur de génie qui s’aliène d’autant plus fortement ses débiteurs qu’il les oblige sans intérêt, celle d’un sadique qui recherche la destruction morale de ses adversaires. Ce personnage un peu en retrait, mélancolique et apparemment résigné, pourrait bien être l’âme damnée de la pièce. Ce n’est sans doute pas un hasard si Shakespeare l’a intitulée « Le Marchand de Venise » et non pas, à l’exemple de Marlowe et de son Juif de Malte, le Juif de Venise.

iv. Shylock, « Je veux la loi »[39]

Il y a aussi beaucoup de complexité dans le personnage de Shylock : s’il concentre et assume tous les stéréotypes du Juif honni, il parvient cependant à susciter la compassion et à tendre aux chrétiens un miroir mimétique. Mais surtout, au-delà des clichés et des idées reçues, il suscite une interrogation universelle sur les motivations qui poussent un être humain à s’engager dans un pacte aussi fou que celui qui le lie à son ennemi et qui le conduisent à en réclamer, de façon quasi suicidaire, l’exécution en justice.

Dans cette Venise masquée, tout se passe comme si Shylock avait décidé d’adhérer sans distance au masque que les Vénitiens lui attribuent depuis toujours : celle du Juif cruel, avare, diabolique. À neuf reprises, il sera explicitement traité de démon[40]; pas une fois il ne rejettera l’accusation, comme s’il était totalement inutile de discuter. Il ne fait du reste jamais mystère de son ressentiment et de la soif de vengeance qui l’anime. Il est, en somme, le bouc émissaire, plus vrai que nature, dont la position vénitienne, chrétienne et bien pensante, a besoin pour afficher sa supériorité morale[41].

Plusieurs traits concourent à ce portrait caricatural : il cite régulièrement la Bible, notamment pour justifier la pratique de l’usure; il a l’élocution solennelle, comminatoire et répétitive, à la manière des vieux prophètes de l’ancien Testament[42], il fait tout pour se rendre impardonnable et appelle sur sa tête la malédiction des siècles[43]. Brandissant son couteau au-dessus de la tête de son rival, il semble dire aux chrétiens : « vous me traitez de chien? Eh bien voyez comme je mords! ». Sommé de se justifier devant le tribunal, il n’invoque que son bon plaisir — il ne peut pas « sentir » Antonio. Toute sa tirade multiplie les allusions animales (le rat qui empeste, le porc qui baille, le chat qui erre)[44], comme s’il entendait abolir toute humanité et se ravaler aux rangs des humeurs les plus primitives (« c’est mon humeur »[45]).

Mais, aussi paradoxal que cela paraisse, Shylock, dans l’outrance de sa propre caricature, parvient à éveiller la compassion et à susciter des interrogations, au moins dans le chef des spectateurs contemporains. Il fait mouche au moins à deux reprises, lorsqu’il évoque le mimétisme entre Juifs et chrétiens. Une première fois face aux amis d’Antonio dans la célèbre tirade : « un Juif a-t-il pas des yeux? un Juif a-t-il pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des émotions, des passions? »[46] Si les chrétiens se vengent du tort que leur font les Juifs, pourquoi s’étonner que ces derniers leur rendent la pareille? « La vilenie que vous m’enseignez je la pratiquerai et ce sera dur, mais je veux surpasser mes maîtres »[47], lance le réprouvé à la face des superbes. Shylock assénera encore cette morale, cette fois à la face du Doge qui l’enjoint de renoncer à sa livre de chair : « elle m’appartient », répond l’usurier, exactement comme vous appartiennent vos esclaves que vous traitez comme des mules, alors qu’il s’agit bien d’êtres humains[48]. Mais, bien entendu, les superbes ne se reconnaîtront pas dans ce miroir qui a la cruauté de la vérité[49].

Par ailleurs, notre siècle, plus social assurément que celui de Shakespeare, a compris que l’attachement passionné à la loi, et même à la lettre de la loi, était une attitude courante, et somme toute rationnelle, dans le chef des parias pour lesquels une loi, même inique, vaut encore mieux que l’arbitraire total des puissants[50]. Le légalisme de Shylock cesse alors d’être ridicule — il n’est que l’indice de l’attachement des groupes minoritaires au peu qu’ils ont obtenu. On pourra soutenir également que ce légalisme n’est que la face juridique de l’impératif moral du respect de la parole donnée; et, de ce point vue, on ne peut nier que Shylock soit un homme de parole — on mesure par exemple la souffrance, non feinte, qu’il éprouve lorsqu’il apprend la perte de la bague de fiançailles qu’il avait reçue de son épouse[51]. Enfin, il ne faut pas beaucoup d’imagination pour se représenter ce que sera pour lui l’Acte V (après le verdict inique qui l’a frappé et pendant que les Vénitiens célèbrent en famille leur triomphe à Belmont)[52].

Dès lors que le masque est enlevé du visage de Shylock et que nous y reconnaissons une part de nous-même, l’interrogation est relancée, une vraie question se pose : quel est cet homme qui proclame « Je veux la loi »[53]? L’expression suggère deux significations qui se surdéterminent mutuellement : « je revendique quelque chose en justice, j’exige mon droit » et « je veux le droit; ma passion, mon désir, c’est le droit »[54]. Que cache cette passion juridique? Passion : à la fois surinvestissement affectif et épreuve mortelle qui conduit à la crucifixion.

Pourquoi Shylock s’identifie-t-il à son billet (my bond, I want my bond) au point d’en faire un talisman, un fétiche, un destin? Pourquoi, contrairement à toutes ses habitudes, consent-il ce prêt sans intérêts? Flatté de venir en aide au glorieux marchand, cherche-t-il à s’intégrer dans la communauté vénitienne, ou anticipe-t-il, avec jubilation, une possible vengeance? Pourquoi s’entête-t-il jusqu’à l’absurde, bien au-delà du point de non-retour, au cours du procès? Est-il « esclave de la lettre » par tempérament comme l’Angelo de Mesure pour mesure, ou par atavisme, comme tant de lecteurs doivent le penser? A-t-il une conception « magique » de la loi qui devrait toujours se dérouler mécaniquement, selon son prescrit? Est-il un rebelle fanatique, attaché à la force révolutionnaire du droit positif, comme le Michaël Kholhaas de von Kleist est un rebelle fanatique attaché à la force révolutionnaire du droit naturel?

Ici encore, il nous faudra attendre l’analyse juridique approfondie de la pièce pour éclairer ces questions et préciser le portrait de Shylock. On devine, à ce stade, qu’aveuglé de ressentiment, et très naïf sans doute sur la véritable nature de la loi, Shylock est tombé à pieds joints dans le piège que lui tendait Antonio. Comme si c’était le pervers masochiste qui avait suscité la cruauté de l’illusoire bourreau.

3. Enjeux : les mises et les risques

Tout jeu implique des pièces ou des jetons que l’on échange, risque, perd ou accumule. Dans Le Marchand de Venise ils sont nombreux et diversifiés.

Les mises d’Antonio, ce sont d’abord ses galions qu’il lance sur les mers dans d’improbables aventures commerciales : six au total, dont on perd la trace, qu’on donne bientôt pour disparus corps et biens, et dont on finit par en retrouver trois miraculeusement. Mais son gage principal n’est rien de moins que son coeur lui-même — la fameuse livre de chair dont on parle tout le temps et qu’on ne voit jamais. Mais, au vrai, les Vénitiens ont-ils seulement un coeur? Antonio n’aurait-il gagé que du vent?

Les objets de Shylock, quant à eux, sont réels, sans doute trop réels — à vrai dire, triviaux et déplacés; comme ce couteau qu’il aiguise à l’entame du procès, trop confiant dans son bond. Ou la balance, qu’il exhibe au cours de la même scène, et qui à ses yeux représente le symbole irréfutable du commerce et de la justice — de la justice de son commerce, elle qui lui permettra de peser la livre de chair au plus juste. Pauvre Shylock qui reste dépourvu du troisième attribut de la justice — le bandeau de la clairvoyance paradoxale qui lui permettrait de voir ce qui crève les yeux de tous : jamais un Juif n’obtiendra d’un tribunal vénitien une livre de chrétien. Finalement, ne lui restera, à l’issue du procès, que la corde pour se pendre que lui offre gracieusement, en manière de plaisanterie encore, le cruel Gratiano.

Portia, l’héroïne de Belmont, est entourée de nombreuses mises. Les coffrets, bien évidemment, dont un seul contient son portrait et la clé de son coeur. Ces coffrets qui égarent tous ses prétendants sauf celui qu’elle s’est choisi. Les anneaux aussi (le sien et celui de sa suivante-doublure) qui marquent son emprise sur Bassanio et qu’elle parvient à se réapproprier au moment même où elle semble le perdre. À rapprocher de la bague que Jessica vole à son père et qu’elle échange contre un singe (symbole de luxure)[55]. Portia, ce sont encore les déguisements dont elle s’affuble au tribunal (à rapprocher de ceux que revêt Jessica pour s’échapper de la maison paternelle), et les livres de droit qu’elle est censée avoir compulsés chez le grand juriste Bellario et qui doivent accréditer sa jeune science juridique.

Entre ces différents joueurs circule l’argent : les 3 000 ducats empruntés par Bassanio, prêtés par Shylock (qui lui-même les tient de son confrère Tubal), garantis par Antonio, et ensuite plusieurs fois démultipliés (au moins virtuellement) par Portia et les amis d’Antonio pour l’arracher aux griffes de son inflexible créancier.

Dans le jeu shakespearéen ce sont aussi les textes qui circulent, porteurs d’ambiguïtés et d’énigmes, enjeux d’interprétations contradictoires, sources de toutes sortes de malentendus. La lettre de change elle-même, assortie de sa fameuse clause, le testament du père de Portia, les grimoires symboliques qui accompagnent chacun des coffrets, les lettres d’Antonio à Bassanio, de Ballario au juge...

4. « Faites vos jeux, rien ne va plus » : tours de passe-passe et coups fourrés

La partie s’engage, les cartes sont distribuées, les dés jetés. Suivons leurs mouvements.

Antonio, convenons-en, joue gros : il prend des risques énormes en aventurant toute sa flotte d’un seul coup — un risque à la mesure du gain espéré : 27 000 ducats. Il double encore la mise en engageant sa propre livre de chair. Au final, cependant, il récupère presque tout : la moitié de ses navires (et donc aussi la plus-value de leur cargaison) et, bien entendu, son intégrité corporelle. Le jeu serait-il truqué? Assurément : on connaît le subterfuge qui permet à Portia, déguisée en juriste, d’emporter la conviction du tribunal et de défaire Shylock. Mais il faut relever aussi que le sort des six galions n’a jamais relevé que de la rumeur[56], avant que Portia n’exhibe, in fine, une lettre mystérieuse rapportant le retour au port de trois navires « richement chargés »[57]. Est-il incongru de s’interroger sur l’origine de ces rumeurs et de se demander à qui elles profitent?

Face à lui, Shylock semble immobile : il ne joue pas et ne prend pas de risques — à l’exception de ce billet fatal qu’il va signer sans réclamer d’intérêts. Il se contente d’en appeler à la loi et de réclamer son dû. Et pourtant, au final, il se retrouve complètement dépouillé, « lessivé » comme on dit dans le monde des joueurs. Il perd toute maîtrise sur ses biens (on y reviendra) et il est contraint de se convertir à cette religion chrétienne qu’il abhorre. Le retournement de situation est complet et sa situation exactement l’inverse de celle de son ennemi : celui-ci avait risqué sa fortune, et c’est lui qui est ruiné, celui-ci avait engagé son coeur, et c’est lui qui perd son âme.

Si l’on envisage les personnages féminins (Portia et Jessica), on aboutit à un pareil constat. Portia, elle aussi, joue gros. La curieuse roulette matrimoniale qu’a imaginé son père ne risque rien de moins que sa personne : son portrait caché dans un des trois coffrets, c’est elle toute entière qui est engagée (selon une logique de la synecdoque qui traverse toute la pièce). En confiant, dans la suite, l’anneau matrimonial au volage Bassanio, elle rejoue symboliquement la scène — elle se livre toute entière à son nouveau seigneur et maître tout en le marquant d’un indice de fidélité qu’elle saura suivre à la trace. C’est que, on le sait, Portia s’y entend à aider le hasard : elle truque, à deux reprises, l’épreuve des coffrets et sa ruse au tribunal lui permet de récupérer subtilement l’anneau dont Bassanio l’inconstant venait de se séparer. Encore une fois, les gages et les mises n’ont qu’en apparence quitté le camp des Vénitiens, comme si le jeu n’avait été que virtuel.

En revanche, côté Shylock, les pertes engagées par sa fille Jessica sont bien réelles. Elle s’enfuit réellement du domicile paternel, non sans emporter la caisse et se convertir au christianisme dans le même mouvement. Comme si ce bilan n’était pas suffisamment catastrophique, Shylock devra encore endurer la défection de son domestique, Lancelot, débauché au service du prodigue Bassanio.

La « grâce » dont bénéficie finalement Shylock, à l’issue du procès, a-t-elle pour effet de rétablir les balances? Qu’on en juge : dans un premier temps, le Doge, désireux de prouver la magnanimité des chrétiens et leur supériorité morale sur les Juifs, accorde la vie sauve à l’usurier ainsi que la restitution de la moitié de ses biens (correspondant à la part publique de la saisie). Renchérissant sur ce beau geste, Antonio fait mine de renoncer à la seconde moitié des biens de l’usurier (la partie privée de l’amende), non sans assortir cette renonciation de conditions diaboliques. Shylock renoncera à sa foi, tandis que lui-même, Antonio, fera don au mari chrétien de Jessica de la moitié « privée » de la saisie tout en assurant la gestion de ces biens. Enfin, Shylock établira sur le champ un testament léguant à sa mort l’ensemble de sa fortune à sa fille renégate. On comprend que Shylock, terrassé par un malaise, quitte la scène sans un mot supplémentaire — sans doute attendait-on de lui qu’il dise « merci » : mais cette mercy chrétienne l’aura brisé, corps et biens. Un avenir de misères et d’humiliations l’attend, à l’image de ces maranes et autres conversos que leur conversion ne mettra jamais à l’abri des vexations et des poursuites.

Au terme de ces différents mouvements des gages et des mises, le bilan est facile à établir : il ne reste rien dans la colonne « Shylock », toutes les valeurs ont rejoint la colonne « clan des Vénitiens ». Et la vérité éclate : seul Shylock a joué sérieusement, ou plutôt seul Shylock ne jouait pas. Côté vénitien, tout est au contraire marqué de la légèreté du jeu, à la manière de ces jeux d’enfants où l’on dispose de plusieurs vies et d’un capital virtuellement infini. Too big to fail : Antonio est trop considérable pour tomber en faillite — le casino ne perd jamais définitivement.

La morale de l’histoire, c’est Portia qui l’administre à ses hommes dans la scène finale des anneaux à Belmont. « Voyez comme vous êtes inconstants », dit-elle aux Vénitiens; « vous aviez juré de ne jamais vous séparer de ces anneaux [...], vous n’apprenez rien, vous restez des joueurs », rétorque-t-elle, amusée, à Bassanio qui, à nouveau, jurait ses grands dieux et à Antonio qui, à nouveau, s’apprêtait à cautionner les engagements de son ami. Cette morale légère, et somme toute complice, dit la vérité de Venise : ici le risque est seulement virtuel, les engagements apparents et superficiels — rien n’est vraiment engagé, car rien ne saurait troubler l’ordre séculaire de la Sérénissime. C’était folie — et tragédie — de Shylock que de s’être engagé sérieusement dans une représentation de comédie.

II. Les morales de l’histoire

Une intrigue aussi complexe et des personnages aussi ambivalents suscitent, on s’en doute, des interprétations en sens divers. On y a vu, tour à tour, une satire de la justice, ou, au contraire, une apologie du pardon, ou encore une pièce d’inspiration marxiste avant la lettre. Sachant que notre ligne d’interprétation principale est juridique[58], nous retiendrons ici quatre thèmes qui, chacun, autorisent des lectures spécifiques de la pièce — du reste plus complémentaires qu’antagonistes : le langage (partie II-A), le jeu des apparences et de la vérité (partie II-B), le rapport Juifs-chrétiens et l’antisémitisme prétendu de la pièce (partie II-C), la confusion vénitienne permanente entre choses et personnes, argent et amour (partie II-D).

A. Langage

La substance même de l’oeuvre dramatique est le langage; on ne devrait jamais aborder l’analyse d’une oeuvre qu’après ce passage obligé : loin d’être un détour, il nous conduit au coeur de la chose.

À cet égard, le contraste est frappant — et révélateur de leur rapport respectif à la loi — entre l’usage que font de la parole Shylock, d’un côté, et les Vénitiens de l’autre[59].

Le langage de l’usurier est sans détour, direct, précis — souvent même, on l’a vu, répétitif. Il annonce ses engagements et il s’y tient; il n’a pas besoin d’interprète ou de médiateur. Surtout, lorsqu’il jure, il est conscient de mobiliser une loi supérieure à la loi humaine : il mobilise une parole qui, si elle passe sans doute par sa bouche et la langue humaine, dépasse la langue humaine pour se fonder dans une source transcendante qui le lie irrévocablement[60]. Il refusera plusieurs fois la somme convenue, parce qu’il a juré s’en tenir au billet : « Je jure, sur mon âme, qu’il n’est pas au pouvoir de la langue de l’homme de m’ébranler » [nos italiques][61]. Parce qu’il est fait devant le ciel, le jurement n’est pas rémissible par une parole humaine.

À l’opposé, chez les Magnifiques, la parole est légère et inconstante, comme tout le reste. On jure, on abjure, on se parjure, on promet, on se compromet, on s’engage, on se dégage — rien ne doit arrêter le jeu mondain de la conversation. L’ironie de l’histoire, c’est qu’il reviendra à Portia, dans l’Acte V, d’en administrer la leçon aux Vénitiens, elle même qui faisait grief à Shylock, dans l’acte précédent, de s’en tenir à la parole donnée. Ainsi, à Bassanio qui vient, une fois de plus, de « jurer par [s]es beaux yeux », elle répond, cinglante : « Notez bien ce discours! Dans mes deux yeux il voit double lui-même, un dans chaque oeil. Jurez par votre double face, on croira ce serment »[62]. Perfide Venise (Albion?) qui dit blanc et noir à la fois, qui dit le vrai et suggère le faux, qui dit une chose et en fait une autre. Mais, bien entendu, Bassanio-Janus n’y entend rien car le voilà déjà qui re-jure à la réplique suivante, et qu’Antonio, à nouveau, se porte garant de ce serment de joueur. Mais est-il vraiment dupe dès lors que ce qu’il garantit c’est que son « maître ne violera plus jamais sciemment sa parole » [nos italiques][63]?

B. La comédie des apparences

De nombreux commentateurs voient dans l’opposition entre la réalité et les apparences le motif central et le fil conducteur de la pièce[64]. « Ne vous fiez pas aux apparences », telle serait la morale de cette histoire — ainsi, c’est la vengeance qui triomphe sous le masque de la miséricorde.

D’innombrables indices accréditent cette interprétation, comme si Shakespeare s’ingéniait lui-même à thématiser très explicitement cette mise en garde. D’entrée de jeu, c’est Portia qui s’épanche sur la vanité des maximes[65]; plus loin c’est Bassanio, lucide pour une fois, qui déclare : « Ainsi peuvent les apparences n’être rien — le monde est toujours égaré par l’ornement » et, comme s’il devinait la suite des événements : « en justice, est-il une cause infecte et si gâtée qui, pimentée d’une gracieuse voix, ne voile sa mauvaise face? »[66]. La tirade se poursuit en trente vers encore, pour se conclure par cette maxime : « Ainsi l’ornement n’est que [...] l’apparence du vrai que vêt le temps perfide pour empiéger les plus sages »[67].

Plus tard, ce sera Antonio se gaussant des citations bibliques de Shylock : « le diable, à ses fins, peut citer l’Écriture [...]. Une pomme jolie pourrie au coeur... Oh! quels jolis dehors se donne le mensonge! »[68]. Et puis encore Bassanio se défiant de l’apparente aménité de l’usurier : « Je n’aime pas beau dire et coeur de chenapan »[69].

On pourrait poursuivre à l’envie le jeu des citations : de même que Venise est masquée, ainsi la fausseté des apparences lui est-elle, en quelque sorte, une seconde nature. Appliqué à la pièce elle-même, l’avertissement induit nécessairement le principe de la double lecture, comme le souligne fortement René Girard. À fleur de texte, on trouve une interprétation simple, unilatérale, voire caricaturale qui flatte les préjugés d’un public populaire; mais se devine aussi, au détour de telle ou telle réplique, la touche ironique qui subvertit le cliché à destination d’un public plus averti ou plus critique. Tel un objet mystérieux qui tournerait sans cesse sur lui-même, la pièce semble avoir le don de se présenter à chaque spectateur sous l’angle le plus favorable à la perspective qui est la sienne, explique Girard[70]. Dans ces conditions, rendre justice à la pièce et laisser résonner son ambivalence consiste à résister à toutes les lectures unilatérales qui en réduiraient la portée. L’enseignement est pour le moins déstabilisant, car s’il y a une fausseté des apparences, n’y a-t-il pas, à l’inverse, quelque vérité dans l’erreur?

C. L’antagonisme des Juifs et des Chrétiens : l’antisémitisme prétendu de la pièce

Incontestablement, ce motif est lui aussi omniprésent, présentant un biais très puissant qui devait réjouir les spectateurs des nombreuses périodes antisémites et qui suscite aujourd’hui une gêne confuse dans le public contemporain. Ce ne sont pas seulement les pluies d’injures qui s’abattent sur Shylock et le sort inique qu’on lui réserve qui nourrissent ce thème. Plus fondamentalement, on n’aurait pas tort de lire la scène centrale du procès (juridique) comme une parodie efficace de l’affrontement séculaire qui oppose deux des religions du Livre[71]. Face à un Doge-Pilate démissionnaire se rejoue le grand affrontement du Juif crucificateur et de l’homme-Dieu qui, par amour des siens, offre sa vie en rachat de leur faute. Rien n’y manque : ni la provocation de Shylock, appelant la responsabilité de son geste sur sa tête et celle des siens, ni la réaction indignée du public chrétien qui s’apprête à lui administrer la traditionnelle leçon de théologie sur la supériorité de la grâce à l’égard de la loi.

Une oeuvre du XVIIe siècle, au thème aussi sensible, à ce point idéologiquement surdéterminé, demande sans doute qu’on se garde de projeter sur elle les canons de lecture « politiquement corrects » du XXIe siècle[72]. Ce n’est cependant pas l’avis de Raphaël Draï, très sévère à l’égard d’un Shakespeare jugé « complaisant à l’égard d’un public dont il avait voulu flatter les instincts les plus vils en s’assurant du même coup d’un succès financier appréciable »[73]. L’auteur enfonce-t-il vraiment son public dans « ses ressentiments les plus archaïques »[74]? Ce n’est pas l’opinion de Russell Brown qui ne juge pas la pièce antisémite, notant, à la suite de nombreux critiques, que Shylock est convaincant lorsqu’il tend aux chrétiens le miroir mimétique dans lequel se reflète leur propre vilenie[75]. Ce Shylock, réprouvé et humain, parvient même à s’attirer par instants la compassion des spectateurs, par contraste avec le Barrabas de Marlowe. On s’accorde d’ailleurs généralement à reconnaître que Le Juif de Malte est une oeuvre beaucoup moins nuancée.

Il sera donc judicieux de s’affranchir des deux lectures antagonistes et dogmatiques, juive et chrétienne, qui, comme toujours dans ces cas-là, ne manquent pas de se renforcer dans leur mutuel aveuglement[76]. Comme on l’a déjà signalé plus haut, Shakespeare subvertit l’antisémitisme du même geste qui le manifeste, et la profondeur de son texte réside précisément dans la tension qui s’instaure entre le niveau de surface qui accable le Juif, et le niveau profond (parfois subliminal) qui déconstruit ironiquement le préjugé qui l’accable. Sans doute, explique Girard, Shylock est-il présenté comme le bouc émissaire de la cité des Doges. Mais encore faut-il s’entendre : ou bien le motif du bouc émissaire fonctionne comme thème de la pièce, sans que l’auteur ne le prenne à son compte; ou bien il en représente une structure, et dans ce cas, l’auteur s’associe à la curée avec ses personnages. Dans le cas présent, le motif du bouc émissaire est exploité à la fois comme thème et comme structure, Shakespeare présentant à ces deux types de public le Shylock qu’ils sont chacun capables de percevoir[77]. À son public antisémite il sert un Shylock caricatural et présente un procès très peu vraisemblable, mais néanmoins efficace au plan dramatique dès lors qu’il conforte un désir d’exclusion qui ne demande qu’à se prendre pour la réalité. Il s’y entend aussi cependant pour distiller suffisamment d’indices autocritiques pour que l’effet « bouc émissaire » puisse se retourner contre ceux qui prétendent l’utiliser à leur profit — « comprenne qui pourra », semble suggérer le poète élisabéthain. On trouve dans une autre pièce de Shakespeare, Troïlus et Cressida, un autre exemple de cet art suprême du double langage : s’il ne peut véritablement réfuter le préjugé populaire de l’époque qui oppose le fidèle Troïlus à l’inconstante Cressida (sorte d’Hélène à rebours), il multiplie cependant, à l’intention des happy fews, les stratégies de déconstruction de ce préjugé sexiste[78].

D. La confusion entre choses et personnes, argent et amour

À Venise, cette confusion est permanente; si naturelle qu’elle en devient inconsciente. Elle imprègne le discours et dicte le comportement de chacun des protagonistes. De tous les thèmes de la pièce il est certainement le plus explicite; nous en avons dénombré non moins de quinze occurrences que l’on reprend ici, sans prétention d’exhaustivité.

Bassanio s’endette pour séduire Portia présentée comme une « toison d’or »[79] à conquérir; toute l’affaire s’apparente à une opération commerciale prometteuse. Portia elle-même était, avec sa dot, « risquée » par le testament de son père dans la « loterie » des coffrets; son portrait (synecdoque pour sa personne entière) était enfermé dans l’un d’eux. Une fois conquise, Portia voudrait bien décupler sa valeur, pour persuader son époux de la « bonne affaire » qu’il a faite : « pour vous je voudrais tripler vingt fois ma valeur [...] et pouvoir [...] surpasser l’évaluation »[80].— Dans la même scène, Portia reconnaît que Bassanio lui est cher désormais, dès lors que cher elle l’a acheté : « Puisque cher acheté vous me resterez cher »[81]. A Belmont toujours, le couple de Nérissa et Gratiano (la suivante et l’ami, double symbolique du couple principal) qui vient de contracter mariage dans le sillage du premier, parie immédiatement mille ducats sur lequel des deux ménages aura le premier garçon[82]. C’est par amour pour Bassanio qu’Antonio s’endette auprès de l’usurier; en échange, Bassanio reconnaît que c’est à lui, Bassanio, qu’il doit le plus « en argent comme en amour »[83]. Confusion des sentiments toujours...

Dans sa pratique commerciale, Antonio prête sans intérêt, mais, en négligeant d’établir des comptes, il se fabrique une créance virtuellement infinie et s’aliène la personne même de ses obligés; le marchand s’achète ainsi un puissant réseau de bénéficiaires de ses largesses. La clause des 3 000 ducats contre la livre de chair, pour délirante qu’elle paraisse, ne fait alors que pousser à la limite l’identification permanente et l’échange constant qui se pratique entre personnes et valeurs monétaires. L’effet se renforce encore du jeu de mots entre « livre de chair » et « livre monétaire » (en anglais pound). Antonio n’est-il pas « cousu d’or »? Lors du procès, Shylock refusera les nombreuses propositions de remboursement qu’on lui fera, bien au-delà du montant nominal de sa créance, comme si celle-ci s’était littéralement incarnée dans la personne de son débiteur, comme si lui aussi était désormais contaminé par le virus vénitien de la confusion entre argent et personne. Le procès (civil) se termine non par un règlement de comptes financier, mais par une condamnation pénale (une peine de mort, peine personnelle par essence) finalement commuée en saisie financière et conversion forcée : la confusion atteint ici son comble.

Par amour pour son fiancé chrétien, Jessica vole son père en s’enfuyant de la maison familiale; elle ira jusqu’à vendre contre un singe la bague de fiançailles (symbole d’allégeance personnelle) de ses parents. Lancelot, témoin de cette fugue assortie de conversion, se permet cette plaisanterie à l’adresse de Jessica : « Cette fabrication de chrétiens fera monter le prix du cochon, si nous devenons tous des mange-porc »[84]. De l’influence des conversions sur les cours de bourse (et inversement). Apprenant l’enlèvement de sa fille, Shylock se répand en lamentations ridicules mêlant, une fois de plus, personne et argent : « Ô ma fille! Enfuie avec un chrétien! Mes ducats chrétiens! »[85]. Les anneaux de mariage de Portia et Nérissa, symboles sacrés et inaliénables d’un engagement personnel, sont facilement cédés par les époux en paiement des services des juristes (Balthazar et son clerc) à l’issue du procès. Au cours de la même scène, Portia-Balthazar avait fait mine de refuser tout honoraire : « Est assez payé qui est satisfait », déclare-t-elle, et parlant une fois de plus par antiphrase, elle ajoute « Je n’eus jamais de penchant mercenaire… »[86] On notera au passage l’écho subliminal qui s’établit entre mercenary et mercy.

Cette dernière observation peut être généralisée : mercy et merchant, le pardon et le marchand, présentent des racines étymologiques communes — merces (salaire, prix, récompense, et, en latin tardif, faveur, grâce) et merx-mercis (marchandise) — comme si la pièce explorait le noeud primitif qui rapproche de façon ambivalente vénalité et gratuité. Cette ambiguïté se retrouve du reste dans le terme français « commerce » qui s’entend à la fois de l’échange de services et de marchandises et, dans un sens plus général, des relations qu’on entretient avec les personnes, voire même du mode de socialité dont on fait montre (pensons par exemple à cette qualité d’être d’un commerce agréable). Même ambiguïté encore dans la figure tutélaire de Venise, Mercure (le Hermès des Grecs), dieu du commerce, mais aussi des voleurs, dieu de la communication, mais aussi le tricheur, le Fripon divin qui sème la confusion.

On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, qu’inscrite sous le signe d’une ambivalence aussi fondamentale, la pièce (et particulièrement la confusion de l’amour et de l’argent) puisse générer des interprétations aussi opposées.

D’un côté, la lecture idéaliste : celle de Russell Brown, par exemple, encore reprise en traduction dans l’édition Flammarion de 1994[87] : loin d’être choquant, le rapprochement de l’amour et du commerce (assorti d’usure) est bienvenu — le bonheur démultiplié des amants n’en est-il pas l’intérêt naturel? Pour triompher en amour, comme pour réussir en affaires, il faut savoir tout hasarder. L’incessant échange que pratique la pièce entre vocabulaire du négoce et discours amoureux ne ferait que refléter cette vérité. Et ce serait la valeur morale de la pièce que de tirer cette ambivalence vers le haut : à la différence de Shylock qui rabat l’échange sur le strict calcul du donnant-donnant, Portia parviendrait à le transcender en le rapportant à la générosité, au don et au pardon : « Donnez et vous recevrez » serait, en définitive, le fin mot de l’histoire — « donner est plus important que recevoir, donner sans compter, sans arrière-pensée »[88].

Convaincu, au contraire, de l’incommensurabilité des personnes et des choses, Kenneth Gross dénonce la confusion anthropologique qu’induit l’omniprésence de l’étalon monétaire dans son rôle prétendu d’équivalent universel[89]. L’argent serait pareil au Golem de la tradition talmudique : cet être humanoïde créé par un magicien à partir de matière inerte et censé le servir, mais qui lui échappe bientôt et finit par lui dicter sa loi. Le Golem figure-t-il parmi les personnages du carnaval de Venise? Sans doute pas; on ne peut cependant s’empêcher de penser qu’il en inspire plus d’un. On le devine aussi tirer, en coulisses, les ficelles de la représentation, faussant aussi bien les règles de l’économie que celles de l’amour.

Mis sous le signe de la confusion des sentiments et des affaires, cet argent-amour dénature, en effet, les principes du commerce : en négligeant d’assurer ses navires et en empruntant et prêtant sans intérêt, Antonio subvertit le négoce en lui substituant une logique d’allégeance personnelle répondant à des lois politiques (féodales) et affectives d’une toute autre nature.

Mais l’argent-amour dénature aussi les sentiments, dès lors qu’il leur imprime une vénalité qui devrait leur rester étrangère. En substituant sans cesse un code pour un autre, Antonio est gagnant à tous les coups : l’argent vient-il à manquer, il mobilise les sentiments; reste-il en défaut d’amour ou d’amitié, il s’achète l’affect manquant. Le comportement de ces Magnifiques illustre exactement la perversion que Michael Walzer dénonce dans ses Sphères de justice. La conversion, définie comme le fait de tirer profit de la supériorité acquise dans une sphère (le savoir, le pouvoir, les grâces divines ou l’argent, par exemple) pour exercer un pouvoir indu ou revendiquer un bénéfice immérité dans une autre sphère. Ainsi d’une pression politique exercée en vue d’obtenir un diplôme ou un emploi[90]. Ces importations non contrôlées d’une sphère à l’autre sont génératrices d’inégalités fondamentales, explique encore le philosophe américain; elles sont à l’origine d’une corruption généralisée, ajouterons-nous. La corruption ou le mélange des genres, la corruption ou la privatisation du pouvoir, la corruption ou la déchéance du tiers... toutes choses qui se vérifieront dans la pièce.

III. Le jeu de lois

Il y a deux manières de traiter les enjeux juridiques de la pièce : la perspective réaliste qui prend au mot les données juridiques de l’intrigue comme s’il s’agissait de la chronique d’un dossier réel, dont on étudie de surcroît les sources historiques et les retombées jurisprudentielles ultérieures, ou la perspective de poetic justice qui envisage ces données sur un mode symbolique ou allégorique mettant en lumière leurs dimensions anthropologiques et politiques. Se limiter à l’option réaliste, c’est assurément manquer l’intelligence profonde de la pièce et réduire l’intrigue à un casus d’école de droit; c’est dénaturer l’intention de Shakespeare, et durcir aussi, de façon mécanique et causale, les liens qui le lient à ses sources d’inspiration et aux résonances de son oeuvre sur le droit de son époque (comme s’il s’agissait d’un simple précédent juridique). À l’inverse, négliger de prendre au sérieux ces dimensions juridiques, c’est priver la pièce de son ancrage dans la réalité, occulter ses sources probables et négliger ses retombées ultérieures.

On peut penser que c’est précisément un des traits distinctifs les plus sûrs des grandes oeuvres du corpus droit et littérature que de se prêter simultanément à ces deux types de développements. D’autant que, il ne faut pas en douter, souvent la réalité dépasse la fiction : loin de plomber l’écriture poétique par sa technicité, l’appareillage juridique peut, dans certaines circonstances, s’avérer une source d’inspiration féconde, comme c’est le cas ici pour les modalités étonnantes d’exécution d’une créance sur la personne du débiteur. Il faut donc penser l’articulation des deux plans plutôt que de les dissocier; ainsi, ce n’est pas parce qu’on juge la clause pénale illégale au regard de tel ou tel système juridique historique qu’elle est dépourvue d’efficacité dramatique dans la pièce. Ou encore : c’est par le contrat et la loi que Shylock entend assouvir sa vengeance, c’est dans l’enceinte du tribunal que Portia défait son ennemi. Les passions qui s’affrontent dans la pièce, si elles surdéterminent radicalement les instruments juridiques, n’en sont pas moins des passions juridiques — rappelons-nous le « I crave the law » de l’usurier — l’homme qui désirait le droit à en crever[91].

Il nous faut donc tenter, dans les deux développements juridiques qui suivent, de croiser les fils de la réalité et de la fiction.

A. Approche historico-réaliste

1. Les sources et le contexte de l’affaire Shylock v. Antonio

La scandaleuse clause pénale de la livre de chair prélevée sur le corps du débiteur a-t-elle des précédents historiques? On songe immédiatement à la loi juive du talion ainsi qu’à la Loi des douze tables. Mais, à y regarder de plus près, la réalité est sans doute plus nuancée.

La « loi du talion » trouve une première formulation dans le livre de l’Exode : « Mais si l’accident est mortel, tu donneras vie pour vie, oeil pour oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, plaie pour plaie, meurtrissure pour meurtrissure »[92]. On en trouve d’autres occurrences dans le livre du Lévitique[93], ainsi que dans le livre du Deutéronome[94]. Les commentateurs talmudiques contestent l’interprétation chrétienne de ces passages (à supposer déjà que leur traduction fut correcte) : il s’agirait moins, dans la tradition juive, de vengeance que de compensation du dommage — une compensation équilibrée, le plus souvent financière, et à évaluer au cas par cas devant le tribunal rabbinique (on aura noté la formulation plus compensatoire que vengeresse du texte : « tu donneras », plutôt que « tu prendras »). Il est certain que le sens général de ces passages est de « civiliser » la vengeance archaïque, de l’encadrer et de la limiter, le souci étant de se soustraire au cycle mortifère de la violence en miroir. Il est nécessaire également d’éclairer le sens de ces passages à l’aide d’autres prescriptions, telle cette injonction tirée du livre Les proverbes de Salomon : « Ne dis point : Je lui ferai comme il m’a fait; je rendrai à cet homme selon ce qu’il m’a fait »[95]; ou encore ce passage du Lévitique : « Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas point de ressentiment contre les enfants de ton peuple; mais tu aimeras ton prochain comme toi-même »[96].

L’autre source à laquelle Shakespeare devait songer est la Loi des douze tables, premier corpus de droit romain écrit, rédigé en 450 avant notre ère. La troisième table, relative aux débiteurs en défaut, se rapproche directement de notre affaire. On en cite ici les principaux extraits :

Une fois la dette reconnue ou l’affaire jugée en procès légitime, que le débiteur ait 30 jours pour payer.

Ensuite qu’il y ait mainmise sur lui ; qu’on le conduise devant le juge.

S’il ne satisfait pas au jugement ou si personne ne se porte garant pour lui en justice, que le créancier le prenne, l’attache avec une corde ou des chaînes d’un poids minimum de 15 livres, ou, s’il le veut, davantage.

[...]

À défaut d’arrangement, le débiteur est enchaîné soixante jours. [...] Au troisième jour du marché, il est puni de la peine capitale, ou d’être vendu à l’étranger, au-delà du Tibre.

Au troisième jour du marché, qu’on le coupe en morceaux. S’ils en prennent plus qu’il leur en est dû, que cela se fasse en toute impunité [notre traduction].[97]

Nous y voilà : « qu’on le coupe en morceaux »! Avec cette précision additionnelle qui a peut-être inspiré (à rebours) à Shakespeare le coup de théâtre de dernière minute de Portia : peu importe si les créanciers en prennent un peu plus que leur part.

Ce texte, d’une cruauté insigne, a-t-il jamais été effectif? On en discutait déjà dans l’Antiquité. Ainsi, dans le livre vingtième des Nuits attiques, Aulu-Gelle rapporte une discussion imaginaire d’un jurisconsulte et d’un philosophe à propos de cette troisième table[98]. Certes, reconnaît le juriste, rien de plus barbare que ce châtiment, mais précisément, argumente-t-il, « on a entouré la peine de cet appareil de cruauté, précisément pour n’avoir jamais à y recourir »[99]. De fait, l’antique chronique ne rapporte aucun exemple d’application de ce texte, preuve que la dissuasion a fonctionné : « La sévérité de la répression est souvent une leçon de conduite, un moyen de discipline morale »[100], conclut-il.

Il ne faut donc pas prendre ces textes à la lettre, même dans leur acception historique. Du reste, à l’époque de Shakespeare, on y reviendra, les juridictions d’équité « libérai[en]t les débiteurs des pénalités purement pécuniaires, stipulées dans les contrats » [note omise][101] et une littérature de fiction se développait, critiquant le formalisme juridique grandissant qui se développait autour des Inns of Court[102].

D’autres textes, beaucoup plus récents, relatifs au traitement des débiteurs défaillants, ont également pu inspirer Shakespeare. On peut citer à cet égard un ouvrage de 1592 intitulé Symboloeography de William West[103] qui se présente comme un manuel à destination des courtiers, armateurs et assureurs, contenant divers modèles de contrats et de clauses. Pensons par exemple au Statute Merchant, contrat de prêt conclu devant notaire ou autres autorités marchandes, dont l’inexécution se soldait par la privation de liberté du débiteur, ou, à défaut de le trouver, par la saisie de ses biens et de ses terres.

Deuxième observation : contrairement aux vaisseaux d’Antonio, les cargaisons et les flottilles vénitiennes étaient très bien assurées. Depuis le XIVe siècle, Venise était devenue le principal centre mondial de l’assurance maritime. L’une des ruelles qui conduisait au Rialto se dénommait « rue de l’assurance »; des courtiers y proposaient des formulaires préimprimés, souscrits, pour des sommes de 100 à 200 ducats, par des centaines de personnes qui partageaient ainsi les risques de naufrages et d’attaques de pirates.

On clôturera ce tour d’horizon en s’interrogeant sur la situation des Juifs en Grande-Bretagne à l’époque de Shakespeare. Il semblerait qu’ils fussent peu nombreux à l’époque sur le territoire de l’île. Les historiens rapportent néanmoins des émeutes anti-Juifs à Londres durant les années 1593-1598, c’est-à-dire précisément à l’époque de la rédaction du Marchand.

Un point plus précis de l’actualité de l’époque mérite cependant d’être évoqué car il eut un grand retentissement, et les spectateurs de Shakespeare l’avaient certainement encore en mémoire. Il s’agit du procès scandaleux (à nos yeux) fait à un Juif d’origine portugaise installé à Londres : un certain Rodrigo Lopez, converti à la religion chrétienne et médecin de son état. Attaché à la cour royale, il fut poursuivi et condamné sur la base d’une allégation d’espionnage au profit de l’Espagne, puissance étrangère en guerre avec l’Angleterre. Elisabeth I le laissa condamner, n’ignorant rien de son innocence; à ce déni de justice vint s’ajouter l’atroce supplice infligé à l’infortuné vieillard. Donné en pâture à la populace, Lopez fut pendu, dépendu avant que la mort n’ait fait son office, ensuite châtré, éviscéré et découpé en quartiers; enfin les morceaux de chair furent bouillis pour assurer leur conservation et expédiés en exemple aux quatre coins de la ville[104]. Cet horrible récit illustre bien le fait que la cruauté souvent imputée à l’oeuvre de fiction se trouve confirmée et même dépassée dans la réalité; il suscite par ailleurs un curieux sentiment d’inversion (on impute au Juif les desseins diaboliques qu’on lui applique), doublé d’une impression de dénégation théâtralisée de la réalité — comme si le public élisabéthain avait besoin de décharger sur un odieux Shylock imaginaire un trop plein de culpabilité refoulée[105].

2. Les principaux thèmes juridiques de la pièce

Le contrat de prêt et la clause pénale qui l’accompagne sont, bien entendu, au coeur de la discussion. Mais la pièce regorge d’autres dimensions juridiques : il y est question de testament et de mariage (a), du statut des étrangers (b), ainsi que de droit processuel (c).

a. Testaments et mariages

La pièce évoque le testament du père de Portia, ainsi que celui que l’infortuné Shylock sera contraint de rédiger en faveur de sa fille et de son beau-fils chrétiens. Par ailleurs, au mariage de Portia et Bassanio viennent s’ajouter celui de Jessica et de Lorenzo (qui enlèvera cette dernière), ainsi que celui de Nérissa et de Gratiano (doublure du premier couple). Les historiens du droit de l’époque, notamment B. J. et Mary Sokol, qui consacrent un livre entier au thème juridique du mariage dans l’oeuvre de Shakespeare[106], rappellent que, de façon prévisible, les pères exercent un très grand pouvoir sur leurs enfants en matière matrimoniale (sans pouvoir les contraindre totalement cependant, car le consentement des époux est une condition essentielle de validité de l’union), et qu’en mariage, les femmes sont totalement subordonnées à leur époux[107]. Ces deux principes sont cependant pour le moins relativisés dans la pièce. Jessica, suite à son enlèvement (consenti) — abduction of heiress (rapt d’héritière) —, contracte un mariage contre la volonté de son père. En principe, un tel délit était considéré comme un tort fait au père, un dommage susceptible de réparation; mais nul ne songe à suggérer une telle action en réparation à Shylock[108]. Par ailleurs, une autre sanction à l’égard des enfants réfractaires était la privation d’héritage[109]; mais, sur ce point encore, Shylock sera défait : Antonio obtiendra du Doge de forcer l’usurier à léguer toute sa fortune à sa fille renégate.

Portia, quant à elle, semble, en apparence du moins, se conformer à la volonté de son père mort[110], mais on a déjà souligné son aptitude à infléchir cette volonté dans le sens de ses souhaits. De même si, en bonne épouse, elle se soumet totalement à celui qu’elle appelle désormais son seigneur et maître (« my Lord »[111]), elle s’y entend pour garder la conduite du ménage. On notera au passage que son acte d’allégeance personnelle se double du transfert de tous ses titres et tous ses biens à Bassanio[112]. Cette opération de transfert de saisine (livery of seisin) pouvait s’opérer par différents gestes rituels, notamment la délivrance d’une pincée de terre, mais aussi per anulum, par la remise d’un anneau.

b. Statut des étrangers

On ne fera qu’évoquer ce thème, indépendamment du fait de son influence décisive sur le sort de l’infortuné Shylock. On se souvient que Portia exhibe ce texte, en fin de procès et de façon totalement inattendue, comme un véritable coup de grâce (c’est le cas de le dire). Lisant un des livres de droit dont elle a eu soin de se munir, elle rappelle que, s’il est prouvé contre un étranger qu’il a cherché à attenter, par des moyens directs et indirects, à la vie d’un citoyen de Venise, il sera condamné à mort et que ses biens seront saisis[113]. Certes, aujourd’hui encore, les États souverains font un sort différent aux nationaux et aux étrangers, mais, bien entendu, les droits fondamentaux sont reconnus, du moins en principe, aux uns comme aux autres. Il est étonnant, de ce point de vue, que ce Statut des étrangers ait suscité si peu de commentaires. A-t-on pris la mesure de son iniquité? Voilà un texte qui menace de mort l’étranger qui s’en prendrait, même indirectement, même par simple intention (« comploter »), sans ménager d’exception (la légitime défense, par exemple), à l’intégrité d’un citoyen (l’inverse n’est pas vrai; la discrimination est évidente). Et, d’un texte aussi sévère, on fait application à Shylock après l’avoir assuré que rien dans la loi de Venise ne s’opposait à l’exécution de son billet[114], et sans que lui soit laissée la moindre possibilité de se défendre ou d’intenter appel[115].Tout se passe comme si la sagacité des commentateurs et l’intérêt des spectateurs se concentraient exclusivement sur la clause pénale et les moyens juridiques pour l’invalider, tandis que l’égale cruauté de ce régime sombre dans l’indifférence générale. La possibilité de grâce qu’il ménage cependant pourrait partiellement expliquer cette indifférence, mais on a vu que cette « grâce » était l’occasion d’imposer à l’usurier des représailles, moins sanglantes sans doute, mais non moins cruelles.

c. Droit de la procédure

L’acte IV tout entier met en scène un procès; singulier procès, en vérité. Sans doute, et c’est un acquis minimum, Shylock ne se fait-il pas justice à lui-même : la clause pénale dont il est le bénéficiaire, il en demande exécution en justice. Mais de quelle justice s’agit-il? Une justice rendue par un Doge évanescent, rex inutilis, qui, à bien des égards, évoque un Ponce Pilate impuissant et sans doute complaisant. Le vide est comblé par l’intervention miraculeuse de Portia au terme d’une triple imposture : femme, elle se présente déguisée en homme; non-juriste, elle se pare d’une science d’emprunt; amicus curiae (c’est-à-dire un personnage étranger aux parties, ni témoin ni même expert, invité au tribunal pour l’éclairer sur un aspect important de l’affaire qui risquerait d’être insuffisamment pris en compte), elle a tôt fait de conduire le procès et d’en dicter le verdict. Plus fondamentalement encore, et c’est une quatrième imposture, Portia, en tant qu’épouse de Bassanio, est directement intéressée à l’issue du procès. Dans la suite, lorsqu’il s’agira de moduler la grâce accordée par le Doge, Antonio lui succédera dans le rôle du tiers intéressé. Si donc Shylock, toujours légaliste, s’en remet aux instances judiciaires pour voir consacrer son droit, il n’en va pas de même dans le clan des Vénitiens. Dans leur jeu, le tribunal n’aura été qu’une nouvelle scène de comédie et le Doge un nouveau personnage de carnaval.

La « procédure » de l’instance confirme cette analyse. Le procès civil se mue en un instant en un procès criminel, l’accusation est menée par l’amicus curiae, Shylock est dans l’impossibilité de se défendre, et toute voie d’appel lui est barrée.

Comment réagir face à tant d’invraisemblances? Soit on tentera de « redresser » Shakespeare en réécrivant les phases de ce procès, pour le traduire, cette fois correctement, dans les voies procédurales du droit anglais de l’époque. C’est l’option « hyper-réaliste » que choisit Mark Edwin Andrews[116]. Soit on prend acte de ces écarts littéraires à l’égard de la norme juridique, et loin d’y voir des incorrections à redresser, on les interprète comme des indices d’une vérité fictionnelle, relevant de la poetic justice et d’une surdétermination passionnelle qu’on se propose d’éclairer bientôt.

d. Le contrat d’emprunt et la clause pénale

Quantité de questions se posent à leur sujet.

Et d’abord la question de la vraisemblance de la clause pénale (la livre de chair) proposée par Shylock « en manière de boutade »[117]. Cette clause assortit un contrat qui sera signé par le débiteur et revêtu du sceau d’un notaire. Tout se passe donc comme si, à Venise (ou du moins, la Venise poétique de Shakespeare), le principe de l’« autonomie de la volonté » (ce que les parties décident a force de loi) était sans limite. Par contrat, une partie pourrait donc renoncer au droit à la vie.

Mais, dira-t-on, libre aux parties de signer des billets de comédie, tant qu’elles ne passent pas à l’acte; or c’est précisément ce que prétend Shylock en faisant arrêter Antonio pour le traduire en justice. Voilà que la plaisanterie devient sérieuse; on cesse de rire, et des cohortes de commentateurs prennent la plume. Le rideau se lève sur une grandiose représentation juridique, avec, dans les rôles principaux, la loi, l’équité et le pardon. Face au couteau dégainé et à la poitrine offerte, les facultés critiques s’émoussent, l’émotion et les bons sentiments (pré)-jugent avant même d’avoir écouté.

Il nous faut donc, une fois encore, redoubler d’attention et sérier les questions. Est-on certain tout d’abord qu’il s’agit vraiment d’equity dans cette affaire ? Et suffit-il d’assimiler vaguement equity et mercy dans une commune réprobation du formalisme juridique ?

De nombreux analystes relisent la pièce dans les termes d’un majestueux affrontement entre droit (associé à justice stricte) et équité[118]. Or, il faut déjà y être attentifs, l’equity revêt, en droit anglais, au moins deux sens distincts. Dans un premier temps, il s’agit de l’équité au sens aristotélicien de prudence jurisprudentielle qui tempère les rigueurs de la loi, qui actualise le conservatisme d’un vieux précédent[119], qui personnalise la solution trop générale d’une norme abstraite. L’équité est alors une justice « sur mesure », adaptée aux particularités du dossier et personnalisée au regard des protagonistes. Elle suppose une discrétion du juge (par opposition à son devoir de réserve) qu’on peut définir comme la prise de responsabilité du juge qui s’efforce d’usiner le produit « semi-fini » que représente la norme légale en exploitant, de manière raisonnable, la marge de jeu qui lui ouvre toujours un ensemble de textes écrits.

Dans un deuxième sens, plus technique, l’equity s’entend de la justice rendue par la Chancery Court, sous l’autorité du Chancellor dans le but de tempérer la rigueur des décisions des cours de common law. Il est établi que, dès le XVIe siècle, les juridictions d’equity atténuaient la rigueur des clauses pénales (conclues in terrorem) lorsque les dommages civils (prévus bona fide) pouvaient suffire au dédommagement du créancier[120]. Ce dernier se contentait, dans ces conditions, d’exiger un equitable relief of the bond’s penalty[121]. Selon certains auteurs, dont Andrews que nous aborderons dans la jurisfiction, Shakespeare prendrait parti dans le débat de son temps et aurait plaidé pour l’intervention des Cours d’équité. Il dénoncerait le formalisme des raisonnements trop attachés au respect des précédents ou à la lettre de la loi, leur préférant des formes de balance des intérêts du genre de celles que Bassanio propose pour passer outre à la reconnaissance de dette : « qu’un grand droit naisse au prix d’une petite entorse »[122].

À mieux y regarder cependant, ce n’est pas d’equity qu’il est question dans la pièce (dans aucun des deux sens mentionné), mais bien de mercy. La mercy, ou l’au-delà de la justice et de la loi; non plus l’amendement de la loi et l’humanisation de la justice, mais le passage à une autre logique. Une logique de la gratuité (sur le modèle de la miséricorde divine), une grâce qui est une prérogative de celui qui, souverain, se met, par ce geste, au-dessus de la loi, ou du particulier qui, en accordant son pardon, transcende lui aussi la justice et la loi. Cette logique du supplément vient d’en haut[123], elle n’est jamais contrainte, et bénéficie autant à celui qui la donne qu’à celui qui la reçoit.

Sans doute, il faut le reconnaître, Portia utilise-t-elle aussi des expressions qui favorisent la confusion entre ce pardon et l’équité : ainsi lorsqu’elle dit que « la clémence adoucit la justice »[124] ou lorsqu’elle affirme « plaid[er] pour mitiger la rigueur du procès »[125]. Il n’en reste pas moins que l’équité et le pardon n’opèrent pas sur le même plan : l’équité s’inscrit dans le ressort du droit, et part d’une loi générale et abstraite qu’elle tempère; le pardon, quant à lui, est extra- ou supra-juridique, il transcende toute espèce de loi et instaure une logique souveraine de don et de pardon.

Plusieurs arguments devraient nous convaincre de ce que le conflit se joue entre loi et pardon et non entre loi et équité[126]. Sans même mentionner les motivations intéressées de Portia qui dénaturent radicalement son superbe appel à la clémence, on rappellera d’abord que le terme equity n’apparaît jamais dans la pièce. Gary Watt signale, du reste, qu’il ne figure qu’à quatre reprises seulement dans l’ensemble de l’oeuvre de Shakespeare[127]. On relèvera ensuite que la clause n’est jamais contestée pour elle-même. Au contraire, c’est à quatre reprises qu’Antonio la confirme et déclare s’y conformer[128]. À son tour, Portia la déclare « en règle avec la loi vénitienne au point qu’on ne peut faire obstacle [aux] poursuites »[129]. Quant au Doge, loin de contester le marché, il s’applique, dès l’entame du procès, à en appeler à l’humanité de Shylock, sa clémence, sa douceur et sa tendresse humaine (love)[130] — il attend de l’usurier « a gentle answer »[131]. Avec cette gente réponse et cet appel à l’amour, on est bien, convenons-en, en-dehors de la sphère du droit. Plus tard, l’appel de Portia à la mercy n’est pas adressé à la Cour dans l’espoir qu’elle atténue la dureté de la clause; il est destiné à Shylock dont elle attend un sursaut de générosité, un passage à l’acte, non dans le sens de l’exécution de la clause (le terme « exécution » est pourtant ici particulièrement pertinent), mais dans le sens de l’abandon des poursuites, de renonciation unilatérale à son droit. Don, pardon, abandon... tout se passe comme si le clan des Vénitiens faisait peser sur le seul Shylock tout le poids de la rentrée dans le réel au moment où cette mauvaise plaisanterie, qui décidemment tourne mal, devenait trop dérangeante et qu’il fallait arrêter le jeu — ici le jeu de la justice.

Ceci nous conduit finalement à la question décisive : sur le fond, quel parti adopter? La loi ou le pardon (confondu, par beaucoup d’auteurs, mais on n’y revient plus, avec l’équité)? Daniel J Kornstein soutient que la grande majorité des commentateurs emboîte le pas à Portia et célèbre, dans Le Marchand de Venise, le triomphe du bon sens et de la clémence sur les rigidités de la loi. Cependant, le parti opposé, depuis Rudolph von Ihering au moins, ne manque certes pas d’arguments et voit sans doute ses rangs grossir avec le temps.

La clause litigieuse est-elle valide? Doit-elle être appliquée par le tribunal? Elle fait l’objet de trois interprétations différentes dans la pièce : une lecture littérale, une lecture humaniste et une lecture hyper-littérale.

Selon la première, aucun argument juridique ne s’y oppose. Priver le créancier de son bénéfice serait, du même coup, ébranler la confiance des investisseurs étrangers et compromettre ainsi le crédit commercial de Venise. Selon la deuxième lecture, la clause, valable en elle-même, s’avère cependant d’une inhumanité extrême, de sorte que son bénéficiaire se grandirait en y renonçant. Enfin, on se rappelle de la « ficelle » hyper-légaliste à laquelle se raccroche Portia en dernier recours : ce sera la livre de chair et pas une goutte de sang ni un gramme supplémentaire.

Reconnaissons d’abord la mauvaise foi et l’absurdité de la troisième lecture : comme le notait déjà Ihering au XIXe siècle[132], il est évident que le sang était implicitement compris dans la livre de chair convenue. Mais alors que penser de la clause elle-même? Il aurait été aisé d’invoquer plusieurs arguments juridiques à l’encontre d’une clause attentatoire à la vie du débiteur. Par exemple, une variante du principe d’ordre public qui fixe quelques limites élémentaires à la licéité des conventions, ou encore telle ou telle réglementation limitant la validité des contrats de jeu (gambling contract)[133]. Aucun tribunal à Jérusalem (la loi juive interdisant de prélever un morceau de chair sur un animal vivant), ni à Rome (on se souvient de la discussion de la Loi des douze tables) ni à Londres n’aurait prêté son concours à l’exécution d’une telle clause. D’autant que Shylock s’était vu offrir plusieurs fois la somme convenue au cours du procès, ce qui, dans la procédure anglaise, aurait dû suffire à écarter sa demande de l’exécution en nature, soit un moyen introduit devant les juridictions d’équité et consistant à exiger du créancier de se voir remettre en nature l’objet convenu[134]. En définitive, la solution raisonnable du litige résidait dans le remboursement à Shylock du principal, agrémenté d’un montant complémentaire, compensatoire de son dommage. Mais une telle issue aurait banalisé le conflit; elle l’aurait transformé en contentieux ordinaire, justiciable d’une raison commune, alors qu’il s’agit ici, de toute évidence, d’un différend, justiciable de la poetic justice.

Ceci nous conduit à évoquer deux prolongements de la pièce sous forme de « jurisfictions ».

3. La postérité juridique du Marchand

En résumé, la question se ramène à savoir si le plaidoyer littéraire administré par Shakespeare en faveur de l’équité et des juridictions d’équité (à supposer cependant que tel fut son propos, ce que nous avons discuté, mais on ne peut nier que beaucoup ont dû le comprendre en ce sens) a exercé une influence décisive sur la partie de bras de fer historique que se livraient, depuis des décennies sinon des siècles, les deux types de juridictions anglaises. Beaucoup le pensent[135], à commencer par Andrews lui-même[136]. Et ceux-là de citer une célèbre affaire de 1615, Glanvile v. Courtney[137] dont les éléments factuels et les résultats sont exactement ceux qu’Andrews prête à Shakespeare : décision favorable à l’usurier rendue par Lord Coke, Chief Justice of the Common law Courts, et ensuite injonction en sens contraire rendue par le Chancellier, Lord Ellesmere. À partir de ce moment, les choses devenaient claires : la Couronne avait nettement et définitivement pris le parti de l’equity. Le Roi Jacques Ier, qui avait inspiré cette décision, l’emportait ainsi sur Lord Coke, qui avait prétendu lui disputer ses prérogatives juridiques. Désormais prévaudrait l’adage : « where equity and law conflict, equity shall prevail ». W. Nicholas Knight, discuté lui-même par de nombreux auteurs[138], défend la thèse selon laquelle Jacques Ier, qui avait certainement assisté plusieurs fois aux représentations du Marchand (de même, du reste, que Lord Coke, Lord Bacon et Lord Ellesmere, dans le cadre des Inns of Court, notamment), aurait été directement influencé par Shakespeare[139]. Possible, mais évidemment invérifiable. Il est vrai que tout se trouve chez l’immense poète élisabéthain, y compris l’anticipation de la thèse de Knight dans la bouche de Hamlet : « La pièce! — c’est là que je piégerai la conscience du Roi »[140]. Shakespeare, maître à penser du Roi, pourquoi pas?

B. Approche de poetic justice

Il est temps d’inscrire la pièce dans son horizon naturel : celui des passions juridiques pour lesquelles le droit n’est pas seulement un outil, mais un enjeu. Pour progresser dans ce labyrinthe, nous disposons désormais des deux fils d’Ariane nécessaires : une première analyse des caractères, et un décryptage des procédures juridiques suivies. Il nous reste à nouer ces deux fils et à découvrir l’étrange motif qu’ils tissent[141].

La clé de voûte de la pièce est, de toute évidence, constituée par la haine qui cimente le couple Shylock-Antonio. Il fallait bien qu’un jour ces deux-là se rencontrent. Rappelons-nous : Antonio, le parrain blasé, vaguement déprimé, en quête de frissons inconnus. Il risque son va-tout commercial en engageant tous ses navires non assurés. Mais ce n’est pas assez, alors même que son ami Bassanio vient de s’éprendre d’une belle héritière. Maintenant il voudrait se mettre totalement à découvert, et trembler enfin dans un « rien ne va plus » flamboyant. Le fantasme de ce joueur invétéré? Toucher enfin une limite; une vraie limite, une limite dans le réel. Atteindre la « dernière vie » du jeu et la jouer à pile ou face — une chance sur deux, le risque « pour de vrai ». Peut-être faut-il pousser encore d’un cran l’analyse et convenir que cet Antonio-là est même un peu masochiste. Il rêve d’une loi qui lui enseignerait enfin la limite et s’inscrirait à même son corps, comme l’officier de la Colonie pénitentiaire[142] qui, sevré de loi, finissait par se jeter lui-même sur la machine des supplices dans l’espoir que la sentence écrite en lettres de sang sur son corps lui révèle enfin la règle. Lui, l’homme des grâces et de toutes les échappatoires, il buterait enfin sur de l’implacable; lui qui a tout acheté, il serait enfin confronté à de l’irrémissible. Il toucherait enfin un « arrêt » du destin. Aussi, cette loi implacable, il se jure de la défier. Avec, n’en doutons pas, au fond du coeur qu’il va risquer, ce redoublement secret de jouissance — la perspective qu’il pourrait bien gagner encore. Cette statue du Commandeur qu’il va défier, ce sera Shylock.

Shylock, l’antithèse absolue, le frère ennemi. L’homme du livre et du texte; l’homme de parole et d’engagement. Le financier parasite et pourtant indispensable à ses affaires comme à celles de Venise. Le rival de rien qui pourtant jette une ombre grandissante sur ses trafics. Le souffre-douleur de la fête vénitienne, dont la vue seule suscite le rejet. Ce refoulé de l’inconscient qui a le mauvais goût de faire retour bien trop souvent. Et puis, n’est-il pas le descendant des déicides, celui sur la tête duquel plane une malédiction éternelle? Chaque mot, chaque pas de Shylock portent le poids de cette malédiction; il n’est plus, dès l’instant où sa fille chérie l’a trahi pour un chrétien, qu’un bloc de ressentiment — comme un mégalithe de haine au beau milieu de la fête. Le hasard lui fournira son adversaire : ce sera Antonio, le prince des joueurs à la dérive.

Ces deux-là devaient se rencontrer. Dans cette Venise électrisée, ils s’attirent et se rejettent comme le positif et le négatif. Deux adjectifs inattendus les caractérisent, qui disent cette polarité : Antonio est triste Shylock imagine un contrat amusant; voilà donc que, dans la tension qui les oppose, ils échangent leurs rôles : le royal marchand va jouer dans la douleur, le Juif réprouvé anticipe sa jubilation. Alors les deux hommes décident de pactiser; peut-être attendaient-ils cet instant depuis des années. Ils vont se pousser à bout, dans une partie sans merci, en poussant la loi à bout. Par lassitude faustienne, Antonio pactisera avec le diable et risquera sa vie; par haine atavique, Shylock assumera le stéréotype du Juif mangeur d’homme dans l’espoir d’assumer enfin une vengeance séculaire.

C’est Antonio, bien entendu, qui prend l’initiative et se réserve donc d’emblée l’avantage. Le piège diabolique du contrat, c’est lui qui l’ourdit. C’est lui qui se traîne, à demi défait, devant son rival, en demandeur de crédit. Entre les deux ennemis, c’est une scène de séduction paradoxale qui se joue, un lien basé sur la haine réciproque qui se noue — résistance garantie. « Prête-[moi cet argent] comme à ton ennemi »[143], lance-t-il à l’usurier, et ne compte pas sur moi pour te remercier, je continuerai à te cracher au visage comme je l’ai toujours fait et comme tu le mérites. Antonio provoque, excite : allons, sois le chien que tu es, mords! Et voilà Shylock, abruti de haine, aveuglé de ressentiment, ivre de vengeance, qui tombe dans le piège béant. Il fait mine de chercher les bonnes grâces de son adversaire, il semble se jouer de la situation en proposant la clause « par manière de plaisanterie »[144], mais personne n’est dupe : l’humour n’est pas son genre et il y a bien longtemps qu’il a cessé d’espérer les bonnes grâces des Vénitiens. Comme un animal affamé, il a flairé sa proie et se jette dessus : pas de quartiers!

Sans doute un contrat demande-t-il une consideration. Mais précisément, le coeur d’Antonio est exigé en « considération » de quinze siècles de maléfices infligés à son peuple. Faible compensation, mais fameux bénéfice symbolique pour un homme seul. Hypnotisé par ce fabuleux marché, Shylock en vient à oublier ses impératifs commerciaux : pour une fois il se passera d’intérêts. Son intérêt dans l’affaire est d’un autre ordre, infiniment supérieur, à vrai dire au-delà de toutes ses espérances. Une vengeance assouvie par la loi, pouvait-il rêver mieux ? Double appât tendu par Antonio : la vengeance et la caution de la loi. Le réprouvé légaliste n’y résiste pas. Désormais le bond sera son talisman, son destin, son salut; il s’y identifie totalement, ainsi qu’à cette loi qui, croit-il, lui en assure l’exécution certaine. Muni de ce papier, signé par son débiteur et passé devant notaire, Shylock désire désormais la loi (désir fou, absolu, à en crever — I crave the law[145]) — il est désormais la loi, il en tient lieu, il en est le lieutenant sur terre[146]. Double aveuglement de Shylock, qui bien à tort, renonce aux lois du commerce, et, de surcroît, se méprend sur le sens de la loi (la loi vénitienne, la loi juive, la Loi tout court) dont il se prétend le lieutenant. Avec le coeur d’Antonio, il croit tenir son os — un os protégé par la loi qu’il érige en fétiche. Son petit fétiche personnel...

Face à lui, Antonio peut se contenter de tendre le cou. La proie qui piège le chasseur, voilà l’exploit du masochiste à l’égard de son partenaire qui n’était pas un sadique, mais qui le devient par occasion[147]. À vrai dire, Antonio tente ici le coup de sa vie — une formidable partie de « qui perd gagne », à quoi se reconnaît à coup sûr la stratégie du pervers. Qu’on en juge. S’il gagne (ses galions rentrent au port chargés de richesses), il aura fait coup triple : il aura obtenu un prêt sans intérêt, il aura imposé sa loi du « sans intérêt » au financier juif, il l’aura frustré de sa jubilation vengeresse. S’il perd (il est ruiné), il aura enfin éprouvé une limite et rencontré cette résistance qui s’était toujours dérobée devant lui — avec, en prime, ce surcroît de jouissance tiré de la certitude qu’en définitive cette limite est le fruit d’une machination dont il est lui-même l’auteur — assez de quoi flatter son fantasme de toute-puissance. Dans les deux cas, en jouant si gros, il se sera offert de bonnes décharges d’adrénaline, lui que guettaient la routine des affaires et la morosité des amours platoniques. Enfin, qu’il gagne ou qu’il perde, il s’auréole du prestige social d’un sacrifice (pseudo)-christique : n’a-t-il pas offert sa vie pour racheter la dette d’un ami ?

Fondé sur de telles motivations, on comprend que le pacte infernal soit à toute épreuve. Son manque apparent de consideration juridique (et donc de validité légale) est le signe le plus certain de son effectivité, et donc de sa valeur affective. Comme un arc électrique tendu entre les pôles opposés, la clause lie désormais les deux partenaires « à la vie, à la mort ».

Avec aussi cet effet potentiel, que le procès va bientôt révéler, d’inverser, brutalement et à plusieurs reprises, les polarités. Au départ, l’exclu, le paria, c’est Shylock, le Juif, assigné à résidence, la nuit et les jours de fête, dans son ghetto. Puis voilà que, par la magie du pacte, Antonio vient occuper la place de l’exclu potentiel[148]: le chargé de la dette, le bouc émissaire, c’est lui; lui, pour une fois, le porteur du valet noir. Et puis tout s’inversera encore une fois : Portia se chargera de refiler la mauvaise carte à Shylock — il sera temps alors de l’exclure vraiment et définitivement. L’usurier, muni de son petit fétiche légal, avait cru pouvoir passer à l’acte — déjà il avait aiguisé son couteau. Mais il n’avait pas les moyens du passage à l’acte; seule la Sérénissime disposait de ce privilège.

Pour le comprendre, il faut maintenant creuser plus avant ces notions de contrat, de loi et de jugement que Shylock avait cru, mais un peu vite, mettre dans son jeu.

Le contrat pouvait-il venger Shylock? Il le croyait sincèrement : sur la forme, il était garanti par notaire; sur le fond, il traduisait une commune volonté des signataires — cette volonté privée qui fait loi dans les régimes libéraux. De surcroît, s’il fallait vraiment rationaliser, Shylock pouvait toujours invoquer la nécessité de garantir absolument les billets pour préserver le crédit commercial de Venise. Mais il faut aller plus loin. En tant qu’instrument juridique des volontés privées, le contrat est (sans se réduire à cela, bien entendu, et sans que ce fantasme ne se concrétise, comme on le verra) l’instrument par excellence des stratégies de la perversion. Les pages de Sade sont remplies de pactes noués entre les roués, et il n’est pas d’orgies qui, sous sa plume, ne réponde à une mise en scène soigneusement réglée[149]. Gilles Deleuze ne dit pas autre chose dans son analyse des oeuvres de Sacher-Masoch[150]. Ce n’est pas un hasard ou le résultat d’une simple trivialité : le contrat privé n’est, pour le pervers, pas seulement l’instrument (évident) de sa volonté privée. Beaucoup plus fondamentalement, on comprend vite qu’il est l’objet véritable, et donc l’enjeu de sa passion. Le pervers est celui qui, du même geste, dénie la loi commune et y substitue sa loi personnelle — une loi bien plus cruelle que celle de la cité, une loi mortifère qu’il inscrit dans le corps des autres, et souvent aussi dans son corps propre. Ainsi pour Shylock, rendu pervers et sadique par les circonstances (et pour son inspirateur Antonio, pas dupe et donc doublement pervers), la clause diabolique avait pour enjeu de se substituer à la loi commune (qui exclut les Juifs depuis des siècles) et de la remplacer par une loi privée — celle de la vengeance de Shylock — avec l’illusion qu’elle serait garantie par la loi du commerce international que Venise est bien forcée d’adopter, quoi qu’il lui en coûte.

Mais, bien entendu, Shylock s’est aveuglé, il est victime de l’illusion qui le fait croire à la réalité d’un droit d’exception[151], comme s’il existait une loi « rien que pour lui » — une loi à laquelle, de surcroît, les autorités allaient diligemment prêter main-forte. En réalité, comme le lui signifie Portia, la loi n’a pas cessé de le « tenir » : « Arrête, Juif. Car la loi encore a une prise sur toi »[152] : « la loi a encore prise sur toi » — tel est pris qui croyait prendre. Shylock prétendait appliquer la loi « à la lettre », le voilà pris au « pied de la lettre » (pas un gramme supplémentaire). « Au pied! » hurlent désormais les Vénitiens à ce chien.

Où s’est donc glissée l’erreur? Pas seulement dans la mécompréhension du contrat (que toujours la loi encadre, d’une manière ou d’une autre). Aussi, et c’est encore plus grave, dans la mécompréhension de ce qu’est la loi commune, l’oubli de ce sur quoi reposent ses fondements. Double fondement, en vérité : dans l’au-delà transcendant de la légitimité, et dans l’en deçà prosaïque des rapports de force (effectivité).

Sur le versant transcendant, Shylock en est venu à oublier la nature de sa propre loi juive : une loi qui (comme toute loi commune digne de ce nom) délivre et élève, une loi qui noue le lien social, une loi qui soit un instrument de vie et non de mort. Il oublie la loi noahide qui interdit de mutiler un animal (a fortiori un homme) vivant; il oublie cet autre principe de la culture juridique juive : « une mesure juridique [...] ne doit pas s’appliquer de manière dégradante ni être l’occasion d’une manifestation de cruauté »[153]. Il se forge une loi fétiche à lui et croit mobiliser à son appui la loi commune qu’il réduit alors à une forme de clôture mécanique, un instrument implacable de mort. Contre-sens fatal. Il renoue avec la conception de la loi la plus archaïque qui soit, une loi quasi-naturelle de nécessité qui frappe de façon mécanique. Cette loi dont la civilisation grecque s’est arrachée en civilisant les déesses vengeresses (les sanglantes Erinyes)[154] et que Franz Kafka redécouvrira dans ses cauchemars[155]. Contre-sens et aussi sacrilège de Shylock qui s’en remet, comme le note Daniel Sibony, à une « Dieu-destin-Loi qui ne pardonne pas »[156], oubliant que le Dieu de sa religion est aussi celui du pardon.

Mais l’aveuglement de Shylock lui aura voilé aussi l’autre face de la loi, le pilier d’effectivité sur lequel elle repose aussi, les rapports de force qui, hic et nunc, lui assurent sa prise dans le réel[157]. Naïveté de Shylock qui s’imaginait benoîtement triompher de « la loi du plus fort ». Comment a-t-il pu croire que les Magnifiques lui céderaient la peau de l’un des leurs? Antonio pouvait sans doute jouer à ce jeu-là parce qu’il devait bien se douter qu’in fine un arbitre sifflerait la fin de la partie. Mais fallait-il que le financier soit désespéré pour avoir à ce point pris son désir de loi (I crave the law) pour la réalité!

Reste enfin la troisième figure juridique : l’instance du jugement. Fort de son bon droit, Shylock attendait sans ciller la confirmation de son titre par un juge impartial. Mais il ne rencontre qu’un Doge/Pilate qui se déforce sur un tiers partial. Dans la jungle vénitienne où prévaut assurément la loi du plus fort, le jugement ne remplit aucune des deux fonctions que lui assigne Paul Ricoeur[158]. Il ne parvient ni à garantir « à chacun sa part » en « départageant » équitablement les plaideurs (fonction courte du jugement), ni, a fortiori, à renouer le lien social en réconciliant les protagonistes et en ménageant les conditions qui leur permettraient, bourreau et victime, de « reprendre part » à la vie sociale (fonction longue du jugement). Incapable déjà d’assurer le rôle social minimal du suum cuique tribuere, la justice de comédie du Doge est bien entendu dans l’incapacité d’honorer sa mission noble de longue portée. Le déni de justice dont Shylock est victime conduit naturellement à son exclusion.

En résumé, Shylock avait cru pouvoir mobiliser à l’appui de son destin vengeur les trois principaux instruments juridiques : un contrat « à sa main », une loi commune pour le garantir, un juge pour l’exécuter. Mais, ce faisant, il perdait de vue que chacune de ses sources de droit présente un « double-fond » : le contrat est toujours, d’une manière ou l’autre, encadré par la loi qui lui fixe des limites[159], la loi s’inscrit dans le double horizon d’une légitimité qui la transcende et d’une effectivité de rapports de forces qui la subvertissent, et enfin le jugement, s’il veut honorer sa fonction longue, ne peut se limiter à cautionner une vengeance privée.

La traduction anthropologique de ce constat est que, dans la constitution de l’espace symbolique des pronoms personnels, constitutif de la socialité, les je et les tu doivent nécessairement s’en référer au il du tiers, de la société et de la loi, sous peine de s’abîmer dans un corps-à-corps fusionnel ou mortifère. Tel le couple Shylock-Antonio, désarrimé de la loi commune, et enchaîné dans une morbide étreinte de haine.

Double interprétation, dès lors, de l’échec programmé de Shylock — une interprétation matérialiste qui rappellera qu’un Juif ne triomphe pas d’un chrétien dans la Venise du XVIIe siècle, ni personne de la loi du plus fort. Et une interprétation anthropologique qui enseigne qu’une loi personnelle n’est pas une loi.

Tout jeu (y compris le grand jeu de lois vénitien) s’appuie sur un méta-jeu plus ou moins caché. Seul Shylock semblait l’ignorer. La perversité du clan des Vénitiens aura été d’invoquer le méta-jeu transcendant de la grâce pour couvrir exclusivement les manigances de leur méta-jeu de pouvoir. On atteint au sommet de la perversité lorsque le plus fort détourne à son profit exclusif, et donc corrompt radicalement, le langage transcendant de la légitimité.