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Introduction

La procédure civile québécoise a subi des changements importants, portés par plusieurs réformes de fond, depuis le Code de procédure civile de 1867. Il est possible de relever, sans être exhaustif, l’accroissement des pouvoirs d’intervention du juge, la réduction des coûts de règlement judiciaire des litiges, l’évolution du rôle et des fonctions des magistrats qui ne sont plus limités à leur rôle d’adjudication, mais pratiquent également le règlement à l’amiable, ainsi que l’élargissement du concept d’accès à la justice. Quels sont les ressorts qui guident ces réformes? Quelle philosophie les sous-tend? Est-il possible de déduire de l’évolution de la procédure civile du Québec l’affirmation d’une identité propre au-delà de la mixité généralement affirmée? L’analyse de l’évolution historique de la procédure civile du Québec permet de suggérer que ses réformes successives sont le résultat inévitable d’un monde en mouvement, mais aussi de la volonté d’affirmation de certaines valeurs, notamment l’appartenance à la tradition des droits romano-germaniques. Cet article aborde cette filiation romano-germanique à la lumière du contexte historique canadien. Il existe plusieurs grandes traditions juridiques dans le monde et nous explorerons la procédure civile québécoise en nous référant essentiellement aux systèmes relevant de la tradition de la common law et à ceux relevant de la tradition romano-germanique.

Qu’est-ce qu’une tradition juridique? Des auteurs de droit comparé célèbres circonscrivent ainsi l’expression : « [d]’un point de vue conceptuel, une tradition juridique se définit comme l’ensemble des façons de penser, d’appliquer, d’enseigner le droit, historiquement conditionnées et profondément ancrées dans la mentalité juridique » [note omise][1]. Ou encore, pour établir un parallèle avec la culture, nous pourrions affirmer que la tradition juridique c’est ce qui reste quand le juriste a tout oublié[2]. La tradition juridique serait donc ce fond commun, ce patrimoine propre à une société sur lequel elle s’appuie pour concevoir son droit, pour la transmission du savoir juridique à ses juristes et pour sa mise en oeuvre. Elle est ce socle qui, malgré les évolutions que pourraient connaître une société et son droit, fera que cette société continuera de produire son droit en conservant les fondements de la culture juridique à laquelle elle appartient. La tradition juridique est à l’image d’un système autopoïétique[3] : à la fois sensible aux interactions avec son environnement et dotée de la capacité de se reproduire et de maintenir les éléments fondamentaux propres à sa nature.

Il faut toutefois relativiser, ainsi que le soulignent les auteurs de droit comparé, l’antagonisme entre les systèmes et traditions juridiques[4]. Il existe plusieurs convergences, notamment entre les systèmes de common law et les systèmes romano-germaniques[5]. Les oppositions entre les deux familles de systèmes, qui sont réelles, se trouveraient davantage dans les fondements « conceptuels, didactiques et explicatifs nécessaires à la connaissance du droit que [dans] le contenu des règles »[6] et les buts poursuivis, tant par les règles que par les systèmes. Autrement dit, les objectifs poursuivis par les systèmes juridiques relevant de la common law sont sensiblement les mêmes que ceux des systèmes de droit romano-germaniques, mais prennent des chemins différents. Les deux types de systèmes visent la régulation pacifique des relations sociales et des conflits par les règles de droit.

À la suite de ces précisions, il faut s’interroger : à quelle tradition juridique le droit civil substantiel québécois appartient-il? Il n’est plus contesté que le droit substantiel incarné par le Code civil du Québec soit d’inspiration civiliste. La doctrine canadienne est majoritairement en accord avec cette idée[7]. Les auteurs, en admettant des influences diverses, notamment celle du droit anglais, ne remettent pas en cause l’appartenance du « droit commun » québécois, s’incarnant dans le Code civil du Québec, à la famille civiliste.

La même interrogation se pose au niveau de l’administration et de la pratique judiciaire. À quelle tradition juridique la procédure civile québécoise appartient-elle? La réponse à cette question est plus controversée que dans le cas du droit substantiel. Il apparaît une certaine difficulté à apporter une réponse tranchée à l’interrogation sur les véritables fondements et sur la tradition de rattachement de la procédure civile québécoise, tant dans la doctrine[8] que dans la jurisprudence, sans se borner à des affirmations dogmatiques ou performatives. La présente réflexion, adoptant une perspective historique, analyse l’évolution de la procédure civile québécoise depuis son origine jusqu’au nouveau Code de procédure civile[9] et soumet l’hypothèse d’une renaissance de la filiation romano-germanique de celle-ci.

La procédure civile québécoise est généralement qualifiée de droit mixte pour rappeler ses origines en lien avec la tradition des droits romano-germaniques et la grande influence de la common law qu’elle a subie[10]. Il apparaît incontestable, en effet, en raison des circonstances historiques de la naissance de la nation canadienne, que la procédure civile du Québec ait été imprégnée de concepts de common law (I). Le propos n’est point de rejeter ce fait ou de le contester, la mixité de la procédure civile québécoise est une évidence. Cependant, cette branche du droit nous apparaît, dans son évolution, plus attirée vers ses racines romano-germaniques que par une hybridation totale entre le droit civil et la common law. Partant de cette prémisse, la résurgence des fondements romano-germaniques de la procédure civile québécoise peut être soumise comme hypothèse de réflexion (II). L’analyse du nouveau Code de procédure civile, l’une des manifestations les plus récentes du phénomène, donne un peu plus de corps à l’hypothèse.

I. La procédure civile québécoise : d’une filiation romano-germanique à la domination de la common law

À l’époque contemporaine, est-il exact de soutenir la filiation romano-germanique de la procédure civile du Québec? C’est la question majeure à laquelle la première partie de la présente étude va tenter d’apporter des éléments de réponse. Affirmer la filiation civiliste de la procédure civile québécoise, loin d’être une hérésie, est confortée par son analyse historique et celle de ses fondements. Il est avéré qu’avant la signature du traité de Paris de 1763[11], la Nouvelle-France « connaissait un système judiciaire calqué sur celui de la France [note omise] »[12] (A). La Conquête, la prise en main, puis l’administration de la province par la nouvelle puissance coloniale anglaise ont entraîné une domination des principes de common law (B) substitués aux principes civilistes en procédure civile québécoise et dont les effets se ressentent encore aujourd’hui.

A. La filiation romano-germanique de la procédure civile québécoise

Le présent article adopte une démarche qui consiste à remonter aux sources des institutions pour comprendre leur fonctionnement véritable et leur évolution actuelle. S’interroger sur la filiation romano-germanique de la procédure civile québécoise impose alors de préciser les concepts de système, de tradition ou de famille de droit romano-germanique (1), notamment à travers quelques-uns de ses éléments caractéristiques, puis de démontrer les liens originels que la procédure civile du Québec entretient avec cette tradition juridique (2).

1. Une brève présentation du système de droit romano-germanique

La famille des systèmes d’origine romano-germanique est-elle une famille homogène? Sans ambiguïté, il faut répondre par la négative. Par exemple, les systèmes juridiques français, allemand, belge et italien, qui appartiennent tous à la famille de droits romano-germaniques, ne sont point identiques. Le droit comparé démontre qu’il existe des différences saisissantes dans les solutions consacrées par les différentes branches du droit de pays relevant de la famille romano-germanique[13]. Tel est le cas pour le droit des obligations en France et en Allemagne en ce qui concerne le transfert de propriété. Ce transfert s’opère par le simple échange des volontés en droit français, alors qu’en droit allemand, il exige la traditio ou tout acte réel ayant le même objet[14]. En réalité, les systèmes juridiques nationaux sont en perpétuelle évolution[15]. De plus, l’évolution de chaque société lui est propre et lui fera consacrer des solutions nouvelles plus en phase avec ses valeurs dominantes à une époque donnée. Une telle évolution, toutefois, n’est pas forcément assez drastique pour considérer qu’un système juridique a cessé d’appartenir à sa tradition juridique d’origine.

Quelle est la valeur de la classification des droits en systèmes ou familles? Cette question offre l’occasion d’une mise en garde. La classification des droits de pays divers en familles de droit n’est pas une vérité révélée ou une réalité immuable. Sa valeur essentielle est didactique et explicative de la conception, de l’évolution et de la transformation du phénomène juridique dans un espace géographique donné ainsi que le souligne un comparatiste renommé[16]. Autrement dit, sa valeur principale est théorique. À ce titre, elle peut toujours être critiquée, contestée, sans pour autant perdre son caractère scientifique et continuer à remplir sa principale fonction de grille d’analyse et d’explication des manifestations du phénomène juridique.

Toutefois, au-delà de la diversité des droits classés dans la famille romano-germanique et du caractère abstrait de la démarche de classification des droits, il demeure qu’ils présentent des éléments constants et qu’ils recèlent des caractéristiques fondamentales communes[17]. Ces dernières constituent une sorte de socle commun auquel il convient de s’attacher quand vient le moment de dresser le portrait-robot d’une tradition juridique ou d’une famille de droits.

Qu’est-ce que la famille de droits romano-germaniques ou systèmes romano-germaniques? Ces expressions désignent les systèmes juridiques qui tirent leur origine du droit développé, il y a plusieurs siècles, en Europe continentale avant de s’étendre au reste du monde[18]. Le berceau spatio-temporel de cette famille de droits se situe entre le sud du Jutland et l’ouest de la frontière orientale du Saint Empire romain au XIIIe siècle[19]. Les systèmes de droit actuels relevant de la famille romano-germanique ont en commun qu’ils découlent du droit romain et du droit canonique, qui se sont mêlés à diverses coutumes locales[20]. Pour marquer le rôle majeur des juristes allemands dans la redécouverte de ce droit, René David, qui est le premier auteur à avoir établi les critères de classification des familles de droit, a consacré l’expression « romano-germanique »[21]. De nombreux traités et ouvrages ont été dédiés à présenter les éléments topiques de cette famille de droit.

Pour les besoins de cet article et pour ne pas alourdir le propos, seulement trois éléments distinctifs ont été extraits. Il s’agit du caractère savant de cette tradition juridique, du rôle et des objectifs assignés à la règle de droit et de la primauté de la loi comme source formelle du droit.

Tout d’abord, l’expression « droit savant »[22] revient avec une certaine constance lorsqu’est évoquée la famille romano-germanique. L’épithète de droit savant accolée à la tradition romano-germanique traduit sa genèse dans les universités italiennes[23] et allemandes[24] à la suite de la dislocation de l’Empire romain et de son droit[25]. Dans ces systèmes, le droit est généralement conçu comme une science dont le but premier n’est pas sa réalisation concrète ou ses implications pratiques. Les professeurs d’université vont, à partir du XIIIe siècle, redécouvrir le droit romain et, notamment, les compilations de Justinien[26]. Malgré le raffinement remarquable pour l’époque atteint par ce droit, il ne constitue qu’une matière brute que les professeurs vont s’atteler à organiser, améliorer, renouveler et systématiser. La réalisation de cette tâche est d’abord destinée à son enseignement universitaire. Ce n’est que plusieurs siècles plus tard qu’il deviendra le droit positif dans le sens actuel de droit en vigueur et concrètement appliqué[27]. De ces liens originels étroits avec l’univers de la science juridique, la tradition romano-germanique conserve un goût non dissimulé pour l’abstraction et la conceptualisation de la règle juridique.

Ensuite, la famille romano-germanique est souvent caractérisée par le rôle et les objectifs attribués à la règle de droit[28]. Découlant d’une conception scientifique du droit, la réalisation concrète de celui-ci, qui s’incarne dans les règles juridiques, ne peut être réduite à un simple énoncé destiné à apporter une solution juridique à une casuistique conflictuelle de la vie quotidienne des acteurs sociaux[29]. La règle de droit y revendique un niveau d’abstraction supérieur. Elle aspire en permanence à un équilibre fragile entre l’énonciation de principes de justice, de morale et de normes de conduite et l’outil de résolution de cas concrets. Cet équilibre est recherché, car la règle de droit vise la justice, l’érection de principes de conduite et la mise en oeuvre concrète de l’ensemble par les praticiens. Dans cette tradition juridique, la règle de droit idéale n’est ni trop précise, pour permettre d’englober un grand nombre de situations, ni trop vague, pour ne pas risquer de manquer au minimum de sécurité juridique qui peut être attendue d’elle.

Enfin, la famille romano-germanique est souvent distinguée par la prépondérance accordée à la loi comme source du droit et à la codification des règles de droit. Cette spécificité est liée aux deux précédentes. La primauté attachée à la loi dans les systèmes de droits romano-germaniques, bien que des nuances puissent être apportées selon les pays considérés, est réelle[30]. La loi, sans être la source exclusive du droit, est communément considérée comme la source reine. Cela s’explique par l’idée que la loi est l’instrument d’expression du juste. Les lois inspirées des règles de droit empruntent aux qualités attachées à celles-ci. Une telle conception entraîne une attirance prononcée pour la codification des règles de droit. La codification dans le sens entendu ici n’est pas véritablement assimilable à la compilation de textes telle celle réalisée par Justinien[31]. La codification est ici conceptualisation, abstraction, organisation, méthode, cohérence et structuration du droit. Elle est articulation logique et scientifique appuyée sur la raison triomphante des différentes matières du droit. La codification permettait le dépassement des vieilles coutumes et leurs archaïsmes[32], tout comme aujourd’hui, elle permettrait les évolutions sociétales majeures et le surpassement des usages obsolètes. La codification est aussi notamment la fin de la dislocation et de l’éparpillement du droit. Elle possède indissolublement une vertu de consolidation et d’amélioration de l’accès au droit en vigueur.

Ainsi, voici résumées et expliquées quelques-unes des caractéristiques fondamentales du droit romano-germanique mis en oeuvre en Europe continentale vers la fin du XVIe siècle. Dans leur volonté d’expansion, les puissances coloniales telles la France ont exporté la tradition romano-germanique dans leurs possessions hors de leur métropole.

2. L’origine romano-germanique de la procédure civile québécoise

Quelle est l’origine de la procédure civile québécoise? Le droit n’est pas le produit d’une génération spontanée. Il s’agit plutôt d’une complexe combinaison de l’évolution sociale, des croyances et des valeurs morales dominantes de l’époque examinée. Une analyse rapide et récente de la procédure civile québécoise actuelle, notamment de la technique processuelle et procédurale, ou encore de la pratique professionnelle des juristes[33], sème des doutes sur son origine[34]. Découle-t-elle de la famille de droits romano-germaniques ou de la common law? Tenter d’identifier et de circonscrire l’origine de la procédure civile du Québec nécessite de remonter à la création de la Nouvelle-France.

Comment étaient organisés la justice et le système judiciaire lors de la création de la colonie? Il n’est pas utile de refaire ici l’histoire de la Nouvelle-France et de la Conquête, puisque cela éloignerait l’étude de ses objectifs principaux. Il est plus adéquat de faire quelques rappels de moments historiques nécessaires à la démonstration et à l’établissement de l’origine civiliste de la procédure civile de la province. Il convient, dans un souci méthodologique, de délimiter temporellement l’ère à examiner. La période de référence part de 1534 pour s’arrêter à 1763, date de la signature du traité de Paris[35]. Elle débute avec l’arrivée des premiers colons et finit avec la signature du traité cédant le Canada français à l’Empire britannique. Il convient d’analyser brièvement les institutions en vigueur et le système juridique mis en place à cette époque pour se convaincre de l’origine de la procédure civile québécoise.

Il est possible de dater les prémisses de la procédure civile québécoise vers 1534, moment de l’arrivée des premiers pionniers, navigateurs envoyés par le roi François 1er, souverain du royaume de France à ce moment[36]. Plusieurs colonies sont créées successivement, d’abord des comptoirs commerciaux, puis des terres de peuplement sous le règne des rois Louis XIII et XIV[37]. Pendant la même période, l’administration judiciaire des possessions semble, selon les auteurs, partagée entre les compagnies de marchands et un gouverneur, nommé par le roi[38], comme c’est le cas pour la majeure partie des prérogatives royales concernant le gouvernement de la colonie[39]. Vers 1663, Louis XIV décide de la reprise en main du Canada français par le royaume de France[40]. À partir de ce moment, sur le plan du système judiciaire, ce qui n’était pas encore appelé Québec mais Nouvelle-France ou Canada français, a été d’abord soumis à la Coutume de Paris[41], car il s’agissait d’une province du royaume de France. La Coutume de Paris s’apparentait plus à un code civil[42] qu’au Code de procédure civile du point de vue normatif, car elle contenait essentiellement des dispositions de droit substantiel relatives au droit des personnes et de la famille, au droit des biens, aux suretés et procédures de recouvrement des créances et aux baux ruraux.

Le cadre législatif de la Nouvelle-France s’est étoffé quatre années plus tard avec l’Ordonnance de Louis XIV, Roy de France et de Navarre[43] du mois d’avril 1667. L’Ordonnance de 1667 est une véritable codification de la justice civile. Elle introduit les premières règles sur la hiérarchie des juridictions qui existaient à l’époque; elle établit et simplifie les actions et les procédures devant les tribunaux; elle règlemente et précise le cadre de la discipline des magistrats. Ce texte est véritablement le texte fondateur de la procédure civile québécoise et peut être justement qualifié d’ancêtre du Code de procédure civile puisqu’il constitue la transposition des règles applicables en France dans la colonie.

Ainsi que le démontrent ces étapes saillantes de l’évolution historique de la procédure civile du Québec avant la Conquête, affirmer sa filiation civiliste est loin d’être une hérésie. Il est avéré qu’avant la signature du traité de Paris[44] de 1763, la Nouvelle-France « connaissait un système judiciaire calqué sur celui de la France » [note omise][45] et donc avec la même origine romano-germanique. Cet état de fait va littéralement changer à partir de la rétrocession de la colonie à la puissance anglaise.

B. L’influence de la common law en procédure civile québécoise

Se pourrait-il que la procédure civile de la province de Québec soit un îlot intact de droit romano-germanique dans un océan de droit anglo-saxon? Il faut admettre que la réponse la plus évidente à la question paraît être négative. Nombre de juristes et de praticiens québécois ont appris et adopté les réflexes des systèmes relevant de la common law[46]. La procédure civile du Québec est donc au mieux qualifiée par la doctrine majoritaire de droit mixte[47], sinon assimilée par plus d’un praticien au système de droit anglo-saxon[48]. Pour bien saisir la situation, il convient de donner un aperçu du système de common law (1) avant de démontrer la profonde pénétration de la procédure civile du Québec par les concepts de common law (2).

1. Un aperçu de la common law

Qu’est-ce que la common law? La common law[49] désigne la famille de droit dont les racines se retrouvent en Angleterre du temps des rois normands, c’est-à-dire vers 1066. Elle s’est formée dans l’espace européen anglo-saxon d’origine[50] pour s’étendre, en même temps que l’Empire britannique, au reste du monde[51]. L’expression « common law » désignait à l’origine le droit commun à l’ensemble du royaume d’Angleterre suite à l’unification du droit applicable dans les juridictions seigneuriales et royales, en remplacement des coutumes locales[52]. Tenter en quelques lignes de caractériser la famille des droits de common law n’est pas chose aisée, car il s’agit d’une tradition juridique à la fois riche et complexe. Toutefois, compte tenu des objectifs du présent article, nous discuterons quelques éléments caractéristiques des systèmes de common law. Les trois traits distinctifs de la famille de common law suivants ont été retenus : la place dominante qu’y occupent les règles procédurales et leur respect, la finalité qui y est attachée à la règle de droit et le rôle fondamental qu’y joue la jurisprudence. Ces trois éléments ne peuvent pas être exempts du reproche que leur choix pourrait paraître arbitraire. Il n’en demeure pas moins qu’ils représentent, sans en avoir le monopole, des traits distinctifs des systèmes de common law.

La common law est d’abord une tradition juridique dans laquelle la procédure occupe une place primordiale[53]. Les auteurs de droit comparé exposent longuement comment la procédure est à la genèse de la common law et de quelle manière elle a contribué à la former puis à la formater, à telle enseigne que ses institutions en sont aujourd’hui encore profondément imprégnées[54]. Pour comprendre la grande place qu’occupe la procédure en common law, il faut savoir que c’est une tradition à l’origine bâtie sur des writs[55]. Pour chaque writ était prévue une procédure particulière obligatoire dont le non-respect entraînait irrémédiablement l’échec de l’action[56]. Aussi, l’absence de procédure prévue équivalait à une absence d’action. Cet état d’esprit est corroboré par l’expression suivante : « remedies precede rights »[57]. L’importance des procédures et le formalisme imposé commandaient une démarche processuelle pragmatique. Les règles de procédure civile devaient essentiellement permettre de déterminer les questions que soulevait la situation factuelle conflictuelle qui serait soumise au jury composant la cour[58]. En peu de mots, la bataille en common law est d’abord une bataille de procédure : la procédure prime[59].

La common law se singularise aussi par le rôle et les objectifs de la règle de droit. Si elle est d’origine législative, l’intervention du législateur est parcimonieuse[60] : ce dernier se veut économe d’initiatives dans la production normative. Si la règle de droit est le produit de l’activité de la jurisprudence, elle est factuelle et casuistique. Dans l’un et l’autre cas, la règle de droit n’est pas un énoncé général à mi-chemin entre une proposition impérative et une déclaration de principe moral posant une norme de conduite. La règle de droit de la common law n’est pas la contribution à une construction conceptuelle abstraite et ordonnée d’où on extraira des conséquences pratiques à l’occasion de leur application par les tribunaux et les cours de justice. Elle est la clé qui permettra de trouver une solution particulière à un problème concret[61]. Pour cette raison, la règle de droit en common law s’efforce d’être la plus précise possible. Elle n’hésite pas à énumérer les cas particuliers qu’elle entend régir. Il n’est pas rare de voir, au début d’une loi, des définitions précisant le sens qu’il convient de donner aux règles de droit contenues dans le texte ou l’acception à avoir de certains de ses termes. Dans cette tradition, la règle de droit a une finalité pratique, des objectifs concrets et, finalement, la casuistique y occupe une place prépondérante[62]. Cela affecte sans conteste la jurisprudence, tout en y expliquant son rôle fondamental.

Ainsi qu’il vient d’être invoqué, la common law est caractérisée par la place prédominante qui y est octroyée à la jurisprudence. Celle-ci est la source de principe du droit dans les systèmes de common law. Autrement dit, ce sont les décisions des tribunaux et des cours de justice qui y font essentiellement le droit. Dans cette tradition, les tribunaux occupent une place qui est loin d’être celle d’interprètes des lois adoptées par le législateur. Ils ne se reconnaissent pas uniquement le rôle d’appliquer la règle de droit adoptée par le législateur, mais une fonction qui va plus loin, celle de la dégager des situations factuelles qu’elle aura à connaître. Il en découle un rôle fondateur accolé au précédent, appelé stare decisis[63]. Le principe du respect du précédent, dans un système judiciaire à l’échelle d’un pays démocratique fondé sur le principe de la primauté du droit, peut être résumé en quelques propositions : 1) les décisions rendues par la plus haute juridiction d’un pays donné constituent des précédents qui doivent être suivis par toutes les autres juridictions de ce pays; 2) les décisions rendues par une juridiction de recours ou d’appel constituent des précédents que doivent suivre les juridictions hiérarchiquement inférieures; 3) les décisions rendues par des juridictions hiérarchiquement de même niveau, sans constituer, rigoureusement parlant, des précédents l’une pour l’autre, ont une valeur de persuasion et seront généralement suivies par les autres juridictions de même niveau[64]. Dans les pays de common law, la jurisprudence jouit donc d’un statut bien supérieur à celui des parlements dans la tradition romano-germanique en tant que source du droit. À tout le moins, le pouvoir judiciaire n’est pas inférieur au pouvoir exécutif ou au pouvoir législatif[65].

Sans prétendre à l’exhaustivité, ces trois éléments caractéristiques de la common law succinctement présentés laissent percevoir que, dans ses principes et dans sa technique, c’est une famille de droit assez différente des systèmes civilistes. C’est pourtant une introduction en bloc et quasiment sans adaptation de ces concepts qui s’est produite dans la procédure civile du Québec à la suite de la substitution de la puissance anglaise à la puissance française à partir de 1763[66].

2. La prégnante présence de concepts de common law en procédure civile québécoise

L’immersion dans les dédales de la procédure civile du Québec ne laisse aucun doute : elle est tout irriguée de concepts et de règles de common law. La doctrine l’a relevé et analysé sous plusieurs angles[67], il n’est alors pas indispensable de passer ici en revue l’ensemble des concepts et pratiques de common law incorporés dans la procédure civile de l’ex-Bas-Canada. Dans le cadre du présent article, il sera suffisant d’en évoquer quelques-uns parmi les plus typiques.

Tout d’abord, l’un des traits caractéristiques de la procédure civile du Québec, qui laissera songeur le juriste formé dans un système de droit civil « pur » et bien au fait du fonctionnement de celui-ci, est le pouvoir de création et d’adoption de règles de pratique par les tribunaux civils québécois. Les règles de pratique[68] peuvent être définies comme des règles de procédure ou de preuve adoptées et édictées par la majorité des juges de chaque cour de la province en vue de suppléer les carences des dispositions législatives ou de les préciser[69]. Par l’étude du mécanisme du pouvoir d’adopter des règles de pratique, l’empire de la common law en procédure civile sera analysé sous l’angle de la reconnaissance même de ce pouvoir, d’une part, et sous celui des conséquences de l’exercice concret de ce pouvoir, d’autre part.

Accorder aux juges le pouvoir d’adopter par voie règlementaire des dispositions, quand bien même il s’agirait de dispositions procédurales, est peu envisageable dans un système judiciaire civiliste « pur ». Le juge n’y est ni détenteur du pouvoir législatif, ni même législateur délégué. La reconnaissance de cette faculté aux juges, qui remonte au Canada français, ne s’est pas faite sans contestation[70]. Par exemple, des membres de la Chambre d’assemblée ont vainement tenté d’obtenir la destitution des juges en chef du district de Québec[71] et de Montréal[72], auteurs de règles de pratique similaires à un code de procédure civile, les accusant de faire oeuvre de législateur[73]. L’octroi aux juges d’un quasi-pouvoir de légiférer en procédure civile peut être perçu comme une prérogative exorbitante dans un système romano-germanique, mais point dans la tradition de common law. Les cours y participent pleinement à la création et à la production du droit. La jurisprudence y est même, parmi les sources formelles du droit, la première. Dans un tel contexte, il n’y a rien d’excessif à octroyer aux cours le pouvoir d’édicter, en complément de la législation ou pour pallier à ses lacunes, les règles processuelles qui devront être suivies devant elles. Peut-être même sont-elles mieux outillées que quiconque pour le faire. C’est toutefois une manière de procéder peu répandue dans les systèmes de droit romano-germaniques.

L’exercice même du pouvoir d’établir des règles de pratique dans un premier temps n’est pas sans conséquence sur la pénétration de la procédure civile du Québec par la common law. Il ne fait que renforcer la présence de concepts de common law en procédure civile québécoise, notamment en raison du fait que les règles adoptées alors relèvent majoritairement du droit anglais[74]. Par exemple, l’importation de règles de common law, avec les writs et les forms of actions, donne lieu à un formalisme exacerbé caractéristique de cette tradition juridique. Dans les systèmes de common law, le formalisme a été longtemps perçu comme une garantie de protection des droits. C’est ce qu’exprime l’adage « remedies precede rights »[75] ainsi qu’il a été précédemment évoqué[76].

Ensuite, outre le pouvoir d’adopter des règles de pratique, l’organisation judiciaire et les pouvoirs des tribunaux au Québec reflètent aussi l’influence de la common law sur la procédure civile québécoise. Une illustration de ce constat est la pratique du contrôle de constitutionnalité des lois par les tribunaux québécois. Généralement, dans les systèmes de droit romano-germaniques, le contrôle de constitutionnalité des lois n’est pas permis aux juridictions de droit commun[77]. Il est souvent institué une juridiction d’exception chargée tout particulièrement du contrôle de constitutionnalité des lois à cause du caractère exceptionnel que revêt cette mission. En effet, la censure d’une loi pour inconstitutionnalité s’apparente à la limitation et à la sanction du pouvoir législatif dans les actes qu’il est habilité à prendre. Il faut l’admettre, mais l’entourer de précautions pour cette raison. Or, au Québec, ainsi que c’est le cas dans les systèmes de common law, tout juge peut se prononcer sur la constitutionnalité d’une loi.

Bien qu’il faille reconnaître la prégnante présence des concepts de common law dans la procédure civile québécoise, il est permis d’affirmer, sinon de suggérer, une nouvelle hypothèse sur l’évolution de cette branche du droit. Malgré la présence de règles de common law en procédure civile québécoise et nonobstant la multiplicité des concepts de droit anglais qui imprègnent la matière, une analyse approfondie et actuelle de l’évolution de celle-ci permet d’identifier nombre d’éléments qui démontrent la permanence et même l’accentuation, assimilable à une renaissance, de ses caractéristiques romano-germaniques. Un fameux auteur de droit comparé affirme : « [c]’est une vue superficielle et fausse, en effet, de voir dans le droit, simplement, un ensemble de normes. Le droit peut bien se concrétiser, à une époque et dans un pays donné, dans un certain nombre de règles. Le phénomène juridique, pourtant, est plus complexe »[78]. L’évolution de la procédure civile du Québec semble corroborer cette affirmation.

II. La procédure civile québécoise : la résurgence de son appartenance à la tradition romano-germanique

L’hypothèse suggérée est que l’hybridation qu’a longtemps connue la procédure civile québécoise paraît aujourd’hui en recul. D’une mixité avec la prédominance de la common law, s’établit de nos jours une mixité avec prééminence de sa filiation civiliste. Plusieurs facteurs pourraient expliquer ce mouvement de balancier. Il faut relever, et ce n’est pas le moindre des éléments explicatifs, le caractère involontaire, voire contraint, à l’origine de la mixité de la procédure civile en vigueur dans la province (A). De fait, le système judiciaire québécois semble de mieux en mieux assumer, au fil des différentes réformes, sa proximité avec les droits de la famille romano-germanique (B).

A. La procédure civile québécoise avant et après la première codification : entre consolidation de la domination coloniale et pragmatisme des réformes

La mixité de la procédure civile du Québec n’a point été choisie ou voulue par les Québécois. Elle résulte des vicissitudes de l’histoire[79]. Parti d’un projet d’assimilation totale du droit du Canada français par la common law, on a abouti, face à l’échec du projet d’origine, à une mixité subie plutôt que désirée (1). Si cette mixité a perduré et demeure encore en partie, c’est essentiellement par pragmatisme (2), les circonstances historiques et politiques n’ayant pas toujours été favorables à une affirmation trop brutale de l’identité propre du droit québécois.

1. Le caractère involontaire de la mixité de la procédure civile québécoise

Que signifie la notion de droit mixte? Il faut d’abord préciser cette notion avant d’en cerner les contours au Québec. Les auteurs définissent de manière générale un droit mixte comme « un droit ayant subi l’influence de plusieurs systèmes juridiques par suite du phénomène du transfert ou de la réception d’un ou plusieurs droits »[80]. Plus précisément :

[I]l s’agit d’un Droit dont les institutions émanent de systèmes juridiques différents et résultent de l’application cumulative, ou de l’interaction de techniques qui appartiennent ou se rattachent à ces systèmes. Il n’est pas suffisant que deux systèmes juridiques différents coexistent dans le territoire d’un seul État; encore faut-il qu’un système agisse sur l’autre, et inversement. Cela est, en effet nécessaire, pour que naisse un véritable Droit mixte[81].

Tel que la doctrine l’a fréquemment discuté, la procédure civile du Québec correspond à cette définition de la notion de droit mixte[82]. Il n’est pas utile de remettre ici en cause cette qualification. Il est plus pertinent d’en relever les causes et l’origine, ce qui permettra d’en expliquer certaines évolutions et caractéristiques actuelles.

L’introduction des principes de common law dans le droit du Québec, autant en droit substantiel qu’en procédure civile, peut être datée sans trop de mal autour des années 1760 avec la Conquête anglaise et la volonté de mainmise de la puissance conquérante sur les institutions de la province. Il y avait manifestement une volonté de donner une coloration britannique au nouveau territoire de l’empire du même nom. Ce dessein s’est concrétisé par la Proclamation royale[83] du Roi George III du 7 octobre 1763 ordonnant aux gouverneurs des colonies, dont le Québec faisait partie, d’y créer et d’y établir des juridictions où s’appliquerait le droit anglais[84]. Le projet était ni plus ni moins de tenter de substituer, aux règles de fond et de procédure d’origine romano-germanique alors en vigueur dans la province, le droit anglais en bloc dans le but de favoriser l’immigration britannique dans la province[85]. La réalisation de ce dessein durera environ une dizaine d’années.

Après les protestations des habitants de la province et des tractations avec le pouvoir anglais, l’Acte de Québec[86] a été adopté en 1774[87]. Cet acte, censé calmer la grogne et le mécontentement des Canadiens français, rétablissait le droit civil français en vigueur dans la colonie antérieurement à la Conquête uniquement en matière de droit privé[88]. Cependant, il semble que les autorités législatives coloniales, en admettant provisoirement de s’auto-restreindre en matière de fond du droit privé dans la province, ont porté immédiatement et de manière intense leurs ardeurs sur la procédure civile. Cela a été d’une importance cruciale pour l’évolution de la procédure civile de la province. Celle-ci s’est vue massivement envahie de concepts et de règles de droit anglais[89]. À partir de 1777, de nombreuses lois ont été adoptées pour rendre applicables en procédure civile québécoise nombre de concepts et d’institutions parmi les plus caractéristiques du droit anglais[90]. De cette période jusqu’à la veille de la première codification des règles de la procédure civile du Québec, on perçoit un activisme législatif accru de la puissance coloniale anglaise pour phagocyter les anciennes lois de procédure civile d’origine romano-germanique, notamment l’Ordonnance de 1667[91]. Le législateur de l’époque a été épaulé dans son oeuvre par les hauts cadres du système judiciaire, notamment les magistrats[92], qui étaient pour la majorité envoyés de la métropole ou qui y avait été formés[93].

Des auteurs affirment que : « [c]'est au cours de cette période cependant que l’influence de la procédure anglaise devint prédominante [...] »[94]. Tandis que le professeur Jean-Maurice Brisson soutient que durant cette période qui a duré un peu moins d’un siècle, près de 150 lois « vont être adoptées qui [...] vont avoir pour effet de réduire de manière significative la part de l’Ordonnance de 1667 dans la règlementation de la matière »[95]. Ces éléments participent à l’affirmation du caractère non volontaire, voire imposé, de la mixité de la procédure civile et plus généralement du droit civil du Québec.

C’est sur ce terreau peu favorable à l’affirmation de sa filiation d’origine qu’ont pris naissance la première codification et les réformes subséquentes de la procédure civile du Québec. Il ne faut pas perdre de vue ce contexte. Il convient de l’intégrer à toute analyse concernant l’évolution de la procédure civile québécoise et tout particulièrement à l’étude de sa qualification de droit mixte. En effet, les réformes de la procédure civile depuis la première codification du droit québécois n'ont pas fait table rase.

2. Le pragmatisme des réformes de la procédure à partir de la première codification

Longtemps, les réformes en matière de procédure civile québécoise ont recherché le consensus en essayant d’agréger des concepts disparates et des institutions aux fonctionnements différents, provenant de la famille romano-germanique et de la common law. Il ne s’agissait pas d’affirmer ou de revendiquer leurs racines romano-germaniques. Jamais l’ambition n’a été de faire table rase des institutions de la common law qui y ont été insérées ou de débarrasser la procédure civile du Québec en quelques traits de plumes des concepts de droit anglais qui y ont été importés.

C’est la ligne de conduite qui a guidé, par exemple, les travaux de la première commission de codification de la procédure civile du Bas-Canada. Les commissaires, au moment de la rédaction du premier Code de procédure civile, n’ont semble-t-il pas envisagé sérieusement de bouleverser les règles de la procédure civile québécoise telles qu’elles existaient alors pour les rapprocher vigoureusement des systèmes romano-germaniques. Les codificateurs ont maintenu la mixité des règles de procédure civile de la province, justifiant leur choix parfois par la croyance en la « supériorité du système judiciaire bas-canadien »[96] et, d’autres fois, par l’étendue de leur mandat[97], qui n’était pas de rédiger un « code de procédure nouveau », mais plutôt de constater le droit réellement en force et d’exposer la procédure civile telle qu’elle paraissait être à l’époque de la codification. Ainsi, le projet ne semble pas avoir été de doter la province d’un code de procédure civile conforme à la filiation civiliste de son droit[98]. L’esprit de compromis parfois bancal et le pragmatisme l’ont emporté sur toute autre forme de considérations lors de la rédaction du Code de procédure civile ainsi que le confirment ces propos :

[l]es codificateurs auraient-ils réussi à “rattacher l’exercise [sic] des lois empruntées à l’Angleterre ou des lois coutumières à une pratique exclusivement anglaise ou française” qu’ils eussent par là “jeté [la] perturbation dans nos tribunaux”. Il fallait plutôt leur “savoir gré, concluait Doutre, de n’avoir manifesté que des semblants de préférence pour un système ou pour un autre” [note omise][99].

Quelques années après la première codification de la procédure civile, pour faire face aux critiques du système judiciaire, la réforme de la matière est envisagée. Le juge Thomas-Jean-Jacques Loranger, par le biais de la Commission de codification des statuts, se voit confier par l’Assemblée législative la responsabilité de mener la réflexion sur l’état de la justice québécoise, puis de proposer un projet de réforme de la procédure et de l’appareil judiciaire qui prendra la forme d’une refonte du Code de procédure civile[100]. Le juge Loranger décèdera sans être allé au bout de sa mission. En 1885, c’est au tour d’un nouveau comité[101] institué à l’initiative du gouvernement de prendre le relai des réformes à apporter à la procédure civile. Celui-ci dépose un rapport en 1888 dont le point central est une refonte du Code de procédure civile afin de simplifier l’exercice des recours devant les juridictions[102]. Le rapport n’est suivi d’aucune action immédiate.

En 1894 survient une nouvelle initiative gouvernementale, la formation d’une autre commission[103] avec un mandat plus clair cette fois de procéder à la révision du Code de procédure civile de 1867[104]. Le nouveau Code de procédure civile entre en vigueur en 1897[105]. Malgré l’intérêt des réformes proposées par les différents commissions ou comités, il faut relever qu’elles sont essentiellement techniques. Elles visent la réorganisation des tribunaux ou la célérité des procédures, mais s’attachent peu aux fondements mêmes de la procédure civile en vigueur dans la province ou à l’esprit de celle-ci[106]. Lors de l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile de 1897, il semble encore que les codificateurs n’entendent point révolutionner les principes fondamentaux du système[107]. À ce moment-là, et dans les années qui suivirent, on semble plutôt avoir choisi d’apporter des modifications par petites touches sans s’attaquer aux fondations de l’édifice.

Les années passent et les critiques refont surface à l’encontre du système judiciaire. L’exécutif de l’époque, de concert avec le législateur, met en branle une réforme visant à améliorer l’accès à la justice à travers une « révision générale » du Code de procédure civile en 1945 [108]. Les mêmes processus que ceux des réformes précédentes sont mis en oeuvre avec la formation d’une commission avec à sa tête l’avocat Auguste Désilets, appuyé par l’avocat Gérard Trudel. À peine deux ans plus tard, la commission Désilets-Trudel rend ses travaux sous la forme d’un avant-projet de Code de procédure civile qui tarde toutefois à être transformé en un véritable projet de loi. Les choses n’évoluent vraiment qu’en 1959 lorsque le gouvernement confie à une nouvelle commission, présidée par le juge Garon Pratte, la mission de réviser le Code de procédure civile[109].

En 1960 est rédigé un projet de Code de procédure civile qui reprend les principales recommandations et propositions du rapport de la commission présidée par le juge Garon Pratte[110]. Le projet de loi est adopté et entre en vigueur en tant que Code de procédure civile en 1965[111]. Ici, une nouvelle fois, plutôt que de rupture, il s’agit encore de conciliation des positions des divers acteurs du système et de tentatives plus ou moins réussies de coordonner des concepts de famille de droit différentes, combinées aux premières intégrations des besoins des justiciables.

Un auteur relève fort justement que « [l]e Code s'inscrit franchement dans la continuité des institutions et demeure fidèle aux traits dominants de la culture juridique »[112]. On pourrait toutefois être tenté de s’interroger sur la nature de cette culture juridique. Celle-ci n’a en effet jamais été précisément définie et les différentes commissions ne se sont pas vraiment penchées sur cette question. Le souci de corrections techniques, d’améliorations pratiques et de solutions utilitaristes surplombe largement la volonté d’insuffler une âme, d’affirmer des principes ou d’y faire clairement émerger la filiation de la procédure civile québécoise. C’est en cela qu’il convient de relever le pragmatisme des réformes de la procédure à partir de la première codification de ses règles. Tant dans le code de 1867[113] que dans celui qui lui a succédé en 1897[114], ou encore dans celui de 1965[115], les codificateurs évitent d’y affirmer trop fermement l’appartenance à une famille juridique par crainte d’en bouleverser les fondements ou même certaines règles pourtant décriées.

Toutefois, avec le code de 1965 plus qu’avec ses devanciers commence, peut-être sans que cela ne soit encore ouvertement affirmé, la résurgence d’une culture normative civiliste[116]. Le modèle de common law d’un juge comme simple arbitre d’une procédure strictement accusatoire est de moins en moins admis et l’on s’accorde maintenant pour accroître ses pouvoirs[117]. La figure du juge devrait également être perçue comme le protecteur des faibles contre les forts et celui qui a le pouvoir de rééquilibrer les excès, entre autres, du formalisme. Les premières tentatives de cantonnement du formalisme exacerbé typique de la culture juridique de la common law sont réalisées. Il n’en reste pas moins que ces éléments d’affirmation de la culture normative civiliste sont encore, dans ce code, éparpillés et noyés sous une foule de réaménagements techniques et submergés par l’objectif de rendre une justice rapide, à moindre coût et accessible.

B. L’affirmation actuelle de l’appartenance de la procédure civile québécoise à la famille romano-germanique

Le nouveau Code de procédure civile[118], sanctionné le 21 février 2014, opère-t-il une révolution du point de vue de l’organisation judiciaire et de l’affirmation de la tradition juridique dont la procédure civile du Québec tire sa filiation? Si on admet que toutes les révolutions ne se réalisent pas dans le bruit et la fureur, il est possible de répondre positivement à la question. La pondération impose néanmoins de reconnaître sans ambiguïté que le nouveau Code de procédure civile ne révolutionne pas l’organisation judiciaire québécoise. Il faut même admettre qu’il conserve un métissage certain entre common law et droit civil au niveau procédural. Cependant, il apparaît sous un certain jour que la nouvelle procédure civile québécoise qu’il incarne concrétise un ancrage affirmé dans la famille des droits romano-germaniques par l’esprit qui se dégage de ses dispositions les plus emblématiques (2). Cette résurgence de l’appartenance de la procédure civile du Québec aux systèmes de droit romano-germaniques a été précédée par la reconnaissance jurisprudentielle récente de la nature civiliste de la procédure civile du Québec (1).

1. La consécration jurisprudentielle de la nature civiliste de la procédure civile québécoise

La plus haute juridiction canadienne, la Cour suprême du Canada, a joué un rôle de première importance dans l’expansion de concepts de common law dans le droit du Québec au XIXe siècle et au début du XXe siècle[119]. À ce titre, les décisions dans lesquelles la Cour suprême paraît reconnaître les spécificités du droit civil de la province relèvent d’un poids non négligeable. Il faut les scruter avec attention, soupeser chaque phrase et décortiquer chaque mot pour en extraire l’essence et comprendre la vision de la cour sur ces nouvelles tendances, tant sur le droit substantiel que procédural du Québec.

Pour les auteurs, c’est semble-t-il à l’entame des années 1990 que se produit le tournant au niveau de la Cour suprême du Canada et que cette dernière met un frein à une tendance d’unification qui ressemblait à s’y méprendre à une forme d’assimilation du droit civil par la common law[120]. L’équivoque n’a plus lieu d’être quelques années plus tard, soit en 2001. Dans l’arrêt Lac d’Amiante du Québec Ltée c. 2858-0702 Québec Inc[121], le Juge LeBel, s’exprimant au nom de la majorité, affirme en effet que : « […] les tribunaux québécois dont le mode d’organisation a été profondément influencé par l’organisation judiciaire britannique et ses traditions constitutionnelles et juridiques appliquent le droit processuel du Québec »[122]. Il y a dans cette phrase la reconnaissance que malgré la grande influence des concepts de common law en procédure civile, à cause des raisons historiques analysées précédemment dans le présent article, le fond du droit et la procédure civile du Québec ne relèvent pas de la common law. Quelques paragraphes plus loin, le propos se veut encore plus précis et appuie la tradition civiliste de la procédure civile québécoise :

D’origines fort diverses, les règles de la procédure civile québécoise font partie d’un Code de procédure. À ce titre, elles s’inscrivent dans une tradition juridique différente de la common law. Le droit fondamental en matière de procédure civile demeure celui qu’édicte l’Assemblée nationale. Ses règles se retrouvent dans un code rédigé en termes généraux. La création des règles de droit appartient ainsi principalement au législateur[123].

Dans cette décision, la juridiction suprême reconnaît explicitement la primauté en droit québécois du législateur, tant pour le fond que pour les questions de procédure[124], une des caractéristiques des droits de la famille romano-germanique. En conclusion de ce point, le Juge LeBel estime que : « [b]ien que mixte, la procédure civile du Québec demeure un droit écrit et codifié, régi par une tradition d’interprétation civiliste »[125]. Ces propos traduisent et consacrent la reconnaissance de la nature civiliste de la procédure civile québécoise, à tout le moins sa filiation découlant de la tradition des droits de la famille romano-germanique.

Au fond, et cela participe de notre hypothèse, c’est le recul de la mixité du droit québécois et la résurgence de sa filiation romano-germanique que la jurisprudence la plus significative du pays admet dans des termes on ne peut plus explicites. L’année suivant la décision Lac d’Amiante, la Cour suprême, abandonnant un peu plus l’approche « [d’]uniformisation systématique du droit québécois avec la common law »[126] par laquelle elle s’était durant de longues années illustrée, consacre ce qu’il n’est pas excessif de qualifier de principe d’autonomie du droit québécois. En effet, se prononçant en 2002 dans un autre arrêt illustre[127], les juges L’Heureux-Dubé et LeBel scellent au nom de la Cour suprême le principe suivant lequel le droit civil québécois fondé sur le Code civil du Québec se suffit à lui-même. Le litige portait alors sur une question de responsabilité dans un conflit opposant un conseiller municipal de la ville de Repentigny à des résidents de cette même localité. Contrairement à sa position antérieure dans l’arrêt Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville)[128], la cour reconnaît qu’il n’y a pas besoin, dans les actions intentées contre une autorité publique, d’identifier une règle de common law publique rendant le droit civil applicable à la poursuite en cause[129].

Les deux arrêts de la Cour suprême cités confirment l’autonomie du droit québécois, une autonomie qui n’est plus une autonomie relative (c’est-à-dire une autonomie implicite, tolérée) mais reconnue par la plus haute institution juridictionnelle du pays. Cette autonomie fondée sur le Code civil du Québec entérine la primauté du législateur provincial et de la loi comme source première du droit au Québec. Du même coup, il s’agit de la reconnaissance du rôle, des objectifs et de la fonction de la codification dans un système civiliste. Ces éléments participent de la longue marche vers la résurgence des racines romano-germaniques du droit du Québec. Si une telle affirmation porte moins à débat en ce qui a trait au fond du droit et au Code civil du Québec[130], elle est loin d’être une évidence, ou en tout cas unanimement admise, en ce qui concerne la procédure civile du Québec.

Pour illustrer cette idée, nous avons analysé un arrêt récent dans lequel la Cour suprême se prononce sur la question du privilège du secret des sources des journalistes. Cet arrêt ne manque pas de semer le doute et pourrait sonner comme une réminiscence des vieux réflexes d’uniformisation du droit civil et de la common law au détriment du premier. Il rappelle combien est fragile et controversée la véritable nature de la procédure civile du Québec. Sous un certain jour, l’arrêt Globe and Mail c. Canada (Procureur général)[131] de la Cour suprême du Canada pourrait sembler atténuer l’importance à accorder à l’autonomie du droit québécois. Aussi, si l’on adopte une lecture de l’arrêt peu favorable à cette autonomie, on ne manquera pas de souligner plusieurs éléments allant dans ce sens. De première part, l’arrêt Globe and Mail insiste tout particulièrement sur la mixité du droit de la procédure civile du Québec[132]. On comprend que la cour entend préserver la place qu’y occupe la common law, peut-être au détriment de la véritable nature de la procédure civile du Québec et de son autonomie. De seconde part, les juges de la juridiction suprême canadienne affirment et pointent le caractère incomplet du droit civil codifié du Québec. Ils insistent alors sur la nécessité de pallier les lacunes qu’il recèle[133]. De troisième part, tout en reconnaissant le caractère controversé de cette question tant au niveau de la doctrine que de la jurisprudence, le juge LeBel, au nom de la Cour suprême, admet expressément l’importation de principes juridiques de la common law dans le droit civil substantiel et dans la procédure civile pour combler les lacunes du droit civil du Québec. Pour n’en relever que quelques-uns, ces éléments pourraient marquer un recul par rapport aux décisions Lac d’Amiante et Prud’homme[134] en ce qui a trait à l’origine, à la nature profondément civiliste et à l’autonomie du droit du Québec.

Une autre lecture de l’arrêt Globe and Mail, tout aussi pertinente et valable, est cependant envisageable. Cette autre analyse se veut plus favorable à l’autonomie du droit québécois. Elle retient premièrement que l’arrêt Globe and Mail peut être lu comme un arrêt d’espèce et que, soucieux de protéger la « liberté de la presse » et le travail des journalistes d’investigation, les juges de la Cour suprême ont estimé adéquat de faire appel au principe de common law « fondé sur le test de Wigmore »[135] afin de reconnaître le privilège du secret des sources des journalistes. Au fond, aux yeux des hauts magistrats, dans le cas qui leur était soumis, il importait certainement plus de trouver la juste protection, le meilleur équilibre entre les droits et les intérêts alors en conflits que d’affirmer l’autonomie du droit du Québec et sa nature profondément civiliste ou sa filiation romano-germanique[136]. Deuxièmement, cet arrêt peut également être lu comme un arrêt qui marque la volonté de la Cour suprême d’affirmer un peu plus sa fonction de cour régulatrice. En effet, il transparaît des termes de l’arrêt la volonté de la cour de ne pas perdre la main et de garder le pouvoir de faire appel aux principes qu’elle estime appropriés pour régler les cas qui lui sont soumis[137]. Troisièmement, ce que cet arrêt souligne, moins qu’un revirement jurisprudentiel au regard des arrêts Lac d’Amiante et Prud’homme en ce qui concerne la nature civiliste de la procédure civile du Québec, c’est l’absence de cloisonnement étanche entre le droit de la procédure civile du Québec et la common law. Il relève les interférences nécessaires et les influences mutuelles et bénéfiques que les rapports entre ces deux systèmes juridiques créent[138]. La nature et la tradition civilistes du droit substantiel et de la procédure civile du Québec y sont réaffirmées plus d’une fois[139]. Finalement, l’affirmation du rôle résiduel de la common law comme source supplétive dans le système de droit du Québec est l’élément décisif qui étaie l’absence de revirement jurisprudentiel. Cet élément soutient également le fait que la Cour suprême ne remet pas en cause la reconnaissance de l’autonomie du droit québécois affirmée par les arrêts Lac d’Amiante et Prud’homme[140].

À cause des difficultés conceptuelles portant sur la nature de la procédure civile du Québec, la reconnaissance formelle des éléments caractéristiques des droits romano-germaniques de celle-ci, tels la primauté de la loi, la nature civiliste ou encore l’importance de la codification des règles essentielles, par la Cour suprême dans les trois décisions précitées devrait être analysée comme une consécration de l’essence romano-germanique de la procédure civile du Québec[141]. Pour ne retenir qu’un point, on peut mentionner par exemple, toute proportion gardée, l’importance de la codification dans la tradition romano-germanique. Il est notoire qu’elle y symbolise la synthèse écrite conceptuellement ordonnée de l’esprit, des principes et des règles en vigueur dans des matières du droit d’un pays donné et dont la fonction est d’en rendre la connaissance plus aisée pour tous. La Cour suprême, reconnaissant formellement l’importance de la codification de la procédure civile du Québec en des termes non équivoques, notamment lorsqu’elle affirme le caractère écrit, codifié et la tradition civiliste de sa procédure civile[142], corrobore l’idée d’un recul des contestations portant sur l’origine de celle-ci [143].

L’esprit de la nouvelle procédure civile du Québec, qui s’incarne dans le nouveau Code de procédure civile, appuie l’hypothèse de la résurgence de l’essence civiliste de la procédure civile de la province, à l’image de son droit substantiel.

2. L’esprit de la nouvelle procédure civile québécoise : la disposition préliminaire et les principes directeurs du nouveau Code de procédure civile

À ce stade de la démonstration, il est grandement temps de rechercher, dans les mutations actuelles du droit civil en général et de la procédure civile en particulier, des éléments et des faits qui confirment ou infirment l’hypothèse de la renaissance de la filiation romano-germanique de la procédure civile québécoise. Après plusieurs réformes et modifications, le Code de procédure civile actuel devrait être remplacé au début de l’année 2016 par ce qui constitue pour l’instant la Loi instituant le nouveau Code de procédure civile[144]. Point n’est l’ambition de la présente étude de prophétiser sur la fortune que connaîtra le nouvel instrument juridique. De plus, au moment où le texte n’était encore qu’un projet de loi, il a connu plusieurs réaménagements. Ces raisons incitent à la prudence sur les leçons à tirer et sur l’analyse à faire de ses dispositions. Ces réserves faites, la version sanctionnée du nouveau Code de procédure civile, malgré quelques amputations[145], n’a pas transformé radicalement la version du projet de loi no 28 rendue publique.

Il est possible de faire l’analyse d’un instrument législatif aussi important qu’un code de plusieurs manières. L’exégète pourrait, par exemple, s’attacher à faire une analyse article par article, alors que d’autres, plus structuralistes, s’attacheraient à son architecture, à son découpage, en un mot, à sa structure. La méthode qui a la faveur de cet article, notamment à cause des réserves évoquées précédemment, consiste à saisir son « esprit » par une analyse sommaire des dispositions-clés du texte et d’en sonder l’essence pour capter le caractère propre qui semble s’en dégager. Nous tenterons de circonscrire l’esprit qui se dégage de la nouvelle procédure civile du Québec à travers l’étude d’une de ses innovations, soit sa disposition préliminaire[146], et de quelques autres dispositions-clés qui participent de l’affermissement de celui-ci.

Avant de s’attaquer au contenu de ce qui est exprimé dans la disposition préliminaire, il paraît nécessaire de clarifier sa valeur juridique. Il semble y avoir un consensus assez large dans la doctrine pour retenir que la disposition préliminaire d’un code a la même valeur juridique que les autres dispositions de ce code[147]. On aurait donc doublement tort de croire que la disposition préliminaire d’un code a une valeur inférieure à celle des autres articles et, pour cette raison, d’avoir une considération moindre pour elle. Tout d’abord, sa formulation souvent générale, porteuse plus de principes que de commandements ou de prohibitions, ne devrait pas empêcher de déceler et de reconnaître sa valeur normative. Norme axiologique dans le jardin des magistrats, il rentre dans les prérogatives des juges de la concrétiser en révélant sa véritable portée par l’interprétation audacieuse qu’ils sauront en faire. C’est encore par leur pouvoir d’interprétation qu’ils lui conféreront une véritable valeur juridique en lui reconnaissant sa force obligatoire. Tel l’artiste-sculpteur d’un bloc de marbre qui extirpe, façonne, puis finalement crée un chef-d’oeuvre à partir d’une matière à l’état brut. Ensuite, sa place stratégique et symbolique au début du code et le fait qu’elle a souvent une fonction d’affirmation de valeurs ou de réitération de principes font de la disposition préliminaire une mine d’indices quant à l’esprit que le législateur a entendu insuffler à l’instrument auquel elle sert de porte d’entrée et de boussole.

Ces éléments précisés, regardons-la de plus près. La disposition préliminaire du nouveau Code de procédure civile du Québec comporte trois paragraphes. Le premier paragraphe est ainsi rédigé :

Le Code de procédure civile établit les principes de la justice civile et régit, avec le Code civil et en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne (chapitre C-12) et les principes généraux du droit, la procédure applicable aux modes privés de prévention et de règlement des différends lorsque celle-ci n’est pas autrement fixée par les parties, la procédure applicable devant les tribunaux de l’ordre judiciaire de même que la procédure d’exécution des jugements et de vente du bien d’autrui[148].

À la lecture de cet extrait, force est de constater qu’il emprunte une phraséologie d’une proximité manifeste, quoiqu’un peu plus longue, à celle du paragraphe équivalent de la disposition préliminaire du Code civil du Québec. Il vise, au premier abord, à préciser à grand trait le champ d’application du nouveau Code de procédure civile. Dans le même élan, comme cela a été inauguré par le Code civil du Québec et analysé par la doctrine[149], ce premier paragraphe vise à faire du nouveau Code de procédure civile un instrument à égalité avec la Charte des droits et libertés de la personne[150], le Code civil du Québec et la Loi constitutionnelle de 1867[151] en tant qu’instrument juridique majeur de l’ordonnancement législatif du Québec. Ce faisant, le législateur entend faire du nouveau Code de procédure civile, à l’instar des trois autres instruments majeurs de l’ordonnancement juridique du Québec précédemment cités et en complémentarité avec eux, l’un des pivots du système de régulation sociale au Québec. Un tel dessein convainc et force le juriste spécialiste de la procédure civile à s’attarder sur les traits caractéristiques du nouveau Code de procédure civile et à ne pas minimiser ce qu’il tend à affirmer au niveau de la culture juridique, notamment un ancrage dans la famille civiliste.

La suite de la disposition préliminaire n’est pas moins intéressante. Voici ses termes :

Le Code vise à permettre, dans l’intérêt public, la prévention et le règlement des différends et des litiges, par des procédés adéquats, efficients, empreints d’esprit de justice et favorisant la participation des personnes. Il vise également à assurer l’accessibilité, la qualité et la célérité de la justice civile, l’application juste, simple, proportionnée et économique de la procédure et l’exercice des droits des parties dans un esprit de coopération et d’équilibre, ainsi que le respect des personnes qui apportent leur concours à la justice[152].

Ce deuxième paragraphe, quant à lui, tant dans le style utilisé que dans le fond, emprunte aux productions législatives et normatives de tradition romano-germanique. Outre l’ouverture aux modes de prévention et de règlement des différends et la réaffirmation du principe de proportionnalité, il codifie et assigne au code un objectif de justice, soit la recherche du juste au sens de valeur morale dans des termes qui ne laissent que peu de place aux hésitations. Le législateur affirme ainsi solennellement : « [l]e Code vise à permettre, dans l’intérêt public, la prévention et le règlement des différends et des litiges, par des procédés adéquats, efficients, empreints d’esprit de justice et favorisant la participation des personnes » [nos italiques]. La recherche du juste et l’affirmation de principes ou valeurs morales sont une approche qu’il n’est pas excessif de qualifier de caractéristique de la tradition romano-germanique, but plus ou moins affiché, souvent en filigrane, mais toujours en point de mire de l’oeuvre de codification dans cette tradition juridique. Les pays de la famille de droits romano-germaniques ont, entre autres, pour caractéristique le fait que les normes juridiques sont conçues « [...] comme étant des règles de conduite, étroitement liées à des préoccupations de justice et de morale »[153]. Elles doivent participer à régler des conflits réels que les justiciables soumettent au système judiciaire, mais jamais elles ne doivent se dérober de l’objectif de poursuite du juste et des buts vertueux de la règle de droit.

Le dernier extrait de la disposition préliminaire parachève le tout dans les mots que voici :

Enfin, le Code s’interprète et s’applique comme un ensemble, dans le respect de la tradition civiliste. Les règles qu’il énonce s’interprètent à la lumière de ses dispositions particulières ou de celles de la loi et, dans les matières qui font l’objet de ses dispositions, il supplée au silence des autres lois si le contexte le permet[154].

Ce troisième paragraphe finit d’ébranler tout scepticisme. Il ne laisse plus guère de place à l’interrogation pas plus sur la filiation réelle que sur l’appartenance profonde de la procédure civile du Québec à la « tradition civiliste ». Toutefois, compte tenu de l’histoire de celle-ci, il n’est pas innocent que le législateur ait éprouvé la nécessité de l’affirmer solennellement dans une disposition préliminaire au début du nouveau Code de procédure civile du Québec. Il faut y voir une volonté qui ne veut plus se dissimuler d’inscrire la nouvelle procédure civile québécoise dans la tradition juridique qui l’a engendrée sans renier les apports et les rapports qu’elle entretient et continuera d’entretenir avec d’autres traditions juridiques qui l’ont enrichie et l’enrichiront sans doute encore longtemps. Il faut également comprendre à la lecture de ce dernier paragraphe de la disposition préliminaire que le nouveau Code de procédure civile, conformément à la volonté du législateur provincial, constitue le droit résiduaire es procédure civile. Voilà ce qui en est pour la disposition préliminaire. Mais la seule disposition préliminaire, tout en apportant des indices précieux quant à la réalité de nos jours, et avec moins d’hésitation qu’autrefois, de la filiation romano-germanique de la procédure civile québécoise et de son fort attachement à cette tradition juridique, n’en détient pas l’exclusivité. D’autres dispositions portent cet élan de la nouvelle procédure civile québécoise. Il convient en quelques mots de les aborder. Il faut garder en mémoire l’esprit des codes des systèmes romano-germaniques, puisqu’il permet de percevoir à quel point la nouvelle procédure civile québécoise se rapproche de cette tradition.

Cet esprit de la codification relevé précédemment, dont s’inspire en partie le nouveau Code de procédure civile du Québec, est celui de l’affirmation de normes axiologiques à côté de règles juridiques au sens strict. Cette posture législative diffère fondamentalement de celle des systèmes de common law, où les lois sont remarquables par leur précision chirurgicale, mécanique bien huilée dont le souci est l’exactitude technique et l’effet pratique, et sont souvent reprises des décisions des magistrats[155]. De cette manière de procéder s’éloigne encore le nouveau Code de procédure civile du Québec. Il faut noter, à titre d’illustration, la disparition des articles consacrés à la définition de notions ou concepts, comme c’était le cas par le passé[156]. Aussi, un survol du Chapitre III du Livre I du Titre II du nouveau Code de procédure civile renforce le sentiment de rapprochement dans le style rédactionnel, mais aussi sur le fond, avec la tradition de codification civiliste. L’intitulé de ce chapitre, « Les principes directeurs de la procédure », est lui-même révélateur des buts du texte, soit de poser les fondements, énoncer la philosophie et donner une âme au nouveau Code de procédure civile. S’il fallait ressortir quelques articles pour illustrer ce constat, nous pourrions retenir l’article 18 qui réaffirme, en le renforçant, le principe de proportionnalité. Dans la même veine, il y a l’article 20 qui prône une coopération accrue entre les parties. Certains ironiseraient presque sur sa formulation promouvant l’entraide mutuelle entre litigants. Il est encore possible de souligner l’article 25 au Chapitre IV du même titre qui confirme le recul du formalisme exacerbé d’antan et réaffirme la suprématie du fond sur la forme dans une procédure judiciaire dont l’objectif affiché est la recherche du juste.

Il faut le dire, certes sans excès et avec modestie, mais non sans conviction et toute proportion gardée : la nouvelle procédure civile du Québec tente d’affirmer et d’assumer ses racines romano-germaniques. C’est une excellente chose; il ne faudrait pas l’interpréter comme un repli sur soi ou un réflexe de protection défensif et craintif contre toute interaction avec d’autres systèmes juridiques. Le nouvel esprit de la procédure civile du Québec devrait au contraire être analysé comme une meilleure connaissance de sa filiation, de sa nature, de ses caractéristiques propres, de ses fondements et de ses véritables ressorts. Ce nouvel état d’esprit, loin de la conduire vers un repli sur soi, vers un enfermement stérile ou vers un rejet des systèmes juridiques différents, lui permettra de mieux s’enrichir à leur contact sans risquer une excessive dilution de ses principes fondamentaux ou de perdre son âme.

Conclusion

Dans un ultime élan destiné à synthétiser le propos du présent article, il faut retenir qu’il part d’un constat, qu’il anticipe et souhaite un succès, et enfin qu’il garde un espoir.

Le constat, c’est celui de la nature controversée de la procédure civile du Québec. Certains y voient une procédure judiciaire de common law[157] là où d’autres, plus nombreux, y voient un droit mixte[158] fait d’un mélange de concepts de common law et de droit civil. À l’heure actuelle, une telle incertitude ne peut être que dommageable pour l’évolution de la matière et son épanouissement. Il était alors utile pour comprendre la controverse, mais aussi pour appréhender la véritable portée des mutations qui s’y déroulent, d’effectuer une lecture historique de l’évolution de la procédure civile québécoise. En effet, pour employer une métaphore, l’histoire de la procédure du Québec est comme un puzzle géant dont il faut reconstituer les pièces dans le bon ordre pour déceler tous les sens de l’image qu’on peut en avoir aujourd’hui.

Le succès, c’est ce qu’il convient de souhaiter au nouveau Code de procédure civile du Québec malgré les imperfections propres à toute oeuvre humaine qu’il ne manquera pas de comporter. Le succès serait qu’on accorde à sa disposition préliminaire toute l’attention qu’elle mérite et que les principes directeurs de la procédure civile qu’elle tente de faire émerger soient reçus avec une bienveillance non feinte. Le succès serait que les tribunaux de la province, et même la plus haute juridiction du Canada, fassent preuve de hardiesse et participent aussi à l’affermissement de la nature romano-germanique de la procédure civile tel qu’esquissé par le nouveau Code de procédure civile.

Le propos porte en lui l’espérance d’un changement de la culture professionnelle trop teintée de réflexes typiques de « common lawyers »[159] des juristes québécois, pour reprendre les mots d’un auteur. La vision des praticiens, notamment des avocats, influe véritablement sur l’évolution de la procédure civile. Ainsi, si ceux-ci continuent à se croire ou à propager une culture de « common lawyers », le système pourra continuer à manquer de cohérence. La renaissance de la filiation romano-germanique de la procédure civile du Québec passe par un changement de mentalité de tous les acteurs du système de justice civile. Ces réflexes acquis par les juristes professionnels sont ceux que leur formation leur a inculqués, ou à tout le moins auxquels elle les a prédestinés.

Quand le professeur Jean-Maurice Brisson rappelle que : « […] la procédure civile a connu, au cours des quelques quatre-vingt-dix années qui ont suivi l’Acte de Québec jusqu’à l’adoption du premier Code, un processus d’hybridation important, sans commune mesure avec celui — beaucoup moins significatif — qu’a pu subir, pendant la même période, le droit privé substantif [note omise] »[160], la tentation n’est-elle pas grande aujourd’hui de faire le constat inverse, soit celui d’une renaissance/revendication de ses racines romano-germaniques?

L’hypothèse du présent article est une résurgence des fondements romano-germaniques de la procédure civile québécoise. Toutefois, s’il s’agit d’un choix conscient, fondé sur une identité culturelle particulière ainsi qu’on peut raisonnablement le penser, la formation des juristes dans les universités québécoises devrait être repensée pour intégrer certains aspects critiques, théoriques de l’étude du droit, car le système romano-germanique s’est construit à partir d’un droit savant dans les universités européennes dont le souci premier n’était pas les implications pratiques[161]. Sans remettre en cause la formation des étudiants sur la résolution de cas concrets, il importe de leur faire acquérir les réflexes qui sont à la base du système romano-germanique, à savoir les idéaux de justice et les valeurs morales qui doivent sous-tendre les normes notamment à travers une appréhension critique de leur contenu. L’enseignant en droit aura eu plus d’une fois l’occasion de lire le désarroi et la perplexité dans les yeux de ses étudiants quand, comme cela peut arriver, on énonce un principe de droit qui ne trouve pas de fondement direct dans un article du Code civil ou du Code de procédure civile. Tout le droit ne se trouve bien heureusement pas enfermé dans les codes de lois et il est nécessaire d’en faire prendre conscience aux étudiants en même temps que de cultiver leur vision critique des lois. Des évolutions sont possibles dans la formation des juristes au Québec et, pour ce qui fait l’intérêt du présent texte, notamment pour que les cours de procédure civile dans les facultés de droit ne soient plus réduits à des cours de techniques processuelles, mais revêtissent plutôt les habits d’un véritable enseignement incluant de la théorie générale de la procédure civile[162]. Mais certainement s’agit-il là d’une nouvelle question bien plus vaste que l’objet du présent article.