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Introduction

Le mécanisme fiduciaire implique le transfert de droits patrimoniaux par une personne (le constituant) à une autre (le fiduciaire) dans le but de réaliser une affectation déterminée au profit d’un bénéficiaire. Connue sous Rome, la fiducia disparut, n’offrant pas une protection suffisante des intérêts en cause[1]. En Angleterre, à l’inverse, le trust, mécanisme similaire sous bien des aspects et modelé de toutes pièces par la jurisprudence, connut un essor certain au Moyen-Âge pour ne jamais en démentir. Il a fallu attendre une époque très récente pour que cette « belle au bois dormant » qu’est la fiducie sorte de l’ombre en France[2], notamment sous la concurrence que le trust anglo-américain livrait au système de droit français qui ne connaissait pas d’équivalent[3].

La pratique a vivement sollicité un instrument similaire, mettant en exergue ce manque de compétitivité du système français. Des entreprises françaises ont délocalisé des opérations hors de France, au motif que le trust anglo-américain répondait davantage à leurs besoins. La multiplication d’équivalents au trust dans des pays de droit civil (très nombreux pays d’Amérique latine ou du Sud, le Luxembourg, la Russie, ou encore le Liban et, bien sûr, le Québec, sans oublier plus récemment la Roumanie et demain la République Tchèque) livrait une concurrence supplémentaire.

Si le droit français a attendu le 21e siècle pour consacrer officiellement la fiducie, il serait faux de croire que l’institution n’existait pas au préalable. Certes, aucune institution ne portait ce nom. Mais, déjà, des fiducies « innommées » — qui ne bénéficient pas du nom de fiducie, mais qui en ont toutes les caractéristiques et qui en suivent le régime — existaient. En effet, des institutions permettaient, comme la fiducie régie par le Code civil, le transfert d’une propriété devenue finalisée, affectée à la réalisation d’un objet particulier, parfois même localisée dans un patrimoine d’affectation. Le « gage-espèces », qui implique le transfert de la propriété de sommes d’argent d’un débiteur au créancier en garantie de dettes, en est un exemple. La cession de créances « Dailly » à titre de garantie en est un autre : la propriété de la créance est transférée à titre de garantie d’une dette au profit d’un établissement de crédit. C’est aussi le cas des sûretés-propriétés issues de la directive européenne 2002/47/CE[4] dites « collatérales ». En effet, à titre de garantie des obligations financières, des remises en pleine propriété notamment d’instruments financiers sont autorisées[5].

Bref, en particulier dans le domaine bancaire et financier sous couvert de noms spécifiques, à l’ombre de l’institution officielle, les praticiens avaient déjà obtenus du législateur qu’il consacre en droit français la fiducie. Certes, jamais sans citer officiellement son nom. Mais le résultat était là : les traits saillants de la fiducie s’y retrouvaient (transfert de propriété et affectation de celle-ci à une fin particulière), preuve, s’il en fallait encore, que la fiducie était souhaitée par les praticiens. Évidemment, on regrettera la multiplication des textes de lois, l’éclatement des sources du droit de la fiducie entre la fiducie « nommée » et les innombrables fiducies « innommées ». Un régime unique de la fiducie aurait suffit! Cette « belle au bois dormant » a eu un réveil bien chaotique! C’est une proposition de loi du sénateur Philippe Marini du 8 février 2005 qui remet à l’ordre du jour cette Arlésienne du droit français. Cette proposition devient la Loi no 2007-211 du 19 février 2007 instituant la fiducie[6] et crée un nouveau titre dans le code civil.

Au gré de l’acclimatation de la fiducie en France, de nouvelles perspectives de son utilisation apparaissent. Ainsi, alors que l’économie est chancelante après la violente secousse de la crise financière de septembre et octobre 2008, la manne pétrolière (et ses flux de trésorerie) serait un moyen de dynamiser la reprise, qui se fait attendre, si elle était investie en France. La France, tout comme d’autres États (le Royaume-Uni, notamment), s’intéresse aux potentialités de la finance dite « islamique », c’est-à-dire qui respecte les principes de la Charia (en particulier l’interdiction de l’intérêt)[7]. Le ministère de l’Économie et des Finances voit dans la fiducie l’instrument juridique qui permettrait de satisfaire ces exigences. Les applications pratiques, actuelles ou à venir, de la fiducie démontrent la très grande polyvalence de cet instrument.

La Loi instituant la fiducie permet ainsi à la fiducie d’échapper à l’ombre dans laquelle elle fut plongée, mais ce n’est que timidement qu’elle est entrée dans la lumière en 2007. Certes, l’institution créée[8] répond à la définition du trust, telle que résultant de l’article 2 de la Convention relative à la loi applicable au trust et à sa reconnaissance[9] du 1er juillet 1985[10]. À savoir, d’abord, que les biens « constituent une masse distincte et ne font pas partie du patrimoine du [fiduciaire-]trustee »[11]. Ensuite, que « le titre relatif aux biens »[12] de la fiducie ou du trust est établi au nom du fiduciaire-trustee. Enfin, que le fiduciaire-trustee est « investi du pouvoir et chargé de l’obligation, dont il doit rendre compte, d’administrer, de gérer ou de disposer des biens selon les termes »[13] de l’acte de trust ou du contrat de fiducie et selon les règles particulières imposées pas la loi. Son domaine, à l’origine, était toutefois beaucoup plus restreint que le trust et l’est toujours aujourd’hui, même si c’est dans une moindre mesure. Ce n’est également qu’avec le temps que les potentialités de l’institution seront pleinement maîtrisées. Deux finalités principales de la fiducie peuvent toutefois déjà être relevées : celle où le fiduciaire aura une charge de gestion du bien (fiducie-gestion) et celle où il détiendra le bien remis en fiducie en garantie d’une dette (fiducie-sûreté), sachant que l’une et l’autre pourront se mélanger, certaines opérations de garantie sur le moyen terme pouvant impliquer une gestion quasi quotidienne des biens mis en fiducie par exemple.

La fiducie a été votée en février 2007 et fut plusieurs fois modifiée depuis. La succession incessante des modifications du régime de la fiducie (en moyenne, une par semestre!) illustre l’instabilité générale du droit moderne, peut-être aussi les difficultés d’acclimater cet outil si particulier qu’est la fiducie en France. Ces valses rythmées des dispositions législatives sont d’autant plus curieuses que le décret prévu par la loi, devant instituer un registre national des fiducies (devant essentiellement servir de base de contrôles pour les administrations) n’est paru qu’en mars 2010.

Malgré la logique apparente de la fiducie française (I), sa naissance fut chaotique. Ce ne fut qu’une petite fiducie qui vit le jour, laquelle s’est depuis étendue, ce qui s’illustre par un champ d’application sévèrement restreint puis rapidement assoupli (II). Un certain manque de cohérence de la Loi du 19 février 2007 est aussi à déplorer, même s’il tend à décroître au gré des interventions législatives et que le contrat de fiducie pourra souvent y palier (III).

I. Une logique apparente

La loi instituant la fiducie procède par certains aspects d’une logique équilibrée (A), même si certains bouleversements de concepts fondamentaux semblent en résulter (B).

A. Un équilibre manifeste

La loi instituant la fiducie a, d’abord, su trouver une juste mesure entre formalisme et renouveau contractuel. La fiducie prendra nécessairement forme par un contrat écrit, nécessairement enregistré[14] et contenant certaines mentions dont la peine est la nullité[15], évitant par là-même les risques d’antidate et fournissant des éléments utiles en cas de contrôle. Mais au delà, le contrat pourra prévoir assez librement le type de « mission » confiée au fiduciaire, les droits transférés allant pouvoir l’être, alternativement ou cumulativement, pour de la gestion ou pour servir de garanties par exemple.

Cette loi a aussi veillé à la nécessité pour la fiducie, dont certains ont parfois dit tant de maux, de respecter l’ordre public, la fiducie ne devant pas (comme toute autre institution) être un moyen de contourner des règles essentielles. Certaines dispositions vont en ce sens. D’où, par exemple, la limitation dans le temps de la durée maximum d’un contrat de fiducie (99 ans depuis la Loi no 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie[16]), afin d’éviter le risque d’inaliénabilité des biens et limiter l’atteinte à la libre circulation des richesses. D’où, également, la présomption d’action de concert[17] entre le fiduciaire et le constituant-bénéficiaire, afin d’assurer la transparence et l’information des marchés financiers en évitant des prises de participation occultes d’un constituant dans des sociétés cotées par l’intermédiaire d’un fiduciaire.

Plus généralement, outre les dispositions de la loi, la fiducie ne pourra pas venir éluder les règles impératives applicables aux matières concernées. En droit des sociétés, par exemple, une fiducie constituée aux seules fins de contourner les règles de participation dans une société devrait être sanctionnée. Plus généralement, les sociétés qui créeront des fiducies devront le faire dans le respect de leur intérêt et objet sociaux. Afin de limiter les risques que la fiducie-sûreté porte atteinte aux règles de la « faillite » et à l’objectif de sauvegarde ou de redressement de l’entreprise, l’Ordonnance no 2008-1345 du 18 décembre 2008 portant sur la réforme du droit des entreprises en difficulté[18] a limité les possibilités de réalisation pendant la période de sauvegarde et de redressement judiciaire (en réalité, en les interdisant dès lors que le constituant conserve l’usage ou la jouissance des biens mis en fiducie), tout en préservant ses pleins effets lors d’une liquidation judiciaire (permettant au créancier bénéficiaire de la fiducie-sûreté de bénéficier d’un paiement exclusif, hors concours, lors de la réalisation des biens mis en fiducie).

La volonté d’équilibre de la loi se trouve également dans le souci de lutter contre le blanchiment de capitaux. C’est ainsi que seuls peuvent devenir fiduciaires certaines personnes[19], déjà familiarisés à la surveillance de flux financiers et aux déclarations de soupçons de blanchiment de capitaux à l’autorité compétente. La lutte contre la fraude fiscale explique que le constituant devra être résident d’un État de la Communauté européenne ou d’un État ayant conclu avec la France une convention fiscale en vue d’éliminer les doubles impositions, contenant une clause d’assistance administrative en vue de lutter contre la fraude ou l’évasion fiscale[20]. Le texte veille plus généralement à éviter l’évasion fiscale : le constituant, nonobstant le transfert juridique de sa propriété au fiduciaire, est réputé demeurer titulaire des droits mis en fiducie pour les principaux impôts directs[21]. La neutralité fiscale en est ainsi assurée. L’interdiction de la fiducie-libéralité, c’est-à-dire l’utilisation de la fiducie comme moyen de transmission à titre gratuit, a sans doute permis que le texte soit adopté et a évité un veto du ministère de l’Économie et des Finances. Peut-être aurait-on pu espérer un texte davantage ambitieux, permettant les fiducies par testament ou par donation à l’instar du droit québécois ou canadien, afin de compléter les techniques de transmission en droit français?

Le registre national des fiducies fournira une base d’information utile aux administrations souhaitant effectuer certaines vérifications[22]. De manière plus précise, l’administration fiscale bénéficie d’un droit de contrôle et de communication et pourra ainsi réclamer tout « document relatif au contrat de fiducie »[23] auprès de chacun des intervenants directs (constituant, fiduciaire, bénéficiaire) ainsi qu’à toute autre personne exerçant un pouvoir de décision en lien avec la fiducie. La déclaration d’existence de la fiducie à l’administration fiscale permettra d’ailleurs à cette dernière de ne pas ignorer sa création et de procéder aux contrôles qu’elle jugera utile. L’intervention d’un commissaire aux comptes — dès lors que le constituant y est lui-même assujetti — est également de nature à offrir une protection de par leur mission de contrôle et de notification au Parquet des faits délictueux dont ils ont connaissance.

Avec le transfert des droits du constituant au fiduciaire, les créanciers sont à risques. Analysons successivement les principaux cas de figure et les protections dont ils bénéficient. Les créanciers du constituant, dont la fiducie vient réduire d’autant leur droit de gage, seront protégés en cas de fiducie portant atteinte à leurs droits. Faite en fraude de leurs droits, la fiducie pourra être attaquée de ce chef[24], ce qui est là l’expression d’une modalité de l’action paulienne de l’article 1167 C civ. Passée en période suspecte, postérieurement à la cessation des paiements, mais avant l’ouverture d’une procédure collective, la fiducie sera, sauf exception, nulle[25]. Quant aux créanciers titulaires d’un droit de suite, ils continueront à pouvoir l’exercer. En réalité, le sort des créanciers du constituant n’est pas très différent lors d’un transfert en fiducie d’actifs que lors d’une vente : les biens ne font alors plus partie de l’assiette de leur droit de gage général[26].

Toutefois, à la différence du transfert de biens par un entrepreneur individuel à un patrimoine d’affectation professionnel (l’EIRL), qui implique une information de ses créanciers antérieurs pour leur être opposable, aucune formalité de cette nature n’existe en matière de fiducie. Le législateur pourrait gagner à la prévoir. En effet, le Conseil constitutionnel a validé cet aspect de la loi relative à l’EIRL[27] au motif que s'il était loisible au législateur de rendre la déclaration d'affectation « opposable aux créanciers dont les droits sont nés antérieurement à son dépôt »[28], c'est à la condition que ces derniers soient personnellement informés de la déclaration d'affectation et de leur droit de former opposition. On ne peut donc pas exclure une question prioritaire de constitutionnalité sur ce terrain en arguant que le transfert des biens du patrimoine personnel du constituant au patrimoine fiduciaire ne devrait être opposable aux créanciers antérieurs du constituant que sous réserve d’une faculté d’opposition.

Quant aux créanciers personnels du fiduciaire, le risque serait qu’ils soient victimes de la solvabilité apparente du fiduciaire tirée du patrimoine fiduciaire. La fonction de fiduciaire étant limitée aux établissements bancaires et aux avocats[29], ce problème ne devrait pas se poser. La comptabilité séparée des comptes personnels et des comptes fiduciaires fournira en tout état de cause un moyen permettant de distinguer les actifs concernés.

Les ayants cause du fiduciaire, les tiers contractant avec le fiduciaire ès-qualité pourraient, quant à eux, subir le risque d’excès de pouvoirs du fiduciaire. L’article 2023 C civ les en prémunit en posant une présomption de pouvoirs du fiduciaire. Ainsi, ces ayants cause ne supporteront pas la faute du fiduciaire qui viendrait à excéder ses prérogatives, laquelle ne pourra pas leur être opposée. Ces ayants cause seront donc dispensés de vérifier les pouvoirs du fiduciaire. Ceci facilitera d’autant les échanges commerciaux, en offrant une protection au tiers qui n’a pas à s’assurer que le fiduciaire agit conformément à l’objet de la fiducie. Cette présomption légale est logique : ce n’est pas au tiers (étranger à la fiducie), mais au constituant de supporter les conséquences d’un excès de pouvoirs du fiduciaire. L’information des créanciers sera aussi assurée par l’obligation faite au fiduciaire de décliner sa qualité ainsi que par la mention de ses droits ès-qualité lorsque leur mutation est soumise à publicité (registre foncier par exemple).

B. Le bouleversement apparent

En apparence, la loi instituant la fiducie bouleverse deux concepts fondamentaux du droit civil : la propriété et le patrimoine. En réalité, la modification n’est sans doute pas aussi profonde qu’il n’y paraît. Et les objections juridiques se révèlent pouvoir être levées.

1. La propriété

Longtemps oubliée, la fiducie a aussi été (préalablement au vote de la loi l’instituant) contestée et déformée, la propriété fiduciaire étant souvent niée. Certaines formes de fiducie-gestion, par laquelle le constituant transfère la propriété de ses biens à un fiduciaire, ont ainsi été réduites à d’autres institutions. Le législateur, par exemple, a refusé de qualifier d’aliénation fiduciaire certains mécanismes en préférant utiliser le terme de mandat, tout en déformant l’essence de cette institution. Ainsi, le fonds commun de placement a été, à l’origine, fondé sur un « mandat » donné audit fonds par une indivision d’épargnants créant une copropriété, sans que les « mandants » conservent de prérogatives contrairement au mandat du Code civil et avec une indivision soustraite aux règles de droit civil. Plus récemment créé, le mandat à effet posthume est conféré par une personne qui ne sera plus propriétaire des biens au jour de son entrée en vigueur et qui enlève au propriétaire d’alors le pouvoir d’administrer ces biens[30], alors qu’un mandant de droit commun n’est pas déchu de ses prérogatives.

Quant à la jurisprudence, elle a, hier, réduit une fiducie-sûreté à un nantissement avec pacte commissoire[31] et, aujourd’hui, requalifié en nantissement la cession d’une créance à titre de garantie[32] même si la jurisprudence lui fait produire des effets d’exclusivité proche de ceux d’un propriétaire[33]. Ces disqualifications sont contestables : elles nient le transfert de propriété, alors que le soi-disant « mandat » existe sans que le mandant conserve ses droits. Le prétendu « gage » implique, quant à lui, un transfert de propriété dans la volonté des parties. Le transfert de propriété a aussi pu être disqualifié en contre-lettre par les tribunaux[34], alors que l’intention du constituant n’était pas d’octroyer au fiduciaire une propriété simulée, ni une apparence trompeuse avec deux actes contradictoires. Ces difficultés à admettre la réalité de la propriété fiduciaire viennent sans doute de l’originalité de la situation par laquelle une personne recueille le titre de propriétaire avec seulement une fraction des prérogatives du propriétaire d’origine.

La Loi instituant la fiducie vise uniquement un transfert de droits. Un amendement législatif adopté en mai 2009 (mais censuré depuis par le Conseil constitutionnel) qualifiait le droit recueilli par le fiduciaire de propriété[35], ce qui était heureux lorsque l’on observe les disqualifications opérées par la jurisprudence française, mais aussi les difficultés que d’autres systèmes de droit ont éprouvé sur cette question, notamment le droit québécois. Cette qualification devrait prévaloir sur les travaux parlementaires ne faisant de toute façon pas de doute sur la propriété du fiduciaire quant aux biens mis en fiducie[36]. Et il est, en pratique, souhaitable que ce soit le fiduciaire qui le devienne. En effet, le risque de certaines théories qui proposent de voir un droit réel conservé par le constituant ou au profit du bénéficiaire seul sur les biens en fiducie est qu’alors ces actifs mis en fiducie sont saisissables par leurs créanciers : le trust serait alors un instrument nettement préférable pour mettre en place une étanchéité entre les actifs.

La propriété de l’article 544 C civ transférée par le constituant au fiduciaire devient une propriété modelée[37] par la finalité qui dorénavant la grève. Limitée dans la durée, la propriété du fiduciaire ne sera jamais perpétuelle. Limitée par les prérogatives conférées au fiduciaire — le fiduciaire n’acquière que certaines prérogatives que le constituant tenait de ce droit (d’où une déperdition temporaire du reliquat des prérogatives) — et la finalité pour laquelle les droits lui sont confiés, la propriété ne sera jamais absolue. Contrairement à la propriété ordinaire de l’article 544 C civ, la loi ne vient pas définir les droits ou pouvoirs qui en résultent; mais ceci se comprend, car les prérogatives découlant de la propriété fiduciaire ne seront jamais identiques. Elles dépendront des stipulations du contrat de fiducie et de l’objet devant être réalisé par le fiduciaire, tous deux étant d’ailleurs des mentions obligatoires selon l’article 2018 C civ. Par contre, comme la propriété ordinaire, la propriété fiduciaire sera exclusive. Le fiduciaire exercera ses prérogatives sur les droits mis en fiducie, hors de tout concours. L’usus, le fructus et l’abusus pourront être transférés au fiduciaire. Le fiduciaire ne pourra cependant utiliser ces prérogatives qu’afin de réaliser l’objet de la fiducie.

Cette propriété finalisée, temporaire et limitée est une propriété dont le régime pourra ne pas être exactement celui de la propriété ordinaire. Ainsi, bien que propriétaire, le fiduciaire devra rendre compte de l’exercice de ses prérogatives[38] et devrait pouvoir être sanctionné au titre de l’abus de confiance s’il détourne les biens mis en fiducie alors qu’il a accepté d’en faire un usage déterminé.

La propriété fiduciaire s’intègre dans une évolution jurisprudentielle qui tend à favoriser les droits réels modelés. Ainsi, la Cour de cassation admet que « le propriétaire peut consentir, sous réserve des règles d'ordre public, un droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien »[39]. Un droit réel de jouissance de source contractuelle est ainsi validé par celle-ci. Dans la même veine, la Cour de cassation a accordé au titulaire d’un droit réel contractuellement défini (un droit à bois crû et à croître) le même régime que la propriété ordinaire (en l’occurrence, la perpétuité fut reconnue au titulaire du droit réel)[40], confirmant à nouveau la possibilité de modeler contractuellement un droit réel. Ainsi, un droit réel non qualifié de « propriété ordinaire » peut néanmoins bénéficier d’un régime à tout le moins analogue.

On hésite toutefois à rattacher davantage la fiducie au droit des biens qu’au droit des contrats, car c’est par le contrat de fiducie que la propriété transférée par le constituant devient une propriété finalisée. Réduire l’institution fiduciaire à l’une de ces deux catégories nous semble donc excessif.

2. Le patrimoine

Le titre XIV du Code civil, dédié à la fiducie, ne le qualifie pas expressément de patrimoine d’affectation, mais il ne fait pas de doute que le patrimoine fiduciaire en est un. Les dispositions comptables prennent, elles, le soin de le qualifier de la sorte : c’est là un nouveau paradoxe que le droit comptable permette de rendre plus intelligible le droit civil… Ainsi, à côté du patrimoine personnel du fiduciaire, un ou plusieurs patrimoines affectés aux fiducies créées existeront, avec à l’actif les droits transférés du constituant, puis les droits qui viendront en substitution ou complément, et au passif, les dettes qui naîtront de la gestion fiduciaire. Et ce patrimoine est essentiel, car une fois que le fiduciaire est qualifié de propriétaire, le risque que les tiers confondent ces actifs fiduciaires avec les biens qui sont la propriété ordinaire du fiduciaire (et les saisissent) existe. En conséquence, la procédure collective affectant le fiduciaire n’implique pas le partage des droits mis en fiducie avec les droits personnels du fiduciaire. L’actif fiduciaire viendra répondre d’un passif fiduciaire. Ce patrimoine d’affectation brise l’unité du patrimoine : une même personne pourra dorénavant avoir plusieurs patrimoines (son patrimoine personnel et un ou plusieurs patrimoines fiduciaires). Mais que cette entorse à un principe bien établi en droit français ne soit pas exagérée : déjà, une personne pouvait affecter certains de ses biens à une fin particulière par l’intermédiaire d’une personne morale, venant alors affecter certains de ses actifs — hors de son patrimoine personnel — à la réalisation d’un objet spécifique. De même que les actifs des « compartiments » des organismes de titrisation « ne répondent que des dettes […] qui concernent ce compartiment »[41].

On pourrait même prétendre que l’unité du patrimoine n’est pas véritablement mise en cause par le patrimoine fiduciaire : son patrimoine personnel continuera de répondre de ses dettes personnelles et les biens mis en fiducie — dès lors qu’ils n’ont pas vocation à lui profiter personnellement[42] — n’ont pas à devenir le gage de ses créanciers personnels[43]. Contrairement à la solution du droit québécois actuel, le patrimoine fiduciaire n’est pas autonome, en ce sens qu’il est rattaché au fiduciaire et le fiduciaire est titulaire des droits réels sur les biens mis en fiducie (ce qui simplifie l’inscription aux registres tabulaires, fonciers notamment)[44]. Le patrimoine fiduciaire n’est pas non plus personnifié[45]. Quoi qu’il en soit, le patrimoine fiduciaire n’est plus la seule exception au principe d’unité du patrimoine, les entrepreneurs individuels pouvant opter pour un régime d’entreprise à « patrimoine affecté ». L’entreprise individuelle à responsabilité limitée et l’avant-projet de loi de réforme de l’agent des sûretés en prévoient également un.

II. Une petite fiducie en voie d’expansion

À l’origine, la Loi instituant la fiducie a sévèrement restreint son champ d’application : seules des personnes morales soumises à l’impôt sur les sociétés pouvaient être constituants, la fonction de fiduciaire ne pouvait être exercée que par des établissements financiers et la finalité de la fiducie excluait la transmission à titre gratuit. La Loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 est venue assouplir ces restrictions, principalement concernant le constituant (A) et dans une moindre mesure le fiduciaire (B), sans toutefois revenir sur la prohibition de la fiducie-libéralité et en conservant une polyvalence de l’institution à ne pas exagérer (C).

A. Le constituant : d’une hérésie à la raison

Comme uniquement des personnes morales soumises à l'impôt sur les sociétés pouvaient être constituants, les personnes physiques ne pouvaient donc pas constituer de fiducies, alors que le régime de neutralité fiscale et l’interdiction de la fiducie-libéralité, était de nature à balayer toute crainte du chef de la fraude fiscale. Exclusion d’autant plus surprenante qu’avant même que la Loi instituant la fiducie ne soit parue au Journal Officiel, une extension du droit de constituer des fiducies au bénéfice des personnes physiques était discutée lors des débats sur le projet de loi réformant la protection juridique des majeurs[46]. Signe de la crainte persistante d’évasion fiscale de la direction du Trésor du ministère de l’Économie et des Finances, cette disposition ne fut pas adoptée en 2007. Lors des débats parlementaires, le Garde des Sceaux nota qu’une

raison d'exclure les personnes physiques de la fiducie [est de répondre] à un impératif fiscal. La fiducie ne saurait constituer un outil d'optimisation fiscale pour les personnes physiques. Or, je ne crois pas que la crainte de la nullité des fiducies soit suffisante pour se prémunir contre ce risque…[47]

L’argumentation ne convainc pas, sauf à suggérer de supprimer toutes les nullités si elles ne suffisent pas à se prémunir contre des risques alors que cette préoccupation aurait pu être suffisamment traitée fiscalement, d’une part, par le recours à un mécanisme de transparence et de neutralité[48], d’autre part, en interdisant la fiducie à titre gratuit. Certes, le gouvernement n’a pas évoqué uniquement cet aspect pour justifier cette limitation. Il a motivé aussi cette restriction afin « d’éviter une remise en cause des règles protectrices du droit des sûretés qui [seront] énoncées en [...] faveur [des personnes physiques] »[49]. On peine à percevoir en quoi la nature du risque est plus importante pour une personne physique lors d’une propriété transmise à titre de sûreté (fiducie-garantie) que lors du recours à une propriété réservée — la très usitée clause de réserve de propriété — ou à un droit de rétention. Le gouvernement l’expliqua également afin d’éviter « que les règles particulières prises en faveur des majeurs protégés, celles liées à la dévolution successorale ainsi que celles qui garantissent la protection des droits aux héritiers réservataires »[50] ne soient contournées par le jeu de la fiducie. Pourquoi la nature contractuelle de la fiducie lui permettrait-elle, plus que d’autres institutions, de porter atteinte à des règles d’ordre public? La violation de l’ordre public devrait entraîner la même sanction, quel que soit le moyen utilisé.

Les objections initiales du gouvernement n’ont pas fait long feu, tant elles étaient discutables. La Loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 est venue gommer cette discrimination de capacité et a permis à toute personne de devenir constituant de fiducie[51]. La méthode laisse dubitatif : la proposition de loi du Sénateur Marini prévoyait que toute personne pouvait être constituant d’une fiducie, mais le gouvernement s’y était opposé lors du vote de la loi et, à peine un an après, il fait volte-face et le permet! Ce revirement est néanmoins triplement heureux.

D’abord, car il permet aux personnes physiques, qui peuvent y avoir un intérêt, de conclure un contrat de fiducie. On pense aux entrepreneurs individuels (artisans, commerçants) qui, comme les personnes morales soumises à l’impôt sur les sociétés, peuvent y voir une utilité. Les personnes morales non soumises à l’impôt sur les sociétés qui dans leurs activités économiques voudraient recourir à une fiducie le peuvent dorénavant également. Ce sont aussi les personnes « vulnérables » (personnes âgées, malades, handicapées) qui souhaiteraient se défaire de la charge de gestion de leurs biens au profit d’un fiduciaire[52], qui pourront y recourir. Cette institution viendra compléter la palette d’instruments à leur disposition, en particulier le mandat de protection future et, dans une moindre mesure, un mandat à effet posthume. Ces deux derniers, qui ont pu être chacun qualifiés de fiducie[53], ont parfois reçu un accueil réservé des praticiens[54]. Il sera intéressant de voir si la fiducie nommée répondra davantage à leurs attentes, même si l’interdiction des actes à titre gratuit limitera la concurrence que la fiducie pourra livrer au mandat à effet posthume.

Ensuite, car il abroge la discrimination de capacité entre catégories de personnes, ce qui n’était pas souhaitable en tant que tel et qui était une particularité du droit français, de nature à l’isoler plutôt qu’à le faire rayonner. La référence dans le Code civil aux personnes morales soumises à l’impôt sur les sociétés, de plein droit ou sur option, alourdissait la lecture du texte et sa mise en application. Les causes de disparition de l’assujettissement à l’impôt sur les sociétés du constituant posaient difficultés. La loi se focalisait sur l’hypothèse de la révocation de l’option à l’impôt sur les sociétés… alors qu’elle est irrévocable, sauf dans un seul cas, au demeurant très particulier! Mais elle était peu fournie sur les implications d’une absorption du constituant par une personne non soumise à l’impôt sur les sociétés ou encore de sa transformation en une telle entité. De nombreuses incertitudes planaient du fait de cette discrimination; elles sont devenues sans objet.

Enfin, car il donne au droit français une meilleure attractivité. En effet, la loi instituant la fiducie devait participer à ce mouvement, mais le législateur lui-même était venu freiner cette possibilité! En imposant que le constituant d’une fiducie soit une personne morale soumise à l’impôt sur les sociétés, la loi empêchait, semble-t-il, que des sociétés étrangères qui n’y seraient pas soumises (en l’absence d’établissement stable en France par exemple) d’y avoir recours[55]. C’est la loi elle-même qui aurait pu être interprétée comme interdisant à un constituant étranger d’opter en sa faveur.

B. Le fiduciaire : des établissements financiers puis des avocats, mais pas les notaires!

Il y a d’abord restriction quant aux constituants, et ensuite, restriction relativement au fiduciaire, fonction limitée à l’origine (comme au Luxembourg) aux seuls établissements « bancaires ». Si le souci de réserver cette fonction aux personnes déjà habituées aux obligations de déclaration de soupçon de blanchiment de capitaux se comprend, bien que l’on pourrait imaginer des alternatives pour répondre à cette préoccupation, l’exclusion initiale d’autres professions qui le sont également (avocats, notaires) l’était moins.

Les avocats se sont vus rajoutés au cercle des fiduciaires par la Loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008. Les notaires, qui n’avaient pas manifestés leur souhait de l’être lors des débats sur la Loi instituant la fiducie, en sont toujours absents, alors que l’aspect de gestion patrimoniale de la fiducie aurait pu paraître comme relevant de leur compétence.

C. La finalité de la fiducie : une polyvalence à ne pas exagérer

Il y a timidité quant aux personnes qui peuvent être acteurs de la pièce fiduciaire; timidité que l’on retrouve, mais dans une moindre mesure, avec les types de finalités que le théâtre de la fiducie peut avoir. Deux modalités principales de fiducies se dessinent, celle où le fiduciaire aura une charge de gestion du bien (fiducie-gestion) et celle où il détiendra le bien remis en fiducie en garantie d’une dette (fiducie-sûreté). En apparence, la finalité de la fiducie peut être particulièrement large. La fiducie-gestion peut l’être pour le compte du constituant : le constituant peut alors transférer hors de son patrimoine certains biens qui sont gérés pour son bénéfice, ce qui est une utilisation fréquente en matière de trust. Mais la fiducie-gestion peut aussi l’être pour le compte du fiduciaire, ce qui est plus étonnant, car le fiduciaire gère alors les biens pour son propre bénéfice avant qu’ils ne soient transférés dans son patrimoine personnel (et qu’ils deviennent saisissables par ses créanciers nés hors de la gestion fiduciaire). La fiducie-sûreté a, quant à elle, notamment comme attrait l’exclusivité de la propriété du bien conférée au fiduciaire et l’absence de concours avec les créanciers du constituant lors de la réalisation de cette sûreté. La fiducie-garantie pourra aussi être constituée pour le compte du fiduciaire, qui sera également bénéficiaire, nonobstant les éventuels conflits d’intérêts que ce cumul de rôles pourra générer.

La généralité des types de finalités ne doit toutefois pas être exagérée. La fiducie-libéralité est expressément interdite. En matière de fiducie-gestion, comme seuls des actifs pourront être transmis à un fiduciaire, les dettes ne le pouvant pas selon la disposition du Code civil (alors que la disposition comptable, elle, l’envisage…), ceci ne sécurise donc pas le recours à la fiducie-gestion pour des opérations de défaisances. L’exercice de la fonction de fiduciaire par les établissements bancaires devra se faire dans le respect de leur agrément. Le type de gestion fiduciaire risque, en pratique, d’être limité par ce que les « banques » ou avocats accepteront ou auront la possibilité de faire (on imagine assez mal, par exemple, un transfert de marchandises volumineuses avec dépossession à un banquier ou à un avocat, ou que ce dernier soit fiduciaire d’actifs industriels). Mais ce n’est pas pour autant un obstacle dirimant : la fiducie avec entiercement ou avec convention de mise à disposition auprès du constituant vient remédier à cet inconvénient. En matière de fiducie-sûreté, la loi initiale était muette sur ses modalités de réalisations, ce qui n’était pas de nature à favoriser son essor. Heureusement, ceci a depuis été corrigé par un législateur zélé...

III. Le manque de cohérence de la loi instituant la fiducie

La Loi instituant la fiducie, par certaines dispositions, est parfois peu cohérente. Deux exemples l’illustrent : l’un est tiré du patrimoine fiduciaire qui n’est pas imperméable (A), l’autre du traitement lacunaire du passif fiduciaire (B).

A. Une fiducie perméable

L’attrait du trust a été notamment que le beneficial right ou right in equity, qui a été reconnu lors de la création d’un trust au profit du bénéficiaire, droit venant se superposer au droit reconnu en common law accordé au trustee sur les biens mis en trust, a permis d’assurer une imperméabilité du trust fund, c’est-à-dire de la masse des droits mis en trust. En l’occurrence, afin de protéger les droits du bénéficiaire (ou cestui que trust) et d’éviter que les droits devant revenir au bénéficiaire ne puissent être confondus avec les droits personnels de la personne agissant comme trustee. L’absence de protection suffisante des droits mis en fiducie — qui pouvaient être saisis par les créanciers personnels du fiduciaire — a d’ailleurs été l’une des principales causes de la disparition de la fiducia romaine. Ceci montre la nécessité de protéger les droits du bénéficiaire par un mécanisme fiduciaire.

Plus généralement, l’attrait d’un mécanisme fiduciaire est l’isolation des biens mis en fiducie dans une masse autonome dédiée à cet effet. Non seulement le bénéficiaire de la fiducie doit être protégé, mais le constituant doit l’être aussi. Or, la Loi instituant la fiducie pèche sur ce point. L’article 2025, al. 2 et 3 C civ dispose que les créanciers nés du chef du fiduciaire ès-qualité, en cas « d’insuffisance du patrimoine fiduciaire », bénéficient d’un droit d’action contre le patrimoine du constituant ou, si le contrat de fiducie l’a stipulé, contre celui du fiduciaire. Ceci permet d’offrir une garantie supplémentaire à ces créanciers : le droit de recours subsidiaire leur offre un patrimoine supplémentaire sur lequel ils peuvent recouvrir leurs créances, outre le droit d’action de droit commun qu’ils peuvent user contre le patrimoine fiduciaire (le patrimoine de leur débiteur ès-qualité). Le patrimoine fiduciaire n’est donc pas imperméable, sauf dans l’hypothèse où le créancier accepte que son droit d’action se limite au seul patrimoine fiduciaire. Un droit d’action subsidiaire contre un autre patrimoine existe alors en principe. La logique du patrimoine — en tant que masse autonome avec un actif et un passif qui se répondent — n’en est pas seulement mise à mal. L’effet de cette disposition pourrait être de rendre le constituant potentiel d’une fiducie peu enclin à recourir à la fiducie. Le passif fiduciaire, né du chef de l’action d’une autre personne (le fiduciaire) à partir de biens qui ne sont plus sa propriété (car devenue celle du fiduciaire) et qui peuvent avoir vocation à revenir à autrui (à un tiers-bénéficiaire), peut être dû par le constituant.

En pratique, on peut supposer que le constituant interdira au fiduciaire, par une stipulation du contrat de fiducie, de conclure un contrat avec un tiers sans que ce dernier n’ait au préalable accepté de limiter son recours aux seuls actifs du patrimoine fiduciaire. Bien sûr, cette solution ne sera pas parfaite, le fiduciaire pouvant violer son obligation et un recours contre le seul patrimoine fiduciaire ne pouvant être opposé au tiers, qui pourra agir contre le constituant. Le constituant devra ensuite agir en responsabilité contractuelle contre le fiduciaire, dont la nature d’établissement bancaire devrait impliquer — sauf crise financière — qu’il sera solvable, l’avocat étant quant à lui assuré. Un autre moyen serait de créer une société écran, à qui serait transférée les biens à mettre en fiducie, et qui agirait alors comme constituant, de manière analogue à certaines pratiques de mise en place de sociétés à responsabilité limitée en tant qu’associées de sociétés à responsabilité indéfinie. Cette solution alourdit toutefois la mise en place d’une fiducie.

À l’aune de l’expérience du trust, on peut se demander si la pratique française ne va pas contourner l’inconvénient du droit d’action contre le constituant en optant pour un droit d’action contre le seul patrimoine « personnel » du fiduciaire. A priori, cette solution peut paraître peu réaliste, un « banquier » ou avocat agissant en qualité de fiduciaire allant préférer limiter le spectre de sa responsabilité et refuser d’être personnellement tenu des dettes liées à une activité particulière pour le compte d’autrui. En réalité, dans le domaine des trusts, le principe était (et est toujours dans plusieurs États anglo-américains) que les dettes nées du chef de la gestion fiduciaire sont dues par le trustee personnellement[56]. Comme ceci vient d’être noté, le trustee peut ensuite exercer un droit de recours contre les actifs du trust afin de se faire rembourser, sauf essentiellement en cas d’excès de pouvoirs ou de faute lourde du trustee. Ce principe permet de responsabiliser le trustee et le droit d’action des créanciers nés du trust contre le trustee personnellement n’a pas été un frein au succès que le trust a connu. Dès lors que le trustee procède à une gestion conforme aux termes du trust deed et s’assure que les droits des créanciers correspondent à une valeur équivalente à celle des actifs en trust, alors le risque de supporter cette charge sans recours utile s’estompe.

L’inconvénient pratique résultant de la perméabilité du patrimoine est moindre en matière de fiducie-sûreté : le bénéficiaire de la sûreté conserve sa créance contre le constituant et a donc un recours contre ce patrimoine à ce titre. La gestion de la sûreté par le fiduciaire ne devrait normalement pas créer un passif fiduciaire important.

Les créanciers du constituant (ou éventuellement du fiduciaire s’il a accepté d’être personnellement responsable du passif fiduciaire) devront prendre garde à ce passif « hors bilan ». Ils risquent en effet de se trouver en concours avec les créanciers nés au titre de la gestion fiduciaire qui pourront saisir les actifs du constituant, dès lors que le patrimoine fiduciaire sera insuffisant pour éteindre leurs créances.

B. Le traitement du passif fiduciaire

Le texte de loi n’est guère satisfaisant lorsqu’il s’agit du retour des biens en l’absence de bénéficiaire (s’il renonce à ses droits par exemple). Si le constituant demeure, l’article 2030 C civ pose un transfert « de plein droit » de l’actif du constituant, sans prévoir expressément l’apurement du passif fiduciaire... Ce régime est d’autant plus curieux que si le contrat de fiducie prend fin « par le décès du constituant », le traitement du passif fiduciaire est prévu (il est à la charge de la succession selon l’article 2030 al. 2 C civ).

Est-ce à dire que le passif demeurerait, sans actif pour y répondre, au sein du patrimoine fiduciaire, entraînant par là même la « faillite » du fonds fiduciaire, ce qui poserait des difficultés de gel du paiement des dettes mais aussi de communication pour les établissements fiduciaires? Faute d’actif disponible pour faire face au passif exigible, une procédure collective devrait être ouverte à l’encontre du patrimoine fiduciaire, entraînant une interdiction de paiement des créanciers antérieurs. La liquidation judiciaire du fiduciaire ès-qualité devrait être prononcée, faute de nouveaux actifs à venir, ce qui pourrait prêter à confusion dans l’esprit des autres clients du fiduciaire. Certains pourraient croire que le recours subsidiaire contre le patrimoine du constituant trouverait là son utilité. Pas exactement toutefois, car les créanciers du fiduciaire se retrouveraient alors en concours avec les créanciers personnels du constituant sur ces mêmes actifs. Faute d’exigibilité de la créance à l’encontre du débiteur principal, le fiduciaire, elle ne pourra pas être recouvrée contre le débiteur subsidiaire, le constituant.

Est-ce à dire alors qu’il y aurait une transmission universelle du patrimoine fiduciaire au constituant? La loi ne le prévoit pas dans ce cas-là et un problème de concours des créanciers — personnels du constituant et du fiduciaire ès-qualité — se pose à nouveau.

La logique, d’une part, de l’universalité qu’est le patrimoine fiduciaire, d’autre part, de l’absence de fraude aux droits des créanciers du fiduciaire, devrait commander que le passif soit apuré avant tout transfert automatique de l’actif hors du patrimoine fiduciaire[57].

Mais la loi n’est pas plus satisfaisante lorsqu’il s’agit du transfert des droits du fiduciaire au bénéficiaire. Elle n’en dit mot! Naturellement, le contrat pourra prévoir les modalités de transfert ou de délivrance des biens au bénéficiaire. Mais quel sera le traitement des créanciers nés du chef de la gestion fiduciaire? On peine à imaginer qu’une clause du contrat de fiducie leur soit opposable, sauf s’ils l’ont acceptée. Leur dette deviendrait-elle exigible de plein droit un instant de raison avant le transfert des biens au bénéficiaire, permettant leur désintéressement avant tout transfert? L’actif fiduciaire ne devrait-il être transféré qu’une fois le passif fiduciaire apuré? Un transfert universel du patrimoine fiduciaire au patrimoine du bénéficiaire aurait-il lieu? La loi est ici lacunaire. À nouveau, la logique de l’universalité qu’est le patrimoine fiduciaire et l’absence de fraude aux droits des créanciers devraient, nous semble-t-il, imposer le paiement des créanciers sur l’actif fiduciaire, avant tout transfert. Mais la question se posera à savoir s’ils doivent être payés immédiatement (mais on voit mal la cause d’une exigibilité anticipée de plein droit) ou, plutôt nous semble-t-il, à l’échéance de leur dette (ce qui impliquera le maintien de la fonction de fiduciaire le temps du désintéressement complet). Certains verront alors, peut-être, l’intérêt du patrimoine fiduciaire perméable : faute d’actifs dans ce patrimoine, le créancier bénéficiera d’un recours subsidiaire contre celui du constituant. Mais un recours contre le constituant serait inique, faute d’actifs lui revenant : pourquoi devrait-il payer le passif fiduciaire sur son patrimoine si l’actif fiduciaire a été transféré en pleine propriété à autrui?

En conclusion, rappelons que l’étymologie de la fiducie est fiducia, qui signifie confiance[58]. Ayons confiance dans l’imagination des praticiens, non seulement pour utiliser ce mécanisme à bon escient, mais également pour limiter les inconvénients du texte de loi par des clauses contractuelles appropriées. Plusieurs nettoyages (plus que des toilettages…) de cette loi ont eu lieu, donnant l’impression d’un réveil chaotique de la fiducie : gageons qu’elle ne va, enfin, plus être en perpétuel mouvement. Peut-être, qu’alors, cette belle au bois dormant bénéficiera pleinement du rayonnement qu’elle mérite.