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Introduction

Au Canada, l’anglais et le français ont le statut de langue officielle au niveau fédéral (Hudon, 2020). Les francophones vivant à l’extérieur du Québec et les anglophones au Québec sont considérés comme faisant partie des communautés de langue officielle en situation minoritaire. À l’extérieur du Québec, de toutes les provinces canadiennes, c’est l’Ontario qui compte le plus grand nombre de francophones (près de 600 000, soit 4,2 % de la population) (Statistique Canada, 2022a). La grande majorité vit dans l’Est et dans le Nord-Est de la province. Bien qu’elle soit moins nombreuse que la population immigrante capable de s’exprimer en anglais, un certain nombre de personnes immigrantes francophones se trouvent concentrées dans la grande région de Toronto. De plus, l’augmentation de l’immigration au Canada fait que de plus en plus de Canadiennes et de Canadiens parlent une langue maternelle autre que le français ou l’anglais. En Ontario, on compte environ 4,4 millions d’allophones (soit 30,9 % de la population), définis comme des personnes dont la langue maternelle est une langue autre que l’anglais ou le français (Statistique Canada, 2022a). Ce groupe inclut 340 000 Ontariens et Ontariennes (soit 2,4 % de la population) qui n’ont aucune connaissance des langues officielles (Statistique Canada, 2022b).

Les provinces ont leur propre autonomie pour définir leurs politiques linguistiques. En Ontario, province majoritairement anglophone, en fonction de la Loi sur les services en français, les services du gouvernement doivent être offerts dans les deux langues officielles dans les villes comptant au moins 5 000 francophones et dans les régions où les francophones représentent au moins 10 % de la population (Ministère de la Santé et Ministère des Soins de longue durée, 2021). Par ailleurs, pour ce qui est des établissements de santé, seuls certains d’entre eux, incluant des hôpitaux et des foyers de soins de longue durée, ou certains programmes au sein de ces établissements, ont le statut d’institution désignée et doivent être en mesure d’offrir leurs services en français (Ministère de la Santé et Ministère des Soins de longue durée, 2021). En Ontario, jusqu’à récemment, la distribution des services publics de santé était divisée en 14 régions, représentées par des réseaux locaux d’intégration des services de santé (RLISS). Généralement, on compte plus d’institutions désignées dans les régions de la province comportant la plus grande proportion de francophones (soit le RLISS de Champlain situé dans l’Est et le RLISS du Nord-Est). De plus, compte tenu d’un accroissement considérable de l’immigration et d’une diversité ethnoculturelle et linguistique en Ontario, la Loi sur les foyers de longue durée de l’Ontario accorde une reconnaissance à certains établissements en fonction du caractère culturel ou religieux des communautés qu’ils desservent (Um, 2016). Ainsi, certains établissements sont identifiés comme ayant un caractère francophone, italien, juif, asiatique ou autochtone, et ce, dans l’esprit de mieux répondre aux besoins culturels et linguistiques des membres de ces communautés moins à l’aise dans la langue et la culture majoritaires de la province.

Les études démontrent que les personnes qui font face à des barrières linguistiques reçoivent souvent des services de santé qui sont inférieurs en matière de qualité et de sécurité (Cano-Ibáñez et al., 2021; Woods et al., 2022). Des études réalisées dans le contexte canadien ont montré que les personnes vivant en situation linguistique minoritaire avaient des séjours à l’hôpital plus long (John-Baptiste et al., 2004), un taux d’infection après pontage cardiaque plus élevé (Tang et al., 2016) et un taux de revisite au département d’urgence ainsi qu’un taux de réadmissions plus élevé lorsqu’ils étaient atteints d’insuffisance cardiaque congestive (ICC) ou de maladie pulmonaire obstructive chronique (MPOC) (Rawal et al., 2019). Ces études suggèrent que les compétences linguistiques en langue seconde d’une patiente ou d’un patient peuvent avoir un impact sur la qualité et la sécurité des soins reçus en milieu hospitalier. Cependant, ces études n’ont pas mesuré les compétences linguistiques des patients et/ou des médecins; ainsi, il est impossible de déterminer si les disparités observées en matière de qualité et/ou de sécurité des services peuvent être attribuées à des problèmes de communication entre patient et médecin.

Quelques études étatsuniennes ont tenté de mesurer l’impact de la discordance linguistique entre patient et médecin, un phénomène qui se produit quand l’un et l’autre ne maitrisent pas la même langue. Manson (1988) a étudié une cohorte de 96 patientes et patients espagnols qui souffraient d’asthme et a révélé que ceux qui étaient traités par un médecin bilingue (c’est-à-dire qui parlait l’anglais et l’espagnol) présentaient un taux d’assiduité plus élevé aux recommandations du médecin, comparativement à ceux traités par un médecin qui parlait seulement l’anglais (Manson, 1988). Plus tard, Fernandez et al. (2011) ont montré que, dans une cohorte de 510 hispanophones atteints du diabète, ceux qui étaient traités par un médecin qui ne parlait pas l’espagnol présentaient un risque plus élevé de diabète non contrôlé, soit 21,4 % vs 16,1 %. Finalement, Parker et al. (2017) ont examiné des données administratives de patientes et patients espagnols atteints du diabète qui avaient changé de médecin de famille pour une période d’au moins 12 mois. Les auteurs ont indiqué que les patients qui avaient changé de médecin pour un médecin qui parlait l’espagnol avaient un meilleur contrôle de leur glycémie et de leur taux de lipoprotéines de basse densité. Les résultats des études antérieures suggèrent que la discordance linguistique peut avoir un impact négatif sur la prise en charge de personnes atteintes de maladie(s) chronique(s). Toutefois, ces études présentent des limites en raison de la petite taille des cohortes ainsi qu’un ajustement incomplet des variables confondantes qui pourraient influencer les résultats et l’interprétation des analyses (par exemple, la présence de comorbidités et/ou le statut fonctionnel de la personne) (Cano-Ibáñez et al., 2021; Woods et al., 2022). De plus, ces études ont été effectuées aux États-Unis, où la diversité linguistique ainsi que les lois et les politiques conçues pour protéger les droits des communautés linguistiques minoritaires ne sont pas représentatives du contexte canadien.

Pour tenter de combler certaines lacunes dans ce domaine, notre groupe de recherche a entrepris une série d’analyses secondaires à partir de données administratives de santé de la province de l’Ontario. Nos analyses avaient comme objectifs de 1) mesurer la différence entre certains indicateurs de qualité et de sécurité des services selon les groupes linguistiques (anglophones en situation linguistique majoritaire, francophones en situation linguistique minoritaire, allophones), et 2) mesurer l’impact de la discordance linguistique entre patients et fournisseurs de soins sur certains indicateurs de qualité et de sécurité des services. Notre hypothèse pour ces études était que la réalité des patients qui vivent en situation linguistique minoritaire (francophones et allophones) entrainerait des résultats cliniques moins favorables comparativement à la réalité des patients qui vivent en situation linguistique majoritaire (anglophones), surtout lorsqu’ils reçoivent des soins dans un contexte de discordance linguistique.

1. Méthode

1.1. Devis

Nous avons effectué plusieurs analyses secondaires de données administratives de santé qui sont entreposées et maintenues par ICES (anciennement connu sous le nom d’Institute for Clinical Evaluative Sciences), un organisme indépendant à but non lucratif, financé par le ministère de la Santé et le ministère des Soins de longue durée, et dont le mandat est de maintenir un inventaire de données administratives en Ontario pour faciliter la recherche sur les services de santé (ICES, 2023).

1.2. Sources de données

Le répertoire de données de l’ICES compte presque 100 bases de données administratives, dont une vingtaine contenant des variables linguistiques (Batista et al., 2023). Pour les fins de nos analyses, nous avons utilisé le Système d’information sur les services à domicile (SISD) et le Système d’information sur les soins de longue durée (SISLD), deux des cohortes les plus exhaustives dans le répertoire de l’ICES, pour identifier les patientes et patients vivant en situation linguistique minoritaire. Le SISD capture toutes les résidentes et tous les résidents de l’Ontario qui reçoivent des services à domicile (Hsu et al., 2021), alors que le SISLD inclut tous les Ontariens et Ontariennes qui habitent dans un foyer de soins de longue durée (Qualité des services de santé Ontario, 2023). Les données du SISD et du SISLD sont recueillies à l’aide d’un formulaire de collecte de données uniformisé nommé RAI (Instrument d’évaluation des résidents), qui inclut de nombreuses questions portant sur les caractéristiques démographiques, le profil de santé et le statut fonctionnel des personnes qui reçoivent des soins à domicile ainsi que ceux qui habitent en foyers de soins de longue durée (Kim et al., 2015). Les évaluations pour le SISD sont effectuées auprès de toutes les personnes qui reçoivent des soins à domicile pour une période d’au moins 60 jours; elles sont répétées chaque fois que l’état de santé de la personne présente un changement important (Hsu et al., 2021). Les évaluations RAI pour le SISLD sont effectuées pour toutes les personnes résidant en foyers de soins de longue durée (peu importe la durée du séjour) et sont répétées à tous les 3 mois, ou plus tôt si l’état de santé d’une résidente ou d’un résident présente un changement important (Qualité des services de santé Ontario, 2023). Il est important de noter que le SISD et le SISLD identifient seulement les personnes qui reçoivent des services offerts dans le cadre du régime public; les personnes qui reçoivent des services privés à leur domicile ainsi que les résidentes et les résidents de foyers de soins de longue durée privés ne sont pas inclus dans ces bases de données.

Ensuite, nous avons pu identifier les fournisseurs de soins grâce à la base de données du régime d’assurance-maladie de l’Ontario, qui contient tous les codes de facturation des médecins de la province. Nous avons lié cette base de données à celle de l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario (OMCO), qui indique dans quelle langue chaque médecin peut fournir des services aux patients et aux patientes.

Finalement, nous avons apparié les bases de données du SISD et du SISLD à celles du Système national d’information sur les soins ambulatoires (SNISA) ainsi qu’à la Base de données sur les congés des patients (BDCP) pour analyser les résultats cliniques. Le SNISA inclut des données sur tous les soins ambulatoires (en milieu communautaire ou en milieu hospitalier), alors que la BDCP inclut des données pour toutes les hospitalisations.

1.3. Variables linguistiques

Les bases de données du SISD et du SISLD ne contiennent qu’une seule variable linguistique, soit la principale langue d’usage de la personne[1]. Lors des évaluations effectuées aux domiciles des patients et aux foyers de soins de longue durée, les évaluatrices ou les évaluateurs déterminent la principale langue d’usage de la personne en écoutant et en observant ses interactions avec les membres de sa famille ou les autres personnes résidentes. Dans tous cas d’incertitude, les enquêtrices ou les enquêteurs demandent à la personne (ou aux membres de la famille, si présents lors de l’évaluation) de préciser sa principale langue d’usage (Morris et al., 2010). Les enquêteurs enregistrent la principale langue d’usage de la personne en utilisant un code alphanumérique à trois lettres (correspondant à l’ISO 639, un système de classification créé par l’organisation internationale de normalisation et adopté par de nombreux instituts de recherche, dont l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS)). Ensuite, à l’aide d’information obtenue lors de l’évaluation (de la part des personnes ou des membres de famille), les évaluateurs déterminent si une personne aurait potentiellement besoin d’un interprète. Il est important de noter qu’une réponse affirmative à cette question ne garantit pas que la personne ait reçu ou recevra l’aide d’un interprète; cette question indique simplement le besoin potentiel pour un interprète. Ainsi les bases de données du SISD et du SISLD nous permettent d’identifier des groupes linguistiques à partir d’une seule variable linguistique, la principale langue d’usage, qui serait soit le français, soit l’anglais, soit une autre langue.

1.4. Identification des groupes linguistiques

Pour nos analyses, nous avons créé trois groupes linguistiques, soit anglophone, francophone et allophone. Les anglophones et francophones sont définis comme des personnes dont la principale langue d’usage est respectivement l’anglais et le français, alors que le groupe allophone inclut tous ceux et celles qui ont déclaré une autre principale langue d’usage que l’anglais ou le français. Dans nos études, nous avons utilisé la variable « besoin d’un interprète » comme un marqueur du niveau de compétence en anglais; nous avons supposé que les personnes identifiées comme ayant potentiellement besoin d’un interprète avaient une faible compétence en anglais, alors que toutes les autres personnes possédaient une compétence en anglais estimée de moyenne à élevée.

1.5. Définition de concordance et discordance linguistique entre patient et établissement

Pour les fins de notre recherche, une personne francophone résidant dans un établissement désigné reçoit des soins linguistiquement concordants, alors que la personne francophone qui réside dans un établissement non désigné reçoit des soins linguistiquement discordants.

1.6. Définition de concordance et discordance linguistique entre patient et professionnels de santé

Nous avons défini la relation entre patient et médecin comme étant linguistiquement concordante lorsqu’ils étaient en mesure de parler la même langue.

1.7. Analyses

1.7.1. Étude 1 : validation de variables linguistiques

Une des premières études que nous avons effectuées fut une analyse de concordance de différentes variables linguistiques, où nous avons comparé la variable linguistique du SISD et du SISLD (soit la principale langue d’usage) à celles de l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes (ESCC) réalisée par Statistique Canada (Batista et al., 2024). Cette enquête permet d’identifier les personnes participantes selon les principales variables linguistiques du recensement, dont la langue maternelle[2], la langue parlée à la maison[3], la connaissance de langue officielle[4] et la première langue officielle parlée[5], ainsi que la langue parlée avec son médecin[6] que nous avons utilisées plus spécifiquement pour cette analyse de concordance (Statistique Canada, 2023). Pour déterminer le degré de l’accord entre la variable linguistique du SISD et du SISLD (soit la principale langue d’usage) avec celles de l’ESCC, nous avons créé une cohorte d’Ontariens et d’Ontariennes qui ont participé à au moins un sondage de l’ESCC entre les années 2000 et 2012 (n = 198 287). Ensuite, nous avons lié cette cohorte de l’ESCC à la base de données du SISD pour identifier tous les Ontariens et toutes les Ontariennes qui avaient reçu une évaluation à domicile (n = 17 760) et à celle du SISLD pour identifier ceux et celles ayant reçu une évaluation en foyers de soins de longue durée (n = 5 639) durant cette même période (figure 1). Nous avons utilisé les variables linguistiques langue parlée à la maison et première langue officielle parlée comme étalon de référence dans l’ESCC. Nous avons effectué une analyse de concordance en utilisant le coefficient κ de Cohen, qui est interprété selon l’échelle suivante : désaccord (κ < 0), accord très faible (κ = 0 – 0,21), accord faible (κ = 0,21 – 0,40), accord modéré (κ = 0,41 – 0,60), accord fort (κ = 0,61 – 0,80), accord presque parfait (κ = 0,81 – 1,00).

Figure 1

Cohorte pour les analyses de concordance de variables linguistiques entre les bases de données administratives et d’enquête sur la santé

Cohorte pour les analyses de concordance de variables linguistiques entre les bases de données administratives et d’enquête sur la santé

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1.7.2. Étude 2 : Indicateurs de qualité et de sécurité en milieu hospitalier

En 2016, l’ICIS a développé un algorithme pour mesurer les préjudices subis par les patientes et les patients dans les hôpitaux canadiens (Institut canadien d’information sur la santé, 2016b). Cet algorithme identifie les préjudices qui auraient pu être évités à l’aide de pratiques exemplaires fondées sur des données probantes. Pour effectuer cette évaluation, l’ICIS emploie des gestionnaires de données qui examinent chaque congé de l’hôpital (y compris les décès et les transferts) de tous les hôpitaux au Canada, à l’exception de ceux du Québec. Les gestionnaires de données consultent de nombreux documents médicaux (y compris, au minimum, les notes d’admission, les notes de progrès, les rapports d’imagerie, les rapports d’interventions et les sommaires des congés de l’hôpital) afin d’obtenir des informations démographiques et cliniques pour chaque hospitalisation. Les données sont enregistrées dans la BDCP en utilisant la CIM-10-CA (Classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes, 10e version, Canada) ainsi que la CCI (Classification canadienne des interventions en santé). La CIM-10-CA identifie également les diagnostics liés les uns aux autres (diagnostics de série) et précise si les diagnostics ont été établis avant ou après l’admission (type de diagnostic). Les préjudices peuvent être classés en 4 catégories, soit 1) les affections liées aux soins de santé ou aux médicaments (par exemple, une thromboembolie veineuse ou des ulcères de décubitus), 2) les infections liées aux soins de santé (par exemple, une infection urinaire ou une pneumonie d’aspiration), 3) les accidents chez les patients et patientes (par exemple, une chute) et 4) les affections liées aux interventions (par exemple, une hémorragie ou un pneumothorax). L’ICIS a effectué une étude de seconde saisie pour valider cette méthodologie; pour ce faire, ils ont créé un échantillon de 2,152 dossiers choisis au hasard dans 19 hôpitaux canadiens et ils ont comparé les résultats de l’algorithme à ceux obtenus à partir de la revue manuelle des dossiers. La concordance entre ces deux sources d’information était de 90,6 %, donc un accord presque parfait (Institut canadien d’information sur la santé, 2016a).

Pour déterminer l’association entre la langue des patients et le taux de préjudices, nous avons établi une cohorte incluant tous les bénéficiaires de soins de santé à domicile (entre 2010 et 2015) qui ont par la suite été admis dans un hôpital en Ontario (Reaume et al., 2022). Nous avons utilisé une période maximale de 1 an entre l’évaluation à domicile et toute hospitalisation pour nous assurer que les données recueillies lors de l’évaluation à domicile étaient représentatives de la santé des bénéficiaires au moment de leur hospitalisation. Ensuite, nous avons effectué des analyses pour déterminer si la discordance linguistique entre la ou le bénéficiaire et l’établissement pouvait avoir un impact sur le taux de préjudices (Reaume et al., 2020). En utilisant une approche semblable à celle que nous avons utilisée pour calculer le taux de préjudices pour chaque groupe linguistique en Ontario, nous avons identifié tous les bénéficiaires de soins de santé à domicile de 2007 à 2015 qui ont par la suite été admis dans un hôpital situé dans le RLISS de Champlain ou dans le RLISS du Nord-Est, puisque ces deux régions comportaient le plus grand nombre d’hôpitaux désignés, soit 12 (sur un total de 159 hôpitaux). Nous avons ensuite calculé le taux de préjudices pour chaque groupe linguistique selon le statut de désignation de l’hôpital. Étant donné la taille d’échantillon relativement faible pour cette cohorte de personnes admises dans un hôpital situé dans 2 des 14 RLISS, nous avons seulement calculé le taux de préjudice total (et non le taux de préjudices pour chacune des 4 catégories développées par l’ICIS).

1.7.3. Étude 3 : Concordance/discordance linguistique patient-médecin en milieu hospitalier

Ensuite, nous avons effectué une analyse dont l’objectif était de mesurer l’impact de la discordance linguistique entre une personne et les médecins qui l’ont soignée sur la qualité et la sécurité des services de santé en milieu hospitalier (Seale et al., 2022). Nous avons ainsi créé une cohorte de tous les bénéficiaires de soins de santé à domicile, entre 2010 et 2018, qui ont par la suite été admis dans un hôpital en Ontario. Nous avons identifié tous les médecins qui ont offert des services de santé aux patientes et aux patients de notre cohorte. Avec cette information, nous avons déterminé si chaque personne avait reçu des soins linguistiquement concordants ou discordants en calculant une moyenne pondérée des soins prodigués par tous les médecins lors de leur hospitalisation. Les personnes qui ont reçu plus de 50 % de leurs soins par des médecins étant capables de parler une langue mutuellement comprise étaient considérés comme ayant été traitées dans un contexte de concordance linguistique. Comme l’OMCO exige que tous les médecins ontariens soient en mesure d’offrir des services de santé en anglais, nous avons exclu les patientes et les patients anglophones. Nous avons calculé trois paramètres hospitaliers (soit le taux de préjudices à l’hôpital, la durée du séjour à l’hôpital, le taux de mortalité en milieu hospitalier) ainsi que trois paramètres posthospitaliers (soit le taux de revisite au département d’urgence, le taux de réadmissions à l’hôpital et le taux de mortalité dans les 30 jours suivant le congé de l’hôpital).

1.7.4. Étude 4 : Indicateurs de qualité et de sécurité en foyers de soins longue durée

La qualité et la sécurité des soins de longue durée peuvent être mesurées à l’aide de nombreux paramètres, tels que des indicateurs de préjudices (semblable à ceux développés par l’ICIS pour mesurer les préjudices subis par les patientes et les patients dans les hôpitaux canadiens), l’utilisation de services de santé hospitaliers (par exemple, le taux de visites au département d’urgence et le taux d’admissions à l’hôpital) ainsi que le taux de mortalité. En 2015, l’organisme Qualité des services de santé Ontario a publié un algorithme pour mesurer la qualité et la sécurité des soins de longue durée (Qualité des services de santé Ontario, 2015). Ce système a été développé à l’aide d’un comité d’experts composé de chercheuses et chercheurs, médecins et représentants du gouvernement. En utilisant la méthode Delphi, 12 indicateurs de qualité pertinents pour les résidentes et les résidents en foyers de soins de longue durée et disponibles à partir du SISLD ont été identifiés. Ces indicateurs incluent, entre autres : la prévalence de douleur, de modérée à sévère, la prévalence de dépression, le statut fonctionnel des résidents, le taux de chutes, le taux d’ulcères de décubitus, l’utilisation de contraintes physiques et l’utilisation inappropriée d’antipsychotiques.

Pour déterminer l’association entre la principale langue d’usage des résidents et ces indicateurs, nous avons établi une cohorte incluant toutes les nouvelles personnes admises en foyers de soins de longue durée entre 2010 et 2016 (Batista et al., 2021). Ensuite, nous avons effectué des analyses pour déterminer l’impact de la langue du foyer de soins de longue durée sur ces mêmes indicateurs de qualité. Pour ce faire, nous avons identifié tous les foyers de soins de longue durée désignés selon la Loi sur les services en français. Lorsque nous avons effectué cette étude, la Loi sur les services en français incluait 19 foyers désignés (sur un total de 627 foyers), dont 9 foyers dans le RLISS de Champlain et 9 foyers dans le RLISS du Nord-Est (Institut canadien d’information sur la santé, 2021). Des 2 011 résidentes et résidents francophones inclus dans notre étude, environ un tiers (35,9 %) habitaient dans un foyer désigné, alors que la majorité des résidentes et des résidents anglophones (98,7 %) habitaient dans un foyer non désigné. Finalement, pour déterminer l’impact de la langue du foyer de soins de longue durée sur le taux de visites au département d’urgence, le taux d’admissions à l’hôpital ainsi que le taux de mortalité durant la première année de résidence en foyers de soins de longue durée (Batista et al., 2019), nous avons apparié cette cohorte aux bases de données du SNISA et de la BDCP.

1.7.5. Étude 5 : Indicateurs de qualité et de sécurité en milieu ambulatoire

Contrairement à la situation qui prévaut en milieu hospitalier et en foyers de soins de longue durée, il n’y a pas d’indicateurs qui sont universellement acceptés pour mesurer la qualité et/ou la sécurité des services de santé livrés en milieu ambulatoire. Certains indicateurs ont été proposés par l’organisme Qualité des services de santé Ontario, tels que la proportion de patients en retard pour un dépistage de cancer (indiqué selon l’âge et le sexe) ainsi que la proportion de patients atteints de complications du diabète. Cependant, ces indicateurs s’appliquent à une minorité de patientes et de patients traités en milieu ambulatoire. L’analyse de la qualité des soins en milieu ambulatoire est compliquée par le fait qu’il existe des indicateurs de qualité spécifiques pour chaque maladie chronique (par exemple, pression artérielle cible pour l’hypertension, contrôle de symptômes et utilisation de médicaments en situation de détérioration ou de crise pour l’asthme et la maladie pulmonaire obstructive chronique). Le taux d’utilisation de services hospitaliers (par exemple, visites au département d’urgence et admissions à l’hôpital) ainsi que le taux de mortalité (en milieu communautaire ou en milieu hospitalier) sont parfois utilisés comme mesure globale de la qualité et de la sécurité des services en milieu ambulatoire; cependant, ces mesures sont moins sensibles pour les personnes atteintes de maladies chroniques bien maitrisées (chez qui le risque de subir un de ces événements est minime).

L’analyse que nous avons réalisée avait comme objectif de déterminer l’impact de la concordance ou la discordance linguistique avec sa ou son prestataire de soins primaires sur les taux d’utilisation de services hospitaliers et les taux de mortalité pour chaque groupe linguistique (Reaume et al., 2024). Pour ce faire, nous avons premièrement établi une cohorte de tous les bénéficiaires de soins de santé à domicile entre 2010 et 2018. À l’aide de la base de données des patients inscrits auprès d’un organisme pour un programme de santé (CAPE), qui contient une liste de toutes les personnes ayant un médecin de famille, nous avons jumelé chaque patiente et patient dans notre cohorte avec son médecin de famille. Ensuite, nous avons déterminé si la relation entre patient et médecin était linguistiquement concordante ou discordante. Finalement, nous avons lié cette cohorte aux bases de données du SNISA et de la BDCP pour identifier toutes les visites au département d’urgence, les hospitalisations et les décès durant une période d’un an.

2. Résultats

2.1. Étude 1 : validation de variables linguistiques

La variable linguistique du SISD et du SISLD (soit la principale langue d’usage) affichait un accord fort avec les variables de l’ESCC, dont la langue parlée à la maison (soit, respectivement, κ = 0,76 et κ = 0,75) et la première langue officielle parlée (soit, respectivement, κ = 0,66 et κ = 0,66). L’accord était un peu moins fort pour la langue maternelle et la langue parlée avec son médecin, alors que l’accord était faible pour la connaissance des langues officielles (voir tableau 1). Ensuite, nous avons calculé la sensibilité et la spécificité des deux variables linguistiques avec l’accord le plus fort, soit la langue parlée à la maison et la première langue officielle parlée. Lorsque la langue parlée à la maison était utilisée comme variable de référence, la sensibilité était 74,2 % pour le SISD et 75,5 % pour le SISLD, alors que la spécificité était supérieure à 99 % pour les deux bases de données administratives. Pour la première langue officielle parlée, la sensibilité était plus basse (soit 53,1 % pour le SISD et 54,1 % pour le SISLD), tandis que la spécificité était aussi élevée (≥ 99,6 %) pour les deux bases de données administratives. Donc, la principale langue d’usage des bases de données administratives concorde le plus fortement avec la langue parlée à la maison et la première langue officielle parlée de l’ESCC. Si on considère que la variable première langue officielle parlée de l’ESCC constitue une mesure étalon pour bien définir les francophones, nous pouvons conclure que la principale langue d’usage serait une bonne mesure d’identification des groupes linguistiques.

Tableau 1

Analyses de concordance de variables linguistiques entre les bases de données administratives et d’enquêtes sur la santé1

Analyses de concordance de variables linguistiques entre les bases de données administratives et d’enquêtes sur la santé1

1 Analyse de concordance effectuée avec coefficient κ de Cohen, qui est interprété selon l’échelle suivante : désaccord (κ < 0), accord très faible (κ = 0 - 0,20), accord faible (κ = 0,21 - 0,40), accord modéré (κ = 0,41 - 0,60), accord fort (κ = 0,61 - 0,80), accord presque parfait (κ = 0,81 - 1,00).

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2.2. Étude 2 : Indicateurs de qualité et de sécurité en milieu hospitalier

Notre cohorte était composée de 190 724 patientes et patients, dont 156 186 anglophones, 5 110 francophones et 29 428 allophones. Des 311 131 hospitalisations identifiées durant la période d’étude, 24 426 (soit 7,9 % de toutes les hospitalisations) avaient été affectées par au moins un préjudice. Les préjudices les plus élevés étaient ceux liés aux soins de santé ou aux médicaments (n = 18 581; 6,0 %), alors que les taux d’affections liées aux interventions (n = 4 965; 1,6 %) et les infections liées aux soins de santé (n = 3 831; 1,2 %) étaient plus bas. On comptait très peu de préjudices dans la catégorie accidents chez les patients; ainsi, nous n’avons pas tenu compte de cette catégorie dans nos analyses. La proportion d’hospitalisations avec préjudices était plus élevée chez les allophones (8,8 %) que chez les anglophones (7,7 %) et les francophones (7,6 %). Dans l’analyse de régression, après ajustement pour tenir compte des variables confondantes, le risque de préjudices total chez les francophones n’était pas plus élevé que le risque de préjudices chez les anglophones (RR = 0,96; IC95 % [0,89; 1,05]). Cependant, le risque de préjudices dans la catégorie infections liées aux soins de santé était plus faible pour les francophones comparativement à celui des anglophones (RR = 0,76; IC95 % [0,60; 0,97]), alors que le risque de préjudices liés aux soins de santé ou aux médicaments ainsi que les affections liées aux interventions était semblable chez les anglophones et les francophones. Dans cette même analyse, le risque de préjudices chez les allophones était plus élevé que le risque de préjudices chez les anglophones dans deux des trois catégories, soit pour les affections liées aux interventions (RR = 1,09; IC95 % [1,01; 1,18]) et les infections liées aux soins de santé (RR = 1,18; IC95 % [1,08; 1,29]). Il n’y avait pas de différence significative pour le risque de préjudices liés aux soins de santé ou aux médicaments quand les allophones étaient comparés aux anglophones (RR = 1,00; IC95 % [0,96; 1,04]). Des analyses supplémentaires ont démontré que pour les allophones, le risque de préjudices était plus élevé pour ceux et celles ayant une faible compréhension de l’anglais (déterminé par le besoin potentiel d’un interprète, documenté lors de l’évaluation à domicile).

Dans notre cohorte, les anglophones affichaient un taux de préjudices plus élevé dans les hôpitaux désignés comparativement aux hôpitaux non désignés (7,0 % vs 6,0 %, p < 0,01), alors que les francophones affichaient un taux de préjudices moins élevé dans les hôpitaux désignés comparativement aux hôpitaux non désignés (5,9 % vs 6,8 %, p = 0,048). Pour les allophones, le taux de préjudices était plus élevé dans les hôpitaux désignés que dans les hôpitaux non désignés (9,2 % vs 6,5 %, p < 0,01). Dans l’analyse de régression après ajustement des variables confondantes, le taux de préjudices n’était pas différent lorsque nous avons comparé les anglophones, francophones et allophones dans les hôpitaux désignés à ceux des hôpitaux non désignés.

2.3. Étude 3 : Concordance/discordance linguistique patient-médecin en milieu hospitalier

Près de la moitié des patientes et des patients francophones (44,4 %) ont été traités par des médecins qui pouvaient leur offrir des soins linguistiquement concordants, alors que seulement 1,6 % des allophones ont été traités dans une relation de concordance linguistique. Les allophones traités dans un contexte de concordance linguistique présentaient un risque moindre de préjudices en milieu hospitalier (RC = 0,26; IC95 % [0,15; 0,44]), une durée moyenne du séjour à l’hôpital plus brève (moyenne ajustée = 0,77; IC95 % [0,68; 0,86]) et un risque moindre de mortalité en milieu hospitalier (RC = 0,46; IC95 % [0,31; 0,70]), comparativement à celles et ceux traités dans un contexte discordant. Les résultats étaient semblables, mais moins prononcés pour les francophones; les risques de préjudices et de mortalité à l’hôpital étaient diminués de 36 % (RC = 0,64; IC95 % [0,52; 0,77]) et de 24 % (RC = 0,76; IC95% [0,62; 0,95]), respectivement, pour celles et ceux traités dans un contexte de concordance linguistique comparés aux personnes traitées dans un contexte discordant. De même, la durée moyenne du séjour à l’hôpital était 7 % plus brève chez les francophones traités dans un contexte de concordance linguistique (moyenne ajustée = 0,93; IC95% [0,87; 1,00]). Des 5 118 patients francophones et 24 951 patients allophones inclus dans notre cohorte initiale, 87,3 % ont survécu à leur hospitalisation. En tout, le taux de revisite au département d’urgence était plus élevé pour les francophones comparé au taux des allophones (27,3 % vs 24,9 %; p < 0.01), alors que le taux de réadmissions (17,2 % vs 17,2 %) ainsi que le taux de mortalité dans les 30 jours suivant le congé de l’hôpital (6,5 % vs 6,4 %) étaient semblables pour les francophones et les allophones. Il n’y avait de différence significative pour aucun des paramètres posthospitaliers lorsque nous avons comparé les francophones et allophones traités dans un contexte de concordance linguistique à ceux traités dans un contexte discordant.

2.4. Étude 4 : Indicateurs de qualité et de sécurité en foyers de soins longue durée

Notre cohorte était composée de 47 727 personnes résidentes, dont 45 716 anglophones et 2 011 francophones. En tout, notre cohorte a inclus 117 713 évaluations provenant de résidentes et de résidents anglophones et 4 703 évaluations provenant de résidentes et de résidents francophones. Une plus grande proportion de francophones a rapporté de la douleur modérée à sévère (10,9 % vs 9,9 %; p < 0,05), alors qu’une plus grande proportion d’anglophones a rapporté des symptômes de dépression (24,0 % vs 22,9 %; p < 0,05). De plus, le taux d’utilisation de contraintes physiques était plus élevé chez les francophones que chez les anglophones (7,3 % vs 5,2 %; p < 0,05). Cependant, aucune de ces différences n’était statistiquement significative dans l’analyse de régression après avoir ajusté certaines variables confondantes. De plus, il n’y avait pas de différence significative entre le taux de chutes et/ou l’utilisation inappropriée d’antipsychotiques lorsque nous avons comparé les francophones aux anglophones (soit avant ou après ajustement de certaines variables confondantes).

Nos analyses ont montré que les foyers désignés accueillent généralement moins de résidents et résidentes et sont plus souvent situés en région rurale. De plus, la prévalence de dépression, le taux de chutes et le taux d’utilisation inapproprié d’antipsychotiques étaient plus élevés chez les francophones en foyers non désignés comparés à ceux des francophones en foyers désignés (soit 16,2 % vs 14,5 % pour les chutes, 23,6 % vs 21,6 % pour la dépression et 23,3 % vs 19,1 % pour l’utilisation inappropriée d’antipsychotiques). La prévalence de douleur modérée à sévère était plus élevée chez les francophones en foyers désignés comparée à celle des francophones en foyers non désignés (soit 13,5 % vs 9,4 %). Le taux d’utilisation de contraintes physiques chez les francophones n’étaient pas affectés par le statut de désignation du foyer. Finalement, le taux d’utilisation de contraintes physiques était plus élevé chez les anglophones en foyers désignés comparé au taux des anglophones en foyers non désignés (6,7 % vs 5,1 %).

Les résidentes et résidents francophones en foyers désignés connaissaient moins de visites au département d’urgence (65,2 % vs 70,1 %) et moins d’hospitalisations (30,5 % vs 32,9 %) comparés aux francophones en foyers non désignés. Cependant, le taux de mortalité durant la première année de résidence était semblable pour les francophones en foyers désignés comparativement à celui des francophones en foyers non désignés (33,9 % vs 33,8 %). Dans l’analyse de régression avec ajustement des variables confondantes, les résidents francophones en foyers non désignés présentaient un risque semblable de visite au département d’urgence (HR = 1,02; IC95 % [0,91; 1,14]), d’hospitalisations (HR = 1,01; IC95 % [0,87; 1,16]) et de mortalité (HR = 1,04; IC95 % [0,89; 1,21]) comparés aux francophones en foyers désignés.

2.5. Étude 5 : Indicateurs de qualité et de sécurité en milieu ambulatoire

Notre cohorte était composée de 497 227 Ontariennes et Ontariens, dont 398 819 anglophones, 11 050 francophones et 87 358 allophones. En général, les anglophones et francophones affichaient des résultats semblables pour le taux de visites au département d’urgence (62,1 % vs 63,3 %) et le taux d’hospitalisation (42,2 % vs 42,2 %), tandis que les allophones ont connu relativement moins de visites à l’urgence et d’hospitalisations (respectivement, 55,7 % et 37,0 %). De plus, la proportion d’allophones décédés durant la période d’étude (17,0 %) était également inférieure à celle des anglophones (21,5 %) et des francophones (20,9 %). Cependant, les allophones qui ont reçu des soins primaires linguistiquement discordants présentaient un risque plus élevé de visites à l’urgence (HR 1.10, 95 % CI 1.06 – 1.14), d’hospitalisations (HR 1.06, 95 % CI 1.02 – 1.11) et de mortalité (HR 1.14, 95 % CI 1.07 – 1.22) comparés aux allophones qui ont reçu des soins primaires linguistiquement concordants. Il n’y avait pas de différence significative pour le risque de visites à l’urgence, d’hospitalisations et de mortalité chez les francophones ayant reçu des soins linguistiquement concordants ou discordants.

3. Discussion

La recherche sur la qualité et la sécurité des soins offerts aux patients vivant en situation linguistique minoritaire en Ontario est limitée par l’absence ou la qualité de variables linguistiques dans de nombreuses bases de données administratives de santé. Sur la centaine de bases de données disponibles à l’ICES, seulement une vingtaine contient des variables linguistiques. Dans ces bases de données, la variable linguistique n’avait pas été validée; notre étude de validation démontre que la variable linguistique qui identifie la principale langue d’usage des résidents dans les bases de données administratives de santé (SISD et SISLD) corrèle plus fortement avec les variables langue parlée à la maison et première langue officielle parlée de l’ESCC. L’accord était un peu moins fort pour la langue maternelle, ce qui suggère que les bases de données administratives de santé identifient correctement les francophones qui parlent le français au quotidien, mais il y manque peut-être certaines populations de francophones qui parlent une langue autre que le français régulièrement. En 2009, l’Ontario a adopté une nouvelle définition pour la population franco-ontarienne; auparavant, les francophones étaient définis selon la langue maternelle, alors que la nouvelle définition inclut également ceux dont la langue maternelle est une langue autre que l’anglais et le français, mais qui ont une bonne connaissance du français et/ou utilisent le français à la maison. Ainsi, les bases de données administratives de santé (SISD et SISLD) nous permettent d’identifier une population francophone qui répond relativement bien à cette définition inclusive (Gouvernement de l’Ontario, 2009).

Dans nos études, les allophones, soit ceux et celles dont la principale langue d’usage est une langue autre que l’anglais et le français, ont subi plus de préjudices en milieu hospitalier comparés aux anglophones et aux francophones. En ce qui concerne l’ensemble de la cohorte, le taux de préjudices était semblable pour les patientes et les patients anglophones et francophones. Cependant, les francophones subissaient moins de préjudices, connaissaient une durée moyenne du séjour à l’hôpital plus brève et un taux de mortalité plus bas lorsqu’ils recevaient des soins linguistiquement concordants, soit parce que l’hôpital était désigné, soit parce que la majorité des médecins étaient en mesure d’offrir leurs services en français. Nous croyons que ces meilleurs résultats de qualité et de sécurité des soins peuvent être attribués à une communication plus efficace entre patient et médecin (par exemple, possibilité d’obtenir une anamnèse plus complète, incluant les antécédents médicaux et les symptômes pertinents), ce qui aiderait les médecins à établir un diagnostic plus précis et plus rapidement, entrainant la mise en oeuvre plus rapide d’interventions appropriées et diminuant ainsi le risque de préjudices (Al Shamsi, et al., 2020; Bowen, 2015; de Moissac et Bowen, 2019). En effet, les patientes et patients qui font face à des barrières linguistiques vont souvent subir plus d’investigations, d’interventions et/ou de traitements inappropriés ou à l’opposé, un retard dans la mise en oeuvre de traitements ou d’interventions appropriés (Garra et al., 2010; Stowell et al., 2018). Ceci pourrait expliquer en partie le risque plus élevé de certains préjudices ainsi que des séjours à l’hôpital plus long. Les résultats de nos études sont similaires à ceux publiés dans des études antérieures effectuées dans le contexte canadien (John-Baptiste et al., 2004; Rawal et al., 2019; Tang et al., 2016).

L’impact de la concordance linguistique sur la qualité et la sécurité des soins hospitaliers était tout aussi important, ou même plus important, pour les allophones. De fait, la taille d’effet était généralement plus grande pour les allophones que les francophones. Nous croyons que cette différence entre allophones et francophones peut être attribuée au taux de bilinguisme plus élevé chez les francophones de l’Ontario. Selon le recensement de 2021, la proportion d’allophones et de francophones âgés de plus de 65 ans qui se déclare être capable d’avoir une conversation en anglais est respectivement 68,7 % et 86,6 % (Statistique Canada, 2022b). Ainsi, plus d’allophones vont faire face à des barrières linguistiques lorsqu’ils sont admis à un hôpital en Ontario où la principale langue d’usage est l’anglais. De plus, la majorité des francophones dans notre cohorte habitaient l’Est ou le Nord de l’Ontario (respectivement, 49,5 % et 36,0 %), deux régions ontariennes comptant une population francophone plus importante (entre 20 % et 30 % de la population totale) (Statistique Canada, 2022b). Il est possible que certains francophones habitant dans ces régions aient reçu des services de santé en français (par exemple, parce qu’un infirmier ou une infirmière parlait français), même si leur médecin ne parlait pas le français, atténuant ainsi les impacts de la barrière linguistique.

Il est intéressant de noter que les anglophones affichaient un taux de préjudices plus élevé dans les hôpitaux désignés comparé au taux des hôpitaux non désignés, bien que ce résultat ne soit plus significatif après l’ajustement de variables confondantes. Bien que les anglophones vivent en situation linguistique majoritaire en Ontario, il est possible que certains anglophones aient rencontré des barrières linguistiques lorsqu’ils étaient traités dans des hôpitaux désignés; les hôpitaux emploient parfois des fournisseurs de soins de santé qui sont plus à l’aise en français qu’en anglais, parce qu’ils sont situés dans des régions de l’Ontario comptant une proportion élevée de francophones (soit l’Est et le Nord-Est). D’après nos recherches, cette étude est la première à soulever la possibilité que la discordance linguistique puisse avoir des conséquences néfastes sur la qualité et la sécurité des soins des citoyennes et des citoyens anglophones vivant en situation linguistique majoritaire. Cette constatation mérite d’être vérifiée dans d’autres études.

Les études effectuées en foyers de soins de longue durée ont identifié des disparités importantes pour la qualité et la sécurité des soins offerts aux résidentes et aux résidents anglophones et francophones. Pour ce qui touche l’ensemble de la cohorte, les francophones présentaient de moins bons résultats pour deux indicateurs de qualité (douleur modérée à sévère, utilisation de contraintes physiques). La prévalence de dépression, le taux de chutes et le taux d’utilisation inapproprié d’antipsychotiques étaient plus élevés pour les francophones qui habitaient dans un foyer non désigné. De plus, le taux d’utilisation de contraintes physiques était plus élevé chez les anglophones qui habitaient dans un foyer désigné. Nous croyons que ces différences peuvent être attribuées à des problèmes de communication entre personnes résidentes et personnes soignantes. Par exemple, il est possible que les personnes qui habitent dans un foyer linguistiquement concordant bénéficient davantage d’interventions non pharmacologiques (comme la réorientation), ce qui pourrait diminuer l’utilisation d’antipsychotiques et les contraintes physiques (observées plus souvent chez les personnes qui habitent dans un foyer linguistiquement discordant). De plus, les francophones qui résident en foyers non désignés connaissaient plus de visite à l’urgence et plus d’hospitalisations comparés aux francophones des foyers désignés. Ce résultat pourrait également être attribué à des problèmes de communication entre personnes résidentes et personnes soignantes (où il est plus difficile d’obtenir une anamnèse complète et d’obtenir un diagnostic précis), ce qui entraine des visites à l’urgence et/ou des hospitalisations parfois inutiles.

3.1. Limites de nos études

Les bases de données du SISD et du SISLD n’enregistrent qu’une seule langue parlée respectivement pour chaque patient ou résident. Toutefois, plusieurs Ontariennes et Ontariens parlent plus d’une langue, dont environ 90 % des francophones et 85 % des allophones qui déclarent être capable de s’exprimer en anglais (Statistique Canada, 2022b). Cependant, le bilinguisme déclaré d’une personne ne signifie pas nécessairement qu’en situation de soins elle puisse bien comprendre les informations données. Ainsi, il est possible que nous ayons classifié certains patients ou résidents francophones ou allophones comme ayant reçu des soins linguistiquement discordants, alors qu’ils avaient une bonne connaissance de l’anglais. Cependant, cette classification erronée devrait biaiser les résultats en faveur de l’hypothèse nulle (aucune différence entre ceux ayant reçu des soins linguistiquement concordants ou discordants), augmentant notre confiance envers le fait que les différences observées sont réelles. De plus, il était impossible pour nous de déterminer la langue utilisée lors des interactions entre le patient et le médecin, ou si des services d’interprétation ont été utilisés en situation de discordance linguistique. Ensuite, la majorité des patients interagissent avec plusieurs professionnels de santé, dont certains qui sont en mesure de fournir leurs services dans plusieurs langues et qui pourraient agir comme interprète lorsqu’il existe une barrière linguistique entre patient et médecin. Finalement, la variable linguistique dans l’OMCO n’a jamais été validée; ainsi, l’auto-déclaration du médecin quant à sa capacité à fournir des services dans plus d’une langue pourrait être sujette à une classification erronée. Par ailleurs, toute classification erronée concernant cette variable devrait également biaiser les résultats en faveur de l’hypothèse nulle.

Il existe de nombreuses différences entre anglophones, francophones et allophones sur le plan démographique (par exemple, âge et lieu de résidence urbain ou rural), éducatif et socioéconomique et relativement à la présence de comorbidités et au statut fonctionnel. Malgré le fait que nos analyses ajustées ont tenu compte de certaines de ces variables, la possibilité de confusion résiduelle existe. De plus, les données provenant du SISD et du SISLD pour mesurer le statut fonctionnel (échelle d’activités de la vie quotidienne, échelles d’activités instrumentales de la vie quotidienne, échelle de rendement cognitif) sont évaluées à partir d’outils qui ont seulement été validés en anglais. Ainsi, il est possible que la qualité des données soit moins fiable pour les francophones et les allophones, surtout lorsqu’il existe une barrière linguistique entre patients et évaluateurs lors de l’évaluation à domicile ou en foyers de soins de longue durée.

Finalement, nos analyses sont limitées aux Ontariennes et aux Ontariens qui reçoivent des services à domicile ou qui habitent dans un foyer de soins de longue durée. Ils représentent une population atteinte de limites fonctionnelles et de multimorbidité. Il est possible que les résultats de nos analyses ne soient pas applicables ou généralisables à d’autres populations. Nos projets à l’avenir viseront à combiner des données de plusieurs provinces canadiennes pour effectuer des analyses nationales et à étudier des populations qui sont sous-représentées dans la littérature médicale (par exemple, patientes et patients atteints de maladie cardiovasculaire ou de diabète, femmes enceintes).

4. Conclusion

Ce sommaire de plusieurs analyses secondaires de bases de données administratives de santé montre qu’il est possible de mesurer certains indicateurs de qualité et de sécurité des services de santé offerts en Ontario aux personnes francophones ou allophones. Les bases de données administratives de santé permettent de réaliser des analyses avec de grandes tailles d’échantillons donnant la possibilité d’ajuster certaines variables confondantes (comme les comorbidités et le statut fonctionnel) qui étaient souvent exclues des études publiées antérieurement. De plus, l’accès aux données de l’OMCO (qui contiennent les langues dans lesquelles les médecins ontariens sont en mesure d’offrir leurs services) nous offre l’occasion d’étudier, malgré certaines limites (par exemple, aucune donnée sur leur niveau réel de compétences linguistiques), l’impact de la discordance linguistique entre patient et médecin. Les résultats de nos analyses montrent que les Ontariennes et les Ontariens qui reçoivent des soins dans leur principale langue d’usage ont de meilleurs résultats cliniques comparés à celles et ceux qui reçoivent des soins dans une langue autre que leur principale langue d’usage. Ceci souligne l’importance d’identifier, de manière systématique, les situations de discordance linguistique et d’apparier prestataire de soins et bénéficiaire de même langue lors des interactions de soins. Par exemple, en référant les patients francophones et allophones à un médecin qui parle la langue du patient, et en offrant aux francophones et aux allophones qui habitent en foyers de soins de longue durée le choix de vivre dans un établissement qui est soit désigné ou, soit identifié comme ayant un caractère ethnoculturel. De plus, considérant la Loi sur les services en français de l’Ontario, les francophones pourraient être davantage orientés vers des milieux de soins désignés alors que les allophones bénéficieraient de davantage de services d’interprétariat, surtout en milieu hospitalier. Nos projets futurs viseront à combiner des données de plusieurs provinces canadiennes pour étudier les barrières linguistiques de cohortes qui sont sous-représentées dans la littérature médicale canadienne par exemple des patientes ou des patients atteints de maladie cardiovasculaire ou de diabète, de femmes enceintes où la bonne communication entre professionnel et patient est impérative.