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Introduction

Le bilinguisme institutionnel est communément considéré comme un élément fondamental de la politique, de la culture et de l’identité canadienne et néo-brunswickoise. Pourtant, depuis l’adoption de la Loi sur les langues officielles du Canada et de celle du Nouveau-Brunswick en 1969, les critiques et les doléances à l’égard du bilinguisme du pays et de cette province sont récurrentes, ce qui alimente régulièrement les tensions linguistiques.

Au Nouveau-Brunswick, la seule province officiellement bilingue, les deux dernières élections ont porté au pouvoir un premier ministre unilingue anglophone, anciennement membre du défunt Confederation of Regions Party du Nouveau-Brunswick qui avait comme principale orientation idéologique de mettre fin au bilinguisme officiel. Cette élection a également fait élire pour la première fois trois députés du People’s Alliance, un tiers parti dont le dossier principal est la remise en question d’arrangements administratifs relatifs au bilinguisme institutionnel.

Si quelques études quantitatives et sondages nationaux permettent périodiquement de sonder l’opinion publique sur le bilinguisme officiel, peu d’études jettent un éclairage sur le cas du Nouveau-Brunswick, car la plupart agrègent les données à la région de l’Atlantique. Or c’est dans cette province que l’expérience du bilinguisme institutionnel se vit concrètement et quotidiennement. Les compétences du gouvernement fédéral touchent très peu les réalités quotidiennes des citoyennes et citoyens. Ce sont les provinces qui gèrent les systèmes d’éducation, de santé, de services sociaux et communautaires, c’est-à-dire la plupart des compétences qui découlent des services structurants pour la société et utilisées régulièrement par les résidents et résidentes. Dans plusieurs régions du pays, le bilinguisme demeure ainsi un principe politique plutôt éloigné de la réalité des gens. Nous pensons que les opinions et les attitudes des citoyens et citoyennes du Nouveau-Brunswick à l’égard du bilinguisme sont ainsi davantage fondées sur une expérience vécue et des représentations sociales à l’égard de l’incidence des lois et des politiques linguistiques sur leur vie, et méritent donc une attention particulière.

Suivant cette logique, nous examinons les attitudes et opinions à l’égard du bilinguisme dans le système de santé parce qu’elles proviennent de services dont la plupart des citoyens et citoyennes ont déjà fait l’expérience. Les données proviennent d’un sondage d’opinion à l’égard du bilinguisme mené par la firme Léger du 16 au 24 février 2021, donc en contexte de pandémie, pour le compte de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB)[1]. Nous avons analysé les résultats de ce sondage d’abord de manière descriptive et ensuite par régressions logistiques afin de dégager les principaux facteurs qui expliquent le rapport au bilinguisme dans les services de santé chez une partie de la population anglophone de la province.

Dans un premier temps, nous expliquerons les particularités du régime linguistique[2] néo-brunswickois et les principaux enjeux linguistiques qui subsistent dans cette province. Nous présenterons ensuite nos hypothèses à la lumière de la littérature sur l’antibilinguisme au Canada. La méthodologie sera par la suite expliquée. La présentation et la discussion des résultats suivront.

1. Le régime linguistique aux sources des tensions linguistiques

La cohabitation linguistique entre les francophones et les anglophones entraînent des conflits et des tensions au Canada dont les sources précèdent la Confédération. Comme le résument Chouinard et Miville (2022, p. 63-62), les problèmes sociopolitiques entre groupes linguistiques remontent à la conquête britannique de l’Amérique du Nord, alors que les autorités visaient à imposer une hégémonie culturelle et linguistique anglo-britannique.

Les contestations de la part des francophones à l’égard du déséquilibre de pouvoir entre groupes linguistiques s’exprimeront cependant surtout à partir des années 1950 alors que des élites québécoises dénoncent plus fermement l’infériorité socioéconomique des Canadiens français dans leur province. Le contexte de la fin du règne de Duplessis avec sa mort en 1959 a par ailleurs favorisé un essor de revendications au Québec (Pâquet et Savard, 2021). Les mesures qui seront progressivement adoptées pour pacifier les tensions linguistiques formeront le socle du régime linguistique actuel (Traisnel et Denault, 2014). Ces mesures découlent de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, créée en 1963, dont le rapport publié en plusieurs volumes dévoilera au grand jour plusieurs inégalités entre les groupes linguistiques et les conditions d’existence difficiles pour les francophones d’un bout à l’autre du pays (Lapointe-Gagnon, 2018). L’une des premières et principales mesures adoptées à la suite des recommandations de la Commission pour atténuer les revendications canadiennes-françaises est l’adoption d’une Loi sur les langues officielles au Canada et au Nouveau-Brunswick en 1969.

La Loi sur les langues officielles du Canada vise surtout l’égalité de statut du français et de l’anglais au sein des institutions fédérales et assure ainsi des services fédéraux dans ces deux langues. Les principes de la Loi sur les langues officielles sont maintenant enchâssés dans La Charte canadienne des droits et libertés adoptée en 1982. La Charte garantit également l’égalité des deux langues officielles du pays et l’accès à une éducation dans la langue de la minorité là où le nombre le justifie (art. 23). Il faut néanmoins noter qu’outre les droits éducatifs, les droits linguistiques fédéraux n’ont que très peu d’incidence dans le quotidien des citoyennes et citoyens, même s’ils sont d’une grande importance pour assurer l’égalité entre elles et eux et le statut officiel du français.

Une Loi sur les langues officielles a aussi été adoptée au Nouveau-Brunswick en 1969, et ses principes sont également enchâssés dans la Charte. Non seulement il s’agit de la seule province bilingue, mais la Charte garantit depuis 1992 l’égalité des deux communautés linguistiques (anglophone et francophone) et le droit à leurs propres institutions éducatives et culturelles (art. 16.1.). Depuis les années 1970, le système d’éducation est organisé selon le principe de dualité linguistique, ce qui signifie qu’il y a un système d’éducation anglophone et un autre francophone et que ceux-ci n’ont pas d’obligations de bilinguisme. Le bilinguisme est cependant obligatoire dans tous les autres services gouvernementaux provinciaux, y compris ceux des sociétés d’État comme Alcool NB, Cannabis NB, Énergie NB, les services de police, les services municipaux des cités et des autres municipalités comprenant 20 % de population de la langue officielle minoritaire sur leur territoire ainsi que les services de santé, qui découlent d’organisations publiques ou parapubliques, par exemple : Ambulance NB, les hôpitaux et les autres services qui découlent des réseaux de santé. Le Réseau de santé Vitalité fonctionne principalement en français et le Réseau de santé Horizon, en anglais, mais les deux ont l’obligation d’offrir un service dans les deux langues. Cet arrangement administratif ne signifie cependant pas que tous les professionnels de la santé doivent être bilingues. Il s’agit surtout de présenter une offre active à l’accueil et ensuite des services d’interprétation lorsque nécessaire.

L’opposition au statut officiel du français au sein de l’État canadien et de la province du Nouveau-Brunswick a d’abord principalement émané d’organisations loyalistes et protestantes (Hayday, 2016). Ces groupes considéraient la reconnaissance officielle du français comme une mesure qui minait l’héritage britannique du pays. Ils craignaient aussi que l’obligation du gouvernement à fournir des services dans la langue officielle de choix des citoyens et citoyennes limite les opportunités d’emploi pour les anglophones unilingues au sein de la fonction publique (Cardinal, 2004). Outre les organisations loyalistes et protestantes, comme la Grand Orange Lodge et la Maritime Loyalist Association, les opposants au bilinguisme se sont aussi manifestés à travers divers ouvrages provocateurs, comme Wanted: a single Canada de Thorson (1973) et divers titres d’Andrew comme : Bilingual Today, French Tomorrow : Trudeau’s Master Plan and How it Can be Stopped (1977), Backdoor Bilingualism :Davis’s sell-out of Ontario and its national consequences (1979) , Wake-Up English-speaking Canada! (1988). Ces publications ont contribué à alimenter les critiques de l’antibilinguisme qui se sont poursuivies dans les années 80 et 90 et qui sont devenues l’un des chevaux de bataille de l’ancien parti politique fédéral Confederation of Regions – CoR (1984-1988) et de ses pendants provinciaux. Au Nouveau-Brunswick, le pendant provincial de ce parti a connu un certain succès lors des élections de 1991, remportant 8 sièges et devenant l’opposition officielle. Ce résultat électoral a été favorisé par la défaite du parti conservateur de l’époque. Le CoR s’est fait le porte-parole des opposants au bilinguisme, exprimant leurs préoccupations et leurs revendications concernant les politiques linguistiques et culturelles de la province (Belkhodja, 1999).

Alors que les opposants au bilinguisme semblaient avoir disparu de l’échiquier politique lors de la reconstruction du parti conservateur par Bernard Lord à la fin des années 1990 (Poitras, 2004), de 2010 à 2012, une mouvance antibilinguisme s’est emparée des réseaux sociaux numériques, principalement Facebook. Une association de défense des droits des anglophones, la Anglophone Rights Association, a vu le jour à la suite de ses mobilisations en ligne en 2016 et 2017. Les militants ont multiplié l’organisation de manifestations et les pétitions en ligne se sont répandues. Profitant de cette mouvance, le parti People’s Alliance of New Brunswick, fondé en 2010, s’est investi de la question linguistique (Chouinard et Gordon, 2021) et a fait élire trois députés aux élections de 2018 et deux à celles de 2020. Face à la sensibilité du premier ministre Blaine Higgs aux doléances de l’antibiliguisme, les deux membres ont accepté de se joindre au parti conservateur le 30 mars 2022.

Le parti People’s Alliance était actif lors du sondage Léger 2021 que nous analysons. Les deux députés n’avaient pas encore migré vers le parti conservateur. Le premier ministre de la province commençait par ailleurs à laisser présager que son attitude à l’égard du bilinguisme officiel et des francophones de manière générale n’avait pas beaucoup évolué depuis ses années au parti CoR. Il a notamment livré des conférences de presse uniquement en anglais et son modérateur a même demandé à une journaliste de poser ses questions dans cette langue, ce qui contrevient à la Loi sur les langues officielles (Raiche-Nogue. 2020). Il a aussi tenté de mettre un terme à l’obligation d’avoir au moins une personne bilingue à bord de chaque ambulance, ce qui a été empêché par la cour (Poitras, 2019).

2. Perspectives théoriques et empiriques

Quelques études canadiennes ont cherché à cerner les facteurs liés aux opinions défavorables au bilinguisme en mettant de l’avant des variables comme la région de résidence (Adsett et Morin, 2016; Dufresne et Ruderman, 2018) et l’âge (Parkin et Turcotte, 2004). L’étude de Parkin et Turcotte (2004) se base sur une série de sondages effectués par le Centre for Research and Information on Canada (CRIC), mais comme les données de l’Atlantique sont agrégées, elles nous sont peu utiles pour comprendre la situation au Nouveau-Brunswick qui connaît pourtant une situation démolinguistique très différente des autres provinces de la région. Les autres études mentionnées n’apportent pas non plus beaucoup de nuances sur la situation du Nouveau-Brunswick. Dufresne et Ruderman (2018) s’intéressent par exemple à la question plus spécifique du bilinguisme des juges à la Cour suprême. Les résultats de leur analyse multivariée montrent que de manière générale, les anglophones qui vivent dans des régions (l’unité utilisée ici est la circonscription) où l’on compte beaucoup de francophones ont plus tendance à appuyer le bilinguisme obligatoire à la Cour suprême. Ils notent cependant que l’appui des anglophones dans des circonscriptions néo-brunswickoises où réside une part importante de francophones n’est pas aussi élevé que ce à quoi ils s’attendaient selon leurs hypothèses et leurs résultats pancanadiens. Cette étude confirme ainsi ce que nous mettions de l’avant plus haut : le Nouveau-Brunswick présente une dynamique linguistique particulière.

Ce particularisme est attribuable au contexte historique, aux caractéristiques démolinguistiques de la population et au régime linguistique unique caractérisé par un bilinguisme officiel qui se ramifie dans plusieurs types de services à la population. C’est ainsi que, pour traiter cette dimension institutionnelle de la société, nous utiliserons les opinions à l’égard du bilinguisme dans les services de santé comme cas de figure. Comme l’ont montré Dufresne et Ruderman (2018) en analysant l’opinion à l’égard du bilinguisme obligatoire à la Cour Suprême, le bilinguisme officiel est assez complexe et touche diverses sphères de la société, ce qui peut entraîner des nuances dans l’opinion publique par rapport au bilinguisme selon les sphères de la société auxquelles on fait référence.

Le sondage que nous avons analysé comprend également des questions sur l’éducation, les tribunaux et la petite enfance. Nous avons écarté ces institutions, d’une part, parce que le système d’éducation est bicéphale et n’a aucune obligation de servir la population de l’autre groupe linguistique et, d’autre part, il est plus probable que les personnes répondantes se soient formé une opinion à propos du bilinguisme en santé sur la base d’expériences ou d’observations plus ou moins récentes plutôt que sur le système de justice ou les services à la petite enfance. De plus, en contexte de pandémie, l’état du système de santé et son lot de défis – pénurie de main-d’oeuvre, coûts croissants pour les finances publiques, etc. – ont été discutés sur diverses tribunes. Par exemple, la PDG de Vitalité a fait réagir la communauté francophone lorsqu’elle a affirmé que « la langue ne compte plus » en temps de pandémie (Allard, 2021). À notre avis, les opinions à l’égard du bilinguisme dans le système de santé sont donc particulièrement pertinentes à analyser, car il y a un consensus sur l’importance de ce type de service et qu’il s’agit de services principalement publics et d’une portée vitale pour les citoyennes et citoyens.

2.1. Les questions de recherche

Afin d’identifier les facteurs qui influencent les opinions à l’égard du bilinguisme institutionnel, nous posons les questions suivantes :

  1. Existe-t-il des différences significatives entre l’opinion des anglophones et l’opinion des francophones à l’égard du bilinguisme officiel de la province et, plus spécifiquement, en lien avec les services de santé?

  2. Quel est l’effet des variables sociodémographiques et politiques sur l’opinion relative à l’amélioration du bilinguisme dans les services de santé?

  3. L’attitude envers les francophones influence-t-elle l’opinion sur le bilinguisme dans les services de santé?

2.2. Hypothèses

Rappelons que nous centrons notre analyse sur l’opinion à l’égard de l’état des services bilingues dans le secteur de la santé, car il s’agit d’une mesure concrète et tangible, contrairement aux attitudes générales à l’égard du bilinguisme institutionnel qui peuvent être plus abstraites ou avoir un sens différent en fonction des répondants et répondantes. Soulignons que le sondage analysé a été mené dans un contexte de relative ouverture politique aux doléances et critiques à l’égard de plusieurs aspects du régime linguistique provincial et de la crise sanitaire de la Covid-19 qui a entraîné un débordement et un manque de ressources dans le système de santé. Les questions d’accès à la santé étaient discutées quotidiennement dans différents milieux et types de médias.

2.3. Les variables sociodémographiques

Les francophones du Nouveau-Brunswick, comme ceux et celles de partout au pays, ont lutté pour une reconnaissance du français et l’adoption de protections juridiques pour leur langue et leurs communautés (Traisnel et Denault, 2014; Landry, 2015; Doucet, 1995). Comme expliqué plus haut, le mouvement antibilinguisme s’est développé contre la reconnaissance du français, les droits linguistiques visant surtout à protéger la présence du français dans les institutions et l’accès aux services publics dans la langue de la minorité francophone. Il est donc fort probable que les personnes qui expriment une opposition à l’égard du bilinguisme officiel du Nouveau-Brunswick aient l’anglais comme langue maternelle ou comme première langue officielle plutôt que le français. Nous anticipons alors que ce sont principalement des anglophones qui s’opposent au bilinguisme officiel dans la province (H1.1).

Par rapport à la question des soins de santé, les francophones qui travaillent dans la fonction publique sont capables, en très grande majorité, d’offrir des services dans les deux langues officielles, d’autant plus qu’ils doivent pour la plupart connaître l’autre langue officielle pour obtenir un emploi dans ce secteur. Par exemple, du 1er avril 2019 au 31 mars 2020, 5 % des postes affichés par le gouvernement du Nouveau-Brunswick exigeaient une connaissance du français seulement, 51 % des postes exigeaient l’anglais seulement, alors que 44 % exigeaient la connaissance des deux langues officielles (Arsenault, 2021). Nous n’avons pas les données précises sur le taux de bilinguisme et d’unilinguisme dans le secteur de la santé, mais selon Statistique Canada (2016), « parmi les travailleurs de la santé à l’extérieur du Québec qui connaissent le français, 97,7 % étaient bilingues français-anglais » (p. 8). Il est donc peu probable que les anglophones aient de la difficulté à obtenir un service dans leur langue. D’ailleurs, dans son rapport annuel de 2020-2021, le Commissariat aux langues officielles (2021) rapporte qu’il y a eu 5 plaintes sur le manque de service en anglais déposées au sujet du réseau Vitalité, comparativement à 24 plaintes pour le réseau Horizon. Le faible nombre de plaintes en lien avec la proportion d’anglophones nous laisse aussi croire qu’elles et qu’ils sont moins touchés par le manque de soins dans leur langue.

La littérature sur la santé et les langues officielles abonde en études qui soulignent l’importance des services de santé en français en situation minoritaire. En effet, le manque de soin en français dans les provinces majoritairement de langue anglaise comporterait un risque pour la qualité des soins et la sécurité des patients et patientes, car les défis de communication peuvent notamment entraîner des erreurs de diagnostic et de traitements (L. Bouchard et al., 2017; de Moissac et Bowen, 2019). Sachant que les membres du personnel de la santé n’ont pas tous les compétences pour comprendre et converser en français, notamment dans le réseau Horizon, il est fort probable que les francophones aient eu de la difficulté à recevoir des soins dans leur langue. Probable de même qu’ils soient conscients qu’il s’agit d’une question importante pour les francophones de certaines régions. Nous nous attendons ainsi à ce que les francophones soient plus favorables à un bilinguisme accru dans les services de santé que les anglophones (H1.2).

Par ailleurs, plusieurs sondages ou enquêtes descriptives arrivent à associer des caractéristiques sociodémographiques aux positions défavorables au bilinguisme. En guise d’exemple, en 2016, la firme Neilsen identifie la tranche des 55 ans et plus comme celle qui se montre la plus défavorable au bilinguisme, tout comme les personnes s’identifiant au genre masculin (Neilsen, 2016). Dans une étude descriptive sur l’évolution de l’attitude envers le bilinguisme depuis 1963, Parkin et Turcotte (2004) relèvent également qu’il y a moins d’appui au bilinguisme officiel chez les hommes, les anglophones et les personnes plus âgées. Un modèle de régression logistique de Medeiros et al. (2020) démontre un effet positif avec certaines de ces mêmes variables, comme l’âge et la langue, notamment. Or leur analyse démontre aussi un effet négatif avec le niveau d’éducation. À la lumière de ces résultats, nous nous attendons à des résultats similaires par rapport au bilinguisme dans les services de santé au Nouveau-Brunswick. Nous anticipons donc que les groupes sociaux formés par les personnes plus âgées et les personnes s’identifiant au genre masculin sont ceux qui ont plus de chances de s’opposer au bilinguisme dans la province et qui estiment que les services bilingues sont suffisamment développés dans le secteur de la santé. (H1.3).

2.4. Idéologies politiques

Comme le soulignent Chouinard et Miville (2022), l’antibilinguisme a pris un tournant néolibéral dans les années 1980 en mettant de l’avant la question des coûts du bilinguisme et en critiquant l’intervention gouvernementale. Johnson (1985), qui a mené une analyse du discours des opposants au bilinguisme dans deux quotidiens néo-brunswickois à une époque où le bilinguisme institutionnel du Canada et du Nouveau-Brunswick était enchâssé dans la Constitution canadienne depuis seulement quelques années, relevait en effet que la question du coût était l’une des principales critiques des opposants. Charbonneau (2015), dans une étude semblable où il analyse des citations de 16 journaux de langue anglaise à l’échelle du pays de 2004 à 2009, soulève également que l’une des oppositions principales au bilinguisme s’articule autour du coût pour les finances publiques. Au Nouveau-Brunswick, des débats surgissent régulièrement sur le coût financier du bilinguisme officiel de la province (Arrighi et Urbain, 2013). Le Commissariat aux langues officielles du Nouveau-Brunswick a même senti le besoin de commander une étude à deux économistes pour montrer l’impact économique positif du bilinguisme dans la province (Desjardins et Campbell, 2015). La question du coût du bilinguisme et de la dualité est d’ailleurs l’une des principales trames narratives du parti People’s Alliance (Chouinard et Miville, 2022).

Ainsi, les opposants au bilinguisme officiel présentent souvent l’anglais comme une langue neutre, tandis que l’offre de services en français est perçue comme une intervention non nécessaire qui, de surcroît, coûte cher aux contribuables (Hayday, 2016). De ce point de vue, certains détracteurs estiment que les services offerts devraient être régulés par le marché et que le gouvernement ne devrait pas s’impliquer dans la question de la vitalité linguistique (Charbonneau, 2015).

Les idéologies qui sous-tendent ces perceptions et ces arguments par rapport au coût du bilinguisme et de l’intervention étatique rejoignent les idéologies politiques conservatrices. Dans le contexte canadien, le conservatisme recoupe le néolibéralisme par sa valorisation du libre marché, d’un faible taux d’imposition et d’une faible intervention étatique et épouse parfois, mais pas toujours, des valeurs traditionalistes (Farney et Rayside, 2013). Le parti People’s Alliance, qui critique le plus ouvertement le bilinguisme et la dualité linguistique au moment du sondage, est non seulement un parti conservateur, mais aussi populiste (Chouinard et Gordon, 2021). Différents phénomènes sont associés au populisme et il n’y a pas de consensus quant à son articulation politique. Mais la propension à se proposer comme un choix politique privilégiant le sens commun (« gros bon sens »/common sens) et à se positionner du côté de la population en opposant le « peuple » à l’« élite » se retrouve comme marqueur de populisme (Dufour, 2021; Chouinard et Gordon, 2021).

Compte tenu de l’arrimage entre le discours d’opposition au bilinguisme et les idéologies politiques conservatrices et populistes, nous soumettons l’hypothèse selon laquelle les anglophones qui ont l’intention de voter pour le Parti progressiste conservateur ou pour le parti People’s Alliance ont davantage de chances d’affirmer que les services bilingues sont suffisamment développés dans le secteur de la santé (H2).

2.5. De la dénégation à la position de victime

Plusieurs études historiques et analyses de discours montrent comment les opposants au bilinguisme institutionnel se positionnent comme victimes du régime linguistique par opposition aux francophones qu’ils considèrent comme avantagés. Dans son étude sur le développement des écoles d’immersion au Canada, Mathiew Hayday (2016) explique comment les militantes et militants contre le bilinguisme se positionnent comme des « négligés » (underdog), en quelque sorte de simples citoyennes et citoyens qui défendent monsieur et madame Tout-le-Monde victimes du nouveau régime linguistique. Toujours selon l’auteur, ils ont la perception que les mesures gouvernementales pénalisent les simples citoyennes et citoyens, pourtant membres du groupe majoritaire et historiquement privilégiés. Il s’agit d’un constat corroborant les conclusions de la thèse de maîtrise de Marc-André Bouchard (2019) qui met de l’avant les cooccurrences langagières liées à la langue, au travail et à la discrimination par une étude lexicométrique de la pétition Stop the hiring discrimination lancée par des membres de l’Anglophone Rights Association of New Brunswick dans la dernière décennie.

Johnson relevait déjà en 1985 la perception que le bilinguisme engendre une perte progressive d’emplois pour les unilingues anglophones, ce qui privilégierait les francophones majoritairement bilingues. Quelques décennies plus tard, à l’échelle nationale, Charbonneau (2015) note également une perception de discrimination à l’égard des personnes unilingues, entraînée par les exigences de bilinguisme pour certaines embauches et promotions dans la fonction publique. Les sociolinguistes Arrighi et Urbain avancent pour leur part que le discours général contre le bilinguisme se caractérise par de la dénégation. Elles y trouvent une négation des inégalités, c’est-à-dire que le groupe majoritaire renverse le rapport de force « où les “minoritaires” sont vus comme les nouveaux maîtres » et argumente pour une « justice », « une sorte d’égalité universelle visant à rappeler des intérêts généraux, plus larges, communs à tous » (2013, p. 33 et 35). Elles rappellent également comment l’analyse de Bourdieu qui montrait la mécanique des groupes majoritaires à nier symboliquement les divisions et les positions de domination en société par intérêt, s’applique particulièrement bien aux discours sur la dualité linguistique en mobilisant l’image de la ségrégation (Arrighi et Urbain, 2013, p. 35). Chouinard et Miville, qui associent ces discours à la francophobie, argumentent d’ailleurs avec justesse que les « discours francophobes, ainsi que les politiques publiques qui s’en inspirent, sont une réaction à ce projet de société [de “faire société” en français] » (2022, p. 63).

En nous basant sur ces études qui éclairent les perceptions, le raisonnement et la rhétorique des opposants au bilinguisme institutionnel, nous posons l’hypothèse que les anglophones qui considèrent la communauté francophone du Nouveau-Brunswick comme privilégiée ont plus tendance à affirmer que les services bilingues sont suffisamment développés dans le secteur de la santé (H3).

3. La méthodologie

Cette étude repose sur l’analyse d’un sondage web mené par la firme Léger pour le compte de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick. Il a été mené du 16 au 24 février 2021 auprès de 500 personnes qui résident au Nouveau-Brunswick. Les répondantes et répondants n’étaient pas informés qu’il s’agissait d’un sondage commandé par la SANB et avaient le choix d’y répondre en français ou en anglais.

La sélection des personnes participantes s’est faite à partir d’un panel d’individus qui avaient préalablement fourni leurs informations afin de répondre, contre rétribution, aux sondages effectués par la firme. Puisqu’il s’agit d’un échantillon par panel, il n’est pas possible de calculer une marge d’erreur comme cela serait fait avec un échantillon aléatoire. À titre comparatif, un sondage aléatoire de la même taille aurait affiché une marge d’erreur maximale de 4,4 %. Afin d’assurer que l’échantillon soit le plus représentatif possible de la population néo-brunswickoise, les données recueillies ont été pondérées en fonction de l’âge, de la langue maternelle, du niveau d’éducation, de la région de résidence et de la présence d’enfants dans le ménage. Le sondage comprenait 16 questions visant à déceler les attitudes et les perceptions des participants et participantes à l’égard du bilinguisme officiel dans la province. Cette base de données est particulièrement utile pour notre étude, car elle contient plusieurs questions sur le bilinguisme dans différents secteurs de la société. Cet article est la première contribution scientifique tirée de cette nouvelle base de données.

Pour traiter ces données, nous procéderons en deux temps. La première partie des résultats sera consacrée à l’analyse descriptive. Nous verrons que le clivage linguistique est incontournable, mais que ce n’est pas l’unique ligne de fracture. La seconde partie de notre analyse présentera une série de modèles logistiques. Les quatre modèles ont pour objectif d’évaluer la prévalence de l’effet des variables d’intérêts que nous avons identifiées à partir de notre revue de la littérature et des données descriptives. En introduisant les variables une à la fois, on pourra plus facilement quantifier l’apport relatif de chacune d’entre elles. Cette approche dite « par étape » permet de comparer les modèles entre eux afin d’analyser ce que les variables de contrôle et les variables indépendantes d’intérêt apportent respectivement aux modèles et à notre compréhension générale du phénomène. À ce stade de l’étude, nous analyserons spécifiquement l’effet que peuvent avoir l’âge des personnes répondantes, leur sexe, leur orientation politique et leur opinion sur l’idée voulant que les francophones du Nouveau-Brunswick soient un groupe privilégié.

3.1. Variable dépendante

Les questions sur les attitudes à l’égard du bilinguisme des institutions dans la province du Nouveau-Brunswick traitent notamment du milieu de l’éducation, du secteur de la petite enfance, des tribunaux et du milieu de la santé. En ce qui concerne le système de santé, la question porte sur la perception des services bilingues offerts.

Les personnes participantes devaient répondre à la question suivante : « Selon vous, est-ce que les services bilingues sont suffisamment développés dans [le secteur de la santé]? ». Elles devaient choisir entre « Oui, suffisamment développés », « Non, pas suffisamment développés » et « Je ne sais pas/je préfère ne pas répondre ». Ainsi, la variable dépendante que nous utiliserons principalement sera celle portant sur le secteur de la santé, comme nous l’avons précédemment expliqué. Pour créer une variable dichotomique, nous avons éliminé les réponses « Je ne sais pas/je préfère ne pas répondre ». Nous utiliserons cette question pour en dégager les principales lignes de fracture au sein de groupes sociodémographiques chez les anglophones.

3.2. Variables indépendantes

Dans le but d’affiner notre analyse et d’identifier les facteurs clés qui influencent l’opinion des anglophones à l’endroit du bilinguisme dans le secteur de la santé, une série de variables contrôle a été utilisée. Nous avons d’abord utilisé cinq variables sociodémographiques comprenant le sexe, l’âge, le lieu de résidence, le niveau d’éducation et le revenu du ménage avant impôts et la capacité à soutenir une conversation en français. Les modèles logistiques comprennent également deux autres variables au potentiel explicatif. Il y a d’abord la question de l’intention de vote au provincial. Les personnes répondantes avaient le choix de l’un des cinq principaux partis politiques. Cette question nous parait incontournable du fait que la question du bilinguisme au Nouveau-Brunswick comporte une dimension fondamentalement politique (Belkhodja, 1999; Chouinard et Gordon, 2021).

La dernière variable indépendante que nous avons utilisée porte sur l’opinion à l’endroit des francophones. Les personnes répondantes devaient se positionner en manifestant leur accord ou leur désaccord face à l’énoncé selon lequel les francophones du Nouveau-Brunswick formeraient un groupe privilégié. Comme expliqué plus haut, les analyses du discours des tenants de l’antibilinguisme démontrent l’importance du sentiment victimaire chez certains unilingues anglophones. Certains unilingues du groupe majoritaire se verraient comme étant désavantagés quant aux perspectives d’emploi dans la fonction publique (Charbonneau, 2015). Cela s’inscrit sous la forme d’une dénégation des inégalités vécues de la communauté francophone (Arrighi et Urbain, 2013). Cette question nous permettra d’analyser l’effet de la perception des anglophones à l’égard de ce dont bénéficient les francophones sur le plan institutionnel.

4. Résultats et analyses

Dans le sondage Léger/SANB, l’appui général au bilinguisme est mesuré par une question sur le désir de maintenir ou de vouloir abolir le bilinguisme officiel dans la province. Il s’agit d’une question quasi hypothétique en raison de la difficulté d’adopter des amendements constitutionnels. Compte tenu du contexte historique de l’évolution des droits linguistiques et du taux de bilinguisme considérablement plus élevé chez les francophones comparativement aux anglophones, nous estimons que l’opposition au bilinguisme officiel et au développement du bilinguisme dans les services de santé est surtout portée par des anglophones. Il en résulte, en effet, que près de deux anglophones sur trois soutiendraient l’abolition du bilinguisme officiel au niveau provincial, alors que les francophones sont en très grande majorité en faveur de son maintien (95 %). Quant aux individus ayant à la fois l’anglais et le français comme langue maternelle, ils sont eux aussi en faveur du maintien du bilinguisme officiel, à hauteur de 86 %. L’hypothèse 1.1 est alors confirmée, car les anglophones s’opposent davantage que les francophones au bilinguisme officiel au Nouveau-Brunswick.

Graphique 1

Opinion des Néo-Brunswickois et Néo-Brunswickoises sur le maintien ou l’abolition du bilinguisme officiel selon la langue maternelle, 2021

Opinion des Néo-Brunswickois et Néo-Brunswickoises sur le maintien ou l’abolition du bilinguisme officiel selon la langue maternelle, 2021
Source : Sondage Léger-SANB Bilinguisme au Nouveau-Brunswick : sondage auprès des résident(e)s du Nouveau-Brunswick, mars 2021

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Pour ce qui est du bilinguisme dans les services de santé, les anglophones sont encore proportionnellement plus nombreux que les francophones à penser que le bilinguisme est suffisamment développé dans le système de santé, confirmant ainsi l’hypothèse 1.2. Chez les personnes ayant à la fois l’anglais et le français comme langue maternelle, l’opinion est divisée. Indépendamment du bilinguisme de principe qu’illustre le graphique 1, les données poussent à croire que cette catégorie de la population présente une certaine division quant au niveau de développement du bilinguisme dans les services en santé ou de leur nécessité.

Graphique 2

Opinion des Néo-Brunswickois et Néo-Brunswickoises sur le niveau de développement des services bilingues dans le secteur de la santé en fonction de la langue maternelle, 2021

Opinion des Néo-Brunswickois et Néo-Brunswickoises sur le niveau de développement des services bilingues dans le secteur de la santé en fonction de la langue maternelle, 2021
Source : Sondage Léger-SANB Bilinguisme au Nouveau-Brunswick : sondage auprès des résident(e)s du Nouveau-Brunswick, mars 2021

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Nous savons que les francophones ont plus de difficulté à obtenir des services dans leur langue que les anglophones, car le personnel francophone des établissements de santé appartenant au réseau Vitalité est en très grande majorité bilingue. Pour leur part, les francophones qui se présentent dans les établissements du réseau Horizon ne peuvent souvent pas se faire servir dans leur langue au-delà de la réception en raison du faible taux de bilinguisme des anglophones qui y travaillent en majorité (Statistique Canada, 2016). Même au sein du réseau Vitalité, certains médecins spécialistes d’hôpitaux du nord de la province ne parlent pas français à cause des problèmes de recrutement qui entraînent ces exceptions. En outre, les francophones sont plus au fait de l’importance de la langue en matière de diagnostic, de traitement et de confiance, comme le relève la littérature sur le sujet (voir plus haut). Il n’est donc pas surprenant que l’hypothèse 1.2 soit confirmée.

Comme discuté plus haut, l’un des principaux arguments contre le bilinguisme institutionnel est le coût qui y serait associé (Arrighi et Urbain, 2013; Charbonneau, 2015). Les personnes qui jugent que le bilinguisme entraine des coûts excessifs ou non nécessaires ne comptabilisent pas l’impact économique du bilinguisme de la province (Desjardins et Campbell, 2015) ni son importance pour la cohésion sociale (Traisnel et Denault, 2014). Par ailleurs, le sondage a été mené pendant que le manque de ressources dans le système de santé faisait les manchettes quotidiennement. Nous pensons ainsi que le taux de satisfaction quant au niveau de développement du bilinguisme dans le système de santé chez les anglophones est lié à cette préoccupation pour le coût, d’autant plus en contexte de manque de ressources et de personnel. Autrement dit, cette position d’accord avec le niveau de développement des services bilingues pourrait aussi être synonyme de désaccord avec plus d’investissement dans ce domaine. Le fait qu’il existe deux réseaux de santé pour permettre un fonctionnement en français dans l’un d’eux, ainsi qu’un hôpital de langue française à Moncton où l’on compte un autre hôpital (de langue anglaise), explique également le sentiment chez les anglophones que les services de santé en français sont suffisamment développés. Néanmoins, cela peut aussi expliquer l’opinion mitigée chez les francophones, car à Moncton et dans les régions où les francophones sont majoritaires, les services de santé en français sont tout à fait accessibles et même bien développés.

Nous poursuivons notre analyse en présentant une série de quatre modèles logistiques. Comme expliqué plus haut, notre objectif est de mesurer l’effet relatif de certaines variables sociodémographiques, de l’intention de vote et de l’opinion sur l’idée selon laquelle les francophones du Nouveau-Brunswick représenteraient un groupe privilégié. Avec ces modèles, il nous sera possible de quantifier l’importance que peuvent avoir ces opinions politiques et sociales sur le point de vue relatif au niveau de développement du bilinguisme dans le système de santé. Les graphiques 3 à 6 sont tirés du modèle logistique 4 présenté en annexe.

En nous basant sur d’autres études qui ont cherché à identifier des caractéristiques sociodémographiques favorisant les attitudes négatives à l’égard du bilinguisme institutionnel à l’échelle fédérale (Schoultz et Wass, 2020, Parkin et Turcotte 2004 et Neilsen, 2021), nous nous attendions à ce que les personnes plus âgées et les personnes s’identifiant au genre masculin soient plus susceptibles d’affirmer que les services en français sont suffisamment développés dans le secteur de la santé.

Graphique 3

Source : Sondage Léger-SANB Bilinguisme au Nouveau-Brunswick : sondage auprès des résident(e)s du Nouveau-Brunswick, mars 2021

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Graphique 4

Source : Sondage Léger-SANB Bilinguisme au Nouveau-Brunswick : sondage auprès des résident(e)s du Nouveau-Brunswick, mars 2021

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Or, à la lumière de données obtenues, il nous est impossible de distinguer significativement l’opinion des hommes de celle des femmes. Chez les anglophones, la proportion demeure élevée indépendamment du genre. Dans le graphique 3, on remarque que la probabilité prédite que les hommes considèrent les services bilingues comme suffisamment développés est de 0,9, c’est-à-dire 90 %. Chez les femmes, cette probabilité prédite est de 78 %[3]. Nos résultats diffèrent donc de ceux de Parkins et Turcotte (2021) qui proviennent d’une base de données nationale.

Pour ce qui est de l’âge, le portrait semble être divisé en fonction des cohortes. La proportion chez les plus jeunes (18-34 ans) semble être moins importante que chez les 35-54 ans et les 55-74 ans. Quant aux 75 ans et plus, leur nombre est trop faible dans notre échantillon pour que nous puissions affirmer avec confiance quoi que ce soit à leur sujet. Qu’à cela ne tienne, les données montrent que la distinction d’âge décrite par Medeiros et al. (2020) sur l’opinion envers le bilinguisme en général au niveau fédéral s’applique aussi dans le cas de l’opinion sur le bilinguisme dans le système de santé au Nouveau-Brunswick. Turgeon et son équipe (2014) avaient aussi soulevé un appui plus élevé au bilinguisme officiel du pays chez les jeunes anglophones. Bien que, selon nos résultats, le groupe des 18-34 ans soit celui qui comporte la plus faible proportion d’individus affirmant que les services bilingues ne sont pas assez développés, c’est toutefois la majorité d’entre eux (60 %) qui estime le contraire, comme chez la cohorte des 55-74 ans. Il est possible que l’expérience du marché du travail y soit pour quelque chose. Face à ces données, il nous est impossible de confirmer l’hypothèse 1.3. En résumé, bien que les données semblent pointer en ce sens, la différence entre les sexes semble trop mince chez les anglophones pour que cela soit digne de mention. Quant aux groupes d’âge, cela semble aller dans le même sens que la littérature et que de notre hypothèse.

À la lumière des résultats obtenus, il ne semble pas y avoir une différence significative entre les opinions des anglophones en fonction de leurs intentions de vote. Nous remarquons toutefois que les probabilités pour les individus ayant l’intention de voter pour le PC ou le PA semblent être plus fiables statistiquement. Leurs marges d’erreur étant beaucoup plus faibles que pour les autres partis, nous pouvons affirmer que leurs électeurs présentent une probabilité respective de 91 % et 95 % d’estimer que les services bilingues dans le secteur de la santé sont suffisamment développés. Les idéologies conservatrices de ces partis politiques et, de surcroît populistes, pour le People’s Alliance, combinées aux critiques du bilinguisme portées par leur chef respectif, rendent tout à fait logique ces résultats. Comme le soulignent Chouinard et Miville (2022), le tournant néolibéral de l’antibilinguisme correspond mieux aux idéologies politiques de ces partis qu’aux autres partis qui se situent au centre et à la gauche de l’échiquier politique. Face à ces données, nous pouvons confirmer notre seconde hypothèse selon laquelle les personnes répondantes anglophones ayant l’intention de voter pour le Parti progressiste-conservateur ou le People’s Alliance Party sont également plus susceptibles d’affirmer que les services bilingues sont suffisamment développés en santé. Il est toutefois impossible d’exclure ce comportement pour les autres partis politiques.

Graphique 5

Source : Sondage Léger-SANB Bilinguisme au Nouveau-Brunswick : sondage auprès des résident(e)s du Nouveau-Brunswick, mars 2021

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Sachant que le coût relatif à l’offre des services bilingues est un argument fréquemment évoqué pour remettre en question la prestation de services en français (Charbonneau 2015; Bouchard, 2019) et que des mécanismes de dénégation s’ensuivent (Arrighi et Urbain, 2013), nous avons jugé important de mesurer l’effet produit par l’accord des anglophones avec un énoncé selon lequel les francophones constitueraient un groupe privilégié au Nouveau-Brunswick. À la lumière des données présentées, il ne semble pas que ce type d’opinion soit déterminant dans l’avis qu’ont les anglophones sur le niveau de développement du bilinguisme en santé. Bien que les probabilités prédites soient de 88 % pour les individus affirmant que les francophones représentent un groupe privilégié et de 79 % pour ceux qui affirment le contraire, l’intervalle de confiance ne nous permet pas de les distinguer. Nous ne pouvons donc pas confirmer la troisième hypothèse, puisque l’opinion des anglophones semble, encore une fois, relativement homogène.

Graphique 6

Source : Sondage Léger-SANB Bilinguisme au Nouveau-Brunswick : sondage auprès des résident(e)s du Nouveau-Brunswick, mars 2021

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Globalement, il semble difficile de distinguer l’effet relatif des différentes variables présentées ici. Cela peut s’expliquer notamment par le fait que la langue maternelle est une variable d’importance bien plus déterminante dans l’opinion des personnes répondantes que les variables que nous avons soumises à notre étude. En choisissant de n’étudier que les anglophones de langue maternelle, nous reconnaissons la primauté de cet indicateur. Or le poids explicatif de cette variable, combiné à un échantillon au nombre de cas limité, rend le travail d’analyse plus sensible au nombre de cas composant notre échantillon. Toutefois, il n’est pas exclu que ces faibles différences entre les catégories reflètent réellement la communauté anglophone du Nouveau-Brunswick. Conformément à la littérature sur le bilinguisme au Nouveau-Brunswick, nous pouvons corroborer l’importance qu’a l’orientation politique sur l’opinion des personnes répondantes anglophones à l’égard du niveau de développement du bilinguisme en santé. Le modèle sociodémographique (modèle 1) affiche un R2 de 0,13, alors que celui incluant la variable de l’intention de vote (modèle 2) affiche un R2 de 0,27. Cette forte augmentation du R2 entre le premier et le second modèle témoigne de cette importance. Quant au modèle incorporant la variable qui porte sur l’idée selon laquelle les francophones sont un groupe privilégié, il ne fait grimper que très faiblement la force explicative du modèle logistique alors que le R2 s’arrête à 0,15. Nous pouvons donc conclure, avec confiance, que même chez les anglophones, l’intention de vote demeure une variable incontournable.

Conclusion

L’analyse du sondage d’opinion à l’égard du bilinguisme de la firme Léger est une rare occasion d’examiner quantitativement la dynamique linguistique propre au Nouveau-Brunswick, notamment à l’égard des services publics proches des citoyens et citoyennes. Le cas de cette province comporte une situation linguistique particulière où le bilinguisme institutionnel se vit quotidiennement. Cette recherche visait à éclairer les facteurs qui influencent les opinions des anglophones concernant les services de santé bilingues.

Sans grande surprise, les opinions défavorables au bilinguisme officiel et à l’amélioration du bilinguisme dans les services de santé sont fortement concentrées dans la population anglophone. Ceci contraste avec le soutien massif au bilinguisme parmi les résidentes et résidents francophones. Cette division linguistique significative met en perspective les tensions historiques entourant la politique linguistique dans la province. Contrairement à d’autres études citées, les variables sociodémographiques, comme le genre, l’âge, la région de résidence ou la scolarité, ne semblent pas constituer des facteurs discriminants au sein de cette population. Notamment, nous n’avons pas constaté de différences significatives entre les genres. De plus, bien que l’âge semble jouer un rôle, l’effet n’était pas aussi marqué que nous l’avions anticipé. Le renversement de la position de minoritaire observé dans les analyses de discours ne semble pas non plus constituer un trait significatif, analysé par l’accord avec un énoncé statuant que les francophones seraient un groupe privilégié.

Étant donné l’effet de la variable sur les intentions de vote pour le Parti progressiste-conservateur et le People’s Alliance Party, nous pouvons conclure que l’antibilinguisme au Nouveau-Brunswick a une forte composante idéologique. La valorisation d’une faible intervention de l’État dans les affaires sociales tout comme d’une réduction des dépenses jugées non nécessaires correspond à la fois aux idéologies de ces deux partis et aux discours antibilinguisme. Les anglophones qui avaient l’intention de voter pour le Parti progressiste-conservateur ou le People’s Alliance Party étaient significativement plus susceptibles d’affirmer que les services bilingues dans le domaine de la santé étaient suffisamment développés, ce qui n’exclut pas la possibilité qu’ils pensent que le bilinguisme y est trop développé. Ces partis ont d’ailleurs souvent critiqué le bilinguisme des institutions dans la province.

Le contexte politique et sanitaire au moment où le sondage en question a été mené accentue fort probablement ces résultats. La situation de crise causée par la pandémie a exacerbé le manque de ressources dans le secteur de la santé, ce qui a contribué au renforcement du discours sur l’antibilinguisme. Faire de l’enjeu du bilinguisme une question financière permet alors de la traiter ainsi, c’est-à-dire comme une dépense dont il est raisonnable d’en espérer un retour. Cette approche marchande du bilinguisme rend alors légitimes les compressions ou le non-investissement.

Il convient de noter que cette étude présente des limites. La première est sans aucun doute la taille d’échantillon relativement petite et l’utilisation d’un échantillon de panel, qui peuvent ne pas représenter pleinement la diversité des perspectives anglophones au Nouveau-Brunswick. Les limites d’accès à des données de qualité qui prennent en compte la diversité linguistique de cette petite province rendent difficile la recherche. Malgré ces limites, cette étude contribue à la compréhension des dynamiques complexes entourant le régime linguistique au Nouveau-Brunswick et offre un aperçu des facteurs qui influencent les opinions anglophones au sujet des services de santé bilingues. Alors que la province continue de se pencher sur les questions de droits linguistiques et de politiques linguistiques, il est essentiel de prendre en compte l’opinion publique et les facteurs qui l’influencent dans l’élaboration de politiques publiques.