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« He [Archibald Campbell] was someone who truly helped the people […]
De toutes les places on earth I love this place the most. »

Entretien avec Douglas Cann, arrière-arrière-arrière-petit-fils d’Archibald Campbell, seigneur du Bic, 7 août 2015

Dès la Conquête britannique du Canada et la cession de la Nouvelle-France (1763), le statut de la minorité ethnique anglophone du Québec a été pour le moins paradoxal. Malgré une importance démographique en certaines régions, dont les Cantons de l’Est, mais aussi en contexte urbain, notamment au XIXe siècle, les locuteurs de langue anglaise sont demeurés minoritaires dans le territoire de l’actuelle province de Québec. Par ailleurs, différentes composantes de cette minorité, en particulier les anglo-protestants, se sont avérées « dominantes » sur la scène économique, politique et culturelle. Il suffit de songer à la bourgeoisie marchande et à ses rapports à la population canadienne, sur laquelle on a beaucoup écrit (Igartua, 1974; Ouellet, 1984; Greer, 1985; Bervin, 1991). La Conquête britannique et son impact sur la société canadienne (française) a donné lieu à de vigoureux échanges au cours de la seconde moitié du XXe siècle entre les « écoles » dites de Montréal et de Québec, de manière à expliquer les origines de l’infériorité économique des Canadiens français. Celle-ci s’expliquait-elle par le changement de régime (qui aurait entraîné l’exode des élites et le repli des Canadiens vers l’agriculture) (Séguin, 1970) ou trouvait-elle plutôt ses racines en amont, dans la structure même de la société d’Ancien Régime sous le Régime français (Ouellet, 1966, 1977)? Le débat s’est essoufflé et la notion même d’« école » est désormais relativisée (Dorais, 2016, 2022). Un récent ouvrage de l’historienne Nancy Christie (2020) met bien l’accent sur la domination et le sentiment de supériorité de la communauté anglo-protestante en regard de la majorité franco-catholique, mais les analyses sont généralement plutôt nuancées depuis quelques décennies. Pensons par exemple aux travaux de Donald Fyson qui mettent de l’avant l’adaptation mutuelle des élites (Fyson, 2009) ou à ceux portant sur des groupes particuliers, notamment les élites nobiliaires (Imbeault, 2004; Ruggiu, 2012; Pépin, 2016; Tremblay Lamarche, 2016a). Dans cette filière de l’adaptation mutuelle et de la mixité ethnoculturelle des élites, la question seigneuriale occupe une place de premier choix, mais il faut convenir, et peut-être aussi s’en étonner, que les rapports entre seigneurs anglophones et censitaires francophones demeurent assez peu étudiés en eux-mêmes et qu’aucune analyse globale de la question n’a été menée.

La présente réflexion peut cependant prendre appui sur de nombreux travaux en histoire sociale et économique qui ont étudié la composition et l’évolution du groupe seigneurial depuis le changement de régime jusqu’à l’abolition du régime seigneurial en 1854 (Ouellet, 1977; Grenier, 2007; Tremblay Lamarche, 2016b) ainsi que sur de riches monographies qui ont analysé des seigneuries en particulier (Greer, 1985; Noël, 1992; Coates, 2000...). Toutefois, nous ne prétendons pas étudier dans ces pages les relations seigneurs/censitaires, mais plutôt réfléchir à l’écart existant entre la mémoire de celles-ci et les constats dressés par les historiens qui s’y sont penchés : d’un côté une mémoire caractérisée par la bonne entente et de l’autre une histoire parsemée de conflits et d’antagonisme. Notre propos s’inscrit dans la foulée de recherches menées sur les persistances seigneuriales dans le Québec contemporain, lesquelles ont donné lieu à des enquêtes orales aux quatre coins du Québec auprès de descendants de « familles seigneuriales », dont plusieurs d’origine britannique (Grenier, 2019). Cette enquête a permis de poser l’hypothèse d’une mémoire essentiellement positive, voire harmonieuse, entre ces seigneurs le plus souvent d’origine anglo-protestante et la population canadienne-française catholique, malgré ce que l’on pourrait considérer comme un double rapport d’altérité[1]. Néanmoins, cette mémoire caractérisée par la « bonne entente » s’avère en porte-à-faux de l’historiographie des dernières décennies (Dechêne, 1974; Dépatie et al. 1987; Wien, 1990) et plutôt au diapason d’une interprétation plus « classique » de la seigneurie canadienne (Trudel, 1956). Cette tendance de la mémoire à minimiser les conflits et autres divisions communautaires est conforme à ce qu’on a observé en d’autres contextes. Comme le notait Marcel Martel à l’égard de la mémoire mise de l’avant lors de la crise de l’hôpital Montfort : « L’étude des mémoires collectives révèle cette tendance à gommer les conflits sociaux et à proposer une vision unanimiste. L’événement retenu est simplifié pour faciliter son utilisation et le rendre performant dans les stratégies de mobilisation » (2005 : 90). Dans le contexte étudié, on peut aussi postuler que cette tendance à idéaliser les relations participe plus globalement d’un récit bon-ententiste[2] de l’histoire canadienne auquel contribue la mixité culturelle de plusieurs familles seigneuriales[3].

Dans les prochaines pages, nous exposerons d’abord sommairement le portrait de la propriété seigneuriale « non francophone » qui s’amorce en 1760, de manière à saisir la part des Britanniques au sein du groupe des seigneurs. Ensuite, à la lumière de nos recherches, nous proposerons un bilan de la « mémoire seigneuriale » relatif à ces mêmes rapports, tel qu’il se dégage des témoignages oraux recueillis entre 2015 et 2017, en confrontant celle-ci aux enseignements de l’historiographie seigneuriale.

1. La propriété seigneuriale « non francophone » : un tour d’horizon

Dès le commencement du Régime français, le cadre foncier seigneurial a accompagné la mise en place de la colonisation dans la vallée du Saint-Laurent (Trudel, 1974; Dechêne, 1974). Héritage féodal transformé par des siècles d’évolution, c’est la seigneurie « française » qui se trouve implantée en sol canadien. Certes, la seigneurie féodale a caractérisé l’Europe entière – les îles Britanniques ne faisant pas exception –, mais l’évolution fut différente d’un bout à l’autre du continent européen (Antoine, 1999; Lemarchand, 2011). Vers 1600, la situation est assez semblable en France et en Angleterre, mais un siècle et demi plus tard, à l’heure où la Grande-Bretagne prend possession du Canada et de ses habitants, les choses ont considérablement changé sous l’effet du mouvement des législations parlementaires britanniques, notamment des Enclosures[4] (Neeson, 1993). Même si l’héritage féodal anglais, ou encore écossais, s’est atténué au XVIIIe siècle, les grands domaines « seigneuriaux » et le prestige socio-économique des landlords demeureront une composante centrale de l’identité britannique, au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale (Bloch, 1960; Cannadine, 1990; Poussou, 2010). Qui plus est, le peuplement britannique des Treize Colonies ne fut pas non plus complètement exempt de formes de propriétés partiellement féodales[5], du moins jusqu’à l’Indépendance américaine (Greer, 2018). Cependant, le Québec demeure unique en Amérique du Nord par la persistance dans le temps et l’empreinte sur le territoire de la tenure seigneuriale (Grenier, 2012a).

Par conséquent, même si la guerre de la Conquête est parfois présentée comme une guerre de « libération » pour sortir les Canadiens de la tyrannie française dont la féodalité est vue comme une composante, il reste que les Britanniques ne sont pas, loin de là, indifférents au prestige et à la dimension économique de la propriété seigneuriale de sa nouvelle colonie. Citons l’historien Fernand Ouellet : « Le goût de la gentilhommerie existe à des degrés divers chez nombre de bourgeois anglophones. » Puis, ajoute-t-il, « [Après la Conquête], [les] ventes massives de seigneuries, échelonnées sur quelques années, allaient permettre aux anglophones de se tailler rapidement un domaine » (1977 : 198 et 212).

En effet, avant même le traité de Paris de 1763 et la fin de la guerre de Sept Ans, des seigneuries sont achetées par des Britanniques sous le régime militaire. L’exemple vient de haut puisque le gouverneur James Murray, Écossais, se porte lui-même acquéreur de plusieurs fiefs (dont l’importante seigneurie de Lauzon, près de Québec) en plus d’octroyer, en 1762, de nouvelles seigneuries à deux de ses officiers des Fraser’s Highlanders et compatriotes écossais, John Nairne et Malcolm Fraser. Ces seigneuries seront connues sous les noms de Mount Murray et de Murray Bay, de part et d’autre de la rivière Malbaie, dans l’actuelle région de Charlevoix (Massé, 2006; Pelletier, 2008).

Après la signature du traité de Paris et la Proclamation royale (1763), l’avenir des seigneurs canadiens paraît toutefois incertain. Dès 1763, le système de la division du territoire en townships est préconisé dans les instructions de George III au gouverneur James Murray. Quelques townships sont effectivement créés en Gaspésie en 1765, mais les seigneuries existantes ne sont pas abolies et les droits des seigneurs sont maintenus.

En 1771, Guy Carleton, successeur de Murray, obtient des autorités impériales le retour au mode seigneurial pour les futures concessions. Le territoire déjà concédé demeure toutefois suffisamment vaste pour qu’il ne soit pas nécessaire de mettre en place de nouvelles seigneuries. Seulement une dizaine de nouveaux fiefs verront le jour sous le Régime britannique, telle la seigneurie de Shoolbred, dans la baie des Chaleurs. Mais c’est principalement par les seigneuries mises en vente, entre autres par ceux qui repartent en France, que les Britanniques amorcent leur « conquête des fiefs ». De la fin de la guerre en Nouvelle-France (1760) jusqu’en 1766, 44 seigneuries sont vendues par leurs détenteurs (22 nobles et 13 bourgeois) repartis en France. Cela représente 27 % du territoire seigneurial. Les Britanniques achètent 29 des 44 seigneuries transigées (Grenier, 2012a).

La plupart des premiers seigneurs britanniques sont des militaires, perpétuant ainsi une tradition bien établie sous le Régime français. Ici encore, les Écossais sont au premier rang. Citons deux exemples : le premier, James Cuthbert, acquiert la seigneurie de Berthier en 1765, puis, de 1770 à 1790, des parties ou la totalité du fief Du Sablé et les seigneuries de Lanoraie et de Dautré et de Maskinongé (Poirier, 1980). Le second, Gabriel Christie, achète en 1764 les seigneuries de Bleury et de Sabrevois, celle de Lachenaie en 1766, de même que plusieurs autres dans le haut-Richelieu (Ouellet, 1980). Ce mouvement d’achat de seigneuries se poursuivra durant un siècle, mais au tournant du XIXe siècle, les militaires auront cédé leur place à la bourgeoisie marchande (britannique, mais aussi canadienne-française et parfois même allemande). C’est que plusieurs secteurs peuvent bénéficier de la propriété seigneuriale, à commencer par celui de la production de farine grâce au monopole sur les moulins. Les commerçants actifs dans les pêcheries vont aussi acquérir des seigneuries riveraines du golfe du Saint-Laurent. C’est le cas des McNider à Métis ou des Langan au lac Matapédia. Même les marchands de fourrures lorgnent du côté des seigneuries, dont les célèbres Frobisher et McTavish. Quant aux marchands ou aux grands importateurs qui font des affaires dans les villes de la colonie, ils voient également l’acquisition de seigneuries comme une base solide pour leurs entreprises, en particulier à une époque où les fiefs sont de plus en plus peuplés et où les droits seigneuriaux pourront leur assurer annuellement des revenus d’appoint substantiels. Entre 1782 et 1840, ces hommes d’affaires acquièrent en tout 97 fiefs dans le territoire du Québec, en plus des propriétés qu’ils obtiennent simultanément dans la zone des townships (Ouellet, 1977; Lelièvre, 2020). Le passage de seigneurs « français » à seigneurs « anglais » est donc un phénomène qui s’observe dans la longue durée et non une conséquence immédiate de la Conquête. Ce n’est pas non plus un processus constant et continu comme l’a montré Alex Tremblay Lamarche pour le période 1791-1815 (2016b). Parmi les acheteurs de seigneuries plus « tardifs », on peut signaler Alexander Fraser en 1782 (Saint-Gilles), Alexander Ellice en 1795 (Beauharnois), John Hale en 1819 (Sainte-Anne-de-la-Pérade) ou encore Thomas Campbell en 1844 (Rouville). On observe cependant, en un peu moins de 100 ans, une nette tendance au remplacement des anciennes familles seigneuriales par une bourgeoisie anglo-protestante.

Sans idéaliser le rapport qui unissait seigneurs et censitaires sous le Régime français, il faut être conscient que ce phénomène introduit dans le monde rural du Québec un degré additionnel d’altérité. Pour les habitants, le seigneur appartient à un autre monde, sur le plan social d’abord, mais aussi désormais sur le plan linguistique (et souvent aussi religieux). Plutôt que de jouir de leurs droits honorifiques à l’église paroissiale de la seigneurie, ces nouveaux seigneurs, s’ils sont résidants (ce qui n’est pas le cas de la majorité) (Grenier, 2007) se font ériger des chapelles anglicanes, comme les Harbottle Taylor dans le fief Cumberland en Beauce, les Fraser à Rivière-du-Loup ou encore les Cuthbert à Berthier, pour n’en citer que quelques-uns. Au mitan du XIXe siècle, s’ils ne résident pas à temps plein à la campagne, préférant souvent la ville pour des raisons pratiques et par le fait de leur pluriactivité, ils sont nombreux à faire construire de belles résidences dont ils se prévalent en période estivale dans un contexte où la villégiature devient un phénomène de mode chez les élites (Gagnon, 2003)[6].

Au terme du régime seigneurial, aboli en 1854, ce sont environ 50 % des fiefs qui sont sous l’autorité d’un seigneur anglo-protestant, dans une province de Québec qui compte alors environ un quart d’anglophones (Donovan, 2019), majoritaires en certaines régions, mais minoritaires dans l’essentiel du territoire « seigneurial ». Ces individus et leurs familles vont demeurer d’importantes figures d’autorité au sein de ces localités, puisque l’abolition ne sonne pas le glas du mode de vie seigneurial. En effet, la loi abolissant les « droits et devoirs féodaux » dans le Bas-Canada crée des rentes constituées en remplacement des rentes seigneuriales (qui seront payées jusqu’en 1940 directement aux seigneurs et à leurs descendants), en plus de laisser aux seigneurs la pleine propriété de toutes les terres non concédées (Grenier, 2010). De ce fait, un peu partout au Québec, en dépit de l’abolition, le prestige associé aux seigneurs reste en place et demeurera une composante de la sociabilité rurale au moins jusqu’au milieu du XXe siècle (Dubé, 1986), comme l’ont rappelé plusieurs témoins de notre enquête.

2. Mémoire et oubli de l’héritage seigneurial anglo-québécois

Cette présence de seigneurs d’ascendance et/ou d’expression anglaise dans la vallée du Saint-Laurent a laissé d’importantes marques dans le patrimoine bâti, comme le révèlent non seulement les chapelles anglicanes évoquées à l’instant, mais aussi de belles résidences qui tiendront lieu de manoirs seigneuriaux, et ce, longtemps après l’abolition (Roy, 1927; Gauthier, 1976). Pensons au manoir Campbell à Rouville (aujourd’hui désigné comme le manoir Rouville-Campbell), au manoir Fraser à Rivière-du-Loup ou encore au manoir Nairne à La Malbaie (Wrong, 1908; Dubé 1986). Toutefois, force est de constater que cette empreinte est moins présente dans l’imaginaire collectif québécois, qui continue bien souvent d’associer régime seigneurial et Régime français, comme le révèlent entre autres les manuels scolaires (Morissette et Lemieux, 2013) ou encore les représentations romanesques ou télévisuelles (Daoust, 2016)[7]. Pourtant, ces familles ont contribué de manière significative à l’histoire à l’échelle régionale et locale, particulièrement si elles étaient résidantes.

Les historiens ont par ailleurs bien montré le durcissement du régime seigneurial après la Conquête (Dessureault, 2009), lequel deviendrait plus contraignant pour les censitaires et leur progéniture à la recherche de nouvelles terres en contexte de saturation de l’espace agraire. Les pétitions, commissions d’enquête et autres doléances permettent d’entrevoir le mécontentement populaire à l’endroit des seigneurs, et en particulier des seigneurs « anglais » dans le district de Montréal, au XIXe siècle. Si on ne peut attribuer cette situation au seul facteur ethnique – après tout, la France connaît aussi une « réaction seigneuriale » similaire à la veille de la Révolution –, il reste que l’association entre le durcissement du régime et l’identité seigneuriale « anglaise » est maintes fois évoquée, tant par les contemporains que par les historiens. Allan Greer (1997) fait même de ce renforcement des droits seigneuriaux l’un des principaux facteurs expliquant l’adhésion des milieux ruraux au nord et à l’ouest de Montréal au mouvement patriote en 1837-1838.

Les conditions [dans le comté de l’Acadie] ne sont pas propices à l’existence de rapports chaleureux entre seigneurs et censitaires. La région a été colonisée à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle [...] La plupart des seigneurs de la région sont Anglais ou Canadiens anglais et, en règle générale, les anglophones sont vus dans le Bas-Canada comme des propriétaires au coeur dur.

Le cas de la seigneurie de Beauharnois a été méticuleusement étudié par André LaRose (2013). Propriété d’Edward Ellice, seigneur absentéiste et intransigeant, faisant administrer ses terres par un gestionnaire honni et refusant pendant des années de concéder les terres disponibles, cette seigneurie est exemplaire de cette vision d’un seigneur « anglais » tyrannique. La prise du manoir de Beauharnois par les patriotes de 1838, illustrée par Jane Ellice, constitue l’ultime illustration de ce mécontentement populaire (Labelle, 2011). Loin de nous l’idée de généraliser ce modèle à l’ensemble des propriétaires seigneuriaux d’ascendance britannique, mais plusieurs études (Greer, 1985; LaRose 1987; Noël, 1992) tendent à montrer une telle adéquation. Par ailleurs, et malgré le portrait idyllique que peint Philippe Aubert de Gaspé dans ses Mémoires (1866) et dans son roman Les Anciens Canadiens (1863), le durcissement du régime seigneurial et l’intransigeance des seigneurs face aux censitaires sont également observés chez les seigneurs d’ascendance française, même dans la seigneurie de Louis-Joseph Papineau, chef patriote et ardent défenseur du mode de tenure seigneuriale (Baribeau, 1983; Guimond, 2017). Or, force est de constater que les témoignages recueillis dans le cadre de notre recherche révèlent, sur le plan de la mémoire, une tout autre dynamique sociale, et ce, chez les descendants de seigneurs tant francophones qu’anglophones.

De 2015 à 2017, nous avons rencontré 34 témoins qui avaient répondu à une invitation à partager des souvenirs associés aux dernières traces du régime seigneurial du Québec. L’objectif initial était de recueillir la mémoire des descendants de familles seigneuriales pour comprendre la manière dont ce bagage familial singulier leur avait été transmis et ce qu’il représentait pour eux. Ces 34 témoins correspondaient à 16 anciennes seigneuries du Québec, allant du Bas-Saint-Laurent jusqu’à l’Ouest de Montréal, en passant par la Beauce et la région de Québec. D’autres individus, détenteurs de patrimoine seigneurial ou proches de ces anciennes familles, se sont manifestés et ont constitué un autre groupe qualifié de « porteurs de mémoire ».

Sur ces 34 individus, la moitié (17) étaient associés à des familles d’ascendance britannique[8] ou mixte[9]. Bien que ces personnes résident aussi loin que l’Ontario et la Colombie-Britannique, nous avons été en mesure de les interviewer dans le cadre de notre recherche. Les entrevues semi-dirigées ont duré en moyenne 60 minutes et se sont déroulées, sauf exceptions, dans les lieux associés à leur héritage seigneurial, de manière à stimuler favorablement la mémoire. Dans le même objectif, nous les avions également invités à se doter d’un objet significatif de ce passé. Les entretiens étaient généralement dirigés en français, mais le guide d’entretien avait été traduit en anglais et les répondants anglophones étaient invités à s’exprimer dans la langue de leur choix. Si l’anglais était la langue de cette mémoire, nous les invitions à ne pas hésiter à passer d’une langue à l’autre. Une excellente maîtrise du français a cependant pu être observée chez plusieurs témoins dont la langue maternelle est l’anglais. Un seul entretien a été mené entièrement en anglais parce que le témoin n’était pas suffisamment à l’aise en français. Plusieurs ont navigué très habilement d’une langue à l’autre.

Les entrevues ont été filmées en format HD grâce à la collaboration de la documentariste et historienne Stéphanie Lanthier. Dans le cadre d’une entente avec le Musée de la mémoire vivante de Saint-Jean Port-Joli et avec le consentement des participantes et des participants, les entretiens ont été déposés pour conservation et consultation à ce musée, voué à la conservation de la tradition orale[10].

Sans entrer ici dans une longue discussion méthodologique relativement à l’histoire orale (Descamps, 2006; High, 2015), plusieurs biais doivent être pris en compte, à commencer par le temps écoulé depuis la fin de l’époque seigneuriale proprement dite, le désir, conscient ou inconscient, de fournir une représentation favorable de leur famille et du rôle de celle-ci dans la communauté, ainsi que l’âge des participants eux-mêmes (souvent très âgés). De plus, il est certain que les personnes qui se sont manifestées présentent une conscience historique aiguë et un attachement à ce bagage familial. Ceux qui ignorent ce pan de leur passé ou qui y sont indifférents ne se seront sans doute pas sentis interpellés. La collaboration de sociétés d’histoire a facilité certains contacts et le bouche à oreille a fait le reste. Lors de nos entretiens préalables aux enregistrements (en personne ou par téléphone), nous avons bien expliqué notre démarche et le désir de colliger leurs souvenirs (la mémoire), en précisant pour les rassurer qu’il ne s’agissait pas d’un « examen d’histoire »! Néanmoins, certains s’étaient manifestement préparés plus que d’autres et avaient fait leurs « devoirs », peut-être pour impressionner l’historien.

De ces rencontres découle une représentation qui frôle l’idéalisation, proche d’une vision traditionnelle longtemps présentée par une histoire nationale faisant de la Nouvelle-France et du régime seigneurial des mythes fondateurs de la Nation canadienne française puis québécoise (Trudel, 1956; Grenier, 2018). Cela laisse d’ailleurs penser que la lecture des rapports sociaux telle qu’elle s’offre à nous par la mémoire des participants a pu intégrer en partie, consciemment ou non, cette représentation d’une « seigneurie harmonieuse » et la faire sienne, dans leur discours et leur histoire familiale.

Une fois ces biais rappelés, il faut néanmoins aussi souligner que les archives compulsées par les historiens révèlent plus souvent les conflits et l’antagonisme que les relations harmonieuses ou l’entraide... Bien qu’intrinsèquement porteuses de rapports hiérarchisés et d’autorité, les relations entre seigneurs et censitaires – et même celles entre seigneurs d’ascendance britannique et censitaires canadiens-français – ne se sont pas exclusivement caractérisées par des rapports acrimonieux. Cependant, les rapports harmonieux laissant moins de traces que les conflits, la documentation est souvent bien mince pour connaître les relations au quotidien des communautés rurales d’autrefois (Grenier, 2006). Ainsi, même s’il faut prendre ces témoignages pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire une mémoire familiale et individuelle, dont l’objectif n’est pas de révéler l’histoire « telle qu’elle s’est réellement passée » pour paraphraser Leopold von Ranke, on peut néanmoins accueillir ces récits comme des révélateurs de ce que ces familles ont conservé et transmis de leur histoire et de leur vécu « seigneurial ».

Le film réalisé en parallèle de cet article montre certains de ces « visages seigneuriaux » et s’appuie sur les constats qui s’offrent à nous à partir de l’analyse du discours des témoins d’ascendance britannique ou encore appartenant à des familles « mixtes »[11]. En effet, bien que la plupart de ces individus aient été étrangers les uns aux autres et que leurs seigneuries aient été dispersées aux quatre coins du Québec, nous avons été à même d’observer une grande similitude dans leur manière de se représenter leur passé familial ainsi que le rapport de leurs aïeux avec leurs censitaires. Qui plus est, la persistance de ces relations et de l’engagement envers la communauté bien au-delà de l’abolition du régime seigneurial, voire jusqu’au mitan du XXe siècle, caractérise également l’ensemble de ces témoignages.

3. Une mémoire au diapason de l’historiographie classique du régime seigneurial

En premier lieu, il faut souligner la conviction généralisée d’une contribution positive de leurs ancêtres au développement de la collectivité locale : « l’entraide sociale établie en système », comme l’écrivait Trudel (1956 : 17). « Pas de conflits », avance en riant Douglas Cann après que cette question lui eut été posée à propos de la famille Campbell et de ses descendants dans la communauté très francophone du Bic, près de Rimouski. Au-delà de l’absence de conflits, c’est l’idée d’une participation dans l’édification de la localité qui se dégage. Comme on peut le lire dans les documents d’archives officiels (actes notariés ou registres paroissiaux), les seigneurs « fondateurs » ont très souvent octroyé des terres pour l’installation des infrastructures paroissiales et joué un rôle dans le développement régional. La plupart des témoins rencontrés ont insisté sur cette contribution jugée significative, que ce soit à Vaudreuil, à Saint-Georges de Beauce ou au Bic. Au passage, ils soulignent le fait que la désignation des paroisses catholiques (Saint-Georges, Saint-Michel, etc.) rappelle d’ailleurs le prénom de ces aïeux fondateurs, qu’il s’agisse de George Pozer ou de Michel Chartier de Lotbinière. Au Bic, Douglas Cann avance l’hypothèse que la paroisse aurait été dédiée à Sainte-Cécile, patronne des musiciens, parce que ses ancêtres Campbell étaient des musiciens accomplis, jouant de la flûte et du violoncelle (entretien avec Douglas Cann, 2015).

Une lecture critique de cette influence seigneuriale sur le développement local pourrait faire valoir, non sans raison, que les seigneurs, qu’ils soient d’origine française, britannique ou canadienne, avaient tout intérêt à stimuler le développement local, dans la mesure où la croissance de la population constituait le meilleur gage d’une hausse des revenus féodaux, par les rentes seigneuriales, les lods et ventes ou encore les droits de banalité (Laberge, 1999). Cependant, cette participation à la vie de la localité s’inscrirait, selon les participants, dans la logique de l’entraide et du « devoir » associé au rôle de seigneur, tels que les conçoivent les tenants d’un régime seigneurial idéalisé (Morin, 1941; Trudel, 1956). Cette historiographie doit beaucoup à la vision romancée et idéalisée de l’auteur et seigneur Philippe Aubert de Gaspé ainsi qu’aux premiers historiens qui définiront, au moment où s’achève le régime, l’interprétation nostalgique qui continue à imprégner la culture populaire et la mémoire nationale (Grenier, 2012a; Sanfilippo, 2022). En quelque sorte, la fonction seigneuriale viendrait avec des obligations et une nécessité de rendre à la communauté, et cela, tant avant qu’après l’abolition. D’ailleurs, plusieurs témoins ont souligné la disponibilité continuelle de leur famille à contribuer au bien commun, que ce soit par l’octroi de terres, le report de dettes ou encore en jouant un rôle dans l’administration locale, par exemple en devenant maire. Cette dernière fonction, exercée par plusieurs membres d’anciennes familles seigneuriales après l’abolition et l’avènement des corporations municipales, témoigne cependant autant de ce « sens du devoir » que de l’ascendant que continuent à exercer les anciens seigneurs et les membres de leur famille jusqu’à tard au XXe siècle (Grenier, 2012b). Ce sens de l’engagement n’est pas exclusif aux membres de familles seigneuriales anglophones (entretien de Marie-José Raymond, 2015); en cette matière, ces dernières ne se distinguent pas de l’ensemble des individus rencontrés. Les Pozer, à Saint-Georges de Beauce, demeurent des personnalités reconnues dans leur localité pour la donation des terrains où se trouvent aujourd’hui l’hôpital régional et plusieurs autres infrastructures locales. Encore récemment, un journal local soulignait cet engagement en l’inscrivant dans la filiation des gestes posés par la famille Pozer au fil du temps :

Ce n’est pas le « gouvernement » qui a construit notre hôpital, mais les soeurs Augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec. L’idée fut lancée en 1927 et ne fut vraiment concrétisée qu’en 1942. Mais avant de construire, il fallait d’abord trouver un terrain pour le faire. C’est nul autre que l’ancien maire (de 1948 et 1949) Kenneth Pozer qui donna un immense terrain de 1,094,400 pieds carrés (25 acres). La Fabrique donna un terrain adjacent de même dimension, mais il faut savoir que la Fabrique (de Saint-Georges ouest) avait elle-même obtenu gracieusement tous ses terrains (immenses) du seigneur Georges Pozer par donation notariée du 29 octobre 1830. Donc notre hôpital fut érigée [sic] sur des terrains entièrement donnés par les Pozer.

Morin, 2018

Ainsi, le rôle des « anciens seigneurs » est perçu, par la communauté ainsi que par les Pozer eux-mêmes, comme un engagement citoyen dans la longue durée. Pour cette famille, comme pour d’autres témoins, cette conscience s’amoindrit cependant au fil du temps et des générations, ce qui suscite une certaine nostalgie, sinon une crainte de l’oubli des oeuvres de leurs ancêtres.

Cet ascendant se manifeste aussi de manière moins formelle, par le maintien de privilèges honorifiques associés au régime seigneurial (banc à l’église, messes pour la famille seigneuriale, inhumations dans l’église, etc.), contrepartie de donations de terres ou simplement reconnaissance de la notoriété seigneuriale, même une fois l’institution abolie. Gordon Pozer rappelle que les garçons de la famille, petits protestants dans un patelin franco-catholique, avaient droit à des classes anglaises au couvent catholique, puisque leur famille avait donné le terrain aux religieuses (témoignage de Gordon Pozer, 2017). Quant à Douglas Cann, né en 1950, il se souvient de sa mère en la qualifiant de « grande dame qui faisait les visites aux paysans », par allusion à la tournée qu’elle faisait lorsqu’elle arrivait au Bic pour la saison estivale. Même l’épouse de ce dernier, arrivée dans la famille au cours des années 1970, a évoqué ces visites et le malaise qu’elle ressentait devant la familiarité de sa belle-mère, laquelle se comportait un peu comme si tout le village lui appartenait et entrait dans les maisons sans même frapper[12]. Si les seigneurs anglicans n’occupent pas tous leur banc à l’église catholique, comme l’évoque Carroll Guérin à propos des Campbell à Mont-Saint-Hilaire (témoignage de Carroll Guérin, 2015), plusieurs le conservent et l’utilisent dans les grandes occasions, à Noël par exemple (témoignage de Charlotte Pozer, 2017), signifiant par là leur présence, même par un banc « vide ». À Vaudreuil-Dorion, où se tiennent annuellement depuis 30 ans « Les Seigneuriales », une reconstitution historique qui met en scène la famille Lotbinière-Harwood, l’église Saint-Michel continue de marquer le statut distinctif de cette famille mixte de confession catholique qui conserve son banc et qui fait encore inhumer les siens dans le caveau familial (témoignage de l’abbé Normand Bergeron, 2016).

Une autre constante qui a pu être observée dans les témoignages réside dans l’importance et la généralisation du bilinguisme. On le sait, la noblesse canadienne, parmi laquelle le groupe seigneurial est prédominant, a rapidement contracté des liens de sang avec les Britanniques (Pépin, 2016, 2021). Les familles seigneuriales anglophones, catholiques ou protestantes, se sont intégrées aux réseaux nobiliaires préexistants, et cette propension aux mariages mixtes s’est accentuée au XIXe siècle (Tremblay Lamarche, 2016a). Les Juchereau-Duchesnay se sont unis aux Campbell, les Chartier de Lotbinière aux Munro, puis aux Harwood ou encore les De Gaspé aux Fraser puis aux Allison. Les exemples peuvent être multipliés. Les patronymes en viendront d’ailleurs à témoigner de ces alliances interculturelles, comme chez les Lotbinière-Harwood, double patronyme formé après le mariage de Marie-Josephte Chartier de Lotbinière et de Robert Unwin Harwood en 1823. Ce patronyme est d’ailleurs encore fièrement revendiqué par leurs descendants. Le contrat rédigé par les futurs époux, selon lequel les enfants à naître seraient éduqués dans la foi catholique, se voulait-il l’illustration de la foi sincère de l’épouse ou plutôt (ou aussi) le désir de ne pas se retrouver totalement antagonisés par la population catholique de la seigneurie de Vaudreuil[13]? Une chose est sûre, ces familles évoluent dans un univers marqué par la mixité culturelle et le bilinguisme, même si les communautés qu’elles dominent sont essentiellement francophones. D’ailleurs, il n’est pas anodin de souligner que plusieurs témoins ont insisté sur leurs origines écossaises (et non anglaises) pour expliquer la cohabitation harmonieuse, et parfois même la camaraderie, avec les franco-catholiques (témoignages de Henri Masson [2017], Douglas Cann [2015] et Carroll Guérin [2015]). Le rappel de l’alliance franco-écossaise (Blair, 2005, p. 16-21) sert de toute évidence le discours bon-ententiste de ces témoins qui inscrivent leur histoire familiale à l’intérieur d’une trame historique plus globale (le passé jacobite de l’Écosse) et veut exprimer une unité (réelle ou imaginée) que viendrait fédérer l’ennemi héréditaire commun de l’Écosse et de la France : l’Angleterre.

Plusieurs de ces familles seigneuriales britanniques, des générations durant, ont d’ailleurs partagé leur temps entre le Québec et les autres provinces canadiennes, travaillant assez fréquemment dans la fonction publique fédérale, l’armée ou la magistrature. Cette autorité que l’historien Brian Young (2014) a montrée dans le cas de la famille Taschereau s’observe chez de nombreuses autres familles seigneuriales comme les Juchereau ou les Lotbinière (Little, 2013; Desrochers, 2021). Aussi à l’aise à Québec qu’à Toronto, elles demeurent associées « aux événements marquants de notre vie nationale jusqu’en ces dernières années, et toujours au premier rang en dépit de la poussée qu’ont faite les nouveaux riches en notre pays comme dans les vieilles contrées d’Europe » (Taschereau, 1922, p. 38) C’est dans ces mots que le premier ministre du Québec, Louis-Alexandre Taschereau, s’exprimait devant un auditoire anglophone à Toronto en 1922 afin d’illustrer la survivance des familles nobles. On peut inscrire dans la même veine la mission bon-ententiste de Henri-Gustave Joly de Lotbinière, un autre premier ministre d’origine seigneuriale, protestant francophone celui-là, menée à Toronto à l’époque de la pendaison de Louis Riel, moment de tension s’il en est un entre les deux entités nationales qui composent le Canada (Little, 2011; Desrochers, 2021).

Cent ans après le discours de Taschereau, ces familles demeurent, selon les témoins rencontrés, caractérisées par ce biculturalisme dont l’origine remonte à leurs ancêtres du XVIIIe siècle (témoignages de Michel Fragasso [2016], Yves La Roque de Roquebrune [2015], Henri Masson [2017] et Carroll Guérin [2015]). Ce loyalisme et ce pancanadianisme sont encore bien assumés par plusieurs descendants de familles seigneuriales rencontrés dont les membres sont dispersés aux quatre coins du Canada. Dans sa jeunesse, Charles de Lotbinière-Harwood a été annonceur sportif, l’un des seuls annonceurs bilingues au Canada, se rappelle son fils Robert : « Il faisait le hockey en français et le football en anglais! » (témoignage de Robert de Lotbinière-Harwood, [2016]). D’autres familles, de tradition seigneuriale plus récente, ayant accédé à la propriété de fiefs au XIXe siècle (Masson, Pozer, Campbell), ont aussi évoqué cette aisance à naviguer aussi bien dans le monde francophone que dans le monde anglophone et nombreuses sont les personnes qui nous ont spontanément livré une profession de foi fédéraliste même si nos questions ne touchaient pas du tout aux enjeux politiques. La notice nécrologique d’Edmond Joly de Lotbinière, publiée simultanément et dans les deux langues, dans Le Soleil à Québec, The Globe & Mail à Toronto et The Sun à Vancouver, en 2014, témoigne bien de cette identité biculturelle et fondamentalement canadienne :

Homme de distinction, de générosité et de bonté, il fut le fils unique, seul héritier d’une des plus anciennes seigneuries du Canada. Concédée à René-Louis Chartier de Lotbinière en 1672 par Jean Talon, Intendant de Louis XIV, la seigneurie est restée dans la famille jusqu’en 1967, année où elle fut acquise par le gouvernement du Québec.

En dernier lieu, on peut évoquer le sentiment d’urgence de certains participants âgés à livrer leur témoignage, devant l’impression d’une mémoire qui s’effrite, voire qui disparaît, quand elle n’est pas déjà disparue. Malgré le combat mené par le propriétaire du manoir Taylor, dans le fief Cumberland à Saint-Georges de Beauce, force est de constater que le passé seigneurial anglophone de cette région (à l’instar de la mémoire du passé anglais de la Beauce tout court) est en voie d’être relégué à un univers oublié. Le patrimoine de ces communautés est parfois lui-même sinon oublié, à tout le moins redécouvert, comme en témoigne James Dean Hunter à propos du manoir Taylor. À Mont-Saint-Hilaire, Carroll Guérin (issue d’une famille irlandaise d’origine huguenote) est non seulement propriétaire de l’ancien moulin seigneurial – aujourd’hui transformé en une résidence de prestige, – mais aussi la gardienne de la mémoire de la famille Campbell, dont la dernière « seigneuresse », Phoebe (1895-1984), est décédée sans héritiers après la vente de l’imposant manoir familial bâti sur les rives du Richelieu. Les souvenirs de Mme Guérin, sans doute largement redevables autant aux écrits de son père, lui-même historien du régime seigneurial (Guérin, 1926), qu’à son amitié avec Phoebe Campbell, rendent une image très favorable à l’institution seigneuriale et aux rapports seigneurs-censitaires qu’il faudrait pouvoir mesurer à l’aune de la mémoire des censitaires, le plus souvent insaisissable. Des recherches complémentaires dans les archives nous révéleraient probablement une autre vision du seigneur Thomas Edmund Campbell, lequel, à peine quelques années avant d’acquérir le fief de Rouville en 1844, avait après tout combattu les Patriotes à Châteauguay en 1838, en plus d’agir comme secrétaire militaire du gouverneur Sydenham à l’époque des Rébellions...

Plusieurs de ces individus ne sont plus, depuis longtemps, des résidents permanents des lieux de vie de leurs ancêtres. Cela ne les empêche pas de conserver un attachement et une nostalgie envers ces localités où ont évolué leurs aïeux... et souvent une résidence. Charlotte Pozer, native de Saint-Georges de Beauce mais résidente de Cambridge, en Ontario, depuis des décennies, n’a pas hésité à venir en voiture jusqu’en Beauce pour livrer son témoignage malgré ses 85 ans. Elle en a profité pour aller voir « sa pierre tombale », car elle compte bien être enterrée dans le sol de la municipalité qui doit son nom à son ancêtre d’origine allemande, George Pozer[14]. Le cas de Douglas Cann et de sa famille, dans l’ancienne seigneurie du Bic, témoigne lui aussi de son attachement à la terre ancestrale. Chaque été, depuis son enfance, le Dr Cann ainsi que sa soeur (qui possèdent encore deux maisons de familles au Bic, dont une sur le « chemin des Anglais ») reviennent dans la seigneurie acquise par le notaire Archibald Campbell il y a 200 ans. Dans cette famille où la mémoire passe par la passion partagée de la musique, ce lieu et ses paysages constituent d’importants marqueurs identitaires[15].

Conclusion

Dès le changement d’empire, la minorité britannique en sol « québécois » s’est intéressée à la propriété seigneuriale et elle possédera près de 50 % des seigneuries au moment de l’abolition (1854). Les propriétaires seigneuriaux de langue anglaise constituent donc une quasi « majorité » au sein du groupe des seigneurs, mais ils n’en demeurent pas moins une composante de la minorité linguistique et culturelle « anglaise » du Québec. Or, les Campbell, Cuthbert, Christie, Fraser, Nairne, Hale ou Harwood (pour n’en nommer que quelques-uns) incarnent d’imposantes figures d’altérité, tant sur le plan socio-économique que d’un point de vue linguistique et religieux. Dans certains cas, on devrait même ajouter à l’autorité seigneuriale une autre forme d’autorité, celle d’employeur d’une partie des habitants : le seigneur est alors aussi le boss[16]. Dans le cadre de nos recherches sur les persistances seigneuriales au Québec, plusieurs membres de ces familles de langue maternelle anglaise ont été rencontrés, ce qui a assuré une représentativité de ce groupe parmi les propriétaires de fiefs. Il a résulté de leurs témoignages une évidente idéalisation, voire une folklorisation, de la relation seigneur/censitaire, loin des conflits que révèlent les archives, mais aussi une affirmation de valeurs élitaires communes marquées par le bilinguisme et le biculturalisme de ces familles, valeurs transmises jusqu’à nos jours à leurs descendants.

Ces constats invitent à poursuivre les recherches sur la propriété seigneuriale « anglaise » au Québec, de manière à non seulement la quantifier, mais aussi et surtout à mesurer son influence au sein de la culture de la majorité francophone et à lui assurer une place dans la mémoire plus globale du régime seigneurial québécois. Plusieurs fonds d’archives privés restent à explorer pour mieux comprendre les relations entre seigneurs « britanniques » et censitaires canadiens-français. Dans ces relations, la présence sur place du seigneur et de sa famille constitue assurément un critère à prendre en considération. Comme l’écrivait l’historien Peter Laslett à propos de l’Angleterre préindustrielle : « On ne pouvait considérer comme le chef, ou le père symbolique de la société villageoise, un seigneur absent, ou mineur, ou briguant des charges publiques à l’échelle de la province ou du royaume, perpétuellement préoccupé par des affaires plus importantes » (1969, p. 78). Ce constat est tout aussi pertinent pour les seigneurs canadiens, et peut-être plus encore pour ceux qui sont d’origine « anglaise » et qui pour beaucoup de Canadiens français incarnent la figure de l’« Anglais », comme certains l’ont constaté à l’époque des Rébellions.

L’étude de ces familles anglophones qui composent une part importante de l’élite seigneuriale du Québec d’autrefois est une autre manière de réfléchir aux rapports entre la minorité anglophone et la majorité francophone du Québec d’un point de vue mémoriel aussi bien qu’archivistique. La mémoire des familles seigneuriales anglophones du Québec est assurément marquée par la nostalgie d’une époque révolue qui colore le discours et la lecture du passé (à la fois local et familial). C’est là un biais de l’histoire orale avec lequel l’historien doit composer. Ainsi, la francophilie apparente de certaines de ces familles pourrait bien être une façade qui recouvre néanmoins un fossé entre les seigneurs anglophones et les habitants francophones. Après tout, l’apprentissage de la langue française par les élites anglophones (au premier titre par la famille royale du Royaume-Uni) est loin d’être exclusif au contexte canadien ou québécois. Si Douglas Cann, rencontré en 2015, parle un français québécois appris auprès de ses voisins agriculteurs du Bic, on peut penser qu’il en était autrement au temps de son ancêtre Archibald Campbell.