Résumés
Résumé
L’Acadie ne possède pas d’État propre, mais elle occupe des territoires. Pendant près de deux siècles, de la seconde moitié du 18e siècle aux années 1930, des centaines de localités acadiennes ont été établies dans les provinces maritimes et tout particulièrement au Nouveau-Brunswick. Ces localités ont historiquement délimité les frontières de la communauté ethnolinguistique acadienne et se sont explicitement inscrites dans le projet nationaliste de la seconde moitié du 19e siècle. Or, à partir des années 1950, le modèle territorial acadien est entré en crise et on a assisté à une désinstitutionnalisation des communautés. Cet article porte sur les transformations de l’ancrage territorial en retraçant la dynamique de peuplement et en interrogeant la persistance de frontières locales dans un contexte où elles ne renvoient plus à des communautés vivantes. Pour ce faire, nous proposons une lecture critique du patrimoine local à partir d’une analyse des monographies paroissiales et de la morphologie des communautés.
Mots-clés :
- Acadie,
- territoire,
- patrimoine,
- identité,
- communautés ethnolinguistiques
Abstract
Acadians do not have a state of their own, but they are nevertheless territorialized. For nearly two centuries, from the second half of the 18th century to the 1930s, hundreds of Acadian settlements were established in the Maritime Provinces, primarily New Brunswick. Historically, these geographical locations delimited the boundaries of the Acadian ethnolinguistic community and were explicitly part of the nationalist project of the second half of the 19th century. However, from the 1950s onwards, the Acadian territorial model entered into crisis and we witnessed a profound deinstitutionalization of its communities. This article examines the transformations of territorial anchoring, by tracing the settlement dynamics and questioning the persistence of local boundaries in a context where they no longer reflect living communities. To this end, we propose a critical reading of local heritage based on an analysis of parish monographs and community morphology.
Keywords:
- Acadia,
- territory,
- heritage,
- identity,
- ethnolinguistic communities
Corps de l’article
En 2017, l’Institut d’études acadiennes (IEA), basé à l’Université de Moncton, et la Commission de services régionaux de Kent (CSRK) lançaient un projet de recherche intitulé « Histoire et patrimoine des communautés de la région de Kent ». L’objectif du projet était de comprendre la structure de peuplement de cette région rurale du Sud-Est du Nouveau-Brunswick et les formes d’ancrage territorial et identitaire de ce comté historiquement peuplé par des Mi’kmaq, puis par des Acadiens, des Anglais, des Écossais et des Irlandais.
Si l’objectif de départ semblait clair, des défis et des énigmes allaient rapidement émerger. Au fur et à mesure que nous avancions dans la recherche documentaire et archivistique, et surtout dans le cadre de la vingtaine de rencontres que nous avons effectuées dans les centres communautaires du comté, il nous est rapidement apparu que ce territoire dispersé était traversé de frontières informelles, invisibles à quiconque ne serait pas initié, mais néanmoins bien réelles. Ces cartographies mentales et émotives relatées par les quelque 200 participantes et participants à nos rencontres délimitent des communautés, structurent des identités, évoquent des mémoires et relient les lieux au passé. Notre travail a cherché à mettre en scène la complexité de l’ancrage territorial et la diversité des échelles d’appartenance communautaire qui façonnent cette région. Qu’est-ce qu’une communauté? Et quelles sont les échelles d’appartenance? Dans le cas des communautés acadiennes en particulier, ces jeux d’échelle sont manifestes. Ces communautés sont en effet traversées par des frontières informelles particulièrement fortes qui donnent lieu à un paradoxe où coexistent sur le territoire une cohésion ethnolinguistique forte et un morcellement territorial persistant et complexe. Nous défendrons la thèse que cette situation relève d’un patrimoine territorial et idéologique qui renvoie historiquement au nationalisme traditionnel du 19e siècle, mais qui est aujourd’hui maintenu plus informellement par les populations locales elles-mêmes, par le biais de monographies locales notamment.
Cet article propose une analyse de l’ancrage territorial en Acadie, en s’interrogeant plus particulièrement sur les diverses manières dont l’espace est habité, représenté et approprié. Nous proposerons en effet de considérer la disposition physique des villages comme un patrimoine. Ce patrimoine morphologique, qui trouve ses sources dans le contexte de l’économie coloniale forestière du 19e siècle, donne effectivement lieu à des frontières, à des identités qui se sont instituées dans un contexte particulier, mais qui persistent malgré de nombreuses mutations sociales. Longtemps perçues comme une manifestation de la vitalité identitaire acadienne, les identités locales sont désormais devenues, à certains égards, des obstacles à l’habilitation et à la vitalité des communautés (Léger, 2014).
Dans un premier temps, nous proposerons un survol de la question territoriale en Acadie. Ensuite, nous aborderons plus spécifiquement les formes d’ancrage territorial dans le comté de Kent et mettrons en évidence les facteurs économiques, politiques et culturels qui ont contribué à organiser ce territoire rural. Dans un troisième temps, nous reviendrons brièvement sur la notion de patrimoine, afin d’expliquer en quoi ce terme peut s’appliquer à ces frontières identitaires locales, aux échelles parfois très petites. Enfin, nous nous intéresserons au rôle que jouent les dizaines de monographies d’histoire locale que compte cette région, et discuterons de la signification de cette littérature et du rapport à l’histoire, au territoire et au pouvoir qui s’en dégage.
1. L’Acadie et ses frontières
Notre travail sur les communautés de Kent a permis de mettre en évidence les diverses échelles d’appartenance et l’importance du local dans l’organisation et dans les représentations du territoire en Acadie. En tant que peuple sans État, l’Acadie entretient une relation ambivalente avec la notion de territoire et de frontière (LeBlanc, 2005; Massicotte, 2007). Ne possédant pas de frontières administratives formelles qui permettraient de délimiter de façon claire et explicite l’intérieur de l’extérieur, le nous du eux, et qui baliseraient des capacités d’action collectives, l’Acadie doit trouver des moyens plus informels de se définir et de définir et de différencier son identité et de délimiter son territoire. Cette ambivalence spatiale a donné lieu à une littérature abondante, si bien qu’on pourrait aller jusqu’à affirmer que les sciences sociales acadiennes sont en grande partie organisées autour de la question des frontières.
Un premier champ d’étude s’intéresse à la question des limites de l’Acadie, territoire sans État, et de ses points d’ancrage territoriaux (Bérubé, 1987). Il s’articule autour du débat opposant les tenants d’une Acadie des Maritimes (Daigle, 1993; Landry, 2015; Massicotte et Volpé, 2013; Thériault, 1995, 1996) à ceux qui défendent, à des degrés divers, une Acadie de la diaspora (Bruce, 2018a, 2018b; Lefebvre, 2012; Magord et Belkhodja, 2005). Il s’agit ici de déterminer si, malgré l’absence d’un territoire administratif, il existe un foyer acadien, des lieux qui seraient davantage que d’autres porteurs et garants d’une acadianité, ou bien si l’identité acadienne peut s’exprimer de façon pleine et significative à l’extérieur des régions francophones des provinces maritimes, au sein de communautés et d’individus épars. On oppose ici une Acadie territoriale et linguistique à une Acadie en réseaux généalogiques (Allain, 1997).
Un deuxième champ d’étude, où il est tenu pour acquis que l’Acadie est territoriale et s’articule autour de la langue française, porte sur la gouvernance de l’Acadie des Maritimes. Ce champ d’étude s’intéresse à la mise en place de frontières infra-étatiques et de modèles de gouvernance au sein de la société civile. Elle porte, globalement, sur les institutions et les dispositifs de gouvernance permettant à la communauté de prendre en charge son propre devenir, d’agir en tant que collectivité distincte et minoritaire. On trouve dans ce champ, entre autres, des travaux sur les municipalités (Allain et Chiasson, 2010; Bourgeois et Bourgeois, 2005; Landry, 2007; Landry et Guillemot, 2021), sur la sphère économique (Allain, 2005) et sur les partenariats des communautés francophones avec l’État (Cardinal et Forgues, 2015; Forgues, 2014; Léger, 2015). Ces travaux étudient généralement la mise en place de frontières permettant le développement de l’identité acadienne et assurant une certaine action collective. Toutefois, ils font généralement le constat de l’importance des frontières provinciales dans l’organisation de mécanismes de gouvernance communautaire. L’Acadie comme communauté nationale territorialisée se décompose ainsi en régions délimitées par provinces[1].
Enfin, un troisième champ porte sur les conditions du maintien des frontières ethnolinguistiques (Landry et Allard, 1996). Ce champ s’intéresse plus spécifiquement aux facteurs qui agissent sur le maintien d’une identité linguistique distincte dans des contextes de langues en contact et aux manières dont des dynamiques collectives influencent les attitudes et les comportements individuels. Dans cette optique, les liens entre territoires et identités sont abordés sous l’angle de la vitalité ethnolinguistique (Gilbert, 2010).
Dans toutes ces recherches, la question des frontières est centrale. Le maintien des frontières exige par ailleurs un travail constant au sein de la communauté acadienne et donne lieu à de nombreuses pratiques visant à les affirmer, à les négocier. Cependant, il y a une échelle relativement peu étudiée par les chercheuses et les chercheurs, bien que foisonnante et complexe : la localité. Nous avons pu constater, en étudiant le comté de Kent, à quel point le territoire est divisé par une multitude de localités qui servent de frontières identitaires et de repères mémoriels. Ces localités sont la manifestation d’un ancrage territorial historique et, en suivant leur évolution, on réussit à éclairer quelques mutations fondamentales dans le rapport que l’Acadie entretient tant avec le territoire qu’avec la notion de communauté. Ces nombreuses frontières, héritées des processus de colonisation du territoire allant de la seconde moitié du 18e à la fin du 19e siècle, sont des vestiges d’une institutionnalisation historique, mais sont aujourd’hui confrontées à leur obsolescence. Les conditions matérielles et le maillage institutionnel qui ont donné lieu à l’érection de ces frontières ne sont plus aujourd’hui réunis, ce qui a transformé du coup leur sens et leur portée. Pourtant, ces frontières locales persistent, indépendamment du contexte révolu dans lequel elles se sont mises en place. En ce sens, on peut les penser comme un patrimoine. Les frontières locales sont en effet aujourd’hui maintenues grâce à la toponymie, à un certain attachement territorial et, surtout, à des dizaines de monographies d’histoire locale, qui sont réellement un genre littéraire nationaliste à part entière. Or, bien que la littérature acadienne ait été abondamment étudiée dans sa dimension spatiale (Brun del Re et al., 2018; Doyon-Gosselin, 2015; Doyon-Gosselin et Morency, 2004; Ferron, 2014; Nicaise, 2019)[2], on n’a pas souvent relié cette tendance de la fiction à investir et à nommer le territoire, à une tendance plus large à produire des identités micro-locales qui s’expriment dans les monographies. Pourtant, ces monographies permettent d’éclairer un rapport au territoire en Acadie qui continue aujourd’hui encore à structurer la vie politique et collective. Ce texte propose donc de jeter un regard sur ces monographies et sur les localités dont elles retracent l’histoire, en prenant comme étude de cas le comté de Kent, dans le Sud-Est du Nouveau-Brunswick.
2. Les échelles d’appartenance communautaire
La première tâche à laquelle notre équipe s’est attelée en entamant ce travail sur l’histoire et le patrimoine des communautés de Kent était de définir ce qu’il fallait entendre par « communauté ». Ce terme polysémique peut en effet renvoyer à de nombreuses échelles d’appartenance. En termes sociologiques, la communauté désigne un groupe partageant certaines caractéristiques, allant de la communauté ethnique à la communauté religieuse, en passant par les communautés sexuelles, professionnelles, etc. En termes géographiques, la communauté tend à désigner un groupe partageant un territoire donné, allant d’un quartier à une ville, à une province[3]. Selon l’angle que l’on choisit, donc, la communauté peut prendre des formes différentes.
2.1. La communauté ethnique
Les sciences sociales acadiennes tendent généralement définir la communauté à partir de l’ethnicité. Dans la lignée des travaux de Raymond Breton, qui aborde les groupes ethniques comme des entités politiques (Breton, 1983) dont les capacités d’action varient en fonction de leur degré de complétude institutionnelle (Breton, 1964), la « communauté acadienne » renvoie généralement à groupe nationalitaire qui possède une identité, une langue et une culture distinctes (Thériault, 1994). L’Acadie, selon cette approche, est conçue comme une entité politique (Landry, 2015), comme une communauté de destin (Thériault, 1995). Il s’agit d’une première échelle d’analyse permettant de comprendre les dynamiques sociales et économiques, ainsi que la structure de peuplement du comté. Kent se décompose effectivement en communautés mi’kmaq, acadiennes, anglaises, écossaises et irlandaises, principalement. Il s’agit d’une première échelle d’appartenance et d’un type de frontière tout à fait fondamental pour comprendre ce territoire.
La toponymie du comté témoigne explicitement de ce rapport ethnique au territoire. À sa création en 1826, le comté de Kent se superposa à Sikniktuk, du district de Mi’kma’ki, qui recouvre historiquement tout le Sud-Est du Nouveau-Brunswick. Le nom du comté et de ses sept paroisses civiles consolida le nouveau statut colonial et britannique de ce territoire (Kent, Dundas, Palmerston, Wellington, Liverpool, Huskisson, Harcourt, Carleton). Cependant, signe de l’influence croissante de la population acadienne, les paroisses civiles créées à partir des années 1850 prirent majoritairement des noms à consonance française (Sainte-Marie, Saint-Louis, Saint-Charles, Acadieville, Saint-Paul). La présence mi’kmaq, quant à elle, se reflète dans le nom des cours d’eau et des villages éponymes (Bouctouche, Richibouctou, Kouchibouguac).
De nombreux travaux font état de l’institutionnalisation des frontières ethniques sur le territoire et de leur rôle dans l’organisation de la structure de peuplement. D’une part, l’ethnicité était au coeur des stratégies d’accès à la propriété (LeBlanc, 1994) et au coeur des stratégies de transmission du patrimoine foncier (Tremblay et Laplante, 1971). Comme l’a observé l’historien Raoul Dionne dans son étude de la colonisation acadienne au Nouveau-Brunswick, « dans une société agricole, il était important d’obtenir une terre pour les enfants », si bien que « la première génération de colons s’installait généralement en bordure de la mer ou d’une rivière. Les générations suivantes prenaient de l’expansion, dans les rangs, à l’arrière des premiers établissements » (Dionne, 1989, p. 31-32). Le souci de léguer un patrimoine foncier à ses descendants entraînait en retour une organisation ethnique des relations matrimoniales. L’historienne Nanciellen Davis a constaté à quel point les mariages mixtes entre Acadiens et anglophones étaient rares au milieu du 19e siècle. Dans la paroisse de Richibouctou (anciennement Liverpool), moins de 20 % des mariages étaient exogames, et parmi ceux-ci, 14 % seulement impliquaient des Acadiennes et des Acadiens (Davis, 1995). La filiation étant liée au patrimoine foncier, l’endogamie favorisait une répartition contiguë des populations acadiennes sur le territoire. L’historienne Carolynn McNally a quant à elle démontré comment les réseaux de famille et de filiation étaient au coeur du nationalisme acadien entre 1881 et 1937, servant à la fois à établir une frontière identitaire et à asseoir des réseaux d’influence (McNally, 2016).
Edme Rameau de Saint-Père fut un témoin direct de cette spatialisation de l’ethnicité. Lors de son passage dans le comté de Kent en 1860, il observa qu’« après l’embouchure de Kagibougouacis les établissements acadiens jusque là ininterrompus depuis le Cap Pellé [sic] sur toute la cote [sic], sont coupés par le Gd Kagibouguac dont la rivière est toute peuplée d’Anglais jusqu’à la mer sans aucun mélange d’Acadiens » (LeBlanc, 2018, p. 315).
À partir de la seconde moitié du 19e siècle, un discours nationaliste vint explicitement orienter la mise en place d’un territoire acadien. La dynamique ethnique qui s’était instituée de façon organique allait trouver une justification idéologique. Edme Rameau de Saint-Père joua un rôle central dans la formulation de ce discours visant à consolider et à étendre le territoire acadien. Dans une lettre qu’il envoya à Antoine Belcourt, curé du village acadien de Rustico, à l’Île-du-Prince-Édouard, Rameau l’invitait à organiser une migration vers ce qui deviendrait Saint-Paul-de-Kent, expliquant que « nous y trouverons le profit de fortifier considérablement les populations acadiennes du Nouveau-Brunswick, plus exposées que les Français du Canada à voir les terres vacantes prises par des émigrants anglais, lesquels alors les circonscriraient et empêcheraient leur développement ultérieur » (Pichette, 1998, p. 106). Cette idée de créer et d’occuper un territoire acadien contigu trouva sa formulation la plus accomplie deux décennies plus tard dans le discours inaugural de Mgr Richard à la première Convention nationale acadienne en 1881 à Memramcook :
[...] partout les forêts ont été abattues par les bras des Acadiens, et sur ce sol si vaillamment défriché, nous avons imprimé avec nos sueurs le souvenir ineffaçable de notre génie colonisateur. Restons dans ces nobles traditions, étendons encore le domaine de la patrie. Nous devons faire pour nos descendants ce que nos pères ont fait pour nous, nous emparer de tous ces territoires encore inoccupés qui doivent appartenir aux plus vaillants [...] Allons dans la forêt, Acadiens, les dangers qui nous y attendent sont moins à craindre que ceux que nous trouvons sur des terres appauvries, dans les séductions des cités, ou sous un ciel étranger. Établissons encore de nouvelles colonies, elles augmentent notre force, multiplieront notre ombre, rendant de plus en plus sensible aux yeux des autres peuples la nécessité de notre existence, et nous aideront merveilleusement à nous conserver aussi religieux que l’étaient nos pères. Les Acadiens ont été colonisateurs parce qu’ils ont été avant tout agriculteurs.
Bourque et Richard, 2013, p. 110
Cette idéologie nationale cadrait parfaitement avec la volonté du gouvernement provincial de coloniser le territoire et de développer l’agriculture[4]. La province donnait au nationalisme acadien les moyens de ses ambitions.
À maints égards, la communauté ethnique représente effectivement une première échelle d’appartenance communautaire. En tant que telle, elle a historiquement structuré un ensemble de rapports sociaux, politiques et économiques. Or, si l’ethnicité est incontournable pour faire sens des communautés du comté de Kent, et en particulier de l’expérience acadienne, l’Acadie est également traversée de multiples frontières locales. Ces localités, en partie le fruit du nationalisme, en partie le résultat de dynamiques économiques et politiques exogènes, sont incontournables pour saisir la réalité du comté.
2.2. La localité
Comprendre l’histoire et le patrimoine des communautés de Kent, c’est en effet non seulement comprendre les dynamiques ethniques, mais également s’intéresser aux dynamiques plus fines, plus granulaires de peuplement du territoire, qui découlent en partie de l’ethnicité, mais qui ne s’y limitent pas. La colonisation du territoire, explicitement hissée au rang de projet national à la fois par les élites acadiennes et gouvernementales, consolida à la fois une dynamique d’étalement territorial et d’ancrage identitaire au sein de la localité, devenue manifestation d’un projet collectif, d’une renaissance, voire d’une mission providentielle. Le nationalisme venait se greffer à une dynamique qui lui était antérieure, transformant du même coup sa portée et son sens.
La famille, institution centrale de la communauté ethnique, était au coeur de la dynamique de peuplement de la région par les Acadiens bien avant la formulation d’une idéologie nationale explicite, et elle introduisit des affinités et des allégeances particulières au sein du territoire. Dans son excellent article sur les régions et le régionalisme en Acadie, l’historien Patrick Clarke illustre bien comment les familles ont été au coeur du processus de colonisation du territoire dans Kent :
L’étude des mouvements migratoires dans le Sud-Est (1760-1810) souligne l’importance de la parenté dans la reconstitution d’établissements. La stabilité remarquable de la répartition géographique des familles de même que la densité des toponymes d’origine familiale sont indicatrices de l’ampleur de ce phénomène qui, partout, sous-tend la structuration de l’espace.
Clarke, 2000, p. 309
Les familles, au coeur du peuplement du territoire, contribuèrent à faire des localités des lieux d’appartenance complexes, à la fois porteurs d’identité ethnique, mais aussi tissés par des réseaux de filiation et de solidarité intra-ethniques. Cette réalité fut rapportée par de nombreux observateurs du 19e siècle, notamment dans Kent. L’abbé Antoine Gagnon, qui fut curé dans le comté de 1809 à 1849, d’abord à Richibouctou, puis à Grande-Digue, témoigna de l’importance de ces appartenances locales. Dans une lettre adressée à Mgr Octave Plessis, évêque de Québec, en 1818, il déplorait que les villages acadiens étaient « séparés et divisés en tant de manières, plus d’intérêts encore que par des distances » et que « chaque village particulier n’a été peuplé dans le principe que par des familles parentes entre elles ou qui le sont devenues promptement par les alliances qu’elles ont contractées ensemble » (LeBlanc, 1984, p. 68-69).
Ces frontières locales sont nombreuses, quoique la plupart soient aujourd’hui largement informelles, ne renvoyant pas à des territoires constitués, ni à des aires de peuplement évidentes, et que leur présence dans la toponymie indique incontestablement leur importance passée. Les toponymes nous ont en ce sens fourni une double porte d’entrée dans la cartographie identitaire du comté. D’une part, la toponymie permet de rendre visible les dynamiques ethniques d’appropriation du territoire, comme nous l’avons mentionné précédemment concernant le nom des paroisses civiles. D’autre part, elle illustre bien les échelles d’appartenance, indiquant au passage comment les groupes se sont approprié physiquement et symboliquement les lieux. Au total, nous avons recensé 230 localités distinctes, pour une population d’environ 31 000 personnes à un sommet historique en 2006, soit une localité par 130 habitants. Pourtant, le comté de Kent ne compte que six territoires constitués en municipalité et compte le plus haut pourcentage d’individus habitant dans des territoires non constitués (66 % contre une moyenne provinciale de 28 %). Nous avons recensé les toponymes répertoriés dans les bases de données provinciale et fédérale ainsi que dans des ouvrages de toponymie (Ganong, Hamilton, Rayburn) et n’avons retenu que les noms officiels de localités, en excluant les lieux-dits et les délimitations infra-locales telles que les quartiers.
La carte 1 illustre bien le caractère informel des communautés, dont le territoire est très rarement découpé par des frontières administratives et politiques. Le local, dans Kent, est façonné par des éléments qui ne se réduisent pas à l’administratif ou au politique. La carte 2, quant à elle, illustre bien à quel point l’ethnicité transparaît dans la construction de l’échelle locale. Non seulement la toponymie illustre bien la répartition géographique des groupes ethniques, mais elle rend également visibles les différents rapports au territoire selon les communautés. En Acadie, les deux tiers des toponymes sont soit religieux, soit familiaux, alors qu’au sein des communautés anglophones, on ne retrouve pratiquement aucune référence à la religion, mais davantage de toponymes liés aux infrastructures, complètement absents en Acadie (Road, Corner, Mill, Junction, Station, etc.).
La dichotomie que nous observons entre, d’une part, le foisonnement des toponymes et des localités et, d’autre part, la faible institutionnalisation du territoire à l’échelle locale est à maints égards intrigante. Cette dichotomie illustre, à notre sens, la complexité de la notion de communauté et du rapport au politique en Acadie. L’histoire du peuplement du comté, marqué par des rapports de force entre groupes ethniques, permet comprendre en partie l’énigme communautaire en Acadie.
3. La structure de peuplement
Le comté de Kent se trouve dans le district Sikniktuk du Mi’kma’ki. Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du 17e siècle que des populations acadiennes, puis loyalistes et britanniques s’y sont installées de façon permanente, réduisant le territoire mi’kmaq à trois réserves, qui ne représentent que 0,4 % de la superficie du comté[5]. De 1767 à 1930, le peuplement du comté s’est effectué de façon relativement stable et constante, avec la création de nouvelles localités. À partir des registres d’octroi des concessions, nous avons pu reconstituer la dynamique du peuplement et rendre compte de l’expansion géographique des communautés. Nous avons fait ressortir trois grandes phases de colonisation.
La première va de 1767, année où les premiers Acadiens obtinrent des concessions dans la région de Cocagne, à 1826, année de création du comté. Cette phase est caractérisée par l’établissement des premières communautés acadiennes, l’arrivée des Loyalistes et les premiers balbutiements d’une économie coloniale. Les communautés qui virent le jour pendant cette période se trouvent sur la côte et aux embouchures des principales rivières du comté (Cocagne, Grande-Digue, Bouctouche, Richibouctou). La seconde phase de colonisation du comté va de 1827 à 1881, soit de la création du comté à la tenue de la première Convention nationale acadienne et, surtout, à l’effondrement de l’industrie navale. Durant cette période, la population du comté connut sa plus forte croissance et de nouvelles communautés furent établies le long des rivières, à l’intérieur des terres, notamment afin d’alimenter les industries forestière et navale. Ces deux industries connurent leur âge d’or durant cette seconde phase, avant d’entrer dans une crise profonde, voire de s’effondrer complètement dans le cas de l’industrie navale. La troisième et dernière phase de colonisation va de 1882 à 1931, période où la colonisation fut au coeur du projet national acadien et où la population acadienne commença à jouer un rôle plus important dans la vie économique et politique du comté. Au cours de cette période, les nouvelles communautés furent établies à l’intérieur des terres, généralement le long des nouvelles voies ferrées. Pendant ces trois phases, la tendance démographique du comté était plutôt à l’étalement qu’à la concentration, si bien qu’on n’y trouve aujourd’hui aucune agglomération de plus de 3 000 habitants (Bouctouche compte 2 423 habitants; Richibouctou, chef-lieu du comté, en compte 1 286).
Le nombre de localités établies – une localité renvoyant ici à un toponyme, c’est-à-dire un lieu possédant une identité propre officiellement reconnue – est constant tout au long de cette période et les nouvelles localités sont équitablement réparties dans les trois phases. Celles établies durant la première phase sont aujourd’hui les plus peuplées du comté et représentent quatre des six territoires constitués en corporation (Richibouctou, Saint-Louis, Bouctouche, Cocagne). Les deux autres territoires constitués furent établis dans la deuxième (Saint-Antoine) et troisième (Rogersville) phase de colonisation respectivement.
Cette logique d’expansion et d’étalement privilégiée pendant près de deux siècles laissa des traces qui furent vertement critiquées dans les années 1970, alors que le comté était désormais présenté comme étant sous-développé. Pour plusieurs, ce sous-développement était directement lié à l’éparpillement de la population. Dans sa critique virulente du nationalisme acadien traditionnel publiée en 1978, Michel Roy a notamment remis en cause le sens de cette dispersion. « Mais l’Acadie de la fin du XIXe siècle, écrit-il, n’avait pas les moyens de son expansion. Aucun village acadien de cette époque ne pouvait se payer le luxe d’une colonie dans l’arrière-pays » (Roy, 1978, p. 122-123). Il poursuit en déplorant que « l’Acadie en plein XXe siècle n’est rien de plus qu’un chapelet de villages reliés entre eux par des routes absolument sous le contrôle de pochettes urbaines anglaises » (Roy, 1978, p. 126). Le géographe français Jean-Claude Vernex, qui a consacré sa thèse de doctorat à la géographie acadienne du Nouveau-Brunswick, constatait quant à lui, au début des années 1970, que « mis à part quelques clairières de colonisation intercalaires, la trame de peuplement se relâche très vite en s’éloignant du littoral ou des voies de communication importantes. L’emprise humaine manque de profondeur; l’hinterland est vide » (Vernex, 1978, p. 315). Tous deux s’étonnaient d’une dispersion dont la société acadienne n’avait manifestement pas les moyens.
En Acadie, l’inscription territoriale est en effet en grande partie redevable d’une marginalisation économique qui lui interdit historiquement l’urbanisation. Bouctouche et Richibouctou, les deux centres « urbains » du comté, bien qu’ils soient aujourd’hui majoritairement acadiens, se sont en effet développés dans le contexte des industries forestière et navale coloniales au 19e siècle. Ces deux industries s’inscrivaient dans une économie coloniale britannique et leur contrôle était de facto réservé à une élite britannique qui pilotait en même temps l’urbanisation des centres industriels (Campey, 2007; Wynn, 1981). On ne compte effectivement aucun Acadien parmi les propriétaires de chantiers navals, ni parmi les grands marchands de bois pendant l’âge d’or de ces deux industries. De ce fait, les communautés acadiennes n’étaient pas des centres d’activité économique équivalents aux communautés anglophones, et tendaient à être considérablement plus dispersées. Les Acadiens ne possédaient pas les moyens, ni les leviers économiques nécessaires pour urbaniser et densifier leurs communautés. On observe cette réalité partout à l’échelle de la province, alors que les localités acadiennes ont une morphologie tout à fait distincte de celles anglophones.
Cette dispersion des communautés acadiennes explique en partie la prolifération de frontières informelles. Les communautés, ne possédant pas de centre apparent, tendaient à s’étaler et à former des constellations plus ou moins éparses. Jean-Claude Vernex expliquait que cet étalement a été à l’origine de la toponymie particulière que l’on retrouve dans les communautés acadiennes :
Pour pallier les inconvénients découlant de l’étirement infini des rangs, il se produisit dans certains secteurs un dédoublement des services, donc des « centres ». C’est l’origine des préfixes « haut », « bas », « centre », « petit », « ouest », « est » attachés à un même toponyme et qui différencient les principaux « noeuds » de la trame de peuplement.
Vernex, 1978, p. 326
Les différents noeuds de la trame de peuplement, pour reprendre l’expression de Vernex, finirent par s’autonomiser, en quelque sorte. L’institutionnalisation du comté illustre bien comment ces noeuds parvinrent à prendre l’allure d’une communauté.
4. Expansion et effondrement du local
Le maillage institutionnel du comté se joue à diverses échelles. Au milieu du 20e siècle, on comptait 12 paroisses civiles et 22 paroisses catholiques qui servaient à organiser le comté en agglomérations régionales. À cela s’ajoutait un maillage beaucoup plus dense d’institutions publiques, notamment les écoles et les bureaux de poste, et communautaires, notamment les 19 sociétés d’agriculture et les 18 caisses populaires. Suivant ces institutions, on remonte de l’école à la paroisse au comté au groupe ethnique. Chacune de ces institutions joua un rôle particulier dans la consolidation des appartenances locales, mais le rôle du bureau de poste et de l’école était particulièrement central. C’est généralement au moment d’obtenir un bureau de poste qu’une localité était formellement baptisée, si bien que plusieurs communautés ont pris le nom du premier maître des poste (qui était généralement l’un des patriarches de la communauté). Les bureaux de poste connurent une expansion continue, leur nombre atteignant 150 dans le comté à leur apogée, avant que la régionalisation du service postal et la livraison du courrier à domicile, avec le développement du réseau routier et du transport automobile, n’entraînent la fermeture de la majorité d’entre eux.
Quant aux écoles, elles connurent elles aussi une expansion fulgurante à partir de la fin du 19e siècle. Au milieu du 20e siècle, on en comptait quelque 160 dans le comté. La décentralisation en vigueur jusqu’aux années 1960 faisait en sorte que les collectivités locales étaient responsables de la gestion et du financement des écoles, ce qui renforçait leur rôle dans l’ancrage territorial des collectivités. Ensemble, ces deux institutions formalisaient en effet des frontières locales et constituaient un maillage dense d’institutions communautaires.
Ce maillage institutionnel complexe, comprenant des institutions politiques, religieuses, économiques et publiques, contribuait à tisser des liens communautaires à des échelles géographiques restreintes. Il permettait également à la famille patriarcale de se reproduire et d’ainsi lier territoire, ethnicité et filiation. Par exemple, Vernex observe que dans certaines localités du comté (Saint-Louis, Acadieville, Saint-Ignace, entre autres) 90 % des individus trouvaient leur conjoint soit dans leur paroisse religieuse, soit dans une paroisse voisine (Vernex, 1978, p. 230).
Or, dans les années 1960, tant le modèle économique que le maillage institutionnel du comté sont entrés en crise. La régionalisation de l’éducation entreprise dans le cadre des réformes du gouvernement de Louis J. Robichaud a entraîné la fermeture de la quasi-totalité des écoles du comté, si bien qu’on est passé de 160 écoles en 1960 à 14 en 2021. Entre 1961 et 1971, on a assisté également à une transformation radicale de l’économie locale, avec l’abandon de la moitié des fermes familiales et la réduction de 66 % de la superficie des terres cultivées. C’est d’ailleurs au Nouveau-Brunswick que le déclin de l’agriculture fut le plus marqué au pays entre 1951 et 1991. Au cours de cette période, la province a perdu 87,7 % de ses fermes et 92,7 % de sa main-d’oeuvre agricole (Parson, 1999, p. 350). Le mode d’occupation du territoire, qui avait façonné la morphologie des localités acadiennes et les liens de filiation, était profondément bouleversé.
Enfin, les comtés et les paroisses civiles furent dépouillés de leurs pouvoirs politiques et fiscaux. La gouvernance des territoires ruraux était jusqu’alors prise en charge par les municipalités de comté, où siégeaient généralement deux représentants par paroisse civile. Avec l’abolition de cette échelle de pouvoir, la majorité des localités devinrent des districts de services locaux gouvernés par la province, sans prise réelle sur l’aménagement de leur territoire. Les fondements matériels et institutionnels des communautés entrèrent alors dans une période de mutation profonde. Des frontières qui avaient eu une réalité, qui avaient effectivement organisé des rapports sociaux et politiques, sont disparues dans l’espace d’une génération.
5. Modernisation et mutation des communautés
Les bouleversements économiques et démographiques qui ébranlèrent le comté de Kent donnèrent lieu à une série d’études et d’interventions dans les années 1960 et 1970. Les fondements économiques et sociaux traditionnels des communautés du comté étaient en voie de s’effondrer complètement, et l’État mit en place un ensemble de dispositifs afin d’amorcer une modernisation forcée et rapide du territoire et de la population. Alors que le comté perdait son pouvoir politique, et son autonomie fiscale et administrative, il fut désigné comme zone d’intervention prioritaire par le gouvernement fédéral. En 1969, le ministère de l’Expansion économique régionale du Canada (MEER) mit sur pied la Société Relance du Nouveau-Brunswick, une agence de « recherche-action » située à Richibouctou. La Société Relance visait à remédier au problème de la pauvreté dans le comté de Kent et elle produit de nombreuses études faisant état de ce que les chercheurs appelèrent la « désintégration sociale » de ses communautés. Dans le cadre de ces interventions fédérales, de nombreuses études furent menées par des experts canadiens et américains afin de quantifier le taux de sous-développement de ce territoire et de jeter les bases d’une tentative de modernisation (Allain, 1973a, 1973b; Auclair, 1973; Huang, 1972; Self, 1973; Sismondo, 1973).
L’initiative la plus connue et la plus controversée fut la création du parc Kouchibouguac dans les années 1970, qui allait conduire à l’expropriation de 1 200 résidents et la destruction de sept villages. Aux yeux de l’État, ces expropriations ne faisaient qu’accélérer une conclusion inévitable. En 1981, le rapport de la Commission spéciale d’enquête sur le Parc national de Kouchibouguac, présidée par Gérard La Forest et Muriel Kent Roy, concluait que le mode de vie de ces communautés expropriées était insoutenable à moyen terme et qu’il était voué à disparaître dans le flux de l’inévitable modernité (Rudin, 2009, p. 51).
En 1976, le rapport Sauvons le comté de Kent, publié par le Comité sénatorial permanent sur l’agriculture, dressait un bilan tout aussi alarmant de la situation du comté. Dans la préface du rapport, on peut lire ce qui suit :
l’intégrité du territoire qui jusqu’ici a servi de moyen de soutien à la population acadienne du comté de Kent est sérieusement menacée. De beaux grands champs deviennent des champs de « hârriers » et de « varnes », tandis que les habitants du comté faute de pouvoir y vivre quittent la région en grand nombre à la recherche de lieux plus propices. C’est cette deuxième déportation dont parle avec tant d’amertume Évangéline Deusse, de l’auteur local [sic] Antonine Maillet.
Comité sénatorial permanent sur l’agriculture, 1976, p. i
C’est précisément dans ce contexte de déstructuration du tissu communautaire que s’inscrivent les démarches de patrimonialisation à l’échelle locale que nous avons recensées. Alors que les fondements matériels des communautés se délitaient, des efforts étaient menés un peu partout pour en assurer la pérennité de la mémoire.
6. L’identité locale comme patrimoine
Après avoir exploré les liens qui contribuèrent à structurer les communautés acadiennes et examiné les diverses échelles auxquelles elles s’organisent, la seconde tâche à laquelle nous avons dû nous atteler fut de définir ce en quoi consistait le « patrimoine » communautaire. La notion de patrimoine a connu un essor fulgurant au sein des sciences sociales depuis les années 1970, mais ce qu’elle désigne n’est pas nouveau. Comme le fait remarquer la sociologue Nathalie Heinich, ce que nous entendons aujourd’hui par « patrimoine » était autrefois désigné par le terme « monument » (Heinich, 2007, p. 15). L’historienne Françoise Choay explique, justement, que le terme « monument » peut prendre deux sens distincts. Tout d’abord, il peut s’agir du sens suivant :
tout artefact (tombeau, stèle, poteau, totem, bâtiment, inscription...) ou ensemble d’artefacts délibérément conçus et réalisés par une communauté humaine [...] afin de rappeler à la mémoire vivante, organique et affective de ses membres, des personnes, des événements, des croyances, des rites ou des règles sociales constitutifs de son identité.
Choay, 2009, p. 196
Ces monuments sont explicitement conçus pour jouer une fonction mémorielle, c’est leur fonction première. L’Acadie compte, en ce sens, de nombreux monuments : le Monument-Lefebvre à Memramcook, le Monument Notre-Dame-de-l’Assomption à Rogersville, les 16 monuments commémoratifs de l’Odyssée acadienne (voir le texte d’Éric Forgues dans le présent numéro), le Monument aux Pêcheurs à Escuminac, etc.
Choay souligne qu’un monument peut également jouer une fonction mémorielle de façon non intentionnelle. Il s’agit dans ces cas d’un objet issu d’un corpus préexistant, mais dont on juge, après coup, qu’il est d’importance pour la collectivité. On retrouve dans cette catégorie de nombreuses églises, dont la cathédrale Notre-Dame-de-l’Assomption à Moncton, qui obtiennent un statut patrimonial servant à assurer leur protection, le paysage de Grand-Pré, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2012, le Village historique acadien ou la collection du Musée acadien.
Or, la notion de patrimoine s’est étendue à divers autres domaines depuis quelques décennies. Elle renvoie désormais à l’art et à l’architecture, au paysage et au terroir. Selon le géographe Vincent Veschambre, on peut distinguer trois approches du patrimoine : « une approche en terme d’aménagement, de développement des territoires, sous l’angle touristique notamment; une approche en terme de paysage, de représentations et d’environnement [...]; une approche en terme d’identité » (Veschambre, 2007, p. 374).
Le patrimoine réfère donc à des lieux ou à des objets dont la vocation est mémorielle. Dans certains cas, la vocation est donnée au départ, et dans d’autres cas elle est greffée ultérieurement. Dans le cas du patrimoine non intentionnel, il peut prendre des formes diverses allant du paysage à l’environnement, en passant par la culture et l’identité géographique. Dans tous ces cas, le patrimoine renvoie à un rapport au passé, à une inscription du passé dans le présent.
Dans le cas de l’Acadie et du comté de Kent, en plus du patrimoine volontaire, on retrouve une volonté d’élever les identités locales au rang de patrimoine, notamment par le biais d’études à caractère historique. Des frontières qui avaient été créées à d’autres fins, à une autre époque, sont maintenues grâce à divers dispositifs. Or, ces démarches nombreuses méritaient une explication. Non seulement, prises indépendamment, elles nous disaient quelque chose du rapport au territoire, mais, prises ensemble, elles pointaient vers quelque chose de plus structurel. Le passé semblait s’immiscer dans le présent de façon ordonnée et structurée.
7. Les monographies paroissiales et le patrimoine communautaire
Alors que les communautés étaient en voie de se désinstitutionnaliser, une démarche plus ou moins concertée de patrimonialisation par l’entremise de monographies d’histoire locale fut entreprise dans un ensemble de localités (qui ne s’est pas limité au comté de Kent, mais qui a touché l’Acadie du Nouveau-Brunswick dans son ensemble). Dans le monde anglophone, notamment en Nouvelle-Écosse, des histoires des comtés avaient commencé à être publiées vers la fin du 19e siècle. En Acadie, c’est plutôt la paroisse catholique qui allait faire l’objet d’ouvrages historiques. La première monographie paroissiale, consacrée à la Baie Sainte-Marie, en Nouvelle-Écosse, justement, parut en 1905 (Dagnaud, 1905). Dans les années 1920, des monographies de Cocagne et de Bouctouche parurent. Toutefois, c’est à partir des années 1970 que la production s’intensifia. Au total, dans le comté de Kent, on trouve des monographies portant sur 20 localités, la grande majorité d’entre elles acadiennes.
Les monographies locales et paroissiales, en tant que genre littéraire, ont une longue histoire dans la francophonie canadienne. La sociologue Andrée Fortin a bien démontré leur importance dans la production historique au Québec au tournant du 20e siècle. En effet, les paroisses « constituent alors non seulement une assise institutionnelle, mais aussi la communauté d’appartenance principale au Québec » (Fortin, 2016, p. 83). On peut faire le même constat en Acadie, bien que la production d’histoires locales y ait été moins systématique qu’au Québec.
L’une des principales lacunes de cette historiographie paroissiale découle précisément de sa vocation patrimoniale. Fernand Harvey parle à ce titre de « modestes histoires locales rappelant la vie des ancêtres et éveillant l’attachement passé » (Harvey, 2018, p. 21). Cette vocation mémorielle et émotive tend à masquer les dynamiques plus larges qui ont façonné le territoire. À miser sur l’attachement à une mémoire locale, les monographies surestiment la singularité de la localité. C’est ainsi que, dans le cadre du vaste chantier sur l’histoire régionale du Québec qu’il a mené de 1980 à 2013, Fernand Harvey chercha à dépasser une vision de l’histoire et du territoire conçue comme « la somme juxtaposée des histoires locales » (Harvey, 2018, p. 13). Cette tendance est manifeste en Acadie et, en l’absence de travaux proprement régionaux[6], les monographies locales présentent un portrait morcelé du territoire.
Or, si l’histoire locale tend à faire abstraction du contexte régional, et plus globalement de l’histoire politique (nationale, provinciale et fédérale), elle se rattache néanmoins à l’idéologie nationale acadienne traditionnelle, tant par sa forme que par son contenu. On peut en effet lire ces monographies comme une manifestation du nationalisme traditionnel. Chaque localité, chaque paroisse se présente comme un exemplaire de la nation acadienne et chacune utilise les mêmes procédés, une même trame pour se raconter. Si bien que l’observation de Fortin concernant l’histoire locale au Québec s’applique presque parfaitement au contexte acadien :
[Les textes tendent à être] structurés de la même façon. Pour présenter une paroisse, on en trace la genèse, ce qui comprend souvent des indications toponymiques, et on mentionne quelques faits marquants de son histoire, de son économie ou de sa situation géographique. [Et] on insiste sur les églises [...] Enfin, les rubriques se terminent par la liste des prêtres, curés ou desservants de la paroisse depuis sa fondation.
Fortin, 2016, p. 87
Cette trame est presque systématiquement reproduite dans les monographies en Acadie. Tout comme les localités ont suivi une même trame de peuplement, créant une morphologie tout à fait caractéristique, la mise en discours de leur histoire s’inscrit elle aussi dans une trame narrative commune. Chaque monographie contient des sections sur les moeurs, le mode de vie, ce qui a comme double effet de surestimer l’unicité de chaque lieu, tout en rattachant fermement l’identité de la localité dans le passé. Ensuite, on observe une tendance claire à focaliser davantage sur le religieux que sur le politique. La localité est présentée comme un espace social et culturel centré autour de l’église. Ce sont la construction des églises et la succession des prêtres qui rythment l’histoire locale. Pour cause, c’est généralement de la paroisse dont on fait l’histoire. En ce sens, une communauté, telle que conçue dans cette historiographie, se définit moins par sa capacité d’action que par son accession au statut de paroisse religieuse. L’impératif d’extension du domaine de la patrie au coeur du discours nationaliste traditionnel faisait effectivement de la création de nouvelles localités une fin en soi.
Au moment où la forêt reprenait ses droits sur ces terres défrichées par les bras des Acadiens, où les institutions qui avaient agi comme pôles gravitationnels de la communauté s’effondraient, où la population se dispersait, les monographies venaient rappeler que des communautés avaient existé et qu’elles avaient incarné un projet national. Les monographies venaient rappeler à la mémoire les frontières qui avaient composé la courtepointe acadienne, au moment même où celles-ci étaient devenues de moins en moins visibles et de moins en moins soutenables. Ces monographies sont toutefois ambivalentes. Elles ne permettent généralement pas de contextualiser les frontières locales, ni de faire sens du legs pour le moins ambivalent de la colonisation acadienne.
Non seulement l’entreprise de colonisation est inscrite dans le récit collectif acadien, mais elle a laissé des traces durables sur l’organisation du territoire. La morphologie de nombreuses communautés rurales porte toujours la trace de leur fondation; les localités sont tributaires d’une forme devenue obsolète. Le passé s’immisce dans le présent non dans le cadastre qui, des siècles après la colonisation initiale, demeure inchangé, mais dans la mise en récit des monographies. Seulement, les monographies ne permettent pas réellement de problématiser la mise en forme du territoire. Elles ne permettent pas de comprendre pourquoi et comment les communautés ont pris les formes qu’elles ont. Ce faisant, elles négligent la réalité proprement politique du territoire et de son aménagement.
Conclusion : revoir l’échelle communautaire
En 2014, dans le cadre de la Convention de l’Acadie du Nouveau-Brunswick, le milieu associatif acadien hissait la pleine municipalisation au rang de priorité collective. La municipalisation du territoire était présentée par le milieu associatif et par plusieurs universitaires comme un moyen de se doter d’un levier d’action politique important pour un peuple qui ne dispose pas d’un État (Bourgeois, 2007; Guillemot, 2015; Landry, 2007). Or, pour un ensemble de raisons, cet appel n’a pas donné les résultats escomptés; la population ne répond pas à l’appel. Dans le comté de Kent, il y a eu quatre tentatives de regroupement ou d’annexion depuis 2010. Trois d’entre elles ont échoué – à Notre-Dame, à Bouctouche et à Rogersville – et une a réussi – à Cocagne. Michelle Landry et Julie Guillemot ont analysé les diverses raisons susceptibles d’expliquer le peu d’intérêt manifesté par les résidents des DSL pour un regroupement. Parmi ces raisons, elles constatent notamment que « la construction de l’appartenance à une communauté semble être assez peu associée à l’existence d’un gouvernement local » et que plusieurs expriment « une crainte du changement d’échelle du collectif qu’entrainerait[le] regroupement » (Landry et Guillemot, 2021, p. 19).
Nos recherches sur le comté de Kent nous font abonder en ce sens. La patrimonialisation de l’échelle locale par la monographie en est une manifestation claire. Comme ailleurs au Nouveau-Brunswick, l’ancrage territorial local s’y inscrit dans une longue histoire. L’échelle locale s’est institutionnalisée en partie en lien avec le contexte économique et politique aux 18e et 19e siècles, qui favorisait l’étalement, et en partie en lien avec l’idéologie nationale acadienne, qui a fait de cette dispersion un projet collectif, une fin en soi. Or, telle qu’elle se limite actuellement à la production monographique évoquée plus haut, cette patrimonialisation ne permet pas de produire de la communauté, et encore moins d’habiliter les communautés qu’elle commémore. La patrimonialisation telle qu’elle s’accomplit actuellement ne s’accompagne pas d’une protection contemporaine d’un mode de vie, d’un paysage ou d’un terroir. Elle ne mise pas sur un potentiel économique, ni sur une habilitation politique. Elle prend plutôt la forme d’une identité fantôme. À l’instar d’un membre fantôme, à savoir la sensation persistante d’un membre amputé, les identités fantômes peuvent certes être pensées comme un reflet de la persistance d’un sentiment d’appartenance, mais n’offrent pas de moyens d’agir, d’institutions permettant à cette appartenance d’influer sur un devenir collectif. Amputées des institutions qui les ont rendues possibles, les localités perdurent dans une mémoire nostalgique et impuissante.
En novembre 2021, le ministre de la Gouvernance locale, Daniel Allain, dont la famille est originaire du comté de Kent, annonçait sa réforme de la gouvernance locale. Le comté de Kent sera divisé en sept grandes entités (voir la carte 15). Il s’agit potentiellement d’une réforme structurante qui risque de transformer le rapport de l’Acadie à ses frontières locales. Il sera intéressant de voir comment les frontières informelles que nous avons abordées dans ce texte s’inscriront dans cette nouvelle configuration territoriale. Comment ces frontières structureront-elles les nouveaux espaces publics? Jusqu’à quel point les nouvelles capacités d’agir sur le territoire susciteront-elles un intérêt nouveau pour l’aménagement du territoire et une conscience accrue de ce patrimoine spatial qui prend forme dans la morphologie des communautés? Avec cette importante reconfiguration du territoire, l’Acadie du Nouveau-Brunswick sera confrontée, dans les années à venir, à une rencontre du passé et du présent. La question du patrimoine risque d’être plus que jamais d’actualité.
Parties annexes
Notes
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[1]
Cette provincialisation remonte en grande partie à la mise en oeuvre de la Loi sur les langues officielles du Canada, qui a imposé la création d’organismes porte-parole provinciaux qui se sont ajoutés à la Société nationale de l’Acadie, organisme porte-parole de l’Acadie des provinces de l’Atlantique. Plusieurs travaux scientifiques portent spécifiquement sur une province en particulier; pensons entre autres à Michelle Landry (2015), Leyla Sall (2021), Georges Arsenault (1987) et Léon Thériault (1982).
-
[2]
François Paré parle à ce titre de « glorification de l’espace » dans les petites littératures (1992/2001, p. 115).
-
[3]
On parle couramment de la communauté acadienne du Nouveau-Brunswick, aussi bien que de communautés locales.
-
[4]
En 1872, une décennie avant que Richard ne prononce son discours inaugural à la Convention de Memramcook, le gouvernement néo-brunswickois adoptait la Free Grant Act, permettant aux pionniers d’obtenir gratuitement des lots de 100 à 200 acres, selon la taille de leur famille, à condition d’y construire une maison dans la première année et d’avoir défriché et cultivé 10 acres au terme de trois ans. Cette politique visait à revitaliser les régions rurales après le déclin des industries forestière et navale. Richard se prévalut de cette nouvelle politique pour encourager la colonisation de Rogersville (Doucette, 2012).
-
[5]
Pour une excellente présentation de l’histoire de la création des réserves, voir Cuthbertson (2015).
-
[6]
Les travaux de Patrick Clarke (2000) et de Joseph Yvon Thériault (1981) font exception. Dans ces deux cas, ces auteurs cherchent à comprendre les régionalismes acadiens à partir d’analyses économiques, sociales et culturelles.
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