Résumés
Résumé
En nous appuyant sur une étude de l’édition de 2019 du Congrès mondial acadien, notre texte montre comment cet événement culturel s’inscrit dans le prolongement d’un travail de mémoire mené par des individus et des groupes de l’Acadie et de sa diaspora. Par ce travail, ceux-ci tentent de reconstruire symboliquement la communauté acadienne, que l’armée britannique avait cherché à détruire en la déportant, tout en exprimant la résilience du peuple acadien et en établissant et en entretenant des liens entre l’Acadie et sa diaspora. Aux fins de notre démonstration, nous présentons le cadre conceptuel qui nous a permis de comprendre comment la mémoire des événements historiques liés au Grand Dérangement ou à la déportation du peuple acadien s’est construite et a revêtu une dimension mythique. Ce cadre conceptuel nous sert ensuite à mieux saisir le sens du Congrès mondial acadien pour les personnes qui en assurent l’organisation et celles qui y participent.
Mots-clés :
- Acadie,
- Congrès mondial acadien,
- événement culturel,
- identité,
- mémoire collective,
- mythe social
Abstract
Based on the scientific literature and on a study we did on the Congrès mondial acadien (Acadian World Congress), our text shows how this cultural event is a prolongation of a remembrance carried out by individuals and groups from Acadia and its diaspora. Using this collective project, they attempt to symbolically rebuild the Acadian community—which the British army attempted to dismantle through deportation—by reestablishing ties with its diaspora. For the purposes of our demonstration, we present the conceptual framework that allowed us to understand how the memory of historical events related to the Great Upheaval and the deportation of the Acadian people was constructed and took on a mythical dimension. This framework is then used to better understand the meaning of the Acadian World Congress for its organizers and participants.
Keywords:
- Acadia,
- Congrès mondial acadien,
- cultural event,
- identity,
- collective memory,
- social myth
Corps de l’article
Introduction
Le texte qui suit présente certains résultats de notre étude de l’édition de 2019 du Congrès mondial acadien (CMA)[1], qui s’est déroulée du 10 au 24 août 2021 dans le Sud-Est du Nouveau-Brunswick et dans les régions acadiennes de l’Île-du-Prince-Édouard. Suivant une approche exploratoire qui cherchait à saisir les retombées de cet événement, notamment sur le plan identitaire, et à analyser les expériences identitaires que peuvent y vivre les participantes et les participants, notre analyse a permis de constater que la tenue de cet événement culturel d’envergure en Acadie s’inscrit dans un travail de mémoire et dans un récit mythique qui inspirent une forme de reconstruction symbolique de l’Acadie et de sa diaspora.
Plusieurs autrices et auteurs ont mis en évidence l’importance et le rôle de la mémoire collective en Acadie, notamment celle entourant les événements de la déportation du peuple acadien : « En Acadie, le passé n’est pas mort, oublié et caché, mais célébré, souligné, commémoré, de sorte qu’il peut être considéré comme un élément constitutif de la conscience collective » (Viau, 2012-2013, p. 77). La mémoire collective fait l’objet d’une mise en forme discursive et symbolique qui participe de la construction idéologique de la communauté acadienne. Cette construction débute dans la période dite de la renaissance acadienne, dans les années 1860, se poursuit lors des Conventions nationales acadiennes, dont la première eut lieu en 1881, et se perpétue lors de divers événements commémoratifs au cours des 20e et 21e siècles, notamment lors des Congrès mondiaux acadiens (CMA).
Or, ce qu’ont constaté certaines chercheuses et certains chercheurs, c’est que cette mémoire, notamment celle des événements entourant la déportation du peuple acadien, subit un processus de mythification. Dans une thèse de maîtrise, le sociologue Camille-Antoine Richard constatait déjà en 1960 la présence d’éléments mythiques dans l’idéologie des Conventions nationales acadiennes (Richard, 1960). Par la suite, en 1975, Jean-Paul Hautecoeur décelait également une rationalité mythique à l’oeuvre dans les discours des élites acadiennes. Plus récemment, Caroline-Isabelle Caron considère que les événements de la Déportation ont eu des conséquences profondes et durables qui leur confèrent une portée symbolique et mythique et les inscrivent au coeur de l’identité collective acadienne (2010, p. 78). Toutefois, comme le montre notamment Ronald Rudin (2014), la communauté acadienne est tiraillée entre le désir de « tourner la page » sur l’épisode de la Déportation et l’appel au devoir de mémoire. Ces tensions traversent également la manière de rappeler et de raconter les événements marquants de l’histoire de l’Acadie[2]. Elles se retrouvent également autour du Congrès mondial acadien, activité hautement mémorielle pour certaines et certains, qui tient d’une Acadie avant tout historique et généalogique, alors que les partisanes et les partisans de l’Acadie politique (pour cette distinction, voir Landry, 2015) veulent faire de cette occasion un moment d’affirmation d’une Acadie résolument moderne, riche de francophones venus d’ailleurs, ainsi que tournée vers l’avenir... sans pour autant oublier le passé.
Le CMA nous apparaît comme un observatoire de choix pour saisir ces tensions et, plus largement, la manière dont les actrices et les acteurs acadiens s’inscrivent dans la mémoire mythifiée de l’histoire acadienne. Le CMA pose d’emblée la question du devoir de mémoire. Revenant sur une conclusion de l’étude de Rudin, qui constatait la faible présence de références directes à la Déportation lors du Congrès mondial acadien de 2004 en Nouvelle-Écosse, ce qui l’amenait à conclure à une forme d’oubli, Caron soutient qu’il s’agit moins d’un oubli que d’une volonté de souligner la résilience du peuple acadien.
Il n’est pas question d’oublier l’événement traumatique, mais plutôt de faire la paix avec son passé et l’accepter. Il est surtout question de montrer en quoi la Déportation a échoué en indiquant que les Acadiens sont non seulement revenus, mais ils ont rebâti, puis grandi en nombre, en droits, en influence et en autonomie, en particulier depuis les années 1960.
2010, p. 90
Dans un contexte où la mémoire collective revêt une dimension mythique, le travail de mémoire peut prendre des accents particuliers et favoriser des actions dont le sens puise à l’imaginaire entourant le passé acadien, tout en constituant des gestes d’affirmation : « si les Acadiens sont toujours présents dans les Maritimes, il faut forcément conclure que la Déportation a échoué. Ce n’est pas un déni, ni un oubli, comme le croit Rudin, mais plutôt une affirmation » (Caron, 2010, p. 90). Dans son étude de la période historique qui entoure la Déportation, Naomi Griffiths conclut que « c’est précisément cet échec [de la déportation] qui, aux siècles suivants, fournit aux Acadiens les bases de leur identité unique » (1997, p. 122). Le travail de mémoire est donc lié à la construction et à l’affirmation identitaires du peuple acadien.
Ainsi, le travail de mémoire ne manque pas de souligner l’échec de la déportation et la résilience du peuple acadien. Cette mémoire mythifiée des événements de la Déportation inspirera un projet de reconstruire la communauté acadienne en cherchant à tisser les liens entre l’Acadie et sa diaspora et à recréer en quelque sorte, du moins sur le plan symbolique, la « totalité organique » que formait la communauté acadienne. Dans une certaine mesure, le CMA s’inscrit dans ce type de projet collectif visant à réunir l’Acadie et sa diaspora, ce qui n’a pas manqué de provoquer plusieurs débats, puisque cet événement d’envergure en Acadie s’éloigne du projet de « faire société » (Thériault, 2007) issu du nationalisme moderne, caractérisé par une ambition commune et le partage de la même langue[3].
La mémoire mythifiée de la Déportation amène donc certaines personnes et certains groupes communautaires à entreprendre des actions qui visent non seulement à commémorer les événements passés, mais aussi à construire une Acadie contemporaine en l’inscrivant dans le mythe de la renaissance acadienne tout en réactualisant celui-ci.
L’étude de cas du Congrès mondial acadien nous a permis d’observer et d’analyser ce type d’actions, individuelles ou collectives. Dans une démarche méthodologique qui se veut compréhensive, nous débuterons en présentant la perspective théorique de la mémoire et du mythe social qui a guidé notre analyse. En nous appuyant sur certains travaux historiques, nous indiquerons ensuite brièvement les étapes de la construction d’une mémoire collective en Acadie et montrerons que cette mémoire a donné lieu à un récit mythique qui inspire des actions collectives symboliques. Ce prisme nous permettra de comprendre le cas du Congrès mondial acadien.
1. Perspective théorique
Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, l’angle à partir duquel nous abordons le CMA est le sens que revêtent l’événement et certaines de ses activités eu égard à la mémoire collective acadienne et au mythe qui s’est élaboré autour des événements de la déportation du peuple acadien. Qualifiée de collective, sociale, historique, publique ou culturelle, la mémoire qui concerne le passé d’une communauté et que partagent ses membres peut être envisagée différemment selon les disciplines et les approches théoriques (Wertsch et Roediger, 2008). Nous pouvons concevoir de manière générale la mémoire sociale comme un récit partagé se rapportant à des événements passés d’une communauté, que ses membres n’ont pas nécessairement vécus, et comme une composante essentielle de son identité et de sa cohésion (Tallentire, 2001). La mémoire d’une communauté se transmet socialement, notamment à l’aide d’artéfacts, de lieux de mémoire et des pratiques à vocation mémorielle en lien avec la construction et l’expression identitaires de la communauté.
Revenant sur les travaux pionniers de Maurice Halbwachs (1950) sur la mémoire collective, Jan Assmann propose les concepts de mémoire communicationnelle et de mémoire culturelle. Cette dernière « est une forme de mémoire collective, en ce sens qu’elle est partagée par un certain nombre de personnes et qu’elle transmet à ces personnes une identité collective, c’est-à-dire culturelle[4] » (2008, p. 110). La mémoire culturelle quant à elle bénéficie d’un appui institutionnel :
Au niveau social, en ce qui concerne les groupes et les sociétés, le rôle des symboles externes devient encore plus important, car les groupes qui, bien sûr, n’« ont » pas de mémoire tendent à s’en « faire » une au moyen d’objets destinés à leur rappeler des souvenirs, tels les monuments, les musées, les bibliothèques, les archives et autres institutions mnémoniques[5].
Assman, 2008; p. 111
Contrairement à la mémoire culturelle, la mémoire communicationnelle ne bénéficie pas de ce type d’appui institutionnel : cette forme de mémoire se transmet oralement à travers des liens familiaux et personnels (Assman, 2008). Vu la fragilité de l’oralité comme support de la mémoire, la transmission de celle-ci ne peut se faire que sur quelques générations (Assman, 2008). Le support de l’écrit assure une transmission de la mémoire à plus long terme, ainsi qu’à un public plus large.
L’élaboration d’une mémoire culturelle peut s’accompagner d’un processus de mythification. Pour bien saisir ce processus, il importe d’abord de saisir le concept de mythe social. À cette fin, nous nous référons aux travaux de Gérard Bouchard, pour qui le mythe social est « une représentation collective hybride, bénéfique ou nuisible, baignant dans le sacré, commandée par l’émotion plus que par la raison, et porteuse de sens, de valeurs et d’idéaux façonnés dans un environnement social et historique donné » (2014, emplacement du Kindle 661-665).
Chez Bouchard, les dimensions suivantes caractérisent le mythe social et nous permettent de comprendre comment celui-ci parvient à se former. La mythification accompagne la construction d’un sujet collectif. Les événements historiques faisant l’objet d’une mythification ont un effet structurant et jouent un rôle d’ancrage en apparaissant pour la communauté comme une expérience historiquement déterminante. Cet ancrage donne lieu à une empreinte qui est marquée par une « une émotion profonde, durable ». À ce propos, Bouchard précise que, dans le cas d’événements négatifs pour la communauté, l’ancrage peut donner lieu à un mythe se caractérisant par les trois moments de l’âge d’or, de la chute et du redressement. « Un ressort symbolique est ainsi créé qui comporte un effet mobilisateur en traçant une direction pour l’action collective à venir » (Bouchard, 2014, emplacement du Kindle 1304-1307; nos italiques). Le fait que le mythe peut inspirer des actions collectives qui s’inscrivent dans ce type de séquence symbolique nous intéresse particulièrement dans le cadre de notre étude du CMA, car celui-ci constitue un projet collectif qui, par certains aspects, s’inscrit dans cette séquence symbolique. Le processus de mythification se poursuit lorsque l’empreinte donne forme à un éthos collectif, c’est-à-dire à un groupe partageant des aspirations, des croyances, des principes, des valeurs, etc. Le processus s’achève lorsque la mythification sacralise les événements historiques en opérant un « saut cognitif » par lequel « l’émotion prend le relais de la raison comme moteur premier de la conscience » (Bouchard, 2014, emplacement du Kindle 1461). La sacralisation de ces événements se fait autour d’un corpus de significations fondamentales qui participe à la construction identitaire individuelle et au maintien du lien social (Bouchard, 2014, emplacements du Kindle 1275 à 1388).
Dans cette perspective, le mythe social semble aller de pair avec la formation d’une société. Il en constitue la dimension symbolique et narrative, tout en procurant une dimension affective à l’appartenance des individus à la société et en fournissant des catégories cognitives qui permettent de se représenter cette société et de faire un récit de son histoire (Bouchard, 2014, emplacement du Kindle 2838). Dans un ouvrage plus récent, Bouchard qualifie de national un mythe qui se déploie à l’échelle de toute une société, « dès lors que celle-ci, à l’initiative de ses élites, se représente comme une nation » (2019, emplacement du Kindle 382).
Nous allons voir comment la construction d’une mémoire mythifiée s’est opérée en Acadie, en rappelant d’abord quelques éléments de l’histoire de l’Acadie qui ont fait l’objet de cette construction.
2. Formation d’une mémoire collective en Acadie
Les événements historiques de la déportation du peuple acadien sont au coeur de l’imaginaire national et de la conscience historique de la population acadienne. Ces événements ont fait voler en éclats la communauté naissante que formaient les Acadiennes et les Acadiens au moment où ils sont survenus. Selon les estimations des historiennes et des historiens, de 1755 à 1763, entre 9 000 et 12 000 personnes, représentant plus de la moitié, voire les trois quarts de la population acadienne, auraient été déportées ou auraient décidé de quitter volontairement leurs terres[6] (Thériault, 2013, p. 152; Daigle, 1993, p. 38-39). Les responsables de la Déportation cherchaient à détruire les communautés acadiennes établies sur les terres d’Acadia en expulsant les familles et en les dispersant dans les colonies anglaises (Griffiths, 1997, p. 98). En ce sens, il ne s’agissait pas d’éliminer physiquement les Acadiennes et les Acadiens, mais de les déplacer en les dispersant dans divers lieux pour éviter qu’ils ne reforment une communauté.
Griffiths affirme que les Acadiens avaient, au moment de la Déportation, le sentiment de former une communauté, ce qui a joué un rôle pendant leur exil et qui leur a permis de « reconstruire leur ancienne communauté dans les provinces Maritimes et fonder une nouvelle société en Louisiane » (1997, p. 120). Selon Griffiths, ce sentiment de former une communauté distincte a compliqué leur intégration dans les sociétés d’accueil, ce qui peut expliquer leur volonté de retourner dans leur ancien « pays » :
Sitôt partis, les Acadiens avaient essayé sans relâche de retourner au pays. Ailleurs, même au Québec, ils s’intégrèrent difficilement. Comme le nota l’évêque Pontbriand en 1756, « le sort des Acadiens m’afflige; à en juger par ceux qui sont ici, ils ne veulent pas demeurer parmi nous ». De tous les lieux d’exil, du Massachusetts et de France, ils retournèrent en Acadie.
1997, p. 120[7]
L’analyse de Griffiths apporte des éléments qui permettent de nuancer les analyses de Thériault (2013), qui affirme que l’Acadie ne constituait pas une société ni une nation au moment de la Déportation. Griffiths montre que le sentiment de former une communauté distincte était néanmoins présent.
À la suite de la Déportation, un certain silence a entouré ces événements, comme s’ils étaient tombés dans l’oubli ou s’ils étaient tus. John Mack Faragher rapporte les propos d’un prêtre anglican qui a visité au début des années 1790 le village acadien de Chezzetcook, près d’Halifax, dont les habitantes et les habitantes semblaient manifester une certaine indifférence à l’égard des événements de la Déportation. Les personnes rencontrées par ce prêtre faisaient peu de cas des événements et des pertes encourues (terres et fermes). Cependant, elles parlaient davantage du fait que des familles avaient été séparées (Faragher, 2006, p. 443-444)[8].
En examinant certains témoignages du passé, Thériault mentionne également qu’avant la publication du poème Evangeline de Longfellow en 1847 et sa traduction par Pamphile Le May en 1865, les Acadiennes et les Acadiens ne semblaient pas avoir conservé une mémoire vive de ces événements, et semblaient même témoigner une certaine indifférence à leur égard (Thériault, 2013, p. 146-158). Gilbert McLaughlin fait le même constat pour la période qui va jusqu’en 1850 : « il est possible de constater, dans l’ethnographie populaire, une absence marquée du thème de la déportation dans les contes et la musique de la même période » (2014, p. 33).
Pour comprendre ce silence ou l’absence d’une mémoire collective entourant ces événements, il importe de distinguer deux groupes : les Acadiennes et les Acadiens qui ont été déportés et celles et ceux qui ont subi le Grand Dérangement sans être déportés, c’est-à-dire qui se sont exilés pour fuir la présence grandissante de l’armée britannique, ainsi que la déportation[9]. Le rapport aux événements de la Déportation était sans doute différent chez les Acadiennes et les Acadiens qui ont été déportés, dont une partie ont pu refaire une communauté en Louisiane, et chez celles et ceux qui ont fui et échappé à la déportation en se réfugiant sur des terres plus hospitalières ailleurs en Nouvelle-France. Joseph Yvon Thériault croit que l’explication de ce silence réside plutôt dans le fait que la majorité des Acadiennes et des Acadiens résidant en Nouvelle-Écosse[10] après la Déportation avaient subi le Grand Dérangement, mais non la déportation.
C’est donc plus tard que la mémoire de ces événements historiques a fait l’objet d’une construction sociale dans l’Acadie du Canada et qu’un premier récit national prend forme[11]. Comme l’explique Thériault, il a fallu attendre les années 1860 pour que la société acadienne produise des symboles et « des médiations nécessaires à la mise en récit d’elle-même » (Thériault, 2013, p. 161).
Sans prétendre en faire la généalogie, notons toutefois quelques éléments de cette construction mythique de la mémoire de la Déportation. Il importe d’abord de souligner qu’avant de devenir une mémoire collective centrale pour l’Acadie, ces événements ont donné forme à des récits qui se sont transmis oralement dans les familles (Faragher, 2006, p. 444). Autrement dit, il s’agissait d’une mémoire communicationnelle, si on reprend la distinction établie par Assmann (2008).
La formation de la nation acadienne s’est accompagnée de la construction d’une mémoire collective autour de la Déportation. Pour que la nation acadienne puisse prendre forme, il fallait que surgisse un sentiment d’appartenance à une même communauté plus large que les collectivités locales. Pour cela, il fallait que les communautés locales prennent connaissance les unes des autres et de leur commune destinée. La création de journaux (Le Moniteur acadien fut créé en 1867, puis L’Évangéline en 1887), le poème Evangeline de Longfellow, paru en 1848 et traduit en 1865, la formation d’une élite éduquée (grâce au Collège Saint-Joseph, créé en 1864) et la tenue des Conventions nationales (celles de Memramcook en 1881, de Miscouche en 1884 et de Pointe-de-l’Église en 1890) ont favorisé une prise de conscience d’une appartenance à la communauté acadienne, la mise en discours des aspirations du peuple acadien eu égard à son passé et une construction identitaire collective autour de symboles qui furent adoptés lors des Conventions nationales (Bourque et Richard, 2013; Thériault, 2013; McLaughlin, 2014).
3. De la mémoire au mythe de la Déportation
La construction de la mémoire entourant le Grand Dérangement a suivi la voie d’une mythification en puisant à l’imaginaire religieux et romancier. McLaughlin (2014) a montré que cette construction mémorielle satisfait aux critères d’un mythe énumérés par Bouchard (voir plus haut). Bouchard (2019) montre également l’intrication de la mémoire et d’une pensée mythique en Acadie, notamment le cycle millénariste qu’il relève dans les récits nationaux et les représentations de l’Acadie qu’ils véhiculent.
Pour Chantal Richard (2006), le travail de mythification s’amorce lors des premières Conventions nationales en Acadie. L’autrice montre comment le mythe prend forme dans les discours lors des Conventions en mêlant faits historiques et fiction. C’est d’ailleurs une des propriétés du mythe d’exprimer une vérité qui ne se situe pas nécessairement sur le terrain empirique. La figure d’Évangéline occupe une place importante et acquiert par moment un statut de personnage historique (Thériault, 2013). Le poème de Longfellow exprime une vérité qui résiste à un examen historique, une vérité qui relève davantage d’un pouvoir d’évocation d’un vécu historique dans lequel peuvent se projeter les membres de la communauté acadienne.
Par de multiples procédés rhétoriques qui puisent au récit biblique, l’Acadie devient une terre promise, ses habitants un peuple élu qui a connu un âge d’or, une chute, puis une renaissance. L’Acadie qui a précédé la Déportation n’est plus, tandis que l’Acadie actuelle a pris naissance avec la Déportation. « Le récit mythifié de la Déportation prend alors l’allure d’un mythe de création puisqu’il est devenu l’histoire de l’origine, de la chute et de la réhabilitation des Acadiens comme peuple » (Richard, 2006, p. 81).
Si le mythe prend forme lors des Conventions, plusieurs relais assureront par la suite sa diffusion dans la population, à l’instar de la transmission de la mémoire de ces événements, comme nous l’avons vu plus tôt. Le système d’éducation et, de manière plus efficace, les journaux contribuent à la diffusion du mythe. « Sans disposer des outils de l’État, les élites acadiennes trouvent le moyen d’affirmer, mais surtout de diffuser, à travers leurs institutions et leurs récits, leur caractère national par un imaginaire et des mythes puissants » (McLaughlin, 2014, p. 55). L’écrit (la mémoire culturelle au sens d’Assmann) prend ainsi le relais de l’oral (la mémoire communicationnelle) : « Le modernisme met ainsi fin à la transmission orale, qui est désormais soumise à la concurrence des idéologies » (McLaughlin, 2014, p. 56-57).
Le mythe est régulièrement réactualisé à travers la ritualisation d’activités commémoratives organisées notamment sur des lieux de mémoire, dont Grand-Pré, qui devient le point central de la mémoire collective et du mythe acadiens (McLaughlin, 2014, p. 75-76)[12]. Le mythe situe les événements de la Déportation sur un plan symbolique fortement imbriqué à l’identité collective acadienne : « Ce qui est frappant dans tous ces discours autour de l’identité acadienne est que l’Acadien semble se définir a priori par la Déportation » (Richard, 2006, p. 77). Ces événements sont dès lors porteurs d’une charge émotive propre aux mythes fondateurs d’une communauté. Par ailleurs, le mythe assure une fonction sociale. Dans le cas de l’Acadie, « la Déportation sert d’instrument de cohésion sociale pour une nation renaissante qui a grandement besoin d’être réunie » (Richard, 2006, p. 75).
4. Le CMA à la lumière du mythe de la Déportation
Notre étude du cas du Congrès mondial acadien 2019 illustre la persistance de la mémoire et du mythe entourant la Déportation. Elle permet de voir en quoi ce mythe peut inspirer des actions collectives qui contribuent en retour à le réactualiser.
4.1. Le cas du CMA
Notre étude du CMA a abordé plusieurs dimensions, dont celle qui nous intéresse dans le cadre du présent article, soit le rapport qu’entretiennent les actions et les discours des personnes organisatrices et participantes avec le passé de l’Acadie[13]. Fruit d’une enquête de terrain qui a permis d’observer plusieurs activités du CMA, d’interviewer plusieurs personnes organisatrices, partenaires et participantes (N = 30), de réaliser un sondage auprès des personnes participantes au CMA (N = 191) et de consulter plusieurs documents (site Web de l’événement, rapport final, guides divers, discours publics), notre étude de l’édition de 2019 du CMA cherchait à comprendre les objectifs des organisatrices et des organisateurs, le déroulement du CMA et les effets engendrés par la participation à ses activités, notamment au plan identitaire.
La programmation du CMA donne un aperçu de l’ampleur des activités. Au coût de 13,6 millions de dollars, le CMA a permis d’organiser de grands spectacles musicaux, notamment le jour de la Fête nationale de l’Acadie, de proposer des activités de réflexion sur l’Acadie, les femmes, les relations avec les peuples autochtones, de tenir des réunions de familles et des activités communautaires dans 25 localités d’accueil (villes, villages, régions), ainsi que d’offrir une gamme variée d’activités culturelles, d’échanges entre municipalités et de rencontres politiques et économiques. Le jour de la Fête nationale a été l’occasion de tenir un tintamarre, qui est devenu une tradition en Acadie.
Selon l’historien Ronald Rudin, l’idée d’organiser un événement comme le CMA puiserait ses origines dans les activités du 175e anniversaire de la Déportation, souligné en 1930. La visite des pèlerins en provenance de la Louisiane a suscité un tel engouement qu’elle a volé la vedette aux commémorations (Rudin, 2014; Thériault, 2013). L’Acadie du Canada atlantique et les descendantes et les descendants de familles acadiennes déportées ont alors noué contact et pris conscience de leur existence réciproque. Rudin soutient que « [c]e rassemblement du clan fut sans précédent, et en un sens, il s’agissait d’un événement précurseur du mouvement en faveur du Congrès mondial acadien qui allait se former à la fin du XXe siècle ». Notons que 25 ans plus tard, lors des commémorations qui ont eu lieu en 1955 pour souligner le bicentenaire de la Déportation, l’organisation a décidé de prolonger les commémorations durant toute l’année afin de permettre à la diaspora d’y participer (Richard, 2002).
Le CMA a inscrit le thème des retrouvailles au coeur de sa mission. Événement quinquennal majeur en Acadie dont la première édition a eu lieu en 1994, le CMA visait notamment à rassembler l’Acadie et sa diaspora dispersée de par le monde. L’intention des idéateurs à l’origine du CMA était régulièrement rappelée dans les documents du CMA. Jean-Marie Nadeau, qui a eu l’idée initiale du Congrès mondial acadien, voulait organiser une rencontre des Acadiennes et des Acadiens du monde entier. L’idée s’est traduite dans la mission du CMA de 1994, qui voulait « développer des liens plus étroits entre les Acadiens et les Acadiennes partout dans le monde » (CMA, 1994a, p. 4). Il est à noter que le rassemblement de 1994 est perçu comme « le plus grand rassemblement d’Acadiens et d’Acadiennes jamais vu depuis la Déportation de 1755 à 1758 » (CMA, 1994b).
Cette idée se retrouve encore aujourd’hui dans la vision du CMA :
Par la tenue du CMA, la SNA souhaite rapprocher les Acadiennes et Acadiens et tous ceux qui s’intéressent à l’Acadie pour leur donner l’occasion de tisser des liens durables, d’explorer des moyens de se développer, de prendre conscience de leur identité et de renforcer leur fierté, ce qui mène à une Acadie actuelle et engagée.
Cité par Forgues et St-Onge, 2015, p. 60
Se retrouvent également dans la vision du CMA les thèmes de l’identité et de la fierté. De fait, le CMA est un événement qui vise à afficher fièrement la présence acadienne. Par exemple, on encourage les membres de la communauté dans la région hôtesse à décorer leurs résidences aux couleurs de l’Acadie, comme l’a expliqué la présidente du comité organisateur du Congrès mondial acadien 2019 dans une entrevue accordée à Radio-Canada :
Vous avez vu dans Abram-Village, cette fierté-là qui règne, les drapeaux acadiens partout dans chacune des maisons. Les gens démontrent leur fierté d’être Acadiens. Summerside, une ville anglophone, mais ils ont peinturé les rues en drapeaux acadiens, la même chose à Charlottetown. À Rustico, ils viennent de changer leur affiche, qui dit maintenant « Bienvenue ». Les gens retrouvent leurs racines acadiennes.
ICI Radio-Canada Nouveau-Brunswick, 2019
Le fait d’afficher les couleurs et le drapeau acadiens prend un sens particulier en contexte minoritaire et peut favoriser un rapport positif à l’identité, qui fait passer de la gêne à la fierté.
Pendant les années où l’école a été fermée, on pouvait sentir une certaine gêne avec la langue française, la culture acadienne. Avec le Congrès mondial acadien, on affiche ses couleurs, les gens se les réapproprient. Je vois une appartenance que je n’ai pas vue depuis longtemps, c’est une belle fierté.
La Voix acadienne, 2019, p. 11
Après cinq éditions, le CMA est un mécanisme bien rodé qui permet de faire vivre une expérience de construction identitaire. À la suite de l’édition de 1994 du CMA, la population a gardé en mémoire le regain de fierté qui a suivi l’événement tenu dans la région de Moncton. Vingt-cinq ans plus tard, on souhaite reproduire le même effet à l’Île-du-Prince-Édouard.
Dans le Sud-Est du Nouveau-Brunswick, c’est auprès des plus jeunes qui participaient pour la première fois à un CMA que l’on souhaitait favoriser un éveil identitaire :
Les plus jeunes qui n’ont pas participé, qui participent pour la première fois, même s’ils ont 9 ans ou 12 ans ou 15 ans, tout de suite c’est tout un autre éveil de fierté qu’ils ont jamais vécu avant. Il y a beaucoup de monde qui a jamais été au tintamarre à Caraquet, pis si t’as jamais été au tintamarre à Caraquet, c’est toute une expérience. Bien il y en a beaucoup qui l’ont vécu ici. Bien rien que cet événement-là, ça été un éveil de fierté.
entretien B03
Plusieurs témoignages soulignent l’importance d’exprimer le fait pour l’Acadie « d’être toujours présente », faisant ainsi référence aux événements entourant la Déportation. « [Le CMA sert] surtout à exprimer la fierté francophone pis acadienne, juste de dire qu’on est là, tu sais » (entretien P03).
Le tintamarre est sans doute l’événement phare où s’expriment haut et fort l’identité et la résilience du peuple acadien. Le tintamarre est une nouvelle tradition en Acadie qui a débuté véritablement en 1979[14]. Cette activité annuelle a lieu lors de la Fête nationale de l’Acadie, le 15 août. Il s’agit d’un défilé populaire dans les rues où les participantes et les participants font du bruit à l’aide de divers instruments et objets, tout en brandissant le drapeau acadien et en arborant les couleurs de l’Acadie. Cet événement revêt une grande importance identitaire et symbolique et donne parfois lieu à des activités de préparation et d’information, notamment sur les objets utilisés pour faire du bruit.
Par exemple, lors d’une réunion de familles, des séances d’information ont été prévues pour préparer les participantes et les participants de tous âges :
[...] même la rencontre des familles le 14 août on avait un atelier qui s’appelait le tintamarre où on avait un PowerPoint, pis on avait des accessoires pour montrer aux gens que c’était pas si sorcier que ça, c’était pas compliqué, pis finalement ma mère de 80 ans a adoré le tintamarre. Elle avait peur que ça soit trop bruyant, pis toute; non, on dirait que c’était pas assez bruyant encore. Les enfants, on avait fait une activité où ils prenaient des petites bouteilles de plastique recyclables dans lesquelles ils mettaient des billes, pis elles étaient peintes aux couleurs, c’est eux-autres qui les peignaient, aux couleurs de l’Acadie, au drapeau acadien. Fait qu’en mettant des petites billes dans les bouteilles, ils brassaient ça, pis ça faisait du bruit; fait que il y en a qui ont utilisé ces accessoires-là tout simplement pour faire du bruit dans le temps du tintamarre. C’est des façons différentes de s’impliquer, mais pour des âges différents aussi.
entretien P08
Dans le cadre du tintamarre, ce qui rassemble les participantes et les participants est leur lien commun avec l’Acadie. Ce lien d’appartenance à l’Acadie semble devenir tangible. Cette activité participative est foncièrement expressive et leur fait parfois vivre une expérience forte.
Q. D’après vous, est-ce que les activités organisées sont à l’image de l’Acadie?
R. Le tintamarre, oui, avec toutes les familles acadiennes qui se rencontrent et font du bruit pour révéler leur présence encore en Acadie, plus de 200 ans après la Déportation.
sondage
Q. Avez-vous eu un coup de coeur? Quel a été le moment fort du CMA?
R. One, the sense of being one family particularly culturally of the Acadians in New Brunswick and the Acadians here in Louisiana as we marched in the tintamarre. You know everybody was friendly, everybody was saying hello […] whether you were from Canada or from Louisiana.
entretien P12
Durant le tintamarre, on pouvait ressentir ce lien fort qui nous unit.
sondage
Les symboles qui sont employés représentent l’Acadie comme une communauté imaginée au sens d’Anderson (2006). La communauté acadienne est imaginée au sens où même si ses membres ne connaissent pas la plupart des autres membres, ils se font néanmoins une image de leur communion[15]. Les symboles servent de références pour représenter cette communauté. Dans le cadre du tintamarre, la communauté acadienne semble prendre une forme concrète et ce vaste rassemblement permet de faire l’expérience immédiate (au sens de « sans médiation ») de la communauté acadienne imaginée et du sentiment de fierté que cela peut procurer.
Q. And you also said that there were activities that had made you proud of being Acadian, do you remember which ones specifically?
R. I think the tintamarre probably more than any. That sense of whatever they were 20 or 25,000 people there for essentially one purpose: celebrating one day, and again there were numbers you know, from Canada, numbers from Louisiana, numbers from all kinds of other places and I think that was very, again it was a sense of we are part of a much larger family than we realize.
entretien P12
Cet extrait d’entretien montre que le tintamarre peut être une expérience significative pour les membres de la communauté de l’Acadie de l’Atlantique et de sa diaspora.
5. « Une déportation à l’envers »
En plus de chercher à montrer l’échec de la déportation et d’affirmer la résilience du peuple acadien, le CMA permet de rassembler sur des terres chargées d’histoire les membres de l’Acadie et de sa diaspora. C’est le sens que prend le CMA pour certaines personnes qui participent à l’événement.
Le Congrès mondial acadien, je trouve que c’est une Déportation à l’envers [...] parce que la Déportation qui a commencé en 1755, ça déplacé tous les Acadiens à travers le monde, aux quatre coins du monde, tandis que le Congrès mondial ça ramène ces gens-là à un point de départ. Donc c’est l’inverse d’une Déportation [...].
Radio-Canada, 2019
Le dessin ci-dessous, qu’a réalisée Michael de Adder à l’occasion du CMA 2019, illustre bien cette idée que le CMA s’inscrit dans le prolongement historique de la Déportation. À gauche, on voit les réfugiés acadiens du Grand Dérangement, dont la longue odyssée culmine vers le tintamarre à droite.
L’entreprise de reconstruction symbolique de l’Acadie qu’opère le CMA va plus loin que le fait de rassembler les membres de l’Acadie et de sa diaspora pour la durée de l’événement. Le CMA contribue aussi à construire et à consolider des liens durables entre l’Acadie et sa diaspora, en puisant dans l’imaginaire d’une grande Acadie (comprenant la diaspora) qu’on tente de construire. Concrètement, l’organisation récurrente du CMA suppose de mobiliser différents groupes de l’Acadie de l’Atlantique et de la diaspora, forgeant ainsi des liens durables. Des kiosques de la Louisiane, du Québec et de la France étaient présents au CMA en 2019. Ces kiosques contribuent à faire connaître les différentes régions où se concentre la diaspora et à favoriser des échanges économiques et touristiques, notamment.
Le CMA de 2019 a été l’occasion de relancer le jumelage des municipalités de Cap-Pelé, au Nouveau-Brunswick, et de Broussard, en Louisiane (Bruce et Urbain, 2021). Une délégation d’une soixantaine de résidentes et de résidents de Broussard a participé aux activités organisées dans le cadre de cette rencontre.
Les réunions de familles constituent une composante importante du CMA. Lors du CMA 2019, 36 familles se sont réunies[16]. Les familles sont regroupées dans des associations constituées en personne morale qui sont représentées au sein de la Fédération des associations de familles acadiennes (FAFA). Ces organisations institutionnalisent les liens qui se développent au sein des grandes familles et entre ces familles. Dans le cadre du CMA, une réunion de famille donne lieu à plusieurs activités sociales de partages, de témoignages et d’échanges, où la mémoire familiale et la généalogie occupent une place centrale.
Dans ces rencontres-là, on voit des gens pis juste l’émotion qu’on vit en rencontrant des gens, des cousins éloignés comme ça qu’on réussit à établir des liens de parenté en faisant la généalogie. C’est fou, mais moi, je manquerais jamais un Congrès mondial acadien; depuis que j’ai commencé à les faire, c’est devenu une valeur importante pour moi. Et j’ai réussi à impliquer toute ma famille cette année. Au début, c’était comme j’étais un peu plus impliquée, pis finalement, à force d’en parler, tout le monde réalisait pas comment ça pouvait être énergisant dans le fond cette activité-là. C’est nos racines, pis c’est important d’aller à la rencontre des gens qui ont des racines communes avec nous.
entretien P08
Cet extrait montre que le fait d’avoir une origine et une appartenance communes, ce que des recherches généalogiques permettent de révéler, suffit à motiver la rencontre avec un parent éloigné sur le plan géographique et généalogique. Ces rencontres sont source d’émotions et d’expériences « énergisantes » qui contribuent à concrétiser certains liens entre des membres de cette Acadie imaginée. Plusieurs membres de la diaspora participent à ces réunions en faisant un travail de mémoire familiale (généalogique).
Notre observation participante, lors d’une réunion de famille, nous a permis de constater la place prépondérante qu’y occupent les recherches généalogiques, la transmission de renseignements généalogiques et les récits d’anecdotes historiques concernant les familles. L’un des responsables de la FAFA, qui chapeaute l’organisation des réunions de familles, affirmait que les regroupements de familles visent d’ailleurs à faire « la promotion de la connaissance des généalogies et de l’histoire » et à permettre aux participantes et aux participants de rencontrer « d’autres membres de la famille, surtout ceux-là qui se connaissaient pas, peut-être découv[rir] d’autres membres de la famille, rencontrer ceux-là qu’ils connaissent, ou qu’ils connaissaient mais qu’ils avaient pas vus depuis 5, 10, 20, 30 ou 40 ans » (entretien P08).
Un participant originaire de la Louisiane explique à l’assemblée sa filiation avec la famille. Il précise qu’il y a plusieurs familles qui portent le patronyme dans sa région. Il a participé à plusieurs activités du CMA, notamment au tintamarre :
J’étais au milieu de tous ces gens-là, qui faisaient du bruit incroyable, dans la rue, pour moi c’était... je peux vous dire que c’était un moment incroyable dans ma vie... C’est quelque chose d’être Acadien et de pouvoir crier à tout le monde qu’on est Acadien, c’est quelque chose de vraiment magique, pour moi [applaudissements].
propos d’un membre de l’assemblée
Il explique ensuite qu’il a appris le français à l’Université Sainte-Anne, où il a eu la possibilité d’en apprendre davantage sur ses racines et d’entrer en contact avec d’autres Acadiens.
Une autre participante raconte l’histoire de ses ancêtres, qui ont migré au Québec après la Déportation avec plusieurs familles et qui ont colonisé des terres offertes par les prêtres sulpiciens et fondé plusieurs villages dans Lanaudière. Ces établissements ont donné naissance à ce qu’on appelle la « Nouvelle-Acadie »[17]. Elle parle du Festival acadien de la Nouvelle-Acadie, qui a lieu tous les ans depuis 2013. Elle raconte que les descendantes et les descendants des familles acadiennes font des activités dans les paroisses, comme des prestations musicales tant traditionnelles que modernes, tout en évoquant les « racines » acadiennes.
Une autre participante précise sa filiation, car souvent on lui demande si elle vient de Memramcook, un village d’où viennent plusieurs familles qui partagent son patronyme. Elle mentionne que sa branche familiale vient de la Nouvelle-Écosse, de Chéticamp, où ses ancêtres se sont établis après avoir quitté l’île Saint-Jean (aujourd’hui l’Île-du-Prince-Édouard). Ils étaient des constructeurs de bateaux. Son arrière-grand-père s’est installé à Saint-Louis de Kent, au Nouveau-Brunswick. Elle raconte comment elle tente de retracer certains liens manquants dans son arbre généalogique.
L’organisateur, qui s’est costumé pour représenter l’ancêtre de la famille venu s’établir en Amérique, prend la parole pour faire part de certaines informations concernant des recherches qui sont menées afin de retracer le lien entre cet ancêtre et un habitant du même nom qui a vécu dans la région de Loudun, en France, selon certaines archives récemment découvertes.
Une membre de la grande famille demande s’il est possible d’entonner l’hymne national acadien, qu’elle n’a pas encore entendu depuis le début du CMA et qui est pourtant censé célébrer, selon elle, le patrimoine acadien et l’Acadie : « Ce qui me manque, c’est que j’ai pas encore entendu notre hymne national. »
Plusieurs activités ont été organisées à Memramcook dans le cadre d’une journée communautaire. Pour l’une des organisatrices de cette journée, il était important d’attirer les visiteurs au Monument-Lefebvre et à l’Institut de Memramcook, un lieu historique de l’Acadie, notamment parce qu’on y a fondé le premier collège acadien et qu’y a eu lieu la première Convention nationale acadienne en 1881 :
On appelle Memramcook le berceau de la nouvelle Acadie qu’est la renaissance des Acadiens parce qu’après la Déportation, bien [...] le père Camille Lefebvre est venu à Memramcook, pis il a vraiment encouragé les Acadiens qui étaient un peu défaits de tout ce qui s’avait passé, OK on est pauvres, on est bons à rien. C’est vraiment lui qui a encouragé les Acadiens à s’éduquer, pis de recommencer, tu sais, comme vous êtes capables, vous êtes, tu sais, pis c’est vraiment là où est-ce qu’ils ont commencé le Collège Saint-Joseph.
entretien P03
Cet extrait montre qu’on veut inscrire ce lieu dans un récit qui met en relief le rôle historique qu’il a joué dans la naissance de l’Acadie moderne.
Un autre village, situé à l’Île-du-Prince-Édouard cette fois, Tignish, a aussi organisé des activités dans le cadre d’une journée communautaire, dont une pièce de théâtre intitulée Quel bout de chemin. La conceptrice de cette pièce de théâtre explique son projet :
Bien, lorsqu’on m’a demandé d’écrire un théâtre, le comité avait suggéré la [Déportation]. [...] Ça fait, dans mon idée tout de suite, j’ai dit : OK, je vais créer quelque chose, je vais commencer au commencement de la Déportation parce c’est ça que eux avaient dit, mais je veux pas rester dans la Déportation pour une heure et demie de théâtre. Je veux que les gens voient où-ce qu’on est aujourd’hui et puis quoi c’est qui nous a rendus où-ce qu’on est aujourd’hui.
entretien O08
Il était important pour elle de montrer le « bout de chemin » parcouru par le peuple acadien depuis le Grand Dérangement. L’émotion que procurent la pièce de théâtre et l’identification du public aux personnages favorise, selon elle, une prise de conscience de ce dont il est question dans la pièce, car l’histoire qui est racontée les concerne directement.
[...] le rideau ouvre pis il y a une trentaine de personnes, les déportés, toute une scène de la Déportation qui était très très, c’était très beau et puis les gens, il y a beaucoup de gens qui ont été touchés profondément par ça. Tout de suite les gens pouvaient se rendre compte que eux, c’était leur monde qui était sur scène, c’était nous-autres dans 1755...
Comme le montrent ces divers exemples, la mémoire mythifiée de la Déportation constitue un imaginaire dans lequel puisent divers organisateurs et organisatrices, participants et participantes afin d’offrir un cadre symbolique à certaines activités du CMA et pour leur procurer une certaine signification.
L’actualité de cet imaginaire, notamment de la figure d’Évangéline, était observable au kiosque Évangénalia[18] Photobooth de l’artiste Rémi Belliveau, à l’espace Extrême frontière[19]. En effet, l’artiste invitait les personnes participantes à reproduire la célèbre peinture de Thomas Faed en revêtant les vêtements d’Évangéline et en posant devant le paysage de la rivière Petitcodiac à Moncton.
Dans les mots de l’artiste, l’oeuvre de Thomas Faed avait « contribué à perpétuer une notion erronée de ce qui était une Acadienne à l’époque (paysanne en robe luxueuse) et [de] ce qui était l’Acadie (paysage romantique à l’européenne)[20] » (Belliveau, 2019). La place importante qu’occupe le personnage d’Évangéline dans l’espace culturel acadien est exemplifiée par la journaliste culturelle Sevia Pellissier (2019) en décrivant le kiosque de l’artiste Rémi Belliveau : « Sans doute fatigué par la surutilisation de cette personnalité historique inventée, Belliveau décide maintenant de pasticher l’iconique Acadienne en laissant les autres faire partie intégrante de cette fiction ».
La figure d’Évangéline a été également reprise par Xavier Gould, qui coanimait le spectacle de la Fête nationale à Dieppe avec Lisa LeBlanc. L’artiste queer était déjà largement célèbre pour son personnage de Jass-Sainte Bourque, chasseuse de « moose » et vendeuse de « bandos ». Xavier Gould incarnait ce personnage lorsqu’iel a fait une entrée grandiose sur la scène du spectacle du 15 août, à la recherche de son Gabriel parmi l’auditoire et les artistes sur scène. Il s’agit d’une référence à l’amant d’Évangéline, Gabriel Lajeunesse, dont elle fut séparée à cause des événements reliés à la Déportation, séparation que raconte le poème de Longfellow. Le Congrès mondial acadien donnait ainsi à voir le mythe d’Évangéline réinvesti sous divers formats des plus contemporains.
Conclusion
L'inscription du CMA dans l'imaginaire mémoriel qui entoure le récit mythique de l’odyssée acadienne nous aide à comprendre la portée symbolique de cet événement. Le CMA se présente comme un projet collectif qui permet d’exprimer la résilience du peuple acadien et de démontrer par le fait même l’échec de l’entreprise de la déportation, qui visait à détruire la communauté acadienne. C’est l’occasion, dans un espace et une période donnés, d’afficher les couleurs de l’Acadie, de promouvoir la fierté identitaire, le savoir-faire des professionnelles et des professionnels qui participent à l’organisation d’événements ou des artistes qui offrent des prestations artistiques et culturelles. Non seulement le CMA permet d’exprimer la résilience du peuple acadien, mais il tente en outre de reconstruire l’Acadie qu’on a tenté de détruire, en cherchant à retisser les liens entre l’Acadie et sa diaspora.
Le CMA démontre la persistance de l’univers mythique de la Déportation et la capacité du mythe de mobiliser encore aujourd’hui des personnes qui mettent sur pied de tels projets collectifs. Ce faisant, ces personnes nourrissent le mythe non pas uniquement par des discours, mais aussi par des actions qui font vivre des expériences identitaires qui se rattachent à une Acadie qui se reconstruit. Certes, cette piste interprétative du CMA n’est pas la seule qui explique la tenue et le sens du CMA. Nos analyses montrent que, pour plusieurs organismes bailleurs de fonds, l’intérêt est avant tout économique (Forgues et al., 2022). Les travaux de McLaughlin et LeBlanc (2009) sur le CMA ont aussi montré la dimension économique de l’événement et une certaine marchandisation de l’identité acadienne.
Par ailleurs, les réactions suscitées dans le milieu intellectuel lors du premier CMA indiquent bien que cet imaginaire n’est pas partagé par tous (Congrès mondial acadien, 1996). On peut comprendre pourquoi le CMA a fait débat lors de sa première édition et a continué de le faire par la suite (Massicotte, 2011; Landry, 2015). Il entre en tension avec un autre imaginaire, national ou nationalitaire, soit celui de faire société en français au Canada atlantique. Dans le cadre du CMA, l’intention est moins de « faire société » au sens où l’entend Thériault (2007), par exemple, que de « reconstruire symboliquement » la communauté acadienne. Le projet de faire société en français se définit plutôt dans des espaces de gouvernance à l’échelle de chacune des provinces de l’Atlantique.
Notre étude du CMA montre l’imbrication du travail de mémoire et de l’expression identitaire en Acadie, qui peut donner lieu à des récits dont le sens puise à l’imaginaire d’une Acadie qui s’exprime, se construit et se reconstruit. Cette entreprise de construction symbolique montre que les Acadiennes et les Acadiens font preuve d’un pouvoir d’agir aux plans symbolique et matériel sur leur héritage mémoriel.
Parties annexes
Notes
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[1]
Ce texte découle en partie d’un projet de recherche financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, mené par une équipe multidisciplinaire dirigée par Éric Forgues et composée de Laurence Arrighi, Clint Bruce, Christine C. Paulin, Christophe Traisnel, Émilie Urbain, assistée de Tommy Berger, et Audrey Verdon-Paquette, avec la collaboration d’Anthony Doiron, Véronique Mallet et Daniel Thériault, de la Société Nationale de l’Acadie.
-
[2]
Analysant la société acadienne par le prisme de sa littérature, Viau met en évidence la grande présence de la Déportation dans la création littéraire contemporaine, une démarche qui entre en tension avec certaines visions de la société acadienne. Il souligne alors que « [l]e Grand dérangement, n’en déplaise à certains, demeure le moment clé de l’histoire de l’Acadie » et il ajoute qu’il « est ironique qu’au moment même où l’on tente de mettre de l’avant d’autres souvenirs, d’autres types de festivités, le thème de la Déportation connaisse un important regain de popularité en littérature et en histoire » (2020, p. 163).
-
[3]
Pour une synthèse de ces débats, voire notamment Massicotte (2011) et Landry (2015).
-
[4]
Cultural memory is a form of collective memory, in the sense that it is shared by a number of people and that it conveys to these people a collective, that is, cultural, identity.
-
[5]
On the social level, with respect to groups and societies, the role of external symbols becomes even more important, because groups which, of course, do not “have” a memory tend to “make” themselves one by means of things meant as reminders such as monuments, museums, libraries, archives, and other mnemonic institutions.
-
[6]
Précisons qu’avant d’être françaises, acadiennes, anglaises ou canadiennes ces terres formaient, et forment encore, le territoire des peuples autochtones Mi’kmaq et Wolastoqey qui ne les ont jamais cédées.
-
[7]
En 1764, les familles acadiennes sont autorisées à revenir s’installer en Nouvelle-Écosse sans toutefois pouvoir récupérer leurs anciennes terres.
-
[8]
Selon Griffiths, lorsque les Acadiens et les Acadiennes parlent des familles, il faut entendre les familles élargies, car selon elle, sauf en certaines circonstances, les époux et les épouses n’étaient pas séparés et les parents n’étaient pas séparés de leurs enfants : « En fait, pendant l’embarquement, Winslow et certains officiers s’efforcèrent tout particulièrement de rassembler parents et enfants. Par contre, il n’y eut aucun effort pour garder ensemble les membres de la famille étendue » (1997, p. 99).
-
[9]
Les événements entourant le Grand Dérangement désignent les migrations des Acadiennes et des Acadiens à la recherche de terres plus sûres et éloignées de la présence britannique. Joseph Yvon Thériault fait débuter cette période avec la construction et la fondation de Halifax, en 1749-1750, et la fait se terminer avec la dernière vague de migration d’Acadiennes et des Acadiens qui acceptent d’occuper des terres en amont du fleuve Saint-Jean pour laisser la place aux colons loyalistes qui s’établissent à l’embouchure et dans la vallée inférieure du fleuve en 1785 (Thériault, 2013, p. 158-159). La déportation du peuple acadien demeure un épisode plus circonscrit (1755-1763) de cette période de dérangement.
-
[10]
En 1763, la Nouvelle-Écosse comprend la péninsule néo-écossaise, l’Île-du-Prince-Édouard actuelle, l’île du Cap-Breton et le Nouveau-Brunswick.
-
[11]
Nous nous concentrons sur la construction de la mémoire chez les Acadiennes et les Acadiens qui tentaient de (re)faire société au Canada atlantique.
-
[12]
Voir l’étude de Forgues et Atran-Fresco (2021) pour connaître la forme que peut prendre aujourd’hui la ritualisation du mythe de l’Acadie. Dès la fin du 19e siècle, Grand-Pré est devenu une destination touristique rendue populaire notamment grâce au poème de Longfellow (Le Blanc, 2003). Une statue d’Évangéline y occupe d’ailleurs une place centrale. L’endroit était la propriété d’un entrepreneur local, puis d’une compagnie de chemin de fer, puis de la Société mutuelle de l’Assomption, ancêtre de la Société Nationale de l’Acadie, qui en a fait l’acquisition en 1921 avant que Parcs Canada en devienne le propriétaire en 1957.
-
[13]
Les autres dimensions abordées concernent le rapport à l’identité, au territoire et, dans une moindre mesure, à la langue.
-
[14]
Le premier tintamarre a eu lieu en 1955 à l’initiative de l’archevêché de Moncton dans le cadre de la commémoration du 200e anniversaire de la déportation du peuple acadien (Labelle, 2007).
-
[15]
Nous traduisons librement Anderson (2006, p. 6) : « It is imagined because the members of even the smallest nation will never know most of their fellow-members, meet them, or even hear of them, yet in the minds of each lives the image of their communion. »
-
[16]
Par « famille », on entend un regroupement de personnes qui partagent le même patronyme.
-
[17]
Il s’agit des villages de Saint-Jacques de l’Achigan, de Sainte-Marie-Salomé, de Saint-Alexis et de Saint-Liguori. Pour en savoir plus, on peut consulter le site http://www.nouvelle-acadie.ca/
-
[18]
Ce terme est un jeu de mots avec Évangéline et paraphernalia, l’activité de collectionner une foule de petits objets, ici les images.
-
[19]
L’espace Extrême frontière occupait le parc Riverain de Moncton du 16 au 23 août 2019 dans le cadre du Congrès mondial acadien. Des kiosques d’information représentant diverses provinces canadiennes, des organismes provinciaux et fédéraux, ainsi que la Louisiane et le Poitou offraient au public des produits locaux et mettaient en scène des artistes de leur région respective, en plus d’offrir des capsules historiques retraçant le lien entre leur région et l’Acadie.
-
[20]
Site Web de l’artiste, sous la rubrique « Pratique artistique » : http://ruinebabine.com/#/evangenalia-photobooth-2019
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