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L’essai Délier la langue de Mireille Elchacar s’inscrit dans une tradition, bien implantée au Québec depuis les années 1990, d’ouvrages écrits par des spécialistes de la langue, mais destinés à un grand public (tout de même averti). Ces ouvrages, avec lesquels l’autrice reconnait d’emblée une parenté[1], partagent une volonté de démystifier les idées reçues qui circulent sur l’état et l’avenir de la langue française. Leur raison d’être est double : d’une part, vulgariser des connaissances tirées de la linguistique et d’autre part, rectifier la manière dont on appréhende certains usages de la langue. Ce type d’ouvrage est généralement écrit en réaction à des « discours négatifs sur le français québécois, qui n’ont eu d’autre effet que de culpabiliser un peuple entier[2] » (p. 11). À cet égard, Elchacar rappelle en début de livre que la question linguistique divise et tend à opposer de façon « vaine, voire contreproductive » (p. 12) les linguistes et les défenseurs de la langue alors que ces derniers ont pourtant un objectif commun, soit « que le français perdure au Québec » (idem). De là est énoncée en introduction l’impulsion première de l’ouvrage, celle de créer un dialogue constructif entre linguistes et défenseurs de la langue dans le but de renouveler le discours sur le français au Québec. On comprend dès lors que l’autrice fait le pari qu’il est possible de trouver un terrain rationnel d’entente en exposant des données objectives tirées des plus récents travaux en linguistique : « écoutons les personnes dont le métier est d’étudier la langue et mettons nos efforts au bon endroit. […] On ne cesse de ressasser les mêmes problèmes, depuis des siècles parfois, sans se demander si on cible la bonne chose, et sans consulter les travaux des linguistes, qui dressent pourtant l’état de la situation de toutes les questions qui préoccupent les défenseurs de la langue. On pointe toujours du doigt les mêmes coupables présumés, essentiellement les anglicismes et les fautes d’orthographe. […] Et si on faisait le point sur ces questions? » (p. 12-13).

L’invitation étant lancée, l’autrice construit sa réflexion en deux chapitres qui portent respectivement sur les principaux points de tension linguistique au Québec, à savoir les anglicismes et l’orthographe. L’enjeu étant de rallier la population, l’argumentaire se construit à partir d’une série de questions qui amènent le lectorat à réfléchir, voire à remettre en question la vision commune des choses (ex. : « Les anglicismes, problème urgent? » (p. 19), « Combien y a-t-il d’anglicismes dans la langue française? » (p. 25), « Pourquoi les francophones sont-ils si sensibles à la question de l’orthographe? » (p. 71), « Pourquoi l’orthographe française respecte-t-elle si peu le principe alphabétique, censé être une révolution en raison de sa simplicité? » (p. 84)). On appréciera alors le ton pédagogique adopté par l’autrice qui n’est ni condescendant ni infantilisant, dans la mesure où les préoccupations collectives sont prises avec sérieux, sans être ridiculisées. En effet, Elchacar n’impose pas sa vision des choses, mais dresse un bilan des connaissances, rapporte des faits puis des exemples évocateurs qui permettent au lectorat de se faire une tête. Voyons plus précisément comment elle s’y prend.

Le chapitre 1 est consacré aux anglicismes et a pour objectif de fournir les outils pour traiter la question avec discernement, c’est-à-dire en y portant un regard nuancé qui, selon l’autrice, n’est ni simple condamnation ni glorification. Pour ce faire, le chapitre est structuré en quatre parties représentant chacune une étape de l’argumentaire. La première sert à poser l’emprunt linguistique comme étant un phénomène naturel, voire sain de toute langue vivante et dynamique. La deuxième a trait à l’enjeu du nombre, qui surgit rapidement en réponse à l’argument de la normalité de l’emprunt : y a-t-il un seuil d’emprunts qui met en péril la survie d’une langue? Quelle est la proportion réelle d’anglicismes dans la langue française? Après avoir soulevé un certain nombre de défis méthodologiques liés à l’identification et au décompte des anglicismes, l’autrice constate que la perception négative des anglicismes tient moins de leur nombre – en réalité faible – qu’au stigmate d’ignorance, de pauvreté et de domination qui leur est associé en raison de l’historique de contacts de langues au Québec. Ainsi, la 3e partie du chapitre est consacrée à l’histoire de la pénétration des anglicismes dans la langue française et propose une comparaison fort utile des mécanismes distincts d’emprunts en France et au Québec. Puis, la 4e partie pondère la menace que représentent les anglicismes à l’heure actuelle au Québec en regard des politiques linguistiques et des mesures d’aménagement du français, mises en place depuis la Révolution tranquille. Ces deux dernières sections agissent en miroir et c’est à travers une démarche historicisante que l’autrice conclut que les anglicismes reçoivent aujourd’hui une attention disproportionnée et injustifiée qui ne fait qu’alimenter l’insécurité linguistique de la population. Or selon Elchacar, la langue française connait des défis qui minent effectivement son usage et qui mériteraient des mesures d’intervention à l’image de celles qui encadrent les anglicismes. C’est ainsi que la voie s’ouvre au traitement de l’orthographe, sujet du second chapitre.

Le chapitre 2 est en effet consacré à l’épineuse question de l’orthographe. Après avoir rappelé les discours récurrents à travers les époques sur la faible maitrise des règles de l’écrit, Elchacar introduit le fil rouge de son argumentaire : « Et si ce qui était à blâmer n’était pas les francophones mais plutôt l’orthographe française? » (p. 71). Au cours de ce chapitre, l’autrice s’attèle à démontrer que c’est effectivement l’orthographe en tant que système qui est défectueux et qu’il convient alors d’optimiser. Posant tout d’abord des distinctions fondamentales entre langue et orthographe, entre écriture et système alphabétique, entre orthographe lexicale et orthographe grammaticale, Elchacar dresse ensuite habilement la liste des nombreuses entorses au principe alphabétique que contient l’orthographe française. Une part importante du chapitre est consacrée à l’histoire de l’orthographe française et permet de saisir l’impact des changements politiques, des considérations techniques (telles que l’avènement de l’imprimerie) et des influences culturelles sur son évolution. On y apprend d’ailleurs que tôt après les débuts de sa codification, réformistes – tenants d’une orthographe miroir de la parole – et conservateurs – tenants d’une orthographe savante – se sont livré une lutte de pouvoir, mais que « [n]ous vivons en ce moment la plus grande période de fixité de l’orthographe française » (p. 113). Enfin, sont analysées les rectifications de l’orthographe (RO) de 1990 ainsi que les idées fausses et les débats stériles qui se sont déployés à leur sujet. Elchacar passe en revue les principaux arguments contre les RO pour les déconstruire un à un, notamment ceux de l’écriture au son et du nivèlement par le bas. En matière d’enseignement, des comparaisons fort éloquentes sont établies avec d’autres langues et d’autres pays en ce qui a trait au niveau de lecture des élèves du primaire (p. 130), au nombre d’heures d’enseignement consacrées à la langue maternelle (p. 132) et aux taux d’alphabétisation (p. 135-136). La position désavantageuse dans laquelle se trouvent les francophones apparait alors clairement. L’autrice s’interroge : « Doit-on conclure de ces résultats que les francophones sont moins doués ou moins intelligents? Non. Il faut en conclure que notre écriture, censée être un outil pour l’apprentissage, est devenue une matière en soi » (p. 133). En somme, ce chapitre est un plaidoyer en faveur d’une réforme orthographique, motivée par le fait que l’orthographe française, au lieu de « démocratiser l’acte d’écrire », est devenue un « outil de discrimination sociale » (p. 138).

L’ouvrage se termine par des pistes pour l’avenir. Plusieurs recommandations sont énoncées, dont celles de rectifier les RO et de réformer les règles d’accord du participe passé. Elchacar enjoint la population québécoise à devenir chef de file en la matière, au sein de la francophonie. Si le propos est résolument ancré dans la situation linguistique québécoise, il saura interpeller l’ensemble des francophones qui souhaitent se munir, en matière de langue, d’un petit guide d’autodéfense intellectuelle, pour reprendre la formule du philosophe Normand Baillargeon. Délier la langue adopte le format des essais du même genre : le produit matériel est de petit format, l’ensemble est contenu dans un peu moins de 150 pages de texte, les sections sont courtes, d’une longueur moyenne de 3 à 4 pages, puis les références sont élaguées. La forme est sans contredit efficace, le propos clair, bien documenté et franchement convaincant.

Or on peut tout de même s’interroger sur l’efficacité de la démarche alors que plusieurs sociolinguistes montrent que devant des questions qui suscitent la polémique, les gens n’enregistrent pas le message véhiculé par la recherche et ne sont pas prêts à revoir leurs convictions (Poplack et al., 2019; Vincent, 2008). Ce constat a de quoi décourager. Toutefois, dans son ouvrage Apologie de la polémique (2014), Ruth Amossy rappelle que la rationalité n’entraine pas nécessairement l’accord. Puisque le dissensus est constitutif de la démocratie et qu’il a sa raison d’être dans des sociétés pluralistes, débattre de langue répond à un besoin social. En ce sens, on peut affirmer que l’essai de Mireille Elchacar fait véritablement oeuvre utile dans la cité. Espérons que cette dernière entendra.