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Introduction : la découverte d’un intellectuel
Les chercheurs et professeurs en sciences politiques Linda Cardinal (Université de l’Ontario français, Université d’Ottawa) et Martin Normand (Université de Montréal) présentent dans Le Canada français. Écrits de Philippe Garigue (2022) les travaux d’un penseur méconnu de la sociologie québécoise. Né en Angleterre et ayant grandi en France, Philippe Garigue (1913-2008) a obtenu un baccalauréat de la London School of Economics et un doctorat en anthropologie de l’Université de Londres avant de s’établir au Canada après l’invitation de l’Université McGill pour venir y enseigner. Garigue a produit une somme impressionnante de travaux scientifiques, publiés « dans de grandes revues canadiennes, françaises et américaines » (Cardinal et Normand, 2022, p. 2), dans les journaux, comme Le Devoir, en plus d’avoir occupé de hautes fonctions à l’Université de Montréal et à l’Université York à Toronto, et d’avoir joué un rôle dans les débats politiques au Québec.
L’ouvrage de Cardinal et Normand se divise en trois volets, composés de textes écrits et publiés par Garigue. La première partie consiste en une réédition de son livre paru en 1963, L’Option politique du Canada français : une interprétation de la survivance nationale; la seconde réunit trois textes du sociologue sur « les mythes autour de l’évolution historique et sociale du Québec » (p. 24); tandis que la troisième présente des réflexions de Garigue sur le thème du français en Ontario.
Cardinal et Normand identifient quatre moments dans la production du sociologue : ses débuts en 1958 alors qu’il arrive au Québec et fait paraître un premier ouvrage, Études sur le Canada français. Les dix années suivantes seront consacrées à un « chantier » sur le thème de la famille[1]. C’est le nationalisme qu’il étudiera dans le troisième temps, comme l’évoque le titre de son ouvrage cité plus haut : L’option politique du Canada français : une interprétation de la survivance nationale[2]. Quant aux années 80, elles seront consacrées à son travail sur les mythes et idéologies dans la représentation de l’identité canadienne-française. Les auteurs souhaitent attirer l’attention de la communauté scientifique sur la portée des idées de Garigue, qui s’élevait contre la vision étroite et folklorisante (notre expression) de la société canadienne-française. Selon les auteurs, « […] Garigue a jeté les bases d’une réflexion sur le caractère nord-américain du Canada français qui se distingue de l’idée reçue à l’époque selon laquelle la société canadienne-française constitue une société d’Ancien Régime, rurale et rétrograde » (p. 4).
1. Le concept de survivance
Critique de la sociologie développée dans les années 50 par l’École de Chicago, Garigue nourrit l’« […] l’étude des transformations identitaires plus récentes » (p. 4) par le caractère moderne de sa pensée. Le premier texte présenté illustre cette critique de Garigue à l’endroit de ses pairs. En effet, le chercheur énonce dès l’avant-propos de L’Option politique du Canada français le projet de sa recherche, soit celui de réfuter les arguments avancés par la sociologie issue de l’École de Chicago (Redfield, Minner, Hugues) et reprise par certains chercheurs de l’École de Laval (Rioux, Falardeau), thèse selon laquelle le Canada français aurait été une société marquée par « […] l’atavisme paysan, […] le manque de capacité innovatrice et […] l’attitude anti-démocratique » (p. 34). Pour établir sa critique, Garigue construit une méthodologie par laquelle il lui sera possible d’identifier « le variable stratégique », ceci « à partir de données historiques et sociologiques » (p. 36).
Le chercheur souhaite concevoir des catégories différentes de celles issues de la sociologie traditionnelle, affirmant que son objet d’étude ne peut se réduire à la langue et aux valeurs héritées de la Nouvelle-France. Quel type de société représente le Canada français? Voilà ce à quoi tente d’abord de répondre Garigue, faisant appel aux théories politiques sur le concept de nation afin de choisir la plus judicieuse pour son analyse. Marquées par le concept d’évolutionnisme, les théories « dichotomiques » (p. 43) telles que développées par Spencer ou Maine sont citées par Garigue pour en retenir l’idée que le groupe, en s’accroissant, parvient au statut de nation. Selon l’auteur, « [l]’avènement des villes, du nationalisme, ainsi que de l’internationalisme, sont des stades successifs et distinctifs des transformations qui mènent à la nation et à l’État » (p. 43). Garigue évoque également Durkheim dont la doctrine confère à cette évolution la notion de progrès, par exemple, à travers l’idée que la division du travail organise les rapports sociaux et que l’État acquiert un statut de « représentation collective » (p. 44), permettant des rapports équilibrés entre groupes sociaux et individus. Enfin, Garigue retient des idées de Max Weber les concepts de « catégories idéales » (p. 45) et le legs du philosophe après qui, écrit le chercheur, les figures de « chefs politiques “charismatiques” » (p. 45) jouent un rôle prépondérant dans « toutes les analyses sur les transformations des sociétés » (p. 45) et dans la constitution de la nation ou de l’État.
Garigue introduit de plus « une autre grande tradition […] en sociologie : l’analyse des niveaux institutionnels » (p. 45), qui lui permet d’identifier la dimension fonctionnaliste des institutions, ce qui expliquerait leurs transformations selon les conjonctures. Le sociologue précise ne pas souhaiter formuler de « théorie globale sur l’évolution du Canada français » (p. 47), mais plutôt identifier l’élément clé de ces transformations, soit « le variable stratégique déterminant de cette évolution » (p. 47). Pour ce faire, Garigue dit s’inscrire « dans la tradition des recherches fonctionnelles » (p. 48) qui permettront de comprendre ce qui justifie les orientations de la nation canadienne-française. C’est cette hypothèse de recherche qui fait naître, dans la méthodologie de Garigue, le concept de survivance, selon lequel « […] l’orientation principale du Canada français, ainsi que des valeurs culturelles, sont les résultats d’une motivation canalisée par la priorité totale de la survivance comme déterminatrice du comportement » (p. 50).
2. Mythes et nationalisme
2.1. Sortir du folklore
La seconde partie du livre de Cardinal et Normand, Nationalisme, idéologies et mythes dans l’étude du Canada français, présente deux textes qui précèdent et annoncent le livre de Garigue cité plus haut. Dès l’avant-propos, constitué du texte Études sur le Canada français[3], le chercheur déconstruit le concept de folk society, développé par le sociologue américain Robert Redfield, qui, écrit Garigue « semble avoir imprégné pratiquement tous les travaux sociologiques consacrés au Canada français » (p. 165). Le sociologue démontre que les critères de ce concept ne cadrent pas avec l’étude du Canada français qui fut non pas une société agricole, comme le propagent des sociologues de l’époque, mais plutôt fortement marquée par le sens de l’innovation, de l’adaptation et du commerce. Le mythe du paysan illettré perdure et empêche, dit Garigue, de réaliser une analyse rigoureuse de l’histoire et de l’évolution du Canada français. Le chercheur procède, pour mieux démontrer son argument, à la révision d’études, notamment celle d’un pionnier de la sociologie québécoise, Léon Gérin, sur le village de Saint-Justin, en Mauricie, et qui conclut que l’activité agricole est le pivot de la société canadienne-française, ou encore que les fermiers transmettent, de père en fils, la propriété et l’entreprise familiale.
Garigue retourne aux statistiques sur le nombre de fermes existantes entre le 19e siècle et le 20e siècle dans la région de Saint-Justin et sur les données démographiques pour invalider les affirmations de Gérin. Le sociologue dénonce le fait que l’École de Chicago ait pu populariser ses théories à partir d’un mythe jamais vérifié. De plus, le chercheur souligne la primauté du commerce dans la société canadienne-française et le fait que la structure familiale était très différente de celle de la Nouvelle-France, à laquelle plusieurs historiens ont voulu rattacher le Canada français. Enfin, Garigue soutient que les sociologues américains ont influencé ceux du Canada français, bâtissant des savoirs à partir d’une histoire qu’ils ne connaissaient pas suffisamment.
2.2 Nationalismes concurrents
Dans Le Carrefour actuel du sens national[4], le sociologue propose une analyse de l’évolution du nationalisme et démontre combien ce concept se transforme selon la période de l’histoire dans laquelle on le situe. Il poursuit sa démarche selon une méthode empirique : « Notre analyse du nationalisme part […] de l’examen des conditions de vie, des expériences collectives, des aspirations personnelles et sociales, économiques et politiques, des Canadiens français en tant que peuple » (p. 178). Alors que l’idée de résistance apparaît en filigrane dans les écrits présentés par Cardinal et Normand, elle est plus concrète dans cet examen des différents moments du nationalisme. Nourri d’abord par la résistance du peuple canadien-français face aux « nouveaux maîtres » (p. 178), le nationalisme change après le rapport Durham, qui transforme la géopolitique, particulièrement pour les Canadiens français. Leurs institutions se renforcent pour lutter contre l’assimilation, et la Confédération de 1867 consacre l’unicité du Canada français. Le nationalisme revêt alors un statut nouveau qui donnera naissance, selon le chercheur, à une vision différente des intérêts du peuple sur lesquels veilleront l’Église, l’instruction, et plus tard, les syndicats catholiques puis nationaux, et, ajoute Garigue, « la réforme de l’enseignement dans le Québec » (p. 183). Comme le formule le sociologue, il en découle « un nationalisme purement québécois, surgissant de la chrysalide canadienne-française » (p. 183).
Le « carrefour » (p. 183) évoqué par Garigue est donc représenté par des idées concurrentes du nationalisme : « Car si le carrefour actuel du sens national garde l’empreinte d’un héritage canadien-français en ce qui a trait à la langue et à l’expérience d’avoir eu à survivre en milieu hostile, il s’en différencie par son progressisme social, et la création de nouvelles représentations culturelles. » (p. 183) Selon le chercheur, ce nationalisme nouveau est aussi « réformateur ». Ces changements ont un effet sur la perception par les Québécois de leur identité devenue « nationale ». Garigue souligne à quel point ce nationalisme souhaite « créer du nouveau » et « faire l’avenir » (p. 184), des propos qui frappent tant ils s’opposent à la perception conservatrice du nationalisme à l’heure où nous écrivons ces lignes. En cela, il émane des idées de Garigue une certaine vérité : celle qui dépeint les nationalismes comme pouvant être instrumentalisés par la politique, qu’elle soit canadienne ou québécoise.
Conclusion : éloge de la francophonie
La dernière partie du livre est consacrée aux idées de Garigue sur le rôle que pourrait jouer la francophonie dans la ville de Toronto, puis plus largement en Ontario. Faisant appel à la notion d’invention, ces textes concluent le livre de Cardinal et Normand sur un thème cher au sociologue, soit celui de l’innovation et, peut-être aussi, de la survivance. Le premier texte, L’invention d’une nouvelle culture franco-ontarienne à Toronto[5], est inédit, et consiste en la transcription d’une conférence de Garigue devant les associations franco-ontariennes de Toronto qu’il tente de convaincre de développer une nouvelle culture francophone qui pourrait fédérer les Canadiens ou même les Nord-Américains d’expression française. Il ne dit pas autre chose quand il se réfère, dans son second texte, Vivre en français en Ontario[6], à Léopold Senghor ou Saint-John Perse, des poètes francophones ayant contribué à l’essor de la culture francophone internationale.
Cette édition des textes de Philippe Garigue fait découvrir un intellectuel sous-estimé, et dont les idées se sont heurtées à celles, plus conformistes, de son temps. En lui donnant la parole à travers ce recueil de textes, Cardinal et Normand contribuent à rendre manifeste une perspective différente de l’histoire du Canada français. En effet, le sociologue que présentent les deux auteurs propose de déconstruire des mythes qui ont placé la Nouvelle-France, puis le Québec, dans le camp de soumission à la France ou d’obéissance à l’Église. Le concept de survivance que Garigue a mis au point permet une exploration inédite de l’histoire du Canada français et donne au combat francophone des racines qui dépassent la question linguistique. Il serait intéressant d’étudier ce combat aujourd’hui à la lumière de l’innovation et du courage qui constituent, dans les mots de Garigue, une part de cette survivance.
Parties annexes
Notes
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[1]
Le chercheur publie La vie familiale des Canadiens français en 1962, préside le Conseil supérieur de la famille pendant sept ans, puis fonde et dirige l’Institut Vanier de la famille en 1965 (Cardinal et Normand, 2022, p. 3)
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[2]
Publication originale : Éditions du Lévrier, Montréal, 1963, 174 p. (cité par Cardinal et Normand, p. 33). Toutes les références sont tirées de la réédition de Linda Cardinal et Martin Normand et paginées dans cette nouvelle édition.
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[3]
Publication originale : Montréal, Faculté des sciences sociales, économiques et politiques, Université de Montréal, 1958. Les auteurs soulignent que les propos de ce texte ont paru sous Mythes et réalités dans l’étude du Canada français. Contribution à l’étude des sciences de l’homme, III, 3, 123-132. Toutes les références du présent compte rendu sont tirées de la réédition de Linda Cardinal et Martin Normand et paginées dans cette nouvelle édition.
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[4]
Publication originale : Revue de l’Institut de sociologie, 1, 1968, 19-29. Toutes les références du présent compte rendu sont tirées de la réédition de Linda Cardinal et Martin Normand et paginées dans cette nouvelle édition.
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[5]
Conférence présentée le 2 mars 1983.
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[6]
Conférence présentée dans le cadre du 5e Congrès de l’Alliance ontarienne des professeurs de français, Toronto, 3, 4, 5 avril 1986.
Bibliographie
- Cardinal, L. et Normand, M. (2022). Le Canada français : écrits de Philippe Garigue. Presses de l’Université Laval, 262 p.