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Introduction[1]

Le Canada a connu un important ralentissement de la croissance de sa population depuis les années 1960 (Hussen, 2018; Kalbach et al., 2022) et ce déclin démographique a conduit le pays, petit à petit, à une pénurie de travailleurs dans des secteurs-clés de l’économie. Selon Hussen (2018), alors qu’en 2012 le Canada comptait 4,2 travailleurs pour un retraité, ce ratio pourrait passer à deux travailleurs pour un retraité d’ici 2036. Toujours d’après l’auteur, certains secteurs seraient particulièrement affectés par cette situation, notamment celui de la santé. L’immigration a alors été considérée par le gouvernement canadien, depuis plus d’une vingtaine d’années, comme moyen de pallier ces carences; conséquemment, le Canada connaissait, en 2019, le boom démographique le plus important des pays du G7 et sa population dépassait les 37 millions d’habitants (Statistique Canada, 2019).

Bien que le marché de l’emploi canadien soit ouvert à l’embauche des travailleurs immigrants, leur intégration socioprofessionnelle est parsemée d’embuches. C’est le cas, notamment, des travailleurs du domaine de la santé, particulièrement lorsqu’ils se trouvent dans des communautés francophones en situation minoritaire (CFCM) où, au processus d’acculturation sociale et professionnelle, s’ajoute le défi linguistique.

Comme le souligne Fourot (2016), le Canada français s’est transformé à partir des années 1960 sous l’impulsion de divers événements historiques tels que la Révolution tranquille et la montée du nationalisme au Québec, la croissance des États provinciaux, ainsi que l’entrée en vigueur de la Loi sur les langues officielles. Depuis lors, la francophonie canadienne vit une réalité fragmentée où la représentation nationale homogène a laissé sa place à une vision plus communautaire. Pour reprendre les mots de l’auteure (2016) :

[l]a situation des communautés francophones minoritaires après les années 1960 a été propice à l’analyse des rapports entre ethnicité et identité. Bien que le Canada français ait résisté à plus de deux siècles de domination culturelle, politique et économique, on a pourtant assisté à une lente « fragmentation de la francophonie canadienne » en plusieurs communautés locales, provinciales, régionales et nationales formant autant d’îlots au sein d’un « archipel » francophone.

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Ces CFCM aux accents divers et aux identités multiples (locale, régionale, nationale et internationale) sont présentes sur tout le territoire canadien, à l’exception de la province de Québec, où les francophones sont majoritaires[2] (Remysen, 2019). Pour Lévesque et al. (2015), le remaniement identitaire opéré par certaines de ces communautés est aujourd’hui étroitement lié à leur province de résidence, ce phénomène se traduisant par des dénominations telles que Franco-Ontarien, Franco-Manitobain, Fransaskois, Franco-Albertain ou Franco-Colombien.

1. L’immigration dans les CFCM

L’immigration contribue à la diversité et au multiculturalisme du Canada tout en jouant un rôle important dans le développement de l’économie, de la politique et de la société (Fraser et Boileau, 2014; Hussen, 2018). Par ailleurs, en raison du déclin de la langue maternelle française observé au pays, l’immigration a aussi été pensée « comme un moyen de compenser la baisse du nombre de francophones hors Québec et de contribuer à la “vitalité”, voire à la survie des communautés francophones » (Fourot, 2016, p. 26). Depuis les années 2000, des plans spécifiques d’attraction et de rétention des immigrants francophones ont d’ailleurs été mis en place si bien qu’aujourd’hui, les immigrants représentent une proportion importante des CFCM, permettant à de nouveaux espaces francophones, plurilingues et multiculturels de voir le jour (Fourot, 2016).

Jusqu’aux années 1990, la presque totalité des immigrants qui s’installaient dans les communautés francophones hors Québec et qui avaient le français comme première ou deuxième langue de communication venait d’Europe. Vingt ans plus tard, les immigrants d’origine africaine constituaient le groupe le plus représenté dans ces communautés. Si l’on y ajoute les nouveaux arrivants originaires des Amériques et d’Asie, ils constituent, en tant que minorité visible, 55 % de l’immigration francophone actuelle en milieu minoritaire (Houle et al., 2016). Ces immigrants au bagage professionnel diversifié arrivent au Canada en ayant à coeur de contribuer au développement de la société à laquelle ils ont choisi d’appartenir, d’où l’importance pour « les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux, avec l’appui de plusieurs partenaires incluant les communautés francophones, [...] de faciliter l’accueil et l’intégration sociale, économique et professionnelle des nouveaux arrivants » (Fraser et Boileau, 2014, p. 4-5).

Entre 2001 et 2011, la densité de la population francophone s’est accrue de façon particulière dans le sud-est du Nouveau-Brunswick, en Ontario (à l’exception du Nord-Est), en Alberta et en Colombie-Britannique. Dès lors, l’offre active de services de santé en français[3] s’est instituée comme un enjeu d’importance pour les membres des CFCM de ces provinces (Bouchard et al., 2012). Bouchard (2011) rappelle d’ailleurs qu’un plan d’action destiné à revitaliser ces communautés a été mis en place en 2003, visant plus précisément cinq domaines, soit les services à la petite enfance, la justice, le développement économique, l’immigration et la santé. À cet égard, le gouvernement fédéral privilégie une approche en quatre temps : le recrutement, l’accueil, l’intégration et la rétention. Ce n’est qu’en assurant le succès de chacune de ces étapes que le processus d’immigration est jugé réussi (Fourot, 2016). D’abord, en ce qui concerne le recrutement, les provinces ont la liberté de sélectionner les immigrants qu’elles accueillent selon leurs besoins, tant économiques que linguistiques. Or, comme le fait remarquer Fourot (2016), si ce processus de sélection est perçu, à première vue, comme bénéfique, « [il] dépend du positionnement des provinces par rapport aux clauses linguistiques » (p. 36). L’auteure ajoute que d’autres facteurs, tels que l’attractivité économique et géographique, jouent également un rôle non négligeable dans le choix de l’immigrant de s’installer dans une province plutôt qu’une autre. Ensuite, l’accueil est considéré comme réussi lorsque l’immigrant et la communauté francophone cherchent à s’ouvrir et à apprendre l’un et l’autre. Sans cette condition, l’accueil ne peut pas aboutir au « développement de stratégies de dialogue qui permettront d’aménager un terrain commun » (Dalley, 2003, p. 76). L’intégration repose, quant à elle, sur l’ajustement réciproque des immigrants et de la communauté d’accueil à l’autre et à sa culture, ce qui correspond également au processus d’acculturation tel que conçu par Berry (2005). Enfin, la rétention est perçue comme suit, pour reprendre les mots de Fourot (2016) :

[…] un indicateur d’un parcours migratoire “complété” et réussi. Pour le dire autrement, c’est un peu comme si les efforts avaient “porté leurs fruits”. Le stade de la rétention revêt [néanmoins] une spécificité particulière dans le cadre des minorités francophones, car il renvoie à la peur de l’assimilation des immigrants au groupe majoritaire anglophone.

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Ainsi, le chemin à parcourir pour parvenir à une intégration socioprofessionnelle réussie et à la rétention du nouvel arrivant dans la communauté francophone peut s’avérer à la fois long et complexe. Pourtant, en dépit de ces mesures politiques, le nombre de travailleurs de la santé capables de s’exprimer en français, dans les CFCM, est en déclin. En effet, alors que 12,4 % de ces professionnels, en 2001, déclaraient pouvoir communiquer en français et que 5,4 % déclaraient parler régulièrement cette langue dans le cadre de leur travail, ces proportions étaient de 11,7 % et de 5,1 % au recensement de 2011 (Lepage et Lavoie, 2017).

Quelques recherches permettent de fournir des pistes pour expliquer ce phénomène. Selon Beaulieu (2011), par exemple, les infirmières francophones qui ne maitrisent pas l’anglais et qui éprouveraient de la difficulté à communiquer dans un milieu de travail majoritairement anglophone auraient tendance à s’installer au Québec, si bien que les francophones des CFCM auraient difficilement accès à des services de santé dans leur langue maternelle. Savard et al. (2013), quant à eux, expliquent que les conséquences sont telles que, dans certains organismes ou régions, les professionnels bilingues ou francophones « ne bénéficient pas de la présence d’une équipe ou de collègues francophones sur lesquels bâtir un réseau institutionnel ou local ou pour profiter d’un partage de ressources en français » (p. 121), renforçant alors leur isolement professionnel. En outre, les auteurs soulignent que la surcharge de travail qui incombe alors aux professionnels de la santé bilingues dans les CFCM entraine un problème considérable dans le maintien des effectifs. Cette insuffisance des services met ainsi en péril la possibilité, pour les usagers, de recevoir les soins requis dans un délai raisonnable et selon des conditions acceptables, comme le précisent les auteurs :

Dans certains cas, en raison de l’insuffisance de services disponibles, les intervenants mentionnent qu’ils doivent souvent placer leurs clients francophones sur des listes d’attente qui sont longues alors que dans d’autres cas, les services, programmes et outils ne sont tout simplement pas disponibles en français. [...] Les usagers doivent donc se déplacer sur des distances plus ou moins longues, ce qui est difficile, voire impossible pour certains clients, surtout dans les régions éloignées et non desservies par les transports en commun.

p. 121

Or, des recherches semblent indiquer que les usagers francophones qui ne peuvent pas ou qui peuvent difficilement communiquer dans la langue de la majorité n’ont pas accès à la même qualité de soins. La difficulté, voire l’incapacité de communiquer avec précision ses problèmes de santé dans sa langue de préférence, même pour les usagers bilingues des services de santé, peut nuire à la sécurité des bénéficiaires de ces services (Bowen, 2015). Cette problématique peut, en outre, avoir pour conséquence un risque plus élevé d’erreur de diagnostic et de traitement, une incompréhension du patient à l’égard des propos tenus par le médecin sur son état de santé et une sous-utilisation des services de santé par l’usager, et engendrer chez ce dernier un stress accru et une perte de confiance dans le système de santé (Bouchard et al., 2006; de Moissac et Bowen, 2019; Reynaudi, 2012; Riddick, 1998; Savard et al., 2013). Comme le soulignent Ait Abdelkader et al. (2009) :

[t]oute profession de santé comprend certes des gestes techniques mais aussi un temps de dialogue avec le patient et sa famille. Comment assurer cette relation et rendre ce peu de temps effectif lorsque l’on ne partage ni la même langue ni la même culture que son interlocuteur? La langue, lien par excellence de l’échange et de la transmission, est un des garants de la sécurité du patient et de la qualité des soins.

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Au regard de tels constats et dans la mesure où 19 % des nouveaux arrivants au Canada parlent le français, la contribution des professionnels de la santé issus de l’immigration constitue une ressource incontestable pour les CFCM, particulièrement en période de pénurie de professionnels de la santé bilingues dans ces communautés (de Moissac, 2016; Forgues et al., 2011; Houle et al., 2016; Société Santé en français, 2018). Cependant, une étude menée par le Consortium national pour la formation en santé (Lafontant et al., 2006) auprès de diplômés francophones issus de l’immigration a mis en lumière leur besoin d’apprendre l’anglais afin de bien s’intégrer au marché du travail dans les CFCM. Par conséquent, la majorité des répondants ont dû suivre des cours d’anglais, ce qui ajoute un fardeau supplémentaire au processus d’acculturation professionnelle lors de leur arrivée au Canada.

Les CFCM comptent sur un personnel soignant de langue française afin de répondre aux besoins de leurs membres. L’intégration et la rétention des professionnels de la santé d’immigration récente constituent une solution de premier plan à cette problématique. Au cours de cette recherche, nous nous sommes intéressées à mieux comprendre l’expérience d’intégration socioprofessionnelle de quatre étudiantes stagiaires infirmières[4] issues de l’immigration et à identifier les dispositifs facilitant cette intégration, particulièrement dans le contexte de la francophonie minoritaire. L’étude a adopté une perspective constructiviste puisqu’elle s’est attachée à reconstituer le sens des expériences vécues à partir du témoignage des participantes. Les méthodes de collecte et d’analyse de données utilisées ont, conséquemment, relevé d’un devis de recherche qualitative.

2. Méthodologie

Le recrutement des participantes à cette recherche a connu d’importantes difficultés qu’il est ici nécessaire d’évoquer. En effet, parmi les quelques dizaines d’étudiantes issues de l’immigration inscrites dans un programme universitaire en sciences infirmières ou dans un programme collégial en soins infirmiers auxiliaires qui ont été sollicitées par courriel, puis lors de visites dans les classes et dans les milieux de stage, seulement quatre volontaires se sont manifestées. Une dizaine d’appels à participation virtuels et en présentiels (et de rappels) ont ainsi été effectués, dans les deux établissements d’enseignement. Selon les participantes et les professeurs que nous avons consultés, la lourdeur de la charge de travail scolaire qui leur est imposée, cumulée à une vie personnelle et professionnelle bien remplie (certaines ayant des enfants et travaillant à temps partiel), expliquerait le manque de disponibilité ou d’intérêt des étudiantes infirmières à participer à la recherche. Qui plus est, les participantes potentielles ont été, dans les semaines qui ont suivi le recrutement à l’hiver 2020, littéralement happées par la pandémie de la COVID‑19, pour laquelle leur contribution a été fortement requise dans les milieux de soins. La crainte d’une évaluation défavorable en stage pour avoir témoigné de leur expérience aurait aussi été évoquée comme frein possible à une telle participation. C’est donc dans ce contexte de recrutement très difficile, où à peine le quart du nombre de participantes espérées se sont portées volontaires, que notre recherche s’est déroulée.

Ainsi, les quatre volontaires, un homme et trois femmes, étaient inscrites dans un programme francophone de baccalauréat en soins infirmiers et commençaient leur dernier stage au moment des entretiens. Elles ont immigré à l’âge adulte et n’avaient jamais exercé la profession infirmière au Canada au moment de participer à la recherche. Avant leur entrée au programme et depuis leur immigration, elles ont étudié en administration, en langue, en service de soins, en soins infirmiers auxiliaires, en réadaptation et en justice pénale. Une participante était par ailleurs diplômée en médecine dans son pays d’origine. Trois d’entre elles ont connu des expériences de travail en milieu de soins avant leur inscription au programme de soins infirmiers, mais jamais en tant qu’infirmières. Polyglottes, elles parlent aujourd’hui un minimum de trois langues et ont le français comme langue principale de communication. Des pseudonymes leur ont été attribués afin de préserver leur anonymat.

Profils démographiques des participantes à la recherche

Profils démographiques des participantes à la recherche

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Les participantes ont été amenées à raconter leur expérience en tant que stagiaires infirmières francophones issues de l’immigration dans des milieux de soins de l’Ontario. D’une durée d’environ 60 minutes, les entretiens de recherche ont été enregistrés sur support audionumérique et transcrits intégralement, afin d’en faciliter le traitement et de représenter le plus fidèlement possible le sens des expériences construites.

3. Résultats

Cette section met en lumière l’expérience d’intégration des participantes à la profession infirmière, en Ontario. Elle s’intéresse particulièrement aux difficultés d’ordre linguistique survenues lors de leurs stages dans des milieux de soins de santé en contexte francophone minoritaire. L’interprétation des résultats de l’analyse effectuée n’avait pas pour intention, soulignons-le, d’offrir un portrait représentatif de l’expérience d’intégration de la population ciblée en raison du nombre peu élevé de participantes.

3.1. Des francophones plurilingues

Des quatre participantes, une seule ne parlait pas le français avant d’arriver au Canada; les trois autres utilisaient cette langue régulièrement, autant dans leur vie privée que dans leur vie professionnelle. Dans tous les cas, l’apprentissage du français s’est effectué après celui de la langue maternelle et, pour deux d’entre elles, après celui des dialectes locaux. Les quatre participantes s’identifient à un profil plurilingue et deux d’entre elles, qui ont appris le français dans l’enfance, ont aussi souligné leur identité de francophones. Le rapport des participantes à la langue française est positif dans l’ensemble.

Malgré leur intérêt pour le français et les efforts déployés pour améliorer leurs compétences linguistiques, toutes les participantes admettent que certaines difficultés persistent. En effet, les problèmes que rencontrent habituellement les infirmières qui pratiquent en utilisant une langue seconde sont d’ordre sociolinguistique, c’est-à-dire qu’ils requièrent, de la part du locuteur, une adaptation constante à la situation communicationnelle en question (Beaulieu, 2011). En ce sens, la compréhension des différentes variétés de français constitue une préoccupation pour Laurie : « Je peux dire que je pense en français, mais il me manque les [subtilités] de la langue, parce que je n’ai pas vécu dans un milieu comme la France ou le Québec, par exemple. »

Pour sa part, Fabrice reconnait les limites de sa maitrise de la langue et estime que celles-ci ne nuisent pas à ses interventions professionnelles :

C’est sûr que j’ai mon accent espagnol quand je parle français, parce que je suis venu vraiment avec un certain âge au Canada et j’ai appris le français déjà avec une trentaine d’années, donc l’accent est difficile à enlever, mais je ne me suis jamais senti différent. Je ne me suis jamais senti différent par rapport à ça. Je n’ai aucun problème à communiquer avec les patients. Les patients comprennent.

Ainsi, malgré des niveaux de confort variables quant à l’utilisation de la langue française, les participantes à notre étude mentionnent être en mesure de travailler aisément comme infirmières dans les milieux de soins. La diversité de la population qu’il rencontre lors de ses stages contribue d’ailleurs à rassurer Fabrice : « [...] il y a plusieurs immigrants dans les milieux, et la plupart parmi eux viennent de pays qui sont francophones, donc leur première langue est le français ». Laurie explique que le milieu dans lequel elle évolue, fortement bilingue, exerce une influence favorable sur son rapport avec la langue française :

Je ne me sens pas tellement minoritaire, parce que je parle français depuis longtemps, mais aussi parce que je suis à [nom de la ville], peut-être. Si j’étais quelque part [dans les provinces de] l’Ouest, je me sentirais peut-être plus oppressée, négligée ou abandonnée en tant que francophone, mais heureusement, je ne le sens pas [ici].

Le plurilinguisme des participantes est, par ailleurs, parfois mis à contribution afin de communiquer avec un patient qui ne maitrise pas l’une ou l’autre des langues officielles. Fabrice, à qui il est souvent arrivé de traduire des informations pour des patients hispanophones, explique :

Dès qu’ils voient que tu as un accent et que tu parles espagnol, ils te disent : « Moi, je ne parle pas anglais, je ne parle pas français. Est-ce que tu peux parler en espagnol? Parce que je ne comprends pas. » Il y a une patiente aussi que j’ai eue, c’était une madame qui ne parlait pas du tout anglais et français [...] elle comprenait un peu le français, mais elle a dit : « Écoute, je n’ai pas compris ce que le médecin m’a dit. » J’ai dit : « Mais c’est important. Tu parles quoi? Tu parles espagnol? Oui? O.K., je te parle espagnol. Dis-moi ce que tu veux. Je vais parler avec le médecin. Je vais voir ce qu’il a à te dire. » [...] c’est important, parce que le patient, il y a des mots qu’il entend et il pense qu’il va mourir dans 10 minutes, mais ce n’est pas le cas. Je pense que de parler plusieurs langues m’a aidé beaucoup – pas juste moi, sinon le patient – à rassurer le patient, pour ceux qui ne parlent pas soit le français ou l’anglais.

Pour sa part, Laurie raconte avoir été sollicitée, lors d’un stage, pour traduire en russe les résultats d’un examen pour une patiente, ce qui a été fort apprécié par le personnel et par la patiente elle-même.

3.2. L’obligation de communiquer en anglais

Les participantes, inscrites dans un programme francophone d’études en soins infirmiers, ne s’attendaient pas à devoir intervenir en anglais lors de leurs stages, ni même à devoir effectuer certains de ceux-ci dans des milieux essentiellement anglophones. Comme l’a constaté Nadine, les milieux de stage dans lesquels elle peut communiquer en français, en Ontario, sont rares :

Même si on dit que le programme [d’études en soins infirmiers] est en français, c’est comme obligatoire qu’on doit parler l’anglais pour pouvoir aller donner les soins [...] Comme je dis toujours à mon jeune frère qui est maintenant au Canada aussi : « Si tu ne veux pas apprendre ton anglais, oui, tu parles français, mais si tu parles seulement français, tu vas être moins dans la société. L’anglais, c’est un plus. Si tu as l’anglais et le français, you’re good, mais si tu as juste le français, oublie ça, tu ne vas pas trouver un emploi. »

Selon les participantes, certains superviseurs de stage s’efforcent de n’assigner que des patients qui parlent français aux stagiaires francophones et, dans le cas où ce n’est pas possible, il peut leur arriver de les accompagner lorsqu’elles doivent prodiguer des soins à des patients qui utilisent l’anglais. Toutes les participantes à notre étude ont mentionné avoir eu l’obligation d’apprendre les termes médicaux dans les deux langues officielles pour pouvoir intervenir adéquatement dans les unités de soins, mais aussi par crainte d’être retirées des milieux de stage où les deux langues sont requises et, conséquemment, de ne pas pouvoir compléter leur formation. L’apprentissage des termes médicaux en anglais a dû être effectué pendant les stages, ce qui ajoutait un degré de difficulté à la formation pratique des participantes. Néanmoins, toutes assurent qu’elles arrivent à se faire comprendre et semblent en ressentir une certaine fierté, comme l’a mentionné Laurie : « Je ne me sens pas comme une infirmière qui n’arrive pas à expliquer ce que je dois expliquer. Mon accent est plus fort en anglais, bien sûr, qu’en français, mais en général je réussis à faire comprendre ce que je veux communiquer. » L’obligation d’effectuer aussi des stages dans des contextes majoritairement anglophones a toutefois été vécue difficilement par Laurie : « […] les deux, trois ou quatre premières années, j’étais bien complexée à cause de l’anglais. Je n’arrivais pas à bien comprendre les gens autour. J’avais une terreur d’aller demander un café dans une cafétéria. J’étais terriblement gênée. »

Cette obligation de maitriser l’anglais, pour les futures infirmières francophones, s’applique au-delà du programme d’études ou des milieux de stage puisque, comme Nadine l’explique :

Même quand je vais pour mon examen de l’Ordre [professionnel en soins infirmiers] de l’Ontario, on n’a pas assez de documents en français, malheureusement. J’ai dû étudier en anglais pour pouvoir passer un examen en français. Je pense que c’est l’une de mes plus grandes réussites, étudier en anglais.

Les participantes considèrent que, pour augmenter leurs possibilités d’obtenir un emploi dans les milieux de soins de l’Ontario, elles devront obligatoirement parler l’anglais. Qui plus est, Nadine relate que la coordonnatrice des stages lui aurait demandé : « Mais tu vas travailler où si tu ne parles pas anglais? Il n’y a nulle part en Ontario où tu pourras travailler seulement avec le français. » Selon les participantes à notre étude, la maitrise de la langue française est donc plutôt perçue comme un atout, alors que l’anglais serait une nécessité. Elles ont l’impression que les francophones en viennent à dévaloriser leur langue en s’exprimant principalement en anglais, même entre eux. Elles racontent que des professionnels bilingues vont même jusqu’à ne pas mentionner qu’ils sont en mesure de s’exprimer en français. Par ailleurs, Viviane dit adopter une attitude revendicatrice lorsque les professeurs, en milieu de stage, s’expriment en anglais; elle n’hésite pas à leur rappeler qu’« il ne faut pas oublier les francophones, parce qu’on dirait que l’anglais tend à prendre la première place ». Elle se fait cependant parfois rappeler à l’ordre par ses consoeurs de stage :

Même, des fois, nous, les immigrants, on dit : « Je ne connais pas l’anglais. » Moi-même, si je peux dire, mes collègues avec qui j’étais à l’Hôpital [X] me disaient : « Mais voyons donc, Viviane, ne dis jamais que tu n’es pas anglophone. Ne dis jamais que tu ne connais pas l’anglais pour continuer juste d’avancer ton français devant, parce qu’on t’entend parler avec les patients. »

Ainsi, apprendre l’anglais s’ajoute aux nombreux apprentissages que les participantes ont dû effectuer pour assurer leur intégration à la société ontarienne comme à la profession infirmière.

3.3. Donner des soins sécuritaires aux patients, même quand on ne maitrise pas l’anglais

Il s’est aussi produit des situations où l’on a demandé aux participantes de traduire de l’anglais au français les informations communiquées par d’autres intervenants des milieux de stage, au bénéfice de patients francophones. Une telle situation n’est pas sans inquiéter Nadine, qui s’interroge sur la qualité des services qu’elle donne au patient lorsqu’elle se trouve dans l’obligation de traduire une langue qu’elle ne maitrise pas complètement :

[...] le médecin m’a juste dit : « Do you speak English? », and I said « yes ». « Do you speak French? » I said « yes ». « Can you please tell her what I’m trying to say? » I said « oui », « yes », puis il a commencé à parler. Je ne sais même pas comment je peux expliquer ça. Il me donnait toutes les informations pour la patiente. Moi, qui t’a dit que je pouvais comprendre tout ce que tu disais en anglais, que je pouvais le traduire exactement?

Il est intéressant de constater que Nadine, future professionnelle de la santé en milieu franco-minoritaire, vive également, en tant que bénéficiaire de services de santé en Ontario, cette difficulté de communiquer dans sa langue d’usage :

C’est un défi que je dois tous les jours combattre. Pour aller chez mon médecin de famille, jusqu’à présent, je n’arrive pas à trouver un médecin de famille francophone, so je ne vais presque pas chez mon médecin de famille, parce que quand j’arrive pour communiquer, je ne sens pas la relation thérapeutique vraiment. Parce que le médecin, j’essaie de parler mon anglais, je parle mon anglais avec parfois beaucoup d’accent et la personne comprend, mais la façon dont j’aimerais expliquer quels sont mes symptômes, ce que j’ai, la personne ne comprend pas.

La question de la sécurité des patients, eu égard à la composante linguistique, est également au coeur des préoccupations de Viviane :

Je peux parler, je peux me débrouiller. Donc, oui, j’ai eu la chance, à l’Hôpital [Z]. On parlait anglais souvent, mais vu que je dois éviter quand même de commettre des erreurs, je m’assure de faire répéter la personne, de faire répéter mon professeur pour m’assurer vraiment, ou je lui dis : « J’ai compris ça, ça et ça. Est-ce que c’est ça? » [...] en premier j’ai dit aux professeurs : « Moi, je suis francophone, donc je suis mieux en français, mais je me débrouille en anglais. » Alors, si je connais mes limites, je ne peux pas juste écouter une information. Si moi-même, je pense que j’ai des doutes, il faut que je me questionne, il faut que je demande encore aux professeurs pour bien offrir des soins sécuritaires.

Fabrice s’est, lui aussi, exprimé sur la difficulté de faire des stages dans des milieux considérés comme bilingues mais où, dans les faits, l’anglais est privilégié par le personnel. Il s’interroge également sur la situation du bilinguisme canadien :

Tous les profs [de stage] que j’ai eus, la plupart d’entre eux sont bilingues. Même dans les milieux anglophones, on communiquait en français avec les profs, sauf avec l’équipe, parce que si l’équipe ne parle pas français, il faut... Mais pour les notes aussi, parfois il y a des milieux, des étages qui disent qu’il faut que tu fasses tes notes en anglais, donc tu ne peux pas faire tes notes en français. Il y en a d’autres qui disent : « Oui, tu peux les faire dans les deux langues », mais ça dépend de l’étage et un peu du milieu. Mais c’est sûr que la terminologie... C’est parce qu’il y a beaucoup de médecins qui ne parlent pas français du tout, qui sont juste anglophones, donc la seule manière de communiquer avec eux, c’est en anglais. Donc, si on parle en français, ça m’est arrivé plusieurs fois que le médecin dise : « Moi, je ne parle pas français, donc can you translate for me, please? » Je trouve ça un peu dommage, parce que je me dis que le Canada, il y a deux langues, donc je pense que tout le monde devrait savoir les deux.

Les participantes ont mis en relief la nécessité, pour répondre aux besoins des milieux de soins dans les CFCM, pour s’intégrer à la profession infirmière et, surtout, pour offrir des soins sécuritaires à leurs patients, de maitriser la langue anglaise. Elles estiment avoir été peu préparées à cette réalité lors de leur formation universitaire. C’est lors de leurs stages et en lien avec les défis professionnels rencontrés au quotidien qu’elles ont dû parfaire leurs compétences en cette matière.

4. Discussion

Il a été établi, en début d’article, que les CFCM ont un besoin impératif d’accueillir des professionnels en soins de santé de langue française afin d’assurer leur survie, mais aussi pour offrir des services sécuritaires aux patients francophones, notamment dans les milieux où l’anglais est dominant. L’intégration socioprofessionnelle des infirmières francophones issues de l’immigration constitue, dès lors, un enjeu d’importance pour ces communautés. Pourtant, les témoignages des stagiaires infirmières qui ont contribué à cette recherche ont mis en lumière les lacunes de leur formation et de l’accompagnement reçu, sur les plans tant théorique que clinique, en ce qui concerne l’actualisation de leurs compétences linguistiques pour réussir leur programme d’études et exercer leur profession dans les CFCM.

4.1. Un bilinguisme relatif

Même lorsqu’elles sont formées au Canada, les infirmières issues de l’immigration rencontrent certains défis, principalement liés à leur situation de personnes minorisées[5]. Comme le souligne Laperrière (2010), dans un programme francophone de formation en soins infirmiers offert en Ontario, les cohortes se caractérisent par un nombre grandissant d’étudiantes « quadruplement minoritaires » (p. 38), en ce sens où elles sont francophones dans une province où le français n’est parlé que par 5 % de la population, elles sont nées à l’extérieur du Canada, leur statut de citoyenneté leur impose une forme de précarité financière et certaines d’entre elles appartiennent à une minorité visible.

En outre, il arrive que des nouveaux arrivants francophones aient une conception erronée du bilinguisme dans l’ensemble du Canada, pensant qu’il est relativement facile de trouver un emploi et de travailler en ne s’exprimant qu’en français (Traisnel et al., 2019). En milieu minoritaire, les établissements de santé francophones ou bilingues sont cependant peu nombreux, et même dans un établissement désigné bilingue, la langue de travail peut être essentiellement l’anglais. Les stagiaires infirmières issues de l’immigration qui ont participé à notre recherche se sont inscrites dans un programme francophone de soins infirmiers en croyant qu’elles pourraient travailler uniquement ou majoritairement en français dans les milieux de soins de l’Ontario. Elles se sont retrouvées dans l’obligation, lors de leur formation universitaire, de lire des textes en anglais, de faire des stages en milieux bilingues – mais essentiellement anglophones –, d’apprendre la terminologie médicale de langue anglaise in situ, de traduire les plans de traitement donnés par des médecins anglophones à des patients francophones et de rédiger des rapports en anglais. Ces défis, qui s’ajoutent à ceux associés au processus d’acculturation à leur nouvelle situation socioprofessionnelle, pèsent lourd sur les épaules des infirmières issues de l’immigration que nous avons rencontrées. En effet, les difficultés liées à l’expression et à la compréhension de la langue anglaise rencontrées par les participantes dans leurs milieux de stage peuvent influer sur leur sentiment de confiance et de compétence lors de leurs interactions avec leurs patients comme avec leurs collègues de travail (Beaulieu, 2011) et mettre en péril la sécurité de leurs patients (de Moissac et Bowen, 2019).

4.2. Des pistes de solution

Deux des participantes à la recherche ont souligné l’importance que les programmes de formation en soins infirmiers de l’Ontario français explicitent clairement aux futures étudiantes issues de la francophonie internationale qu’une certaine maitrise de la langue anglaise leur sera nécessaire pour cheminer à travers les cours, mais aussi et surtout pour effectuer leurs stages et, éventuellement, trouver un emploi. S’il est évident pour les résidents francophones de l’Ontario que le bilinguisme, dans les CFCM, est relatif, cette information est méconnue des nouvelles arrivantes qui souhaitent s’insérer dans la profession infirmière. Conséquemment, il appartient aux organismes de formation, qu’ils soient en milieu collégial, universitaire ou clinique, de tenir compte de ce phénomène et de fournir le perfectionnement et l’accompagnement linguistiques dont ces étudiantes ont besoin.

Il est fréquent que la formation clinique des professionnels de la santé, dans les CFCM, soit effectuée sous la supervision d’une préceptrice parlant la langue de la majorité (de Moissac et Drolet, 2017). Pour être efficace, le préceptorat auprès des infirmières francophones issues de l’immigration et exerçant dans une CFCM devrait, outre accompagner l’intégration dans la profession, miser sur la sensibilisation à un contexte de travail où les deux langues officielles se côtoient et requérant des interventions spécifiques et des comportements professionnels qui tiennent compte de cette particularité par l’offre active de services dans ces deux langues, par exemple. Conséquemment, le préceptorat triadique, qui se traduit par l’ajout d’une préceptrice francophone pour rassurer et soutenir la nouvelle venue, prend toute son importance.

Dans les CFCM, la rétention des professionnels et l’intégration socioprofessionnelle doivent également tenir compte des enjeux linguistiques et de bilinguisme dans le milieu de travail. Ainsi, des formations linguistiques devraient être disponibles pour les employés, autant les nouveaux arrivants que tout professionnel de la santé, qui désirent améliorer leurs compétences dans l’une ou l’autre des deux langues officielles (Traisnel et al., 2020; Savard et al., 2017). Par ailleurs, les professionnels de la santé dans les CFCM doivent également être sensibilisés quant à leur responsabilité d’offrir des services en français. Cette tâche peut être inhabituelle pour le personnel de soins, particulièrement lorsqu’il s’agit de nouveaux arrivants. Il est donc important qu’une formation à l’offre active de services en français fasse partie du programme d’orientation des nouveaux employés issus de l’immigration (Bouchard et al., 2017; Dubouloz et al., 2014).

Par ailleurs, la dualité linguistique peut poser certains défis en ce qui concerne l’environnement et le contexte socioculturel de l’organisation. Selon l’étude de Savard et al. (2017), le bilinguisme dans le milieu de travail pourrait provoquer certaines tensions entre employés francophones et anglophones, les premiers craignant la ségrégation et l’exclusion de la part des employés non francophones. Ces auteurs proposent ainsi que l’employeur mette alors en place une culture organisationnelle qui encourage, facilite et promeuve la langue et la culture françaises à l’intérieur de l’établissement, et un environnement de travail où les employés se sentent à l’aise de communiquer dans l’une ou l’autre des langues officielles, valorisant ainsi la diversité linguistique et culturelle.

Dans le contexte des CFCM, l’un des éléments de satisfaction au travail les plus déterminants pour les professionnels francophones ou bilingues, selon Savard et al. (2017), est le capital social, soit la collaboration et le partenariat que ces personnes développent avec d’autres personnes bilingues. D’après les auteurs, des efforts doivent être déployés pour rehausser le sentiment d’appartenance des employés à leur milieu de travail de même qu’à la communauté francophone. La sensibilisation du personnel à la diversité linguistique et culturelle constitue également un impératif; la mise en place d’un réseau informel entre collègues francophones et francophiles peut encourager l’usage du français en milieu de soins mais également à l’extérieur du milieu de travail, contribuant ainsi au développement et au maintien de ce sentiment d’appartenance. Toujours d’après ces auteurs, un réseau formel doit également être créé entre les professionnels de divers établissements de santé et de services sociaux bilingues qui sont issus de la communauté francophone plus large, aux niveaux provincial, territorial ou national. Pour les infirmières issues de l’immigration, ce capital social peut jouer un rôle crucial dans leur intégration socioprofessionnelle, dans leur rétention dans le milieu de travail, de même qu’au regard de leur sentiment d’appartenance à la communauté linguistique qui les accueille.

Conclusion

Les professionnels de la santé issus de l’immigration francophone constituent des ressources essentielles à l’épanouissement des CFCM. Afin d’assurer le succès de leur intégration professionnelle, des dispositifs soutenant leur recrutement, leur accueil, leur intégration et leur rétention dans ces communautés doivent être mis en place, et ce, dès leur entrée en formation. Il revient donc aux collèges et universités, en partenariat avec les différents milieux de stage, de fournir à la fois les informations et les ressources dont ces professionnels ont ardemment besoin, particulièrement sur le plan de l’actualisation linguistique.