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Le jeu vidéo n’est pas seulement « l’industrie culturelle du XXIème siècle » (Benghozi & Chantepie, 2017), il est aussi au service de l’art et de la culture. Plusieurs organisations culturelles, au premier rang desquelles les musées, se sont ainsi emparées du potentiel associé aux jeux vidéo pour attirer et fidéliser leurs cibles. Après avoir diffusé vers un amphithéâtre de Second Life l’éclipse solaire totale de 2006, l’Exploratorium de San Francisco a été conquis par les opportunités de médiation pédagogique du jeu (Doherty et al., 2006). Le musée des Sciences a alors décidé d’y construire un musée : le Splo. Le British Museum de Londres a quant à lui déployé en 2014 un projet original sur le jeu vidéo Minecraft. Il s’est agi d’y reproduire l’ensemble des salles, galeries et collections d’oeuvres d’art. En 2016, c’est à l’occasion de la commémoration du 350ème anniversaire du grand incendie de Londres, que le London Museum a utilisé Minecraft pour reconstituer cet évènement tragique. En 2022, l’artiste américain Kaws exposait non seulement à la Serpentine Gallery de Londres mais aussi dans sa réplique virtuelle au sein du jeu vidéo Fortnite.

Avec 3.2 milliards de joueurs à travers le monde en 2021 (Statista, 2022), les jeux vidéo sont susceptibles de constituer des leviers d’ouverture vers la culture (Naskali et al., 2013). Observée depuis désormais plusieurs années, la synergie entre le monde culturel d’une part, et l’univers du divertissement d’autre part, s’est accélérée depuis la pandémie causée par la COVID-19. La situation d’urgence générée par la crise sanitaire a en effet contribué à générer de profonds changements dans les institutions muséales au coeur de notre propos (Goodman, 2022). Contraints de fermer leurs portes, les musées ont non seulement repensé leurs objectifs, ils ont aussi exploré de nouvelles cibles et consécutivement modes de communication permettant de toucher leurs publics (Peverini & Pezzini, 2022). C’est dans ce contexte que le jeu vidéo grand public Animal Crossing : New Horizons (ACNH) a suscité l’intérêt de plusieurs musées ayant vu dans son gameplay l’opportunité de maintenir, voire de nouer, le contact avec leurs cibles. Ce jeu a ainsi été vu comme un moyen d’apporter la culture au sein des foyers (Hondsmerk, 2021). Parmi les musées ayant fait d’ACNH leur terrain de jeu, le Muséum des Sciences Naturelles d’Angers compte parmi les précurseurs. Dès le premier confinement rencontré sur le territoire français et seulement 19 jours après la sortie du jeu vidéo ACNH, c’est via son interface que Léo Tessier, médiateur scientifique, y a organisé des visites.

Tandis que les travaux de plusieurs chercheurs se sont portés sur les enjeux pour les musées et autres lieux culturels de la gamification (Madsen, 2020), de la réalité augmentée et/ou virtuelle (Jung et al., 2016), peu de recherches se consacrent aux jeux vidéo grand public (Kidd, 2016). Or la crise sanitaire associée à la pandémie de Covid-19 semble avoir constitué un révélateur des opportunités inhérentes au recours aux jeux vidéo comme ACNH dans la stratégie muséale (Markopoulos et al., 2021; Peverini & Pezzini, 2022).

Au coeur de notre analyse, se trouve la quête des consommateurs d’expériences suscitant émotions et plaisir. Une approche par le concept de valeur perçue a alors été privilégiée. La valeur perçue exprime selon Holbrook (1999) la préférence relative caractérisant l’expérience d’interaction entre un sujet et un objet. L’intérêt d’une approche basée sur la valeur perçue est inhérente à son caractère englobant. Comme le soulignent Maubisson et al. (2022), la valeur constitue une mesure exhaustive des dimensions positives et négatives de l’expérience. Alors que la littérature a appréhendé sous le prisme de la valeur perçue plusieurs des contours de l’expérience muséale (Bourgeon-Renault et al., 2005; Passebois-Ducros & Pulh 2020; Passebois-Ducros & Flacandji, 2022), il nous semble opportun d’explorer les sources de valeur perçue en dehors des murs du musée lui-même et ce, via un jeu vidéo grand public. Fondée sur une méthodologie qualitative à visée compréhensive, notre recherche a par conséquent pour ambition d’identifier les enjeux associés au recours au jeu vidéo ACNH au service de la stratégie muséale. Il s’agit de répondre aux questions suivantes : Quelles sont les sources de valeur de l’expérience de visite d’un musée via le jeu vidéo ACNH ? Parmi ces sources de valeur expérientielle, quelles sont celles qui séduisent les joueurs ? Qu’est-ce qui au contraire participe à une dévalorisation de l’expérience ?

Notre article s’articule autour de quatre parties. Dans la première partie, après avoir proposé une grille intégratrice des dimensions et sources de valeur inhérentes à l’expérience muséale, nous mettons en perspective les enjeux associés au recours aux outils numériques en général et aux jeux vidéo en particulier pour les musées. Les contours du jeu vidéo ACNH ainsi qu’un décryptage des principales manifestations y ayant été organisées par des musées sont présentés dans la deuxième partie. Nous retraçons dans la troisième partie le design méthodologique de notre recherche, le contexte ainsi que les caractéristiques de l’opération portée par le Muséum de la ville d’Angers. C’est enfin au sein de la dernière partie que sont exposés et discutés les principaux résultats de la recherche. Dans une perspective théorique, après avoir mis en relief les antécédents à la visite du musée via le jeu vidéo ACNH, nous soulignons les sources de valorisation et de dévalorisation de l’expérience. Il s’agit, in fine, d’appréhender dans une perspective managériale les opportunités, limites et freins du recours à un jeu vidéo grand public comme ACNH dans la stratégie muséale.

Expérience culturelle et enjeux associés aux technologies numériques

Valeur perçue de l’expérience muséale

Les musées ont pour vocation de faire vivre une expérience aux visiteurs, expérience mêlant découverte, apprentissage et plaisir. Selon les statuts du Conseil International des Musées (ICOM, 2017, p.3), le musée constitue ainsi « une institution permanente sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation ». Au travers de l’expérience vécue par les visiteurs, les musées déploient une stratégie de création de valeur. Comme le soulignent Bourgeon-Renault et al. (2005, p.1) « l’analyse de la consommation culturelle repose sur un paradigme se fondant sur la théorie de la valeur qui sous-tend la notion d’expérience de consommation ». On assiste conséquemment à la mise en place au sein des musées de formes de marketing expérientiel défini comme « une démarche marketing qui vise à développer des contextes expérientiels pour différencier la marque en délivrant plus de valeur au client » (Roederer & Filser, 2015, p.5). Quid alors de la valeur perçue de l’expérience muséale ? Appréhendées dans les propos qui suivent, plusieurs recherches nous apportent un éclairage fécond.

En lien avec l’objet culturel et plus précisément les festivals d’art de rue, Pulh (2002) met en perspective le caractère multidimensionnel de la valeur. L’auteure identifie cinq dimensions de valeur pouvant, nous semble-t-il, faire écho à l’expérience muséale. La dimension fonctionnelle repose sur les attributs de la manifestation culturelle dont le prix ou la facilité d’accès. Quant à la dimension cognitive, elle se fonde sur l’acquisition et la mise à jour de connaissances ainsi que sur la réflexion et l’enrichissement intellectuel suscités. S’agissant de la dimension affective, elle recouvre des valeurs contiguës de plaisir, d’évasion et de surprise. Cette dimension renvoie à la possibilité d’échapper au quotidien via notamment l’étonnement inhérent à l’expérience vécue. La dimension esthétique est quant à elle relative à la beauté de la manifestation culturelle. Enfin, la dimension sociale recouvre selon l’auteure trois aspects : l’interaction sociale (besoin de rencontre et de convivialité), la pratique sociale (moments agréables entre proches) et la communion sociale (émotions collectives).

En se fondant sur la comparaison de différentes recherches sur la valeur et en prenant appui sur le cas des musées d’art contemporain, Passebois (2002) identifie une constellation de valeurs inhérentes à l’expérience de consommation muséale. Parmi les sources de valeur mises en perspective par l’auteure figurent : la « valeur hédonique » relative au plaisir et à l’émotion; la « valeur de stimulation cognitive » inhérente à l’enrichissement des connaissances; la « valeur spirituelle » faisant écho à une forme de détachement du monde réel; la « valeur de lien » inhérente à l’interaction et au partage avec autrui et la « valeur de distinction sociale » comme moyen de se différencier. L’expérience muséale implique également selon Passebois (2002) de potentiels sacrifices : financier (prix d’accès), temporel (temps d’accès à l’activité) et intellectuel (mise sous tension de l’attention et des capacités cognitives). Les deux premières sources de sacrifice (financier et temporel) nous semblent faire écho à la dimension fonctionnelle de la valeur telle qu’appréhendée par Pulh (2002). In fine, les travaux de Pulh (2002) et Passebois (2002) s’entrecroisent et se complètent. Dans leur recherche commune relative aux leviers de création de valeur dans les musées dans le contexte de révolution numérique, Passebois-Ducros & Pulh (2020, p. 162) soulignent, sur le fondement d’une riche revue de la littérature, « la complexité de l’expérience culturelle et la multiplicité des sources de valeur ». Les auteures proposent alors une typologie simplifiée des dimensions de valeur inhérentes à l’expérience culturelle. Y sont mises en relief les dimensions intellectuelle, sociale et affective.

Les travaux de Bourgeon-Renault et al. (2005) sont, par plusieurs de leurs contours, de nature à également enrichir l’appréhension des sources de valeur de l’expérience muséale. Selon les auteures, la valeur d’expérience de visite d’un musée repose d’une part sur des dimensions individuelles et d’autre part sur des dimensions collectives. Les dimensions individuelles recouvrent des aspects symboliques et hédoniques fondés sur « la capacité de la visite à produire du plaisir, de la distraction, des émotions, des sensations » (Bourgeon-Renault et al., 2005, p. 15). Ces dimensions recouvrent également une valeur esthétique inhérente à la consommation d’oeuvres. Quant aux dimensions collectives, orientées vers autrui, elles englobent selon les auteures des aspects festifs, conviviaux ainsi que des partages d’expériences. En lien avec cette dernière acception de la valeur et en référence à Petr et al (2004), Bourgeon-Renault et al. (2005, p.14) soulignent que la visite d’un musée constitue souvent l’opportunité de faire « une sortie récréative entre amis ou en famille ». Comme le soulignent Jarrier & Bourgeon-Renault (2011, p. 3) : « Les recherches sur le comportement du visiteur du musée ont depuis longtemps souligné que l’interaction sociale constitue une motivation fondamentale de visite ». Cette interaction est toutefois, dans certaines circonstances, de nature à contrarier l’expérience. En effet, selon les auteures, l’environnement social est susceptible de nuire « au plaisir contemplatif et esthétique, ainsi qu’à l’émotion intime devant une oeuvre » (Jarrier & Bourgeon-Renault, 2011, p. 6).

Prenant appui sur la littérature précédemment mise en exergue, le tableau 1 propose un cadre intégrateur des dimensions et sources de valeur de l’expérience muséale[1]. Nous y retenons les trois dimensions intégratrices proposées par Passebois-Ducros & Pulh (2020) auxquelles nous associons la dimension fonctionnelle. Chacune des dimensions et sources de valeur listées peuvent être appréhendées sous un angle positif (création de valeur) ou négatif (destruction de valeur). Alors que la dimension fonctionnelle de la valeur (prix, facilité d’accès…) nous semble conditionner l’expérience et servir de socle de base à la satisfaction éventuelle du visiteur, les dimensions intellectuelle, sociale et affective font écho à une dimension hédonique globale. En effet, comme le relèvent Passebois-Ducros & Pulh (2020), elles sont sources potentielles de « gratification ». Les auteures soulignent, en outre, l’interdépendance des différentes sources de valorisation. Typiquement, dans le contexte d’une visite culturelle, connaissance et plaisir sont indissociables. En écho à Packer (2008), les auteures rappellent que « le plaisir éprouvé à « apprendre » décuple la valeur « connaissance » de l’expérience » (Passebois-Ducros & Pulh, 2020, p. 167).

Enjeux du recours aux outils numériques dans la stratégie muséale

C’est à de nombreux défis que sont confrontées les organisations culturelles et artistiques, dont les musées. Parmi ces défis figurent la diminution de l’aide publique, la mondialisation des références culturelles (Scheff & Kotler, 1996) ou bien encore la nécessité d’innover et la pression consécutive en termes de création de valeur (Coblence & Sabatier, 2014). Les musées font également face à l’évolution du comportement de leurs usagers en termes d’accès aux informations, de partage ou de quête d’expériences (Passebois-Ducros & Pulh, 2020). Comme le soulignent Passebois-Ducros & Pulh (2020), à l’heure de la révolution numérique, afin de renouveler la relation qui les unit à leurs visiteurs, les musées se sont emparés des canaux digitaux. Il s’agit alors selon les auteures d’offrir à leur public des expériences plaisantes et mémorables, tout en assurant une transmission de connaissances. Selon Hondsmerk (2021, p.55), les musées ont ainsi « commencé à expérimenter, à explorer et à prendre des risques pour trouver la meilleure façon de communiquer avec leurs visiteurs ». Or, comme le rappelle l’auteure « avant même que de nombreux musées n’intègrent la technologie numérique dans leurs espaces, les visiteurs intégraient déjà le numérique dans leur expérience de visite, le plus souvent en utilisant leur téléphone » (Hondsmerk, 2021, p.54).

Tableau 1

Dimensions et sources de création de la valeur

Dimensions et sources de création de la valeur
Source : inspiré des travaux de Passebois (2002), Pulh (2002), Bourgeon-Renault et al. (2005), Jarrier & Bourgeon-Renault (2011) ainsi que de Passebois-Ducros & Pulh (2020)

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La digitalisation de l’expérience muséale présente plusieurs vertus. Le recours aux technologies mobiles permet aux visiteurs de personnaliser leur expérience du musée et de répondre ce faisant à leurs besoins individuels d’apprentissage (Proctor, 2015). Dans une dynamique participative, la digitalisation génère davantage d’interactions avec le public cible et d’engagement de ce dernier (King et al., 2016). In fine, le recours aux technologies numériques, notamment en termes de stratégie de communication, permet aux musées « d’atteindre les visiteurs au-delà de leurs murs physiques et de s’engager auprès de publics nouveaux et existants » (Hondsmerk, 2021, p.54-55).

Malgré leur intérêt en tant qu’outils au service de la stratégie muséale, les technologies numériques interpellent. Comme l’indique Sandri (2020, p.19) : « Le musée et les technologies évoquent des imaginaires opposés et reliés à des stéréotypes forts ». Selon l’auteure, tandis que dans une approche technophile, la numérisation constitue un vecteur de démocratisation de l’accès au musée, les approches technophobes font au contraire le pari que la virtualisation mènera les musées, en tant qu’espace physiques, à leur perte. Cette crainte ne constitue pas le seul obstacle au déploiement d’outils numériques, il faut aussi considérer les questions de coût et de compétence de la main d’oeuvre (Hondsmerk, 2021). Parmi les projets numériques hors de portée de la plupart des musées, sont mis en exergue les jeux vidéo. Malgré les coûts inhérents à de tels déploiements, certains musées ont franchi le cap de la ludo-pédagogie. Typiquement, le Science Museum de Londres a déployé plusieurs jeux permettant de découvrir la science, parmi lesquels Rugged Rover (un jeu de science permettant de concevoir et tester son propre rover spatial tout terrain) ou My Robot Mission AR (un jeu de réalité augmentée permettant de créer son propre robot).

Le recours aux jeux vidéo permet aux musées la mise en place de projets novateurs susceptibles de renforcer l’engagement des visiteurs et l’attractivité (Koster, 2013). En effet, le plaisir ludique pourrait développer voire renouveler le sentiment d’adhésion des visiteurs envers le musée (Koster, 2013). C’est sous le prisme des sensations du jeu que le musée est alors perçu. Cette perception implique une remise en question des repères traditionnels du musée physique (Koster, 2013). Ce faisant, la question de la légitimité du jeu vidéo se pose : « Certains conservateurs de musée reprochent […] au jeu vidéo d’être le porte-parole des industries de consommation et d’aller à l’encontre des valeurs académiques de conservation et de contemplation des objets ou des oeuvres d’art » (Koster, 2013, p. 206). Or, l’opposition des logiques et systèmes de valeur inhérents aux musées d’une part, et aux jeux vidéo d’autre part, n’en rendent pas moins opportune leur articulation. Selon Hondsmerk (2021), la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 aurait, de ce point de vue, marqué un tournant pour de nombreux musées dans l’ouverture au numérique en général et aux jeux vidéo en particulier. Pour l’auteure, les circonstances du confinement et l’accent mis sur le numérique ont été de nature à encourager les musées à explorer la façon dont ils pourraient créer leurs propres jeux vidéo, ce en dépit d’éventuelles barrières financières. En particulier, ayant exploré les opportunités relatives aux mécanismes d’engagement et de création d’Animal Crossing : New Horizons, les institutions muséales ont envisagé de recourir plus largement aux jeux vidéo dans leur stratégie (Hondsmerk, 2021). Investi par de nombreux musées durant la crise sanitaire, ce jeu vidéo grand public est ainsi au coeur de notre attention.

Animal Crossing : vers de nouveaux horizons culturels

Autopsie d’un succès planétaire

Véritable phénomène sociétal, Animal Crossing : New Horizons (ACNH) est le cinquième opus de la série Animal Crossing qui est sorti dès 2001. Hasard de l’agenda, la commercialisation du jeu vidéo a débuté le 20 mars 2020 au moment où la crise sanitaire causée par la pandémie de COVID-19 attirait tous les regards. Incarné par son avatar, le joueur s’installe sur une ile paradisiaque. Au rythme des journées et des saisons, il s’adonne à de multiples activités : aménagement de son habitat, cueillette de fruits ou bien encore shopping. Selon plusieurs auteurs parmi lesquels Johannes et al. (2021) ou Paredes-Otero (2021), le gameplay d’ACNH a ainsi permis à des millions de joueurs de trouver, en ces temps anxiogènes de pandémie, un espace de bien-être (cf. encadré 1).

Jeu « bac à sable », ACNH laisse la part belle à la créativité des joueurs qui façonnent leur environnement à leur gré. Des outils de design permettent de personnaliser aisément des éléments du jeu. Forts du succès de ce jeu vidéo, de nombreuses organisations se sont ainsi saisies des potentialités créatives pour réaliser des formes de placement produit au sein du jeu vidéo (Renault, 2022a). Sans que cela nécessite le moindre accord de Nintendo, les organisations marchandes et non marchandes peuvent en effet facilement et à moindre frais investir l’univers du jeu vidéo (Renault, 2022b). ACNH prend alors les traits d’un réseau social permettant aux marques de nouer ou de poursuivre le dialogue avec leurs parties prenantes. Alors que de nombreuses marques de mode y sont investies (Renault, 2023), ce sont également de multiples types d’organisations qui y voient un terrain d’expression. A l’instar des démocrates Joe Biden et de sa colistière Kamala Harris, des partis politiques ont fait du jeu vidéo un espace pour déployer leur campagne (Stadtmann & Benti, 2021). Depuis les « gilets jaunes », au mouvement « black lives matter », en passant par des contestations contre le régime de Hong Kong, des groupes de militants y ont exprimé leurs positions (Tidmarsh, 2021). Les organisations culturelles et les musées en particulier ne sont pas en reste. ACNH, s’est ainsi révélé l’écrin idéal pour mener des opérations de marketing expérientiel, notamment parce que du fait de la présence d’un musée au sein du jeu, la vie culturelle y a une place de choix.

Le musée, joyau d’Animal Crossing

Le musée d’ACNH poursuit l’ambition de rassembler et exposer différentes collections dans un espace prenant les traits d’un musée réel : un bâtiment, son hall central et plusieurs espaces attenants. Disposant d’un aquarium et d’un insectarium, le musée se caractérise par l’exposition d’êtres vivants. Le conservateur, un hibou nommé Thibou (Blathers en anglais), collecte et expertise les différents éléments qui lui sont présentés : fossiles, oeuvres d’art, insectes et poissons. Lorsque le joueur apporte un nouvel élément, l’oiseau anthropomorphe lui propose de partager son expertise, confortant chemin faisant la dimension pédagogique du jeu vidéo (Lin & Su, 2020).

Alors que le musée est vide au début, il s’enrichit des dons faits par l’avatar au conservateur. Afin d’obtenir toutes les collections, le joueur est invité à explorer son île toute l’année. Le musée n’est pas personnalisable, son conservateur se contente d’enregistrer les pièces prédéfinies que le joueur trouve sur son île (Totten, 2020). Une fois chacune des collections complétées, la scénographie du musée est donc similaire d’un joueur à l’autre. Les joueurs ont néanmoins la possibilité de déployer leurs propres collections et ce faisant de personnaliser leur île ou maison.

Fisher et al. (2021) soulignent les vertus pédagogiques du jeu ACNH qui propose du matériel sur l’évolution et la taxonomie. Les auteurs mettent notamment en perspective la possibilité pour le joueur de déterrer quotidiennement des fossiles. Une fois confiés au musée, les fossiles sont transformés dans l’entité physique qui les représente. Typiquement, plusieurs fossiles d’une même espèce de dinosaure permettent de reconstituer le squelette entier d’un tyrannosaure ou bien encore d’un stégosaure. Fisher et al. (2021) relèvent également la présence d’un arbre de l’évolution au sein du musée du jeu vidéo. Ce dernier contient les contours ombrés de 18 espèces de villageois (animaux anthropomorphes et humain) représentant une lignée taxonomique dont chaque ombre est reliée à un fossile apparenté à son descendant linéaire. Les caractéristiques éducatives d’ACNH permettraient ainsi aux joueurs « d’apprendre l’évolution et l’histoire de la diversification biologique » (Fisher et al., 2021, p.8). C’est également sur les espèces d’insectes et de poissons que les joueurs enrichissent leurs connaissances. S’agissant des oeuvres d’art, le joueur est notamment invité à faire montre de perspicacité. En effet, seules les oeuvres authentiques sont acceptées par le conservateur. Cela conduit le joueur à témoigner d’un regard aiguisé lorsqu’il acquiert des pièces réputées (sculptures ou tableaux) auprès du marchand itinérant adepte de la contrefaçon (Lin et Su, 2020).

Signe de reconnaissance de l’univers muséal d’ACNH, le département communication de l’ICOM a mis en perspective l’initiative du jeu de célébrer la journée internationale des musées (figure 1). Afin d’en faire la promotion, il s’est agi pour l’Organisation Non Gouvernementale de créer des designs d’affiches que les joueurs étaient invités à positionner sur leur ile. Fort du potentiel associé au déploiement de musées virtuels, plusieurs musées se sont ainsi saisis d’ACNH dans leur stratégie marketing.

Figure 1

Célébration de la journée internationale des musées dans ACNH

Célébration de la journée internationale des musées dans ACNH

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La poursuite des objectifs des musées via Animal Crossing

Parmi les initiatives menées par des musées sur le jeu vidéo, nous mettons ci-après en perspective trois cas emblématiques (figure 2).

  1. Contraint de fermer du fait de la crise sanitaire « the Museum of English Rural Life » (MERL - Musée de la vie rurale) en Angleterre a proposé dès le 25 mars 2020 via Twitter à sa communauté de fabriquer des blouses pour protéger les vêtements de la saleté lors des travaux agricoles pour les personnages d’ACNH. C’est à l’aide de l’outil créatif intégré au jeu vidéo que les joueurs ont pu créer des tenues. A l’image de Nicole Cuddihy, designer réputée[2] pour ses créations de vêtements sur le jeu vidéo, de nombreux joueurs se sont prêtés à l’exercice et ont partagé leurs créations en ligne.

  2. Le département digital du musée américain Getty a déployé en avril 2020 un générateur d’Art ACNH. Selon les termes du site Internet dédié à l’opération, l’outil permet aux joueurs de transformer leur maison « en galerie d’art de classe mondiale ». Il s’agit ainsi pour les joueurs de créer leurs propres galeries de motifs personnalisés avec les oeuvres d’art de collections célèbres du monde entier. Si les designs peuvent naturellement être posés sur des chevalets, ils peuvent également être utilisés pour personnaliser des vêtements ou bien encore les murs ou les sols de l’habitat de l’avatar.

  3. Depuis janvier 2022, le musée du Prado propose aux joueurs de visiter sa propre ile au sein de laquelle il est possible de découvrir la « Quinta del Sordo » (le domaine du sourd), maison où a vécu le peintre Francisco de Goya. Les joueurs peuvent y découvrir les peintures noires dont l’artiste a décoré les murs. Sur sa page YouTube, le musée indique qu’il s’agit d’une « initiative éducative qui vise à créer de nouvelles expériences numériques à partir de l’art dans un jeu vidéo de simulation sociale ». C’est également via les vidéos captées au sein de l’univers ACNH que les internautes ont l’opportunité de découvrir une sélection d’oeuvres d’art. Le Prado offre également la possibilité aux joueurs de scanner des QR codes permettant d’obtenir des oeuvres du musée. Cette initiative s’appuie sur le caractère interactif d’ACNH qui en fait un véhicule d’expression artistique. Au travers de cette opération, le musée ambitionne que les joueurs puissent se rapprocher de l’art et interagir avec les oeuvres de façon unique.

Figure 2

Initiatives relayées sur le compte Twitter d’une sélection de musées

Initiatives relayées sur le compte Twitter d’une sélection de musées

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Alors que ces trois cas semblent caractéristiques de la façon dont la plupart des musées se sont saisis des possibilités de personnalisation propres au gameplay d’ACNH pour déployer des opérations de communication originales, le Tableau 2 liste les initiatives que nous avons pu observer sur la période de deux années suivant la sortie du jeu vidéo en mars 2020.

Au-delà de l’effet « lune de miel », nous voyons dans le déploiement rapide d’opérations en lien avec le jeu vidéo un effet d’aubaine. En effet, le contexte de crise sanitaire et la fermeture imposée de nombreux établissements les ont conduits à repenser en profondeur les modes d’expérience muséale, à se transformer en générant de nouveaux contenus (Peverini & Pezzini, 2022). Ainsi, comme nous pouvons l’observer dans le tableau 2, de nombreuses opérations ont été déployées dès les trois premiers mois suivant la sortie du jeu vidéo. Alors que l’engouement médiatique pour ACNH s’est ensuite érodé, il n’en demeure pas moins un intérêt des organisations souhaitant y réaliser des formes de placement produit (Renault, 2022a). En particulier, la possibilité de télécharger ou de générer des oeuvres comptant parmi le catalogue muséal permet aux joueurs d’intégrer des pièces emblématiques dans leurs univers. Parmi les initiatives portées par des musées, celle du Muséum d’Angers se révèle atypique. En effet, il s’agit de proposer une expérience immersive de visite guidée via le jeu vidéo et ce en dehors des murs physiques du musée lui-même. Nous présentons les détails de l’opération dans la partie qui suit.

Tableau 2 

Animal Crossing au service de la stratégie muséale

Animal Crossing au service de la stratégie muséale

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De la méthodologie à la présentation de l’opération menée par le muséum d’Angers

Une méthodologie qualitative à visée compréhensive

C’est dans une perspective compréhensive que notre recherche ambitionne d’appréhender, sous le prisme de l’étude de cas du muséum d’Angers, les dimensions et sources de valorisation ou de dévalorisation de l’expérience de visite d’un musée via le jeu vidéo ACNH. Fondé sur une méthodologie qualitative, notre article explore l’initiative portée par le Muséum d’Angers de réaliser des visites sur le jeu vidéo ACNH. En écho à Yin (1994), il s’agit de comprendre le phénomène contemporain dans un contexte réel du fait de la porosité des frontières entre phénomène et contexte. Le choix d’une étude de cas unique s’explique par le caractère extrême de la situation étudiée (Yin, 2003). Nous appréhendons en effet une situation atypique : le muséum d’Angers est, à notre connaissance, la seule organisation culturelle à avoir organisé des visites guidées dans le cadre du jeu vidéo ACNH.

Construit par triangulation (Eisenhardt, 1989), le corpus des données de terrain s’appuie sur le suivi des initiatives portées par les musées sur le jeu vidéo. Les données ont été recueillies durant les deux années suivant la sortie d’ACNH en mars 2020. Une attention particulière a naturellement été portée à l’opération initiée par le Muséum d’Angers via la recueil et l’analyse d’une trentaine de posts et commentaires associés sur le réseau social Twitter. Il s’agissait ici d’appréhender comment le muséum a communiqué autour de l’opération et quelles étaient les réactions suscitées. Ont également été collectées et analysées les retombées média presse. Lors de la première visite, le journaliste Corentin Lamy a relayé dans Le Monde l’opération du muséum (Lamy, 2020). Son article a fait « boule de neige » et suscité de nombreuses retombées média. Ouest France, Le Figaro ou bien encore 20 minutes comptent ainsi parmi les médias ayant traité de l’initiative. Deux vidéos YouTube inhérentes au cas étudié : « Les Amiibros – visite du muséum d’histoire naturelle d’Angers » et « Echange avec Léo Tessier sur les visites du musée Animal Crossing » ont également fait l’objet d’un décryptage.

Dans le but de mieux appréhender l’expérience, a par ailleurs été interrogé en septembre 2021 le médiateur scientifique à l’origine de l’opération. Le guide d’entretien s’orchestre autour de cinq points : 1) présentation de notre interlocuteur, de sa mission au sein du muséum d’Angers, de sa relation aux jeux vidéo en général et à la série Animal Crossing en particulier; 2) naissance de l’idée de réaliser des visites, rôle du contexte sanitaire et enjeux de l’expérience; 3) stratégie de communication; 4) organisation des visites et processus d’apprentissage; 5) bilan et recommandations. Ce sont également 29 personnes ayant vécu l’expérience vidéo-ludique qui ont accepté en novembre 2021 de répondre aux questions qui leur ont été transmises par l’intermédiaire du Muséum d’Angers via un lien google forms[3]. Notre échantillon de convenance est constitué de 22 femmes et 7 hommes, dont les prénoms ont été modifiés afin de préserver leur anonymat. Prenant notamment en considération les phases temporelles de la visite du muséum, le guide utilisé était structuré autour de quatre axes ci-après détaillés :

  • Présentation de la personne interrogée et relation au jeu vidéo ACNH : il s’agissait ici d’identifier ce qui plait ou déplait dans le jeu vidéo ACNH en général et dans le musée du jeu en particulier;

  • Expérience pré-visite : nous avons cherché à comprendre ce qui avait incité les répondants à participer à la visite orchestrée par le muséum d’Angers. Il s’est également agi de voir comment ils se sont préparés à la visite (tenue portée par leur avatar, sollicitation d’accompagnateurs, etc.);

  • Expérience de la visite : les répondants ont été amenés à verbaliser le souvenir qu’ils avaient de la visite guidée du musée d’ACNH par le médiateur scientifique. Il s’est agi plus particulièrement d’exprimer les sources de satisfaction et/ou de déception inhérentes à l’expérience;

  • Perception post-visite et opportunités associées au recours aux jeux vidéo : les répondants ont exprimé leur perception de l’impact de la crise sanitaire sur l’initiative portée par le muséum d’Angers. Les atouts et limites du recours aux jeux vidéo ont été mis en perspective par chacun. Enfin, les répondants étaient invités à adresser des conseils aux musées souhaitant mobiliser le jeu vidéo dans leur stratégie.

En écho à Miles et al. (2019), nous avions pour ambition de parvenir d’une part, à des descriptions et à des explications cohérentes et de dépasser d’autre part, nos conceptions initiales afin d’enrichir notre compréhension du phénomène étudié. Dans cette perspective, les données qualitatives recueillies ont fait l’objet d’une analyse de contenu à l’appui du logiciel NVivo. Il s’est agi de procéder à une catégorisation des données selon notre grille de lecture en termes de dimensions et sources de valeur (tableau 1). Le recours à NVivo a ainsi facilité le « passage au crible » du matériau afin d’une part, d’identifier les sources de valeur expérientielle dans leur expression positive ou négative et d’autre part, d’établir des connexions éventuelles entre elles.

En termes de positionnement épistémologique, notre recherche a pour objet de comprendre et d’interpréter l’expérience des sujets de l’opération menée par le muséum d’Angers. En ce sens, nous considérons à l’instar de Merriam (1998) que la réalité n’est pas une entité objective et qu’il en existe de multiples interprétations. Cette hypothèse philosophique implique que nous avons pour objectif de comprendre le sens donné par chacune des parties prenantes à leur expérience.

Visites guidées du « Muséum d’Angers » sur Animal Crossing

Médiateur scientifique au sein du Muséum des Sciences Naturelles d’Angers, Léo Tessier est le porteur de l’opération menée sur ACNH. Au sein du muséum, il a, selon ses termes, pour rôle de « faire le lien entre les oeuvres, les collections, les objets présentés dans le musée et le public ». Polymorphe, cette mission s’exerce dans le musée lui-même mais aussi en dehors, au sein d’établissements scolaires ou bien encore en ligne. Ayant acquis le jeu ACNH dès sa sortie, le médiateur scientifique s’est promptement rendu compte que le musée y était très bien réalisé. La possibilité offerte par le gameplay d’accueillir d’autres joueurs a participé à l’idée de proposer des visites du musée d’Animal Crossing. Fort de la confiance et de l’enthousiasme de sa hiérarchie et de l’équipe du muséum, le médiateur scientifique a pu rapidement déployer l’opération. En effet, alors que le jeu vidéo est sorti le 20 mars 2020, la première visite s’est déroulée dès le 8 avril.

Confiné, c’est depuis son domicile que Léo Tessier a développé, proposé, puis animé les visites. La situation sanitaire a ainsi eu un impact majeur sur le déploiement de l’opération : « S’il n’y avait pas eu le confinement peut être que l’idée ne m’aurait pas traversé l’esprit ». De son aveu, sa charge de travail ne lui aurait d’ailleurs probablement pas permis « en temps normal », de pousser l’idée plus en avant. Toutes les visites guidées se sont déroulées en période de confinement. Ce sont en tout vingt-neuf visites qui ont été organisées, dont seize entre le 8 avril et le 27 mai 2020, cinq pendant la période de noël 2020 et huit pendant la période de Pâques 2021. Seulement 8 joueurs pouvant interagir dans un même univers vidéo-ludique, le médiateur ne pouvait inviter simultanément que 7 joueurs, plusieurs personnes pouvant cependant assister à une visite depuis une même console[4].

L’idée principale était de construire un parcours traversant trois salles du musée du jeu vidéo : celle dédiée aux poissons d’une part, celle dédiée aux insectes d’autre part et celle, enfin, de la paléontologie. La visite était pensée sur un format d’une heure environ. Léo Tessier avait pour objectif de mélanger des concepts généralistes agrémentés d’anecdotes propres à certains des spécimens. Plus encore, notre interlocuteur avait à l’esprit de faire le parallèle avec le muséum d’Angers : « L’idée c’était de regarder quelles espèces je souhaitais utiliser pour cette visite et également de faire quelques parallèles avec les collections dont on dispose au muséum d’Angers ». En effet, le muséum d’Angers détient des espèces similaires à celles que l’on trouve dans le musée d’ACNH. Tel est par exemple le cas du papillon Attacus atlas ou bien encore du plésiosaure, un grand reptile marin. Notons que lorsque les visites ont débuté, Léo Tessier ne détenait pas l’intégralité des collections. Au fil de l’eau, de nouveaux éléments (poissons, insectes et fossiles) ont enrichi son musée, permettant au médiateur scientifique de faire évoluer son discours. Dans une dynamique participative, le médiateur a eu à coeur d’impliquer les visiteurs au maximum. Il s’est notamment agi de poser des questions aux visiteurs ou bien encore de les inviter à chercher des espèces au sein du musée. Selon notre interlocuteur, si le contexte virtuel revêt quelques spécificités techniques, il est nécessaire de construire ce type de visite comme on pourrait le faire en présentiel.

Les visites initiées par le muséum d’Angers ont permis un élargissement des publics touchés. Léo Tessier nous fait part en ces termes de sa satisfaction : « La fierté que je ressens vis-à-vis de cette initiative c’est d’avoir touché des publics assez différents des publics habituels ». En effet, le médiateur souligne que le public touché est bien plus large que les seuls adeptes des muséums d’histoire naturelle. Notre interlocuteur nous précise que pour certaines personnes « leur dernière visite de musée datait de plusieurs dizaines d’années. C’était parfois des souvenirs d’enfance, de visites avec les grands-parents ou avec l’école ». L’initiative a également permis d’élargir l’horizon géographique des visiteurs. Tandis que les visites au sein du musée réel attirent 41 % des visiteurs du Maine et Loire, les visites virtuelles en ont réuni seulement 13 %. En outre, selon l’étude menée par le muséum, les personnes ayant réalisé une visite virtuelle sont en moyenne plus jeunes que les visiteurs du muséum réel. En écho aux travaux de Koster (2013), le recours au jeu vidéo semble avoir favorisé l’attractivité du muséum d’Angers.

Le jeu vidéo comme outil de médiation

De l’attrait envers le musée d’ACNH à l’attrait envers sa visite guidée

Indépendamment de la visite orchestrée par le Muséum d’Angers, chacun des joueurs a déjà eu l’opportunité de découvrir au sein de sa propre île le musée d’ACNH. Or, l’ensemble des répondants à notre enquête en apprécie de multiples aspects. Fondé sur une sélection de verbatim, le tableau 3 met l’accent sur les sources de valorisation versus dévalorisation du musée d’ACNH. Au coeur du discours des répondants figurent les dimensions intellectuelle et affective. Discrète, la dimension sociale n’apparait que de manière transversale à propos de l’interaction des joueurs avec Thibou, personnage non joueur, conservateur du musée du jeu vidéo.

S’agissant de la dimension intellectuelle, le musée du jeu vidéo constitue pour les joueurs une source d’apprentissage. Typiquement, Susy nous dit apprécier « le fait d’en apprendre plus sur les espèces animales, d’en découvrir de nouvelles ». La collection constitue ce faisant une caractéristique satellite à l’apprentissage mais aussi à l’esthétisme. En effet, le fait de recueillir les différentes pièces enrichit les connaissances acquises. Typiquement, Tom nous dit apprécier les descriptions de Thibou après chacune des donations. Au travers de la collection, il s’agit par ailleurs d’obtenir l’ensemble des pièces du musée pour créer, dans l’univers virtuel, une exposition esthétique d’objets apparentés. En poursuivant l’objectif d’achèvement de sa collection, le joueur connait l’excitation de la chasse aux objets et prend du plaisir dans ce comportement de consommation particulier.

Tableau 3 

Sources de valeur perçue du musée d’ACNH

Sources de valeur perçue du musée d’ACNH

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S’agissant de la dimension affective, elle s’exprime plus particulièrement en termes d’esthétisme. Si chacun peut avoir parmi les différents espaces des préférences, les joueurs disent « aimer » voire « adorer » la mise en perspective des différentes collections : fossiles, poissons, insectes et oeuvres d’art. Ce verbatim illustre nos propos : « Il [le musée] est magnifique. Le coin des poissons est vraiment relaxant presque comme un vrai aquarium. Étant passionnée de dinosaures, j’adore le coin des fossiles et le coin des insectes est magnifique surtout la serre aux papillons » (Rosie). Ce sont les qualités graphiques et la scénographie du muséum qui séduisent les répondants. S’en dégage une ambiance qualifiée de « reposante » ou bien encore de « relaxante ».

En effet miroir aux sources de valeur mises en exergue, des zones de frustration ou de déception apparaissent. Il est question de la difficulté à obtenir toutes les pièces des collections. En écho aux recherches de Danet & Katriel (2012) sur le phénomène de collection, de nombreux joueurs ressentent le besoin de combler les espaces vides. En effet, lorsqu’ils n’ont pas eu l’opportunité de compléter l’ensemble des collections, les joueurs faisant face à ces espaces inoccupés (murs, vitrines, aquariums, piédestaux) deviennent curieux et impatients de les voir complétés. Bravant les difficultés inhérentes à la finalisation de leurs collections, certains répondants voudraient qu’il y ait davantage de pièces au sein de chacune d’entre elles, voire de nouveaux espaces. Par ailleurs, la soif de connaissances de plusieurs répondants n’est pas assouvie par les explications de Thibou, le conservateur du musée. Certains regrettent conséquemment de ne pas disposer d’informations plus pointues (par exemple sur des cartels), et indiquent qu’ils apprécieraient la présence d’un guide : « Dommage de pas avoir de guide pour nous faire découvrir les différentes espèces » (Olivia). 

Notons alors que les initiatives portées par plusieurs musées (tableau 2) apportent une réponse aux sources de déception exprimées (tableau 3) :

  • A ceux, à l’image de Monique, qui souhaitent détenir davantage d’oeuvres et décider de leur disposition, le téléchargement de designs en ligne permet d’étendre les collections et ce faisant de répondre à une quête esthétique. Cela permet en outre aux joueurs de sélectionner des pièces issues de mouvements artistiques qui n’avaient pas été envisagés dans le jeu original à l’instar du cubisme ou du surréalisme. Précisons que le musée d’ACNH n’étant pas personnalisable, il est impossible d’y exposer les oeuvres collectées via les interfaces proposées par des musées comme le Getty ou le Prado. En revanche, les joueurs ont la possibilité de les installer dans leurs habitations ou sur les espaces extérieurs de leur île.

  • A ceux en quête d’apprentissage, à l’instar d’Anne ou de Lucie, qui regrettent qu’il n’y ait pas davantage d’explications au sein du musée, voire que certaines d’entre elles soient erronées, la proposition du Muséum d’Angers de bénéficier d’une visite guidée avec un médiateur scientifique constitue une réponse idoine.

Dans un contexte sanitaire anxiogène où les répondants sont en quête d’évasion et de relations sociales, la proposition du Muséum d’Angers de réaliser des visites guidées du musée du jeu vidéo ACNH constitue une expérience novatrice, source d’apprentissage. Typiquement, Robert nous indique avoir été séduit par, d’une part, « le fait d’avoir un professionnel qui […] explique davantage de choses » et, d’autre part, l’idée de pouvoir « sortir » en ces temps de confinement. Outre leur volonté d’en apprendre davantage sur les collections du musée d’ACNH, c’est la volonté de vivre une expérience originale mêlant le « réel au virtuel » qui était à l’origine de la volonté de participer à la visite. Issu de notre table des verbatim, le tableau 4 synthétise les principales sources de motivation, dans leurs dimensions intellectuelle et sociale, envers l’opération initiée par le muséum d’Angers.

Tableau 4

Attrait envers la visite proposée par le muséum d’Angers

Attrait envers la visite proposée par le muséum d’Angers

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Une expérience créatrice de valeur

Chacun semble avoir perçu dans l’expérience de visite initiée par le muséum d’Angers de multiples sources de valeur. En écho à Passebois-Ducros & Pulh (2020), les bénéfices de l’opération relèvent des trois dimensions de « gratification » de l’expérience culturelle : intellectuelle, sociale et affective. Nous traitons dans les propos qui suivent de chacune de ces dimensions dont le poids relatif est variable dans le discours des personnes enquêtées. Fondée sur la classification et l’analyse de notre corpus via NVivo, le tableau 5 présente ainsi une synthèse des sources de valorisation ou de dévalorisation de l’expérience de visite. De manière générale, la dimension intellectuelle semble prégnante dans le discours des répondants suivie de la dimension sociale puis de la dimension affective.

S’agissant de la dimension intellectuelle, les répondants nous expliquent avoir beaucoup appris de l’expérience. « Reproduction du poisson lanterne », « couleur des papillons et toxicité », « arbre de vie » (…) comptent parmi les nombreux éléments qui sont cités par les répondants comme des sources de découverte, d’apprentissage ou de consolidation des connaissances acquises. Typiquement, Rosie explique que la visite lui a permis de se remémorer des connaissances : « Etant passionnée de fossiles et des poissons, je connaissais déjà pas mal de choses mais c’était très sympa de revoir tout ça avec un spécialiste ». Malgré leur satisfaction globale, plusieurs visiteurs regrettent que la visite n’ait pas duré plus longtemps et de n’avoir pu appréhender davantage d’éléments : « Trop court, j’aurais aimé plus de choses, plus d’insectes… » (Marjorie) / « J’aurais aimé prendre plus de temps […] - faire une visite par univers car c’était tellement bien. Cela aurait mérité effectivement d’être fait en plusieurs étapes » (Stella). En outre, certains répondants auraient souhaité pouvoir explorer toutes les zones du musée virtuel : « J’aurais aimé que les zones « poissons » et « art » soient faites aussi » (Eva). En ressort une forme de frustration qui nous semble se situer dans une « zone grise » à l’intersection de la satisfaction et de l’insatisfaction. En effet, nous avons associé à cette zone dite de « frustration » le discours des répondants ayant exprimé leur satisfaction quant à la dimension cognitive de l’expérience mais dont la soif d’apprentissage n’est pas assouvie.

Tableau 5

Synthèse des sources de valorisation versus dévalorisation[5]

Synthèse des sources de valorisation versus dévalorisation5

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La dimension sociale nous semble un aspect particulièrement saillant de l’analyse. En effet, en écho aux recherches de Bourgeon-Renault et al. (2005) ou de Jarrier & Bourgeon-Renault (2011), qu’ils aient vécu l’expérience seuls ou en groupe la majorité des répondants étaient en quête de socialisation. Le contexte sanitaire a indubitablement renforcé cet aspect. Si sous l’angle temporel, la visite est arrivée à point nommé c’est parce que cela répondait au besoin des joueurs de « voir du monde », de pouvoir retrouver des proches à l’occasion de cette visite. Léo Tessier qualifie d’ailleurs l’initiative de « bulle de rencontres virtuelles ». L’analyse des verbatim recueillis permet d’articuler la dimension sociale autour de deux prismes. Elle s’exprime via l’interaction avec le médiateur scientifique d’une part et le groupe d’autre part. S’agissant de l’intéraction avec le médiateur scientifique du Muséum d’Angers, les répondants expriment leur satisfaction à l’unisson. Rosie, par exemple, nous explique avoir beaucoup apprécié les connaissances du guide et l’approche pédagogique privilégiée : « Il savait répondre à beaucoup de questions dans les trois parties du musée. […] Le fait de rendre la visite interactive en proposant des quizz était très bien ». S’agissant de l’interaction avec le groupe, elle constitue pour de nombreux répondants une source de satisfaction. Toutefois, le rapport au groupe a pu nuire à l’expérience d’une minorité de visiteurs. Comme le soulignent Jarrier & Bourgeon-Renault (2011), la présence d’autres visiteurs peut affecter de manière variable l’expérience de visite. Typiquement, l’une des répondantes exprime son agacement vis-à-vis du groupe : « Comme dans les vrais groupes, il y a toujours des gens qui veulent se mettre en avant, parlent pour ne rien dire et font perdre du temps à tout le monde. Mais bon, c’est comme ça… » (Rosie). En utilisant l’expression « comme dans les vrais groupes », cette répondante met ici en exergue le fait que les nuisances au sein d’un espace virtuel, comme celui du jeu vidéo, peuvent être similaires à celles ressenties à l’occasion d’une visite physique classique d’un musée. Les autres membres du groupe peuvent également être considérés comme les vecteurs de problèmes techniques ayant enrayé la satisfaction globale. Typiquement Stella nous indique : « C’est un peu le défaut du truc, mais on n’y peut rien. Dès que la connexion de quelqu’un plantait, ça nous plantait tous, donc il fallait qu’on revienne sur l’île ». Entre valorisation et dévalorisation, on retrouve également une zone grise dite « zone de frustration ». Plusieurs des répondants ayant apprécié la dimension sociale de l’expérience de visite auraient souhaité aller plus loin. Typiquement Anne nous indique : « On aurait pu faire un groupe Messenger avec tous les joueurs, ou activer le tchat vocal […], j’aurais adoré entendre parler les autres ça aurait été plus vivant »[6]. Même si elle est du domaine de la déception, cette zone intermédiaire nous semble témoigner du retour d’expérience extrêmement favorable de la part des visiteurs qui pour beaucoup en auraient voulu davantage.

S’agissant enfin de la dimension affective, elle s’articule autour des trois leviers identifiés dans la littérature : un éventail de sensations, l’esthétisme et l’évasion. Parmi les sensations mises en perspective par les répondants le caractère ludique est saillant. De nombreux répondants voient dans l’expérience des caractéristiques divertissantes et récréatives. S’agissant du caractère esthétique, c’est la beauté du jeu vidéo et plus précisément du musée qui revient dans le discours des répondants. Leur affection pour le jeu vidéo en général et la scénographie du musée en particulier participe également à leur satisfaction. La temporalité inhérente à la période de confinement a par ailleurs concouru au fait que l’expérience soit vécue comme une source d’évasion et de bien-être faisant d’ailleurs écho aux vertus mêmes du jeu vidéo ACNH telles qu’appréhendées dans la littérature (Johannes et al., 2021; Paredes-Otero, 2021).

Le plaisir inhérent à l’expérience se situe ainsi concomitamment et selon des degrés plus ou moins forts selon les répondants dans le fait d’apprendre, de partager avec autrui et de vivre un éventail d’émotions. Construite à partir de notre analyse NVivo, la figure 3 propose une vue synoptique de l’expression des sources de valeur.

Sous un angle fonctionnel, nous pouvons mettre en avant la gratuité de la visite proposée par le muséum d’Angers et son accessibilité en ligne, laquelle était incontournable en période de confinement. Ce sont principalement des problématiques techniques qui ont été préjudiciables à l’expérience. En effet, la connexion à l’île hôte s’est parfois révélée toute aussi longue que fastidieuse. Alors que Léo Tessier nous explique que ce temps d’attente a été mis à profit d’une dimension sociale (chacun a pu faire connaissance), certains répondants ont fait porter aux autres membres du groupe les difficultés techniques.

Figure 3

Carte perceptuelle des sources de valeur

Carte perceptuelle des sources de valeur

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La figure 4 propose une synthèse des propos qui précèdent. Elle met en perspective l’expérience de visite initiée par le muséum d’Angers comme un mode de médiation source de valeur dans une quadruple dimension : fonctionnelle, intellectuelle, affective, et sociale. Alors que la dimension fonctionnelle de la valeur constitue une forme de socle ou de prérequis à l’expérience, les dimensions intellectuelle, sociale et affective forment une constellation concourant à une valeur hédonique globale. La figure 4 met également en relief plusieurs zones de frustration ressenties par les joueurs. De manière a priori contre intuitive, ces zones « grises » ne doivent pas être considérées comme des sources de « dévalorisation ». Nous les interprétons davantage comme la manifestation par les répondants de leur volonté d’en obtenir davantage et de voir l’expérience se reconduire. En activant le système de récompense, source de plaisir, du joueur/visiteur, nous assistons à un renforcement positif propice à la volonté de renouveler l’expérience.

Au-delà du contexte sanitaire : quelles opportunités ?

A la question de savoir si cette expérience aurait pu voir le jour en dehors de la crise sanitaire et du confinement, les réponses des visiteurs sont contrastées. D’un côté, certains considèrent que la synchronie de la sortie du jeu et de la crise sanitaire a beaucoup joué : « Je pense que l’initiative vient des fermetures subies par toutes ces institutions » (Deborah) / « Le jeu est vraiment sorti au bon moment, le fait d’être tous coincés chez soi nous a permis de jouer plus qu’en temps normal » (Linette). / « Le confinement et la popularité du jeu semblent selon moi être des facteurs majeurs ayant permis cette initiative, je ne suis donc pas sûr qu’elle aurait vu le jour sans la pandémie » (Joseph). D’un autre côté, sans sous-estimer le poids du contexte, plusieurs répondants considèrent que l’initiative aurait pu voir le jour indépendamment : « Il y a une grosse communauté Animal Crossing. Même si la crise sanitaire a aidé, je pense que ces visites auraient marché et marcheraient encore hors-Covid » (Rosie) / « Le fait d’être confiné a créé de nombreuses opportunités qui n’auraient jamais eu lieu avant, cependant j’espère que ça va désormais rester dans les habitudes. Si une nouvelle aile venait à sortir, j’aimerais avoir une visite virtuelle même si nous ne sommes plus confinés ! » (Robert). Il est de ce point de vue intéressant de noter que 85 % des 79 répondants d’une enquête diffusée par le Muséum d’Angers auprès des personnes ayant fait une visite virtuelle affirment qu’ils se seraient inscrits à cette visite virtuelle s’il n’y avait pas eu de confinement. Cette information laisse augurer de l’opportunité associée au renouvellement d’expériences similaires. A fortiori, cette même enquête souligne que l’expérience a des répercussions positives en termes d’intention de visiter le muséum d’Angers et/ou d’autres muséums de sciences naturelles.

Figure 4

Valorisation, frustration et points de vigilance

Valorisation, frustration et points de vigilance

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Finalement, en harmonie avec les travaux d’Hondsmerk (2021), notre recherche témoigne des retombées de la crise sanitaire en tant que marqueur des opportunités associées au recours à des jeux vidéo grand public, dont ACNH. Elle a ouvert la voie au déploiement d’initiatives similaires. De ce point de vue, les propos de l’un des répondants souligne que tandis que ce type de médiation constitue une suite logique du confinement et de la crise sanitaire, il s’agit aussi d’un « moyen d’imaginer les musées autrement, de faire connaitre les musées par des médiations plus « divertissantes » et qui pourraient attirer des personnes qui ne vont pas tellement au musée en temps normal. C’est également une bonne solution pour les personnes qui ne peuvent pas se déplacer jusqu’au musée » (Odile). Ce type d’opérations répond conséquemment aux missions des musées articulées autour de la connaissance, de l’éducation et du plaisir.

De notre analyse émergent plusieurs implications managériales. En écho aux recherches d’Hondsmerk (2021), le recours à un jeu vidéo grand public jouit de multiples opportunités et doit selon Léo Tessier être considéré comme « une porte d’entrée » permettant de toucher de multiples publics qui pourraient pour des raisons variées ne pas avoir la possibilité de se rendre physiquement aux musées : personnes vivant à distance, en situation d’handicap, résidents d’EHPAD… Ainsi, nombreux sont les répondants qui plaident en faveur du déploiement d’expériences culturelles sur les jeux vidéo de leur quotidien. Typiquement, Joseph nous indique regretter que les jeux vidéo souffrent d’une connotation négative. Selon lui, la plupart des personnes ont une vision par trop limitée de ce que ce média est susceptible d’offrir au travers d’expériences narratives et ludiques variées. Selon lui : « Le jeu vidéo apporte quelque chose de complémentaire avec les médias traditionnels (TV, cinéma, livres, etc.) de par son interaction plus ou moins directe. La visite virtuelle du musée d’Animal Crossing organisée par le Muséum d’Angers en est un très bon exemple ! ». Plus globalement, l’ensemble des répondants considère le jeu vidéo comme une opportunité pour les musées et encourage le développement d’initiatives similaires à celle menée par le Muséum d’Angers. Plusieurs arguments étayent leurs propos. Les répondants y voient naturellement une source d’élargissement des cibles, en particulier s’agissant des jeunes ou des adeptes de jeux vidéo. Ils voient aussi l’opportunité de toucher des publics distants géographiquement ou empêchés du fait par exemple d’une situation de handicap. Certains soulignent enfin le confort associé à l’expérience en ligne, son caractère ludique et les sources d’apprentissage. Le tableau 6 synthétise les avantages associés au recours au jeu vidéo dans la stratégie muséale.

Tableau 6

Perception des avantages du recours aux jeux vidéo

Perception des avantages du recours aux jeux vidéo

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Alors que notre recherche met en perspective les opportunités associées au recours aux jeux vidéo grand public dans la stratégie muséale, nous n’ignorons pas les difficultés et freins correspondants. Parmi les difficultés, en harmonie avec Hondsmerk (2021), la question des ressources humaines impliquées dans le déploiement de stratégies vidéo-ludiques est prégnante. Dans le cas du muséum d’Angers, de son propre aveu le médiateur à l’initiative de l’opération n’aurait a priori pas eu le temps de s’impliquer dans la mise en place des visites en ligne en dehors du contexte subi de confinement. Impliquer en outre des personnels dans la réalisation de visites en ligne gratuites en dehors des frontières physiques de l’organisation muséale ne saurait a priori être économiquement opportun. Par ailleurs, un frein non négligeable au recours à un jeu vidéo grand public tel ACNH est inhérent à son caractère paradoxalement excluant. Quid de tous ceux qui ne disposent pas du matériel nécessaire (console et jeu vidéo) pour accéder à l’expérience ? Parmi les leviers d’action, il semble que ce soit davantage dans le partage en ligne sur des médias d’envergure comme YouTube que l’on peut voir un intérêt en termes de retentissement médiatique. Il s’agit ce faisant d’ouvrir au plus grand nombre l’accès à l’expérience. Les responsables des organisations muséales ayant en outre naturellement à coeur que les publics cibles s’imprègnent et vivent l’expérience au coeur même des musées en tant qu’entités physiques, la voie du « phygital » permettant de vivre l’expérience vidéo-ludique in situ semble idoine.

Conclusion

La crise sanitaire liée à l’épidémie de COVID 19 a servi de catalyseur au mouvement de digitalisation des musées et au déploiement de nouvelles formes d’expériences culturelles. Dans ce contexte, nous avons cherché à comprendre les enjeux associés à l’intégration du jeu vidéo grand public Animal Crossing : New Horizons à la stratégie numérique des musées. En nous fondant sur une méthodologie qualitative à visée compréhensive, l’initiative portée par le Muséum des Sciences Naturelles d’Angers d’organiser des visites sur ce jeu vidéo a été au coeur de notre propos.

D’un point de vue théorique, la valeur perçue a constitué une clé de lecture particulièrement instructive. Sur la base de la revue de la littérature, nous avons proposé une grille intégratrice des dimensions et sources de création de valeur de l’expérience muséale (Tableau 1). Construite sous le prisme de la littérature sur la culture en général et la muséologie en particulier, cette grille s’est avérée propice à la compréhension de l’expérience vidéoludique au coeur de notre propos. Alors que la dimension fonctionnelle de la valeur (prix, accessibilité, temporalité) constitue le socle de base de l’expérience, les dimensions intellectuelle, sociale et affective s’articulent dans une perspective hédonique globale (figure 4). Notre recherche conforte et enrichit la littérature existante en mettant en perspective des zones dites de frustration, lesquelles peuvent en l’espèce faire l’objet d’une appréciation positive dans la mesure où elles sont l’expression de la soif des répondants d’enrichir voire de renouveler l’expérience culturelle au coeur de notre propos. Parmi les limites de notre recherche figurent les éléments contextuels inhérents à la crise sanitaire. La valeur sociale en termes d’interaction, de pratique et de communion d’une part et la valeur affective en termes d’évasion d’autre part auraient probablement été perçues, en dehors du contexte de confinement, avec une moindre intensité.

D’un point de vue méthodologique, notre recherche se fonde sur une approche qualitative triangulant plusieurs sources d’accès au réel : entretiens, questionnaire, récolte de données en ligne. L’accès au réel a été facilité par le soutien du muséum d’Angers qui a accepté de diffuser notre enquête auprès de l’ensemble des visiteurs inscrits aux visites. Ce faisant, quid de ceux qui n’ont pas souhaité s’exprimer ou plus encore que l’expérience immersive n’intéressait pas a priori ? En outre, la singularité du cas appelle le prolongement de la recherche vers l’étude des expériences menées par d’autres musées. Si la combinaison du contexte sanitaire avec la sortie du jeu vidéo ACNH a eu un rôle crucial dans le déploiement des opérations portées par plusieurs musées, notre recherche témoigne du fait que les initiatives se poursuivent en dehors d’une situation de confinement (cf. tableau 2). Il pourrait dès lors être opportun d’étudier les initiatives menées par les musées indépendamment de ce contexte de fermeture.

D’un point de vue managérial, il ressort de notre recherche que l’usage d’un jeu vidéo grand public a non seulement constitué un levier de médiation scientifique mais aussi un levier de communication. Mobiliser un jeu vidéo grand public comme ACNH participe ce faisant aux missions des musées : rendre accessible le patrimoine culturel et offrir une expérience ludique. Notre recherche encourage dès lors l’hybridation des pratiques muséales entre univers réel et virtuel. Alors qu’il ressort de notre analyse que les jeux vidéo grand public tels ACNH constituent une voie d’accès à la culture, il ne faut pas omettre que le nombre de joueurs effectif est nécessairement restreint. Afin de toucher un public plus large (joueurs ou non-joueurs), les musées ont par conséquent tout intérêt à réaliser des captations relayées sur leur site Internet et/ou réseaux sociaux ou bien encore à intégrer les jeux vidéo au coeur même de leur espace physique.

Cette recherche invite à plusieurs prolongements. Alors que la fermeture des musées pendant la crise sanitaire a plus encore révélé l’opportunité d’une évolution de leur stratégie vers de nouvelles pratiques numériques, dans une approche longitudinale il serait opportun d’appréhender en quoi les expériences acquises seront pérennisées voire transformées. En termes de valeur perçue, il pourrait aussi être intéressant de confronter les résultats de notre recherche aux opérations menées sur d’autres jeux vidéo grand public. Il s’agirait notamment d’identifier l’impact de la nature du jeu sur la valeur perçue des opérations qui y sont menées. En outre, une taxonomie des pratiques et leur influence en termes de création valeur constitue une perspective de recherche enthousiasmante. Typiquement des caractéristiques propres aux musées (taille, notoriété, nature des collections, cibles…) impactent probablement les choix opérés en matière d’expérience vidéoludique et par conséquent le vécu et les perceptions des visiteurs. Il s’agit là d’autant de pistes à porter à l’agenda de la recherche.