Corps de l’article

Le Burkina Faso connait un boom minier depuis une quinzaine d’années. L’or est ainsi devenu, à compter de 2009, le premier produit d’exportation du pays avec 59 % des recettes (Konkobo et Sawadogo, 2020). Mais cette embellie coïncide avec la multiplication des conflits entre les entreprises minières (généralement des multinationales) et les communautés riveraines des sites miniers (Engels, 2018). Ces conflits surgissent parfois très tôt, dès la phase d’implantation de l’entreprise (Rubbers, 2013). La littérature scientifique et la presse font régulièrement état des dégâts matériels que subissent les sites miniers, à la suite de manifestations de colère des communautés riveraines (Chuhan-Pole et al. 2020; Dreschsel et al., 2018). La quasi-totalité des douze mines industrielles actuellement en service sont touchées par les violences. Le dernier exemple en date est l’assaut lancé le 16 Mai 2022 par une foule déchainée sur le site de la Houndé Gold Corporation, la filiale de la multinationale canadienne Endeavour Mining Corporation, causant ainsi des dégâts matériels estimés à plusieurs millions de dollars[1]. Les communautés riveraines reprochent aux entreprises minières de s’accaparer leurs terres agricoles, de les empêcher de pratiquer l’orpaillage, de dégrader leur environnement, de souiller leurs sites sacrés, de ne pas recruter les ressortissants des villages sinistrés et de licencier à tout vent le peu de personnes qui réussissent à se faire embaucher (Drechsel et al., 2018).

C’est donc dans un climat délétère qu’a été créée en 2017 la première entreprise minière de type semi-mécanisé, détenue et gérée entièrement par des Burkinabè. Les managers de la nouvelle entreprise ont longtemps travaillé dans les multinationales de l’exploitation de l’or au Burkina Faso. Ils y ont acquis de solides compétences interculturelles. Bartel-Radic (2014) définit ce type de compétence comme la capacité d’un individu à savoir analyser les situations d’interaction entre personnes de cultures différentes, puis à gérer les différences constatées dans le sens des objectifs de l’entreprise. Karjalainen et Benhaida (2018) précisent que la compétence interculturelle implique une sensibilité à la diversité culturelle, l’adoption d’une vision non ethnocentrique et un comportement basé sur la tolérance à la différence.

Les premiers échanges avec les managers de la nouvelle entreprise ont mis en évidence le choix de ces derniers de favoriser le recrutement des ressortissants de la commune d’implantation de la mine, au titre de la responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE). Outre sa dimension éthique, ce choix vise, du point de vue stratégique, à développer un continuum entre la communauté interne de l’entreprise et la communauté riveraine du site minier. La finalité de l’attelage ainsi projeté est de minimiser les risques de conflits avec la communauté riveraine et subséquemment de garantir des conditions optimales d’exploitation de la mine de l’entreprise.

Si la politique RSE envisagée par la nouvelle entreprise parait cohérente en théorie, certains travaux empiriques pointent l’absentéisme des employés locaux comme une source majeure de litiges dans les entreprises minières (Rey et Mazalto, 2020). L’absentéisme s’entend comme la non-présence physique du travailleur à son poste à un moment donné alors qu’on attend de lui qu’il soit là (Randon et al., 2011). Le personnel recruté localement éprouve très souvent des difficultés à s’accommoder de la rationalité managériale qui caractérise le fonctionnement des entreprises minières, en ce qui concerne particulièrement la rigidité des horaires et des jours de travail (Rubbers, 2013). Il en résulte des incompréhensions et des malentendus pouvant déboucher sur le licenciement des travailleurs fautifs (Engels, 2018).

La recherche proposée ici a pour objectif d’analyser comment les compétences interculturelles des managers de la nouvelle entreprise minière sont mises à contribution pour appliquer un management responsable de l’absentéisme du personnel recruté localement. Le management responsable s’entend comme l’ensemble des initiatives orientées vers la prise en charge des missions sociétales de l’entreprise (Ben Rhouma et al., 2018). Le concept dérive de celui de RSE qui, selon Capron et Petit (2011), est appréhendé comme la stratégie développée par l’entreprise pour se saisir d’enjeux autres que la seule quête du profit. Goglio-Primard et al. (2020) notent que le management responsable est susceptible de favoriser la transversalité (au sens de traversée des frontières) entre les communautés interne et externe de l’entreprise. Andersen et Kragh (2015) précisent que de par leur appartenance simultanée à plusieurs communautés, les acteurs-frontières disposent d’une légitimité leur permettant de porter les intérêts d’une communauté à une autre. Dans la même veine, on peut admettre que les compétences interculturelles du manager responsable prédispose ce dernier à prendre en compte la différence culturelle dans le management du personnel et aussi à jouer le rôle d’intermédiaire ou de facilitateur dans les relations entre les communautés interne et externe de l’entreprise.

L’originalité de la recherche réside dans la mobilisation du concept de « compétence interculturelle » pour analyser un cas de « management responsable ». En effet, le croisement des deux concepts est quasi absent dans la littérature. L’originalité de la recherche repose également sur sa focalisation sur une entreprise minière créée et gérée entièrement par des Burkinabè, à la différence des recherches habituelles dans le secteur qui placent les multinationales au centre des analyses. La recherche présente d’autant plus un intérêt théorique et managérial que l’entreprise étudiée est implantée en milieu dagara, l’un des soixante-et-six groupes ethniques que compte le Burkina Faso. Ce peuple est réputé être très conservateur et donc très attaché à ses traditions. Poda (1997) soutient à ce propos que la double attitude des Dagara, en majorité scolarisés et christianisés, mais recourant fréquemment à leurs traditions, est l’expression d’une culture dynamique qui se module sans compromettre son authenticité. Les résultats de la recherche pourraient de ce point de vue apporter un éclairage théorique et empirique sur le management responsable de l’absentéisme de travailleurs caractérisés par une dissonance cognitive d’avec les principes rationnels de gestion des ressources humaines.

La méthodologie de la recherche se fonde sur l’ethnographie organisationnelle. Les données ont été collectées dans le cadre d’une observation participante réalisée au sein du site minier de l’entreprise étudiée. Le site est situé à Legmoin, une commune rurale à cheval entre les provinces du Poni et du Noumbiel, dans la région du sud-ouest du Burkina Faso.

L’article comprend quatre parties. La première consiste en une revue de la littérature relative au management responsable et à la compétence interculturelle. La deuxième décrit la méthodologie. La troisième présente les résultats. La quatrième porte sur la discussion.

Revue de la littérature

Les émeutes récurrentes enregistrées dans les zones d’exploitation minière au Burkina Faso et ailleurs en Afrique témoignent des limites des modèles actuels de management responsable. L’acquisition par les managers de compétences interculturelles pourrait aider les entreprises minières à mieux prendre en charge les comportements déviants comme l’absentéisme au travail. Il pourrait en résulter une exécution des politiques RSE dans l’intérêt des entreprises mais aussi des communautés riveraines des sites miniers.

Approche multidimensionnelle du management responsable

Le management responsable est souvent envisagé comme la réponse à des pressions externes pour plus d’éthique dans les affaires (Pourquier et Igalens, 2020). Mais certains travaux montrent que le concept peut également s’inscrire dans le cadre de démarches légales ou proactives de nature économique (Capron et Petit, 2011).

L’approche économique (ou utilitaire) du management responsable repose sur le calcul et l’intérêt. Ben Rhouma et al. (2018) parlent à ce sujet d’interprétation stratégique et de logique instrumentale du management responsable. Grimand et al. (2014) notent que l’ancrage instrumental tend à faire du management responsable un objet consensuel destiné à gommer toute contradiction au sein de l’entreprise. Pourquier et Igalens (2020) rejettent l’idée selon laquelle le pilotage de la RSE est une démarche liniéaire, verticale et a-conflictuelle. Evoquant le cas de l’exploitation minière en Afrique, Nana et Beddewela (2019) notent que le bien-être des communautés riveraines des sites miniers se détériore alors que les entreprises exploitantes ont souscrit à des politiques RSE. Ce constat conduit Vo et al. (2022) à se demander s’il ne s’agit pas de politiques RSE symboliques et non de politiques RSE substantielles. Rey et Mazalto (2020) notent à ce propos que les compagnies minières n’ont aucun intérêt à cristalliser toutes les attentes au niveau local et à jouer le rôle de l’État, au risque de se retrouver dans une posture qui complique la mise en oeuvre de leurs projets. Chuhan-Pole (2020) précise que si l’entreprise recherche la paix sociale afin de pouvoir mener ses activités dans les meilleures conditions, elle risque de se muer en agent social et de voir en conséquence toutes les attentes converger vers son projet minier. Rubbers (2013) ajoute que lorsque l’entreprise minière cesse de se substituer à l’État, qui ne prend pas immédiatement le relais, les soulèvements incontrôlables sont susceptibles de se multiplier.

L’approche économique du management responsable rompt d’avec sa conception légale et éthique. En effet, le respect de la loi est fondamental lorsqu’il est question de RSE, dans la mesure où la législation représente un processus de codification des valeurs morales de la société (Capron et Petit, 2011). Mais si la loi essaye de dessiner les limites de ce qui est acceptable, elle ne définit pas ce qui est éthique et ce qui ne l’est pas; d’où l’intérêt des travaux sur la dimension éthique du management responsable. Ces travaux se fondent sur la sociologie néo-institutionnelle de DiMaggio et Powell (1983). Ces auteurs soutiennent que de par son encastrement dans la société, l’entreprise est soumise aux pressions d’un environnement structuré par des règles, des normes et des valeurs partagées. Vu sous cet angle, les politiques RSE s’analysent comme des ajustements adaptatifs aux valeurs dominantes de la société (Ben Rhouma et al., 2018). Dupuis (2011) précise que les managers responsables anticipent que le défaut de conformisme aux valeurs dominantes serait socialement sanctionné. Capron et Petit (2011) soulignent que les comportements socialement responsables ne sont pas des réponses aux seules pressions du marché mais aussi et surtout des réactions à des influences provenant d’organes de régulation ou de groupes d’intérêt. Ben Rhouma et al. (2013) soutiennent que l’entreprise est redevable envers la société et que par conséquent, elle doit s’engager volontairement dans la résolution des problèmes socio-économiques des populations. Schwartz et Carroll (2003) relèvent que la responsabilité éthique constitue, aux côtés de celles économique et légale, l’un des trois domaines dont les intersections permettent de définir des portraits-types de la RSE. Ces auteurs précisent que l’idéal est de tendre vers le coeur du modèle, où l’entreprise assume à la fois ses responsabilités économique, légale et éthique.

Qu’il s’agisse de l’approche économique, de celle légale ou éthique, la mobilisation de la compétence interculturelle peut contribuer à la définition d’un style de management responsable adapté au contexte culturel de l’Afrique.

Compétence interculturelle et management responsable en Afrique

Evoquer la notion de « compétence interculturelle » suppose d’appréhender au préalable le concept de culture. Sur la base de ses éléments constitutifs que sont les traditions, les valeurs partagées et les symboles, D’iribarne (2008) considère la culture comme un processus d’interprétation par le biais d’un référentiel de sens à travers lequel les individus donnent des significations à la réalité. Hofstede (2011) conceptualise la culture comme une programmation mentale collective qui influence de façon irréversible et définitive la perception que l’homme a de son environnement. Ainsi définie, Pichault et Nizet (2013) proposent trois approches d’intégration de la notion de culture au management : l’universalisme culturel, la contingence culturelle et le management interculturel. Evoquant le cas particulier du management interculturel, Barmeyer et Mayrhofer (2009) soutiennent que cette notion renvoie à la manière explicite dont les différences de culture sont exploitées au sein des organisations. Manço (2000) s’appesantit sur la compétence interculturelle du manager interculturel. L’auteur entend par compétence interculturelle la capacité du manager à comprendre les spécificités d’une situation d’interaction de plusieurs cultures et de s’adapter à cette spécificité de manière à permettre que le message émis soit interprété par l’autre de la manière souhaitée. Bartel-Radic (2014) ajoute que la compétence interculturelle va au-delà de la simple acquisition de connaissances techniques pour englober le savoir-être fondé sur des expériences vécues dans des contextes interculturels. Caliugri (2000) met l’accent sur les traits de la personnalité du manager interculturel, notamment l’empathie, l’ouverture d’esprit, l’absence d’ethnocentrisme, la tolérance à l’ambiguïté, la flexibilité, l’esprit critique face à soi-même et le sens du contact.

La compétence interculturelle, conceptualisée comme l’aptitude à mobiliser simultanément sa propre culture et celle d’autrui, est une capacité complexe à acquérir. En effet, elle invite à l’humilité et à l’ouverture à l’autre, sans pour autant renoncer à sa propre identité (Cerdin, 2012). L’ouverture est propice à l’apprentissage des codes verbaux ou non-verbaux qui structurent les attitudes et les raisonnements de l’autre (Karjalainen et Benhaida, 2018). La compétence interculturelle découle également de postures relativement adaptées dans certains contextes culturels, par exemple l’introversion au Japon ou l’extraversion aux Etats Unis d’Amérique (Bartel-Radic, 2014). Cerdin (2012) insiste sur les coûts, voire les pertes qui peuvent découler de l’absence de compétences interculturelles. Manço (2000) précise que l’incompétence interculturelle peut agir négativement sur le bien-être des employés et engendrer subséquemment l’absentéisme au travail. Féron (2008) considère que l’acquisition par les managers intermédiaires (ou opérationnels) de compétences interculturelles est capitale, dans la mesure où ces managers sont confrontés au quotidien à des individus ayant chacun sa propre culture et ses propres logiques comportementales.

Si la compétence interculturelle est souvent associée aux réflexions sur l’expatriation des cadres dans les multinationales, Bartel-Radic (2014) note que même sans se déplacer à l’étranger, l’acquisition de compétences interculturelles peut s’avérer utile dès lors que l’individu se trouve dans un contexte comptant plusieurs religions, groupes ethniques ou classes sociales amenées à se mélanger. Parlant du management en Afrique, Causse et Biwolé-Fouda (2020) citent les liens de parenté, l’empathie, les réseaux de solidarité familiale, religieuse ou communautaire, et même la magie et la sorcellerie, comme les meilleurs déterminants de la performance organisationnelle sur le continent. Livian (2020) ajoute que l’instrumentation managériale à l’africaine s’oppose à la richesse uniquement matérielle, à la rationalité froide et à l’individualisme des systèmes occidentaux. Claeye (2019) relève que tout en s’inscrivant dans le débat universalisme versus contingence, le management africain est une construction qui est loin d’être achevée, mais qui se poursuit dans le cadre d’une hybridation permanente des cultures. Besson (2021) invite à la déconstruction de l’essentialisme culturel qui imprègne la réflexion sur le management des ressources humaines en Afrique, en faveur d’approches (néo) institutionnelles qui accordent une place de choix aux jeux d’acteurs et aux phénomènes de pouvoir. Les tenants du courant décolonial militent quant à eux pour l’émergence de nouvelles approches articulées à une revalorisation des savoirs locaux et débarrassées de l’universalisme abstrait prôné par l’Occident (Livian, 2022). S’appuyant sur l’idée selon laquelle les pratiques dites responsables, notamment dans les firmes multinationales, sont en fait l’incarnation d’un management néocolonial, Ramboarisata et al. (2022) appellent à une seconde décolonisation (économique) qui viendrait compléter la première (juridique et politique). Goglio-Primard et al. (2020) plaident pour un management responsable gagnant-gagnant nécessitant de la part de la hiérarchie de l’entreprise de : (i) savoir coupler les pratiques et processus formels de l’entreprise avec les activités informelles des communautés, (ii) modifier les temps et rythmes de travail de l’entreprise pour favoriser les rencontres et les évènements socio-culturels, (iii) aménager les espaces de travail pour mieux échanger et écouter les signaux faibles de l’organisation. Dans le même ordre d’idée, Andersen et Kragh (2015) questionnent le rôle du manager responsable dans le pilotage de la relation avec les communautés interne et externe. Ces auteurs insistent sur l’importance pour le manager de parier beaucoup plus sur l’établissement de relations de confiance que sur des modèles d’autorité statutaire ou de relations contractuelles et transactionnelles. La confiance se réfère à la capacité à la fois d’interagir dans des modes authentiquement dialogiques, horizontaux et a-hiérarchique, de construire avec et sur les idées des autres, de respecter le mode de fonctionnement choisi par la communauté externe. Le manager responsable peut sur cette base jouer un rôle légitime de courtier (bundary spanners) en facilitant la relation entre la communauté interne et celle externe de l’entreprise. La relation peut se jouer sur différents modes, allant des initiatives portées par le manager lui-même ou ses collaborateurs, aux questions ouvertes soumises aux membres de la communauté externe (Goglio-Primard, 2020).

Absentéisme du personnel local dans les entreprises minières au Burkina Faso

L’extraction minière en général, de l’or en particulier, a commencé au Burkina Faso avant la colonisation française (Werthmann 2007). Connue localement sous le vocable d’orpaillage, les mines artisanales ont peu à peu fait place à des mines mécanisées et semi-mécanisées. En 2018, onze mines mécanisées de l’or et une mine de zinc étaient exploitées par des entreprises canadiennes, suisses, turques et russes (Engels, 2018). Le pays occupait la même année le cinquième rang de la production de l’or sur le continent africain, après l’Afrique du Sud, le Ghana, la Tanzanie et le Mali (Konkobo et Sawadogo, 2020).

Si l’exploitation minière à grande échelle contribue au financement du budget de l’Etat et à la constitution de réserves de devises au Burkina Faso, Drechsel et al. (2018) trouvent son impact social marginal. Ces auteurs estiment à 10 000 le nombre de postes de travail dans les mines mécanisées, contre environ 150 000 dans l’orpaillage. Les demandes d’embauche des ressortissants des villages d’implantation des sites miniers restent insatisfaites, malgré les promesses de départ. Les villageois ne bénéficient pas non plus d’emplois indirects, car ils éprouvent des difficultés à se conformer aux cahiers des charges pour l’approvisionnement des sites miniers en biens et services (Drechsel et al., 2018). A Essakane, l’éviction de l’entreprise locale en charge de la sécurité de la mine au profit d’une entreprise de la capitale a privé un grand nombre d’habitants de la localité des seuls emplois (indirects) dont ils bénéficiaient (Engels, 2018). A Bouly, les achats locaux de la mine et de ses employés se résument aux denrées périssables, principalement les fruits et légumes. Le reste des provisions est importé des villes (Thune, 2011). Les conséquences du manque d’emplois sont plus désastreuses pour les femmes, étant donné que ces dernières ont souvent la charge de trouver de la nourriture pour la famille (Konkobo et Sawadogo, 2020). Les compensations financières et les investissements socio-économiques (logements, routes, écoles, centres de santé, eau, électricité, etc.) sont loin d’éviter l’appauvrissement à long terme des ménages bénéficiaires (Chuhan-Pole, 2020).

La rareté des opportunités d’emplois est devenue une cause de conflits récurrents entre les communautés riveraines et les entreprises minières. En 2015, les habitants de Perkoa ont bloqué une route menant à la mine de zinc, face au refus de l’entreprise exploitante de recruter davantage de main-d’oeuvre locale et de contribuer à l’amélioration des conditions de vie dans le village (Rubbers, 2013). Il ressort des travaux de Engels (2018) dans les villages de Kalsaka, Bouly et Essakane que l’embauche dans les mines industrielles fait également partie des principales revendications des communautés riveraines. Les conflits entre ces communautés et les entreprises sont exacerbés par les licenciements des rares villageois qui réussissent à se faire embaucher dans les mines (Engels, 2018). Les révocations interviennent le plus souvent à la suite de comportements peu orthodoxes, comme l’absentéisme au travail. Les décisions de licenciement sont parfois prises à la hâte, sans avoir au préalable identifié les causes profondes de l’absentéisme des fautifs (Drechsel et al., 2018). Safy-Godineau et al. (2021) relèvent à ce sujet que l’absentéisme résulte très rarement d’un libre choix du travailleur mais qu’il est toujours la conséquence de plusieurs facteurs interdépendants. Dumas (2013) note que certaines absences sont à la fois nécessaires et bénéfiques, dans la mesure où elles fonctionnent comme des régulateurs du bien-être et de la santé du travailleur. L’auteur ajoute que les absences peuvent aider le travailleur à s’adapter à des facteurs de stress hors travail tels que la maladie, le manque de sommeil, les problèmes personnels et familiaux. Pour Brami et al. (2013), l’absentéisme est l’une des options possibles en cas d’insatisfaction au travail. Randon et al. (2011) identifient quant à eux quatre déterminants de l’absentéisme : (i) les déterminants personnels : dépression, anxiété, problèmes familiaux; (ii) les déterminants attitudinaux : stress, burn-out, (iii) les déterminants organisationnels : horaires de travail, manque de récompense et de reconnaissance, environnement de travail, harcèlement moral, (iv) les déterminants médicaux : charge de travail, postures inadaptées.

En résumé, la revue de la littérature montre que les politiques RSE ne parviennent pas à garantir la paix sociale sur les sites miniers. Les licenciements pour cause d’absentéisme des rares employés recrutés localement contribuent à détériorer les relations entre les sites et les communautés riveraines. De ce point de vue, l’acquisition par les managers des entreprises minières de compétences interculturelles pourrait aider à traiter de façon beaucoup plus responsable l’absentéisme au travail, et cela au prisme des codes culturels locaux.

Méthodologie

La méthodologie de la recherche a consisté en une observation participante réalisée pendant six mois sur le site minier d’une entreprise implantée dans un village dagara au Burkina Faso.

Le stage comme démarche d’immersion

Comme le souligne Rey et Mazalto (2020), les entreprises minières sont difficiles à cerner. Cette opacité se traduit par une impossibilité d’accéder du dehors à des informations que ces entreprises n’ont pas délibérément choisi de diffuser à l’extérieur (Rubbers, 2013). La recherche a nécessité de procéder par une observation du dedans, dans le cadre d’un stage à la direction de la production, sur le site de la mine. L’interaction sur une longue durée avec les sujets observés a permis au chercheur immergé d’avoir un accès privilégié à des perceptions et à des représentations inaccessibles au moyen d’autres méthodes empiriques.

Le stage a certes libéré le chercheur des contraintes inhérentes au difficile accès au terrain. Mais il a parallèlement engendré un obstacle de nature épistémologique et méthodologique. En effet, plus le chercheur s’immergeait dans le milieu, plus il devenait difficile de maintenir un point de vue équilibré sur l’objet de la recherche. Le chercheur avait tendance, par empathie, à prendre fait et cause pour les employés locaux. Delaunay (2022) insiste à ce propos sur la nécessaire conciliation entre l’indispensable immersion dans le milieu et l’obligatoire distanciation objectivante exigée par le métier de chercheur.

Pour espérer tirer profit du paradoxe entre l’immersion et la distanciation, à défaut de le résoudre, l’ethnographie s’est dotée de garde-fous. La réflexivité méthodologique, qui se traduit par un retour sur soi du chercheur à des fins d’objectivation, apparaît comme un principe cardinal (Guffani, 2011). Dans le cadre de la présente recherche, la réflexivité a consisté en trois précautions : i) le recentrage de l’analyse autour de la part interprétative du chercheur immergé, ii) l’adoption d’une démarche d’objectivation participante réalisée à travers une analyse critique, raisonnée et systématique des conditions d’enquête, iii) l’observation par le « chercheur non-immergé » d’une vigilance constante pour déceler les signes éventuels d’une implication excessive du « chercheur-immergé ». Cette triple approche a contribué à objectiver le terrain en veillant à ce que le chercheur immergé soit à l’intérieur tout en étant distant.

Les investigations se sont déroulées sur le site minier de l’entreprise situé à Legmoin, une commune rurale peuplée de Dagara. Parmi les caractéristiques majeures des Dagara, Poda (1998) cite l’absence d’autorités centralisées et le culte de la terre. Tengan (2011) évoque la ritualisation du mythe du dagara bagr (initiation aux mystères et aux secrets de la vie en société), dont les célébrations peuvent durer plusieurs jours. Le conservatisme des Dagara se sent et se vit également dans des domaines sensibles tels que la conception de la mort et l’attachement à la famille. Le christianisme vulgarisé par l’Eglise et le cartésianisme imposé par l’Ecole ont certes influencé le mode de pensée des Dagara mais n’ont pas fondamentalement transformé l’individu dagara. Son identité culturelle est restée vivace (Poda, 1991).

Si l’accueil du chercheur-stagiaire par les managers de l’entreprise s’est fait avec enthousiasme, le contact avec les employés locaux a en revanche été froid, le chercheur-stagiaire ayant rapidement été étiqueté comme appartenant à l’équipe managériale. Le séjour prolongé dans l’entreprise a permis de dissiper progressivement les réserves du début. Les tâches administratives du chercheur-stagiaire se résumaient à des activités à l’importance toute relative (prise de notes lors de réunions, mise à jour de bases de données, etc.). Certes le chercheur-stagiaire faisait le jeu de l’entreprise mais l’essentiel de son temps était consacré à l’observation. Il jouait plus le rôle « d’observateur qui participe » que « de participant qui observe », suivant la distinction de Soulé (2007). La participation aux tâches administratives devait servir de prétexte pour le bon déroulement de la recherche. Il fallait alors que le chercheur-stagiaire soit imprégné de son environnement de travail et qu’il maîtrise rapidement certains codes. Il fallait également, comme recommandé par Guffani (2011), éviter de mettre en opposition frontale les statuts d’insider (stagiaire) et d’outsider (chercheur) mais plutôt de faire passer ces deux identités pour complémentaires et imbriquées. Le statut de stagiaire renvoyait à une image plus positive et rendait moins hostile l’extériorité de celui de chercheur.

Les outils mobilisés pour approcher les enquêtés étaient de plusieurs ordres : invitation à déjeuner ou à partager un café, participation à une réunion à laquelle un individu visé allait assister, échange de quelques mots à la descente, recommandation par un manager ou un employé de l’entreprise qui connaissait déjà le chercheur-stagiaire. Pour certains enquêtés, il a fallu deux à trois rencontres préliminaires avant d’obtenir un entretien approfondi.

La collecte et l’analyse des données

Les données ont principalement été collectées auprès des managers et des employés locaux de l’entreprise. Les investigations réalisées auprès des employés ont porté sur leur appartenance à la communauté interne de l’entreprise mais aussi à la communauté riveraine du site minier. L’accent a été mis sur le compromis que ces acteurs-frontières tentent de trouver entre les impératifs managériaux et les exigences propres à la culture dagara.

Tableau 1

Profils socio-démographiques des employés locaux interrogés

Profils socio-démographiques des employés locaux interrogés

-> Voir la liste des tableaux

Les interactions quotidiennes du chercheur-stagiaire avec les employés locaux ont favorisé ce que Schouten et McAlexander (1995) appellent « la collecte de données spontanée et en continu ». Le mode de la conversation libre, inhérent à cette forme de collecte, a commandé d’éviter les appareils d’enregistrement. L’usage de tels appareils aurait pu introduire des biais dans les échanges, perturber les interlocuteurs et susciter leur méfiance. Les échanges informels et spontanés ont donné lieu à « des verbalisations simultanées, interruptives ou décalées », suivant la terminologie de Theureau (2010). Ces verbalisations ont permis d’accéder à la conscience préréflexive des sujets observés. Les notes sommaires prises au cours des conversations ont été étoffées et saisies à l’ordinateur, juste après les échanges afin de ne pas perdre le moindre détail des discours produits. L’appréhension des situations naturelles des employés locaux a permis de produire des connaissances in situ, contextualisées, visant à rendre compte des pratiques, des opinions et des représentations ordinaires de ces employés.

Les interactions avec les managers de l’entreprise ont essentiellement concerné des cadres intermédiaires, en l’occurrence le responsable de la production, le chef géologue et le responsable des relations avec les communautés. Les observations se sont focalisées sur les initiatives prises par ces cadres pour instaurer un dialogue entre la culture organisationnelle et la culture dagara. Outre les nombreux échanges informels, un total de cinq entretiens semi-directifs ont été réalisés avec les managers. Les conversations informelles ont fait l’objet de prises de notes. Les entretiens semi-directifs ont été enregistrés et retranscrits. La liste des compétences interculturelles analysées a au préalable été dressée sur la base de la revue de la littérature. Il s’agit de la sensibilité à la diversité culturelle, l’adoption d’une vision non ethnocentrique, le comportement basé sur la tolérance à la différence, l’aptitude à comprendre la spécificité de l’interaction culturelle et à s’y adapter.

Certaines données ont été collectées lors de shadowings, tels que conceptualisés par McDonald (2005). Il s’agit d’observations non-participantes de situations managériales impliquant des managers et des employés locaux. Des notes ont été prises au fil des observations sous la forme d’un journal de terrain. Dans le but d’engager le débat et aussi d’approfondir le sens que les acteurs donnent à leurs actes et à leurs comportements, des restitutions périodiques ont été organisées avec eux, dans une phase de sensegiving (Gioia et Chittipeddi, 1991).

Outre les acteurs internes de l’entreprise, un notable (fonctionnaire international à la retraite) et cinq chefs de terre de la commune de Legmoin ont été interrogés. Les entretiens semi-directifs réalisés avec ces « personnes ressources » ont eu pour objectif de comprendre davantage la culture dagara et de mieux appréhender son influence sur l’assiduité au travail des employés locaux de la mine. Les entrevues ont été enregistrées et retranscrites.

La consultation de documents internes comme le règlement intérieur, le code de bonne conduite et les procès-verbaux de réunion ont utilement complété les discours recueillis.

Les principales étapes de l’enquête ont été consignées dans un tableau de bord sous la forme d’un journal de recherche. Ce journal a servi à organiser la pensée des chercheurs, au fur et à mesure que les investigations progressaient et se complexifiaient. L’ensemble des données analysées sont répertoriées dans le tableau 2.

La réflexion a consisté en un processus itératif visant à rassembler, comparer et regrouper les données en fonction de deux thématiques dégagées à partir de la revue de la littérature : i) les facteurs socio-culturels de l’absentéisme du personnel local, ii) la mobilisation de compétences interculturelles comme outil d’exercice d’un management responsable de l’absentéisme du personnel local. Les résultats des analyses sont restitués sous forme de faits mettant en lumière les acteurs dans leur temporalité, leur spatialité et leurs ressentis. Afin d’éviter la tendance des logiciels comme Nvivo à éclipser la richesse du matériau collecté (Delaunay, 2022), le choix a été fait de raconter le terrain à partir de restitutions brutes.

Tableau 2

Récapitulatif des données collectées

Récapitulatif des données collectées

-> Voir la liste des tableaux

Résultats

L’entreprise étudiée place le recrutement et la fidélisation des ressortissants de la commune de Legmoin au centre de sa politique RSE. Les travaux de terrain se sont focalisés sur les causes de l’absentéisme de ces employés et la résolution du problème par les managers de l’entreprise. Les causes familiales, sociales, coutumières et alcooliques ont été mises en évidence. Les réponses apportées par les managers à ces causes se fondent sur des instruments du management responsable et aussi du management interculturel.

Management de l’absentéisme pour raisons familiales et sociales

L’option de faire du recrutement des ressortissants de la commune de Legmoin un impératif s’inscrit dans le cadre d’une approche éthique d’anticipation des sollicitations de la communauté riveraine de la mine. Elle s’inscrit également dans le cadre d’une démarche économique de mise en place des conditions indispensables à une exploitation optimale du site minier. L’approche économique nécessite d’instituer une culture organisationnelle qui fait de l’assiduité au travail une valeur cardinale. Le règlement intérieur stipule en son article 7 que : « Le travailleur ne peut quitter ou s’éloigner de son poste de travail sans autorisation. En cas d’absence pour raison de service, il en avise au préalable son supérieur hiérarchique ».

Ayant constaté que les dispositions règlementaires n’étaient pas respectées par les employés locaux, le chef de la production de la mine a entrepris d’identifier les raisons de l’inconduite de ces agents, avant la prise d’une décision. Cette précaution se fonde sur l’expérience antérieure du chef, en ce qui concerne la nécessité d’éviter tout ethnocentrisme.

« Il est hasardeux de prendre une décision hâtive dans un contexte d’interaction culturelle. Le comportement des employés est anormal, à mes yeux et au prisme du règlement intérieur. Mais ces employés peuvent trouver au contraire que leur attitude est conforme à des exigences que moi j’ignore. Les investigations que j’ai entreprises nous situeront »

chef de la production, 06 novembre 2018

Les contraintes familiales et sociales (naissance, maladie, décès, funérailles) figurent en bonne place parmi les raisons évoquées par les travailleurs pour justifier leurs départs précipités de l’entreprise, sans autorisation, et leurs absences répétées. Ces motifs n’ayant pas été jugés valables, l’entreprise a dans un premier temps infligé aux fautifs des sanctions disciplinaires, notamment des mises à pied et des blâmes avec incidence salariale. Mais ces mesures se sont avérées inefficaces, dans la mesure où elles étaient en contradiction avec le système de valeurs et les représentations intériorisées par les employés locaux.

« Une fois qu’un décès ou un cas de maladie vous est rapporté de vive voix, vous êtes tenu de vous rendre au lieu indiqué, toutes affaires cessantes »

Dabiré, électrotechnicien, 23 janvier 2019

Face à l’échec des mesures coercitives à instaurer la discipline au sein du personnel local, le chef de la production a pris la résolution d’intégrer l’absentéisme pour raisons familiales et sociales dans la programmation de ses activités. Bien que coûteux, les postes ont été systématiquement doublés afin d’assurer la continuité du service. Mais il arrive très souvent que les deux titulaires d’un poste s’absentent au même moment; ce qui engendre des dysfonctionnements et des pertes au niveau de la chaîne de production. La grogne grandissante des autres employés, face à ce qu’ils considèrent comme un traitement de faveur réservé au personnel local, a finalement contraint les managers de l’entreprise à brandir la menace du licenciement. Les chefs de terre et les notables de la commune ont, étonnement, été chargés par les managers de l’entreprise de porter le message de la menace aux employés. A la question de savoir pourquoi le recours à des personnes externes à l’entreprise pour parler à des agents internes, le responsable des relations avec les communautés évoque la nécessité de privilégier des approches dialogiques utilisant les codes propres à la culture locale afin que la menace de licenciement soit interprétée par les employés de la manière souhaitée.

« Nous ne maîtrisons pas le référentiel de sens qui fonde le comportement de nos agents. N’étant pas d’ici, nous ne savons pas non plus quels mots utiliser pour nous faire comprendre. Il suffit parfois d’un mot mal placé pour que le message soit mal interprété. En cherchant à résoudre un problème, l’on peut ainsi créer des incidents plus graves »

Responsable des relations avec les communautés, 30 mars 2019

Tout en félicitant les managers de l’entreprise pour la démarche de les impliquer dans la résolution du problème de l’absentéisme au travail des ressortissants de la commune, les autorités coutumières n’ont pas manqué d’attirer l’attention des représentants de l’entreprise sur la délicatesse du sujet. Les dépositaires des traditions ont fait remarquer à leurs interlocuteurs que la solidarité fait partie des fondements de la culture dagara et que tout ressortissant des villages de la commune doit souscrire à cette valeur. Les échanges ont finalement abouti à un consensus consistant à dresser une liste d’événements sociaux pour lesquels des permissions devraient être systématiquement accordées aux agents locaux.

Outre la célébration des naissances et l’assistance des proches lors des périodes de maladie, les funérailles coutumières ont été acceptées comme un motif valable d’absence. Considérées comme une véritable institution chez les Daraga, les funérailles coutumières peuvent durer plusieurs jours en fonction de l’âge et du statut social du défunt.

« C’est votre présence physique qui compte le plus lors des funérailles. Il est très facile de constater votre absence. Et comme la roue tourne, votre tour viendra »

Somé, ouvrier qualifié en charge la salle de contrôle et de concassage, 16 novembre, 2018

L’argument de la roue qui tourne est également avancé par les autres ouvriers non qualifiés.

L’existence de la liste des évènements familiaux et sociaux pour lesquels le travailleur peut s’absenter traduit l’ouverture des managers à la culture locale, ainsi que leur capacité à intégrer les codes locaux à une démarche managériale sophistiquée de type occidental.

« Il est bien vrai que l’attitude des travailleurs locaux nous coûtent de l’argent, étant donné qu’ils sont parfois payés pour ne rien faire. Mais nous avons adopté une démarche pédagogique qui consiste à amener d’abord le travailleur à se sentir compris par nous et valorisé dans sa culture. Une fois que cet objectif sera atteint, les agents prêteront davantage une oreille attentive à nos attentes vis-à-vis d’eux. Nous réalisons actuellement un investissement social de court terme que nous espérons rentabiliser financièrement à moyen et long terme »

Directeur de la production, 20 mai 2019

Dans le but d’amener le travailleur local à mieux se sentir valorisé dans sa culture et dans sa communauté d’appartenance, les managers n’hésitent pas à se déplacer pour présenter leurs condoléances à la famille d’un agent éploré ou pour féliciter un nouveau papa. L’employé et sa famille se sentent très honorés de la présence des managers à leurs côtés. Ces actes symboliques, qui font écho aux représentations ordinaires des Dagara, contribuent à apaiser les relations de l’entreprise avec le personnel local et par ricochet avec la communauté riveraine.

Management de l’absentéisme pour raison de rites coutumiers

Outre les valeurs partagées comme la solidarité et la compassion, la culture dagara est faite de rites. Dès qu’il a atteint l’âge de la majorité (20 ans), le jeune garçon est initié aux mystères et aux secrets qui rythment la vie en société. Le dagara bagr est un moment fort de célébrations coutumières et de cohésion sociale que nul ne saurait manquer. Les travailleurs locaux de l’entreprise abandonnent leurs postes de travail durant cette période. Les menaces de sanction, y compris de licenciement, ne suffisent pas à les en dissuader. Les managers de l’entreprise en ont conclu que le dagara bagr constitue une programmation mentale collective qui influence de façon irréversible et définitive la perception que les agents locaux de la mine ont de leur milieu. C’est ainsi que, comme ils l’ont fait en ce qui concerne les évènements familiaux et sociaux, les managers ont opté de planifier les activités à la mine en tenant compte du déficit en ressources humaines durant les périodes de célébration du dagara bagr.

Le kpandar (sixième jour de la semaine) est un symbole dont la portée perturbent également la planification des activités à la mine de Legmoin. En effet, dans l’imaginaire dagara, le travailleur doit obligatoirement se reposer le sixième jour de la semaine, sous peine de sévères réprimandes de la part des ancêtres. Au départ, l’entreprise avait prévu de faire fonctionner sa mine sans arrêt, 24 heures sur 24 heures. Chaque employé était supposé travailler en continu pendant vingt-et-un jours et se reposer les huit jours suivants. Mais l’entreprise a dû revoir cette disposition à cause de l’impératif du repos le sixième jour de la semaine. Le nombre de jours de travail a été ramené à dix et le nombre de jours de repos à quatre. Cette dérogation avait pour but de permettre aux agents locaux de jouir au mieux du kpandar, sans pour autant compromettre le fonctionnement optimal de l’entreprise. Mais ces ajustements n’ont pas suffisamment répondu aux attentes du personnel local.

« Travailler dix jours de suite revient à violer le principe du repos le sixième jour de la semaine. Je ne suis pas prêt à enfreindre la règle du kpandar »

Nayilé, ouvrier non qualifié, 04 juillet, 2019

A la suite du décès de deux employés locaux sur le site de la mine, l’un après une crise cardiaque et l’autre après une crise d’hypertension, les commentaires sont allés bon train dans le milieu des employés locaux. La violation du kpandar a été présentée par l’écrasante majorité de nos interlocuteurs comme la cause du malheur qui a frappé leurs collègues. Les absences avec ou sans autorisation le jour du kpandar se sont multipliées les semaines suivantes; ce qui a fortement perturbé la rotation des travailleurs à la mine. La conciliation entre les besoins d’organisation rationnelle du travail et l’impératif du repos le sixième jour de la semaine semble difficile à entrevoir, malgré les efforts des managers. Même si le rapport de force est en faveur des salariés locaux, compte tenu du souci de l’entreprise de préserver la paix sociale, les managers n’entendent pas basculer dans une instrumentation managériale fondée sur des principes autres que ceux de la rationalité managériale.

« Les gens d’ici croient que travailler le sixième jour de la semaine est un sacrilège. Certains de nos salariés locaux suggèrent même que toute la mine soit fermée le jour du kpandar, sous peine de malédiction. Nous essayons d’intégrer la culture locale dans notre approche de management de la mine. Il y va du bien-être des salariés locaux et du bon fonctionnement de la mine. Mais nous refusons de nous laisser embarquer dans des croyances susceptibles de remettre en cause les bases de l’organisation rationnelle du travail »

Chef géologue, 26 mars, 2019

Management de l’absentéisme pour raison d’alcoolisme

Chez les Dagara, la bière de céréales, le dagaar-daan, est intimement associée à la fête et à la convivialité. Les travailleurs locaux de l’entreprise ne se privent pas d’en prendre une gorgée au réveil avant de se rendre à la mine. Les habitants profitent de la convergence de l’information vers le cabaret pour prendre le pool de la commune. Les funérailles et les célébrations diverses sont également des moments propices à la consommation d’alcool. Lors de ces évènements, le dagaar daan y est consommé, non pas seulement pour ses propriétés psychoactives mais aussi et surtout pour ses enjeux socio-culturels (socialisation, partage, etc.).

Si la consommation de l’alcool n’est pas formellement interdite à la mine, un seuil a été fixé afin d’éviter tout excès. Du reste, le code de bonne conduite interdit aux agents de l’entreprise de venir au travail en état d’ivresse. Mais l’alcotest montre que de nombreux employés locaux dépassent largement le seuil autorisé. Dans le but de ramener les travailleurs alcooliques à la raison, les managers ont une fois de plus sollicité le concours des autorités coutumières. Une compagne de sensibilisation à l’interne a également visé à conscientiser les agents de l’entreprise sur les méfaits de l’alcool. Aussi bien les travailleurs que les autorités coutumières ont reconnu l’incompatibilité entre l’alcoolisme et le travail dans une endroit aussi risqué qu’une mine d’or, dans le sens où par exemple la conduite d’un engin lourd en état d’ébriété pourrait causer un accident grave, voire mortel. Mais en même temps, les chefs de terre ont fait remarquer que la consommation de la bière artisanale fait partie de la culture dagara et que par conséquent, ce trait identitaire ne saurait être occulté par les managers de l’entreprise. Les travailleurs locaux trouvent quant à eux que la direction de l’entreprise exagère sur la question de l’alcool.

Nos investigations montrent que le problème du seuil à ne pas franchir ne réside pas dans le nombre de calebasses de bière consommées mais dans la concentration de l’alcool contenu dans la boisson. L’absence d’étiquetage ne permet pas aux consommateurs d’évaluer objectivement la teneur en alcool de la bière artisanale. En outre, le taux d’alcool varie en fonction des lieux de production et du temps de fermentation. Il est de ce fait quasi impossible pour le consommateur de savoir s’il a atteint le seuil autorisé.

Face aux risques croissants que l’alcoolisme fait courir aux matériels et aux employés de la mine, les managers ont accentué la sensibilisation sur les dangers de l’abus d’alcool. Le souci des managers de garantir de bonnes relations avec le personnel local et de préserver la paix sociale dans la commune écarte d’office les mesures à caractère répressif.

« Nous n’avons véritablement pas le choix sur la question de la consommation de l’alcool. Si nous optons pour la répression, nous risquerions de braquer nos agents locaux. La contestation pourrait vite s’étendre à l’extérieur de l’entreprise. Il nous faut donc trouver des voies plus incitatives pour résoudre le problème. C’est à ce prix que nous garantirons les conditions optimales d’exploitation de la mine »

Responsable des relations avec les communautés, 20 septembre 2019

Au titre des mesures incitatives, les managers ont décidé de l’octroi de gratifications financières aux équipes de travail dont les membres auront tous réussi au test d’alcoolémie. En outre, les équipes exemplaires ont le privilège de partager, au cours d’un jour de repos, des moments de convivialité avec les managers, aux frais de l’entreprise. Ces moments tant attendus, où la consommation d’alcool est permise, constituent des occasions pour le personnel local de compenser les privations subies durant les jours de travail. Cette approche par le jeu et la compétition contribue à réduire les cas positifs de contrôle d’alcoolémie.

A la fin du stage, il est ressorti d’un entretien-bilan avec le Directeur de la production de l’entreprise que les cas d’absence sans autorisation ou d’abandon de postes aux heures de travail pour diverses raisons (familiales, sociales, rituelles, alcoolémiques) ont baissé de plus de 30 % au bout de deux années d’expérimentation du management responsable et interculturel.

Discussion

Nos résultats mettent en évidence la nécessité de prendre en compte les facteurs socio-culturels dans la recherche de solutions à l’absentéisme du personnel local. Le recours aux outils du management interculturel permet d’articuler différents types de responsabilité et subséquemment de dépasser la logique binaire intérêts économiques versus éthiques de la RSE.

La nécessaire prise en compte des facteurs socio-culturels dans le management responsable de l’absentéisme des employés locaux

Nos investigations ont permis d’identifier trois causes de l’absentéisme des employés locaux de l’entreprise étudiée : (i) les contraintes familiales et sociales, (ii) l’accomplissement de rites coutumiers, (iii) l’alcoolisme. Ces résultats contrastent d’avec ceux de Safy-Godineau (2021), Dumas (2013), Brami et al. (2013) selon lesquels le stress, la maladie, l’insatisfaction et la démotivation constituent les principaux déterminants de l’absentéisme au travail.

L’absentéisme dans l’entreprise étudiée obéit à des codes particuliers, puisque le phénomène est intimement lié aux valeurs socio-culturelles de la société d’appartenance des employés locaux (obligation de manifester par sa présence physique sa solidarité à autrui lors d’évènements heureux ou malheureux, besoin de socialisation, attachement aux rites et aux croyances). En cas de coïncidence de plusieurs évènements, la présence aux côtés des membres de la communauté prime sur la présence à l’entreprise. La valeur de la présence aux évènements socio-culturels n’est pas seulement estimée en termes de coût d’opportunité lié à l’absence à l’entreprise (perte de rémunération, sanctions disciplinaires et financières). Elle est aussi et surtout mesurée à l’aune de tout ce qui découle de cette présence, en termes notamment de sentiment d’appartenance, de bien-être, de convivialité, de solidarité et de compassion.

La mise en évidence de facteurs socio-culturels de l’absentéisme suggère des solutions de même nature. Les réponses apportées par l’entreprise se fondent sur les outils occidentaux du management mais sans occulter la culture locale. Les compétences interculturelles acquises antérieurement par les managers de l’entreprise dans les multinationales, spécifiquement la sensibilité à la différence, l’ouverture à autrui, la flexibilité managériale, la tolérance des écarts de comportements et la capacité d’adaptation à l’interaction culturelle, ont préparé lesdits managers à comprendre la situation d’interculturalité et à en tenir compte dans le pilotage de l’entreprise. L’élaboration d’une liste d’événements familiaux et sociaux pour lesquels des permissions sont systématiquement accordées aux agents locaux, l’implication des autorités coutumières dans la sensibilisation des employés au respect du règlement intérieur, la prise en compte du jour obligatoire de repos (le kpandar) dans l’établissement des emplois du temps, sont autant de mesures qui témoignent de la capacité des managers de l’entreprise à expérimenter une instrumentation managériale de type hybride. La baisse de 30 % du nombre de cas d’absentéisme enregistrée en deux années confirme que la mobilisation de compétences à la fois responsables et interculturelles est mieux indiquée pour résoudre le problème de l’absentéisme du personnel local. Ce résultat fait écho aux réflexions de Claeye (2019) selon lesquelles le management africain se situe au carrefour de l’universalisme et de la contingence. En revanche, il nuance le propos de Besson (2021), qui invite à la déconstruction de l’essentialisme culturel dans le management des ressources humaines en Afrique.

La compétence interculturelle comme ferment du dépassement de la logique binaire responsabilité éthique versus responsabilité économique

Le management responsable de l’absentéisme se traduit par la volonté ferme de maintenir les agents fautifs dans les effectifs de l’entreprise étudiée. Cette option, qui s’inscrit dans le cadre de la responsabilité éthique de l’entreprise, se manifeste par la prise en compte des valeurs culturelles de la société d’accueil. L’option s’inscrit également dans le cadre de la responsabilité économique de l’entreprise, dans le sens où il s’agit d’assurer l’exploitation optimale de la mine. L’articulation entre la responsabilité éthique et la responsabilité économique contribue ainsi à instaurer des relations cordiales avec le personnel local et aussi avec la communauté riveraine. Cette démarche holistique démontre que le succès de la responsabilité économique ne va pas sans celui de la responsabilité éthique. Le calme relatif observé dans et hors de la mine contraste d’avec les situations explosives décrites par Drechsel et al. (2018) et Engels (2018).

La combinaison harmonieuse entre la responsabilité éthique et la responsabilité économique repose sur les compétences interculturelles des managers de l’entreprise. En effet, la mobilisation de ce type de compétences confère aux managers la qualité d’« acteurs-frontières », suivant la terminologie de Andersen et Kragh (2015). La sensibilité à la diversité culturelle, la vision non ethnocentrique, la tolérance à la différence, l’aptitude à comprendre la spécificité de l’interaction culturelle et à s’y adapter, favorisent la transversalité entre la communauté interne et la communauté riveraine du site minier.

Figure 1

La transversalité entre communautés et l’articulation entre responsabilités

La transversalité entre communautés et l’articulation entre responsabilités
Source : adapté de Schwartz et Carroll (2003)

-> Voir la liste des figures

Grâce à leurs compétences interculturelles, les managers parviennent à gérer de manière créative les paradoxes et les contradictions évoqués par Chuhan-Pole et al. (2020), Rey et Mazalto (2020), Grimand et al. (2020) à propos de la mise en oeuvre de la RSE dans le secteur minier en Afrique. Il en résulte un dépassement de la logique binaire impératifs économiques versus obligations éthiques de l’entreprise. Ce résultat rentre en résonnance avec les observations de Ben Rhouma et al. (2018) à propos de la capacité des managers à se saisir des démarches RSE, à se les approprier et à les inscrire dans des stratégies instrumentales de maximisation du profit, tout en n’occultant pas les intérêts des autres parties prenantes. Ce résultat met également en exergue la nécessité pour les managers exerçant en contexte africain de prendre en compte, dans la perspective d’une hybridation des outils de management, les facteurs de contingence énumérés par Causse et Biwolé-Fouda (2020), Pichault et Niset (2013), en l’occurrence les réseaux de solidarité et les croyances. Dans la même veine, le dépassement de l’approche binaire participe du courant de décolonisation de la RSE en Afrique (Livian, 2022, Ramboarisata et al., 2022), dans le sens où le croisement des intérêts économiques et éthiques se traduit par une approche gagnant-gagnant où les temps et les rythmes de travail sont modulés dans l’entreprise pour favoriser la participation des employés à des évènements socio-culturels à l’extérieur, et où le respect des modes de fonctionnement de chacun instaure des relations de confiance entre communautés.

Conclusion

La recherche avait pour objectif d’analyser le rôle de la compétence interculturelle comme outil de l’exercice d’un management responsable de l’absentéisme du personnel recruté localement dans une entreprise minière au Burkina Faso. Les données ont été collectées à travers une observation participante réalisée sur le site de la mine de l’entreprise.

Sur le plan théorique, les résultats montrent que les compétences interculturelles des managers permettent de dépasser la logique binaire responsabilité économique versus responsabilité éthique, et donc d’inscrire la politique RSE dans une stratégie instrumentale de maximisation du profit, sans pour autant perdre de vue les besoins socio-économiques des populations riveraines. Il en découle un style de management où les sanctions et les menaces de licenciement ne constituent pas les réponses privilégiées pour juguler l’absentéisme des employés locaux.

Sur le plan managérial, la recherche met en exergue les facteurs socio-culturels sur lesquels les managers des entreprises minières peuvent agir pour résoudre la question de l’absentéisme des agents recrutés dans les milieux d’implantation des sites miniers en Afrique. L’élaboration d’une liste d’événements sociaux pour lesquels des permissions peuvent être systématiquement accordées aux agents, l’implication des autorités coutumières dans la sensibilisation des employés au respect des règles de fonctionnement de l’entreprise et la prise en compte des croyances locales, sont autant de pistes susceptibles de contribuer à résoudre le problème de l’absentéisme du personnel local. La recherche met également en exergue les compétences interculturelles susceptibles de faire des managers responsables de réels intermédiaires entre les communautés interne et externe de l’entreprise. Il s’agit de la sensibilité à la diversité culturelle, l’adoption d’une vision non ethnocentrique, la tolérance à la différence, l’aptitude à comprendre la spécificité de l’interaction culturelle et à s’y adapter.

La principale limite de la recherche tient au nombre d’entreprise étudiée (une). Des recherches futures intégrant plusieurs entreprises dans plusieurs pays pourrait permettre d’aboutir à des résultats plus robustes en ce qui concerne la contribution des compétences interculturelles dans la mise en oeuvre des politiques RSE en contexte interculturel.