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Power and Progress (PP) de Acemoglu et Johnson (2023), présente une exploration de la relation complexe entre la technologie et le développement des économies. C’est le cinquième ouvrage auquel Acemoglu contribue après “Economic Origins of Dictatorship and Democracy” (Acemoglu & Robinson, 2009), “Introduction to Modern Economic Growth” (Acemoglu, 2009),”Why Nations Fail : The Origins of Power, Prosperity, and Poverty” (Acemoglu & Robinson, 2012) et “The Narrow Corridor : States, Societies, and the Fate of Liberty” (Acemoglu & Robinson, 2019). Si l’angle d’analyse change par rapport à ses ouvrages préalables, puisque cette fois-ci il prend en compte la technologie, ce nouveau volume reste dans la continuité des précédents, livrant avant tout une analyse des institutions et de leurs impacts sur la prospérité des sociétés.
L’ouvrage, décliné, en 11 chapitres, propose aux lecteurs un voyage historique à travers la révolution industrielle jusqu’à l’ère numérique actuelle. Les auteurs examinent les impacts des percées technologiques sur les structures sociétales, les marchés du travail et la répartition économique. Au coeur de leurs arguments se trouve l’idée selon laquelle les progrès technologiques ont historiquement profité à certains groupes, souvent aux dépens d’autres, créant ainsi des défis sociétaux et des disparités économiques.
Mais qu’est-ce que le progrès selon Acemoglu et Johnson ?
Les auteurs remettent en question l’optimisme technologique prédominant. Ils affirment que le progrès véritable n’est pas garanti par la technologie seule, mais par l’orientation de cette technologie vers le bien commun. Ils appellent à un changement dans la manière dont nous concevons et utilisons la technologie, pour qu’elle serve l’intérêt général et non une élite restreinte. Le lecteur ne peut qu’être déçu par cette introduction à l’ouvrage puisque la notion centrale n’est finalement définie que de manière très vague. Le lecteur se référera plutôt à l’ouvrage de Brian Arthur (2010) pour une approche plus solide du progrès technologique. Ce n’est malheureusement pas le seul moment ou les auteurs choisissent de suivre leurs propres définitions plutôt que d’utiliser des références plus généralement admises en économie et en management de l’innovation.
Le rôle de l’État versus le marché dans le progrès technologique
Un thème central du livre est l’interaction entre l’intervention de l’État et les forces du marché dans l’orientation du progrès technologique. Les auteurs soutiennent qu’une approche de laissez-faire conduit souvent à des avancées technologiques qui donnent la priorité aux profits plutôt qu’au bien-être de la société. Ils plaident pour une approche plus équilibrée dans laquelle les politiques et réglementations de l’État guident le développement technologique afin de garantir qu’il s’aligne sur les valeurs et les objectifs de la société. Ce en quoi ils ne sont pas vraiment novateurs, nous retrouvons la même argumentation dans les travaux de Mazzucato (2018). Toutefois, Acemoglu et Johnson n’abordent pas la mise en pratique et restent au niveau des principes généraux mais démontrent comment les progrès technologiques, s’ils ne sont pas contrôlés, peuvent exacerber les disparités de richesse et conduire à une concentration accrue du pouvoir économique.
Automatisation, IA, brevets et avenir du travail
Une partie de leurs propos se concentre sur les défis posés par l’automatisation et l’IA, discutant de leur potentiel à intensifier les inégalités économiques et à saper les valeurs démocratiques. Les auteurs appellent à une réorientation vers des technologies plus conviviales pour les travailleurs et remettent en question la trajectoire actuelle du développement de l’IA.
Acemoglu et Johnson évaluent de manière critique les implications de ces technologies sur la main-d’oeuvre, soulignant le potentiel de suppression d’emplois et d’augmentation des inégalités économiques (pour une approche davantage technique de la relation entre productivité et travail, le lecteur se tournera par exemple vers Borsato et Lorentz, 2023).
Pourtant, ils ne laissent aucun doute au fait que la croissance économique soit liée de manière indiscutable au progrès technologique. Toutefois ils ont du mal à clarifier les notions d’innovations marginales et radicales, et inventent leur propre concept afin de faciliter le lien entre leur conceptualisation théorique et leurs calculs économétriques : « when the productivity gains from automation are small—what we call “so-so” automation. So-so automation is particularly troublesome because it displaces workers but fails to deliver in terms of productivity ». Ils se concentrent sur l’IA comme un outil d’amélioration de la productivité mais ne prennent pas en compte l’impact de l’IA générative au sens de créativité ou dans le cadre de recherche et développement. Le lecteur se référera pour cela aux travaux de Bianchini et al. (2022) par exemple, qui proposent une conceptualisation et une mise en pratique plus solide de la prise en compte de l’IA sur la recherche.
Acemoglu et Johnson lient les gains de productivité aux technologies employées et soulignent dans une approche historique, que les systèmes de brevets ont influencé l’apparition et la diffusion (ou un frein à la diffusion) des technologies. Ils craignent que les mêmes causes aient les mêmes conséquences, et que par un jeu de propriété intellectuelles, certains acteurs privés fassent main basse sur des coeurs technologiques. Ils omettent que la concurrence entre entreprises via la détention de brevet a évolué ces dernières années (Ayerbe et al., 2023).
Équilibrer le pouvoir pour une prospérité partagée
Les auteurs plaident en faveur d’un équilibre des pouvoirs entre les élites et la population dans son ensemble, suggérant qu’une prospérité partagée ne peut être atteinte que lorsque les progrès technologiques sont régis par des politiques qui prennent en compte les intérêts de tous les segments de la société. Ils soulignent que la technologie n’est pas simplement un outil ou une force neutre, mais qu’elle est profondément liée aux valeurs sociétales, aux intérêts économiques et au pouvoir politique. Ce en quoi ils reprennent les arguments des ouvrages précédents d’Acemoglu sur la répartition des droits et pouvoirs, en adaptant les institutions à la problématique technologique. PP propose des recommandations politiques, plaidant en faveur de celles garantissant que la technologie sert l’intérêt public au sens large. Il s’agit notamment de propositions visant à renforcer la surveillance réglementaire, à investir dans l’éducation publique et les infrastructures, ainsi qu’à adopter des politiques encourageant un développement technologique inclusif et durable. L’ouvrage appelle à une approche proactive pour façonner l’avenir de la technologie, une approche qui tienne compte des conséquences à long terme et des implications éthiques.
Pour cela Acemoglu et Johnson soulignent le pouvoir des récits pour façonner les impacts sociétaux de la technologie. Ils soutiennent que la manière dont les sociétés conceptualisent et parlent de la technologie, influence considérablement son développement et son déploiement. Cette perspective est cruciale pour comprendre pourquoi certaines technologies sont adoptées alors que d’autres suscitent une résistance ou une réglementation.
Leur approche se situe ici au niveau de la société (au sens des états), nous retrouvons une approche au niveau des entreprises, notamment dans les travaux de Neukam et Bollinger (2022) où les auteurs mettent en garde contre le développement d’innovations nuisibles pour l’entreprise et la société.
Explorer les paradigmes technologiques
Les auteurs s’intéressent en profondeur à divers paradigmes technologiques à travers l’histoire, montrant comment les technologies dominantes de chaque époque ont façonné les normes sociétales et les structures économiques. Ils décortiquent l’évolution de la technologie, depuis les machines à vapeur jusqu’à Internet, mettant en lumière comment chaque vague d’innovations a apporté à la fois progrès et perturbations. Cette approche économique utilise la notion de paradigme technologique et économique mais sans indiquer de références claires. Leur conception de paradigme est loin d’atteindre la finesse des travaux de Dosi (1982, 1988) sur le sujet. Ne sont pas pris en compte non plus les nombreux impacts de ses travaux dans la conceptualisation du progrès économique des sociétés (voir par exemple Lorentz, 2023 sur ce sujet). Nous voyons que les auteurs sont ici dans la description très générale et se limitent à des exemples de la complémentarité entre les actions humaines et la technologie déjà souvent employés ailleurs.
Perspectives mondiales et durabilité environnementale
Acemoglu et Johnson proposent une série d’études de cas mondiales, montrant comment différents pays et cultures ont répondu aux défis et opportunités technologiques. Ces études de cas offrent une perspective diversifiée sur l’impact mondial de la technologie et mettent en évidence les différentes stratégies utilisées pour exploiter ses avantages. C’est là l’un des points forts de l’ouvrage, le plaçant dans la continuité des travaux précédents d’Acemoglu.
Tout au long de la revue, le style combine une narration engageante avec une analyse scientifique, rendant le sujet complexe accessible et convaincant. La capacité des auteurs à tisser des anecdotes historiques avec des problèmes contemporains crée une riche tapisserie qui offre aux lecteurs une compréhension approfondie de la relation complexe entre la technologie et la société.
Un autre aspect critique exploré dans l’ouvrage est la relation entre l’innovation technologique et la durabilité environnementale. Les auteurs analysent l’impact des technologies passées et présentes sur l’environnement, et soulignent le besoin urgent de solutions technologiques durables pour relever les défis mondiaux tels que le changement climatique et l’épuisement des ressources. Si ces passages s’inscrivent dans la lignée des travaux actuels sur la twin transition (Bianchini et al., 2023), nous remarqueront qu’à nouveau Acemoglu et Johnson n’utilisent pas ce terme et créent leur propre discours et leurs concepts.
Impératifs éducatifs et exemples inattendus à l’ère technologique et appel à l’action
Dans leur conclusion, Acemoglu et Johnson soulignent l’importance d’utiliser la technologie pour le bien commun, incitant les lecteurs à s’engager dans l’élaboration de son avenir. Ils mettent en avant que nos choix actuels influenceront le progrès technologique et son impact sur les générations futures. Aussi les auteurs soulignent l’importance de l’éducation pour préparer les sociétés aux changements technologiques. Ils plaident en faveur de réformes éducatives axées sur le développement de la pensée critique, de la créativité et de l’adaptabilité, compétences essentielles pour naviguer dans un paysage technologique en évolution rapide.
Acemoglu et Johnson soulignent comment une dynamique similaire s’est déroulée au milieu du vingtième siècle. Après la Seconde Guerre mondiale, la demande de biens et services a augmenté et les économies en Amérique du Nord et en Europe se sont développées. Les syndicats bien organisés étaient des gardiens efficaces des intérêts de leurs membres. L’éducation publique est devenue plus répandue et les gouvernements considéraient la gestion des marchés comme l’une de leurs responsabilités clés. En conséquence, de nombreux pays occidentaux ont adopté la planification économique, où les agences étatiques fixaient une direction stratégique pour les investisseurs privés et les entreprises, et coordonnaient les infrastructures nécessaires et les services publics.
Le défi sera de trouver comment atteindre ces types de résultats au siècle actuel. Certaines des prescriptions d’Acemoglu et Johnson, qui incluent le démantèlement des entreprises de la Big Tech, nécessiteraient des actions du gouvernement américain peu probables. Les suggestions des auteurs pour une meilleure application des lois protégeant la concurrence et bloquant les monopoles sont plus réalistes. Dans de nombreux pays, la prévention des fusions et acquisitions énormes par les entreprises de la Big Tech est devenue une priorité.
Acemoglu et Johnson discutent également de plusieurs remèdes familiers aux inégalités produites par le progrès technologique, y compris un revenu de base universel, qui fournirait un revenu garanti à tous les citoyens, y compris ceux dont les emplois sont perdus à cause de l’automatisation. Acemoglu et Johnson sont opposés à un tel programme, notant à juste titre qu’un revenu garanti modeste est inférieur à la capacité d’accéder à des biens sociaux plus larges tels qu’un réseau de transport public ou un système scolaire public. Généralement, les auteurs favorisent les réponses collectives pour protéger le bien-être social, telles que l’encouragement au renforcement des syndicats chez Amazon et Starbucks, plutôt que des campagnes pour de meilleurs salaires, conditions de travail et emplois.
Ils favorisent également une réglementation stricte de la vie privée pour protéger les individus des technologies de surveillance. Comment gouverner les données est un sujet de débat actif dans la plupart des pays, mais il existe des compromis compliqués. Par exemple, la collecte des données de localisation d’une personne par une application de cartographie est-elle un acte de surveillance ou simplement une nécessité technique ? L’utilisation d’une application s’apparente à donner leur consentement aux entreprises pour exploiter les données des utilisateurs, mais obtenir le consentement individuel, application par application, impose un fardeau excessif tant aux utilisateurs qu’aux concepteurs de plateformes. Les auteurs posent des questions sur la gouvernance des données en termes de « propriété » des données, mais cela néglige le fait que les données utiles sont largement relationnelles - c’est-à-dire produites par l’interaction entre un individu et diverses applications - et pas strictement individuelles. Les auteurs tournent autour de la notion de nudge sans jamais l’employer. Pourtant, les débats dans lesquels ils s’inscrivent se situent dans la continuité des discussions sur la vie privée et les nudges initiées par Thaler et Sunstein (2009) et repris sous l’angle de l’intelligence artificielle par Sezgin (2023). Les auteurs ne font malheureusement jamais référence à ce type de travaux.
Comme c’est le cas pour de nombreux ouvrages sur la promesse et les périls des technologies numériques, la liste des propositions à la fin de celui-ci est trop générique. Une taxe sur la publicité numérique, le déploiement de schémas de formation, la construction d’un filet de sécurité sociale plus solide et l’imposition de taxes sur la fortune amélioreraient les conditions de vie des travailleurs et modéreraient le comportement des entreprises technologiques. Mais la liste des politiques des auteurs - même si elles pouvaient être mises en oeuvre dans les environnements politiques polarisés de la plupart des démocraties occidentales - ne se traduisent pas par une vision positive qui peut garantir que les technologies numériques offrent une prospérité partagée. Réparer les problèmes causés par l’IA n’est pas la même chose que de déterminer la meilleure forme de société et comment la technologie peut aider à la construire. PP se termine par l’exemple du revirement dans la perception et le traitement des patients atteints du sida dans les années 1990, lorsque les activistes ont aidé à changer les normes sociales et ont incité à un financement massif de la recherche médicale. C’est un exemple encourageant, mais il est difficile de voir un parallèle étroit entre la lutte contre le problème bien défini du traitement du sida et la panique large et diffuse concernant l’IA et les technologies numériques, qui soulèvent une grande variété de questions politiques.
Finalement, cet ouvrage souffre, en plus des définitions discutables retenues pour certains concepts centraux, d’un grand problème de timing. En effet, cet ouvrage aurait été novateur il y a cinq ans, mais aujourd’hui, il n’apporte que peu de nouveautés sur l’analyse de la technologie. L’impression que l’ouvrage est en préparation depuis longtemps se dégage à la lecture, laissant penser que la diffusion publique de ChatGPT et la compréhension de l’IA par le grand public ont précipité sa publication et qu’en définitive, le sujet abordé par les auteurs les dépasse aujourd’hui.
Parties annexes
Bibliographie
- Acemoglu, D. (2009). Introduction to modern economic growth. Princeton University Press.
- Acemoglu, D., & Johnson, S. (2023). Power and progress : Our thousand-year struggle over technology and prosperity (First edition). PublicAffairs.
- Acemoglu, D., & Robinson, J. A. (2009). Economic origins of dictatorship and democracy (1. paperback ed., reprint). Cambridge Univ. Press.
- Acemoglu, D., & Robinson, J. A. (2012). Why nations fail : The origins of power, prosperity, and poverty (1. edition). Crown Publishing.
- Acemoglu, D., & Robinson, J. A. (2019). The narrow corridor : States, societies, and the fate of liberty. Penguin Press.
- Arthur, W. B. (2010). The nature of technology : What it is and how it evolves. Penguin UK.
- Ayerbe, C., Azzam, J., Boussetta, S., & Penin, J. (2023). Revisiting the consequences of loans secured by patents on technological firms’ intellectual property and innovation strategies. Research Policy, 52(8), 104824.
- Bianchini, S., Damioli, G., & Ghisetti, C. (2023). The environmental effects of the “twin” green and digital transition in European regions. Environmental and Resource Economics, 84(4), 877‑918.
- Bianchini, S., Müller, M., & Pelletier, P. (2022). Artificial intelligence in science : An emerging general method of invention. Research Policy, 51(10), 104604.
- Borsato, A., & Lorentz, A. (2023). The Kaldor–Verdoorn law at the age of robots and AI. Research Policy, 52(10), 104873.
- Dosi, G. (1982). Technological paradigms and technological trajectories : A suggested interpretation of the determinants and directions of technical change. Research policy, 11(3), 147‑162.
- Dosi, G. (1988). Sources, procedures, and microeconomic effects of innovation. Journal of economic literature, 1120‑1171.
- Lorentz, A. (2023). III. Giovanni Dosi. Les dynamiques du changement technologique motrices de systèmes économiques complexes et évolutifs. In Les Grands Auteurs en Management de l’innovation et de la créativité : Vol. 2a ed. (p. 54‑76). EMS Editions. https://doi.org/10.3917/ems.burge.2023.01.0054
- Mazzucato, M. (2018). The value of everything : Making and taking in the global economy. PublicAffairs.
- Neukam, M., & Bollinger, S. (2022). Encouraging creative teams to integrate a sustainable approach to technology. Journal of Business Research, 150, 354‑364.
- Sezgin, E. (2023). Economics of AI behavior: Nudging the digital minds toward greater societal benefit. AI & SOCIETY, s00146-023-01742-w. https://doi.org/10.1007/s00146-023-01742-w
- Thaler, R. H., & Sunstein, C. R. (2009). Nudge : Improving decisions about health, wealth and happiness (Revised edition, new international edition). Penguin Books.