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Le besoin de se tourner vers de nouvelles approches permettant de résoudre les déséquilibres sociaux s’impose plus que jamais. Ce besoin émane d’une reconnaissance de plus en plus importante des défauts des modèles d’entreprises privées (Phillips et al., 2015) et de l’obsolescence des institutions qui reflètent les problèmes du passé plutôt que ceux du présent (Mulgan et al., 2007). Face à ces défaillances des systèmes existants, l’innovation sociale est présentée comme la solution idéale pour répondre aux grands défis sociaux et environnementaux de notre ère (Bekkers et al., 2013). La littérature insiste également sur le caractère intersectoriel de l’innovation sociale en la considérant comme le résultat d’une interaction entre différents acteurs sociétaux oeuvrant pour un changement systémique (Howaldt et al., 2019; Neumeier, 2012).

Au cours des dernières années, plusieurs recherches ont associé le concept d’innovation sociale à celui de la gouvernance (par exemple, Baker & Mehmood, 2015; Bellandi et al., 2021; Swyngedouw, 2009; Unceta et al., 2017; Tolentino Martínez & Del Valle Rivera, 2018). Ces travaux mettent souvent l’accent sur le potentiel des innovations sociales à provoquer une transformation dans les relations sociales et de pouvoir, et ainsi conduire à un renouvellement de la gouvernance (Galego et al., 2022). Néanmoins, la compréhension des mécanismes permettant ces changements est encore à ses débuts, d’autant plus que la recherche existante est davantage focalisée sur l’innovation sociale émanant de la base (la société civile).

Dans la continuité des travaux de Massey & Johnston-Miller (2016) ainsi que de Voorberg & Bekkers (2018) et en considérant que l’innovation sociale peut être de nature publique (Sørensen & Torfing, 2013), nous explorons dans cet article la façon dont l’innovation sociale influence la gouvernance publique au niveau du secteur public local.

Nous nous basons dans ce travail sur six études de cas d’innovation sociale en lien avec des collectivités territoriales françaises pour aborder la question suivante : comment l’innovation sociale influence-t-elle la gouvernance en provoquant des changements dans les relations sociales et de pouvoir ? Pour répondre à cette question de recherche fondamentale, nous avons défini deux questions de recherche spécifiques : 1) est-ce que l’innovation sociale transforme la gouvernance publique des collectivités territoriales ? Et 2) quels sont les nouveaux arrangements de gouvernance qui peuvent émerger de l’interaction entre l’innovation sociale et les collectivités territoriales ? Nous nous focalisons dans cet article sur les changements de gouvernance avant et après l’innovation, et non sur l’étude du processus de cette transformation.

Les deux sections suivantes définissent le contexte théorique de la recherche en examinant d’abord la littérature sur l’innovation sociale dans le secteur public, puis la littérature qui souligne l’existence d’une relation entre l’innovation sociale et la gouvernance publique. Le contexte de la recherche sur les collectivités territoriales françaises est ensuite présenté, suivi d’une explication des méthodes de collecte et d’analyse des données (section 3). La section 4 présente les résultats de l’étude et décrit les modes d’influence de l’innovation sociale sur la gouvernance publique locale. Nous confrontons dans la section 5 nos résultats à la littérature existante en proposant la contribution de cette recherche. Pour conclure, nous abordons les implications de l’étude pour la conception des politiques publiques locales.

Le contexte théorique de l’innovation sociale dans le secteur public

Au-delà du New Public Management, qui a été, depuis les années 80, le prisme à travers lequel les innovations publiques étaient souvent adoptées, de nombreuses réformes de modernisation des politiques publiques ont vu le jour, en se tournant vers de « nouvelles avenues de pensée » (Lévesque, 2012, p.8). Récemment, l’approche fondée sur l’innovation sociale progresse dans la littérature scientifique et devient la nouvelle panacée des managers et des décideurs publics chargés du développement local. Il semble que « le voyage de l’innovation dans lequel le secteur public s’est engagé, à travers de nombreux pays, flotte sous le drapeau de l’innovation sociale » (Bekkers et al., 2013, p.2). L’intérêt pour cette dernière réside dans le fait que les autorités gouvernementales et les organismes de prestation de services sont confrontés, plus que jamais, à une demande croissante en matière de satisfaction des besoins des citoyens (usagers) et à des contraintes de ressources (Vickers et al., 2017) dont la rareté est devenue une donnée systémique.

La notion d’innovation sociale renvoie à un changement de paradigme, de l’esprit d’entreprise vers celui de la société (Richez-Battesti et al., 2012), de la prévalence de la rentabilité financière vers la recherche d’une plus-value sociale (Phills et al., 2008). Dans ce sens, l’innovation sociale peut se définir comme une nouvelle idée (produit, service ou modèle) qui, simultanément, répond aux besoins sociaux et crée de nouvelles relations sociales ou des collaborations (Murray et al., 2010, p.3). Cette définition met en évidence l’évolution des relations sociales, caractérisée par l’émergence de nouvelles interactions et collaborations qui renforceraient la capacité d’action de la société. Cependant, elle n’aborde pas complètement la question de la gouvernance et de sa transformation, puisqu’elle n’évoque pas le possible lien entre le changement dans les relations sociales et le processus décisionnel. En effet, les auteurs ne soulignent pas que les nouvelles relations ou les collaborations qui se forment exerceront une influence sur le système existant de prise de décision et qu’elles entraîneront l’élaboration et la mise en oeuvre de nouvelles politiques publiques.

Par ailleurs, dans leur définition, Murray et al. (2010) considèrent trois dimensions principales de l’innovation sociale que nous trouvons souvent dans la littérature, à savoir la nouveauté, la solution et le processus. En effet, l’innovation sociale, comme toute innovation, doit apporter une solution nouvelle et plus performante par rapport à l’existant. Elle doit également résoudre les problèmes sociaux insatisfaits. Enfin, la dimension processuelle est associée à la création de connaissances et à l’apprentissage collectif avec une participation des communautés (Edwards-Schachter & Wallace, 2017). D’autres auteurs soutiennent que la “valeur créée” et “l’empowerment” sont tous deux des critères importants dans une démarche d’innovation sociale. Le premier complète la dimension “solution” en assurant que la nouvelle proposition engendre une plus-value sociale qui profite à l’ensemble de la société (Phills et al., 2008). Le second critère repose sur la possibilité pour la population bénéficiaire de l’innovation d’acquérir les capacités et les ressources nécessaires pour satisfaire ses propres besoins (Hillier et al., 2004).

Il est difficile d’identifier les innovations sociales relevant uniquement du secteur public, puisqu’elles se trouvent à la frontière des secteurs et impliquent des acteurs de niveaux différents. Néanmoins, nous retenons la définition de Sørensen & Torfing (2013, p.4) selon laquelle les innovations sociales dans le secteur public se réfèrent à des « formes d’innovation publique de caractère social et public, non motivées par des préoccupations de croissance et de rentabilité du secteur privé ». Ce sont ainsi des innovations à la fois publiques et sociales « qui (au moins au début) ne sont pas créées dans le but de gagner de l’argent » (Pol & Ville, 2009, p.883). La création de richesses peut être intégrée dans le processus d’innovation sociale, mais elle n’est pas une fin en soi (Bessant & Tidd, 2007). En effet, ces innovations ne se mesurent pas par rapport aux profits qu’elles peuvent générer, on évalue plutôt la valeur publique créée ou améliorée (Lévesque, 2013). Par ailleurs, la définition ne prend pas en compte l’existence de contraintes financières (ou autres contraintes de ressources), bien que nous les considérions comme l’une des raisons conduisant les collectivités territoriales à se lancer dans l’innovation sociale.

Sørensen & Torfing (2013) répartissent les innovations sociales dans le secteur public en trois catégories. La première concerne l’innovation dans les services publics, les programmes publics et la réglementation. Elle vise à améliorer les conditions de vie des citoyens et à répondre à leurs besoins, par exemple, en matière de biens matériels, de protection personnelle, sociale et environnementale. La deuxième catégorie est celle de l’innovation organisationnelle et de processus. Elle permet de garantir une meilleure qualité et un meilleur accès aux services publics, tout en réduisant les coûts. Enfin, la troisième catégorie représente les innovations politiques qui visent à reformuler et à réinventer les demandes sociales et la manière dont elles sont satisfaites, en réponse à l’évolution des valeurs et des aspiration politiques et aux nouveaux développements sociétaux. Cette typologie repose sur la finalité de l’innovation sociale. Toutefois, en considérant le niveau où l’innovation se produit, nous constatons qu’elle n’inclut pas les innovations ascendantes qui émanent d’une organisation ou d’un réseau privé, et dans lesquelles l’État agit en tant que facilitateur pour développer et diffuser au mieux ces innovations (Mulgan & Albury, 2003). En outre, dans la troisième catégorie, les auteurs ne détaillent pas comment l’innovation sociale peut réinventer les demandes sociales. Pourrait-il s’agir de formes de partenariat, de privatisation, de décentralisation ou de délégation des services publics, par exemple (Lévesque, 2013) ?

Les organisations locales (comme les associations, les entreprises locales et les collectivités territoriales) peuvent être motrices dans l’introduction et le développement des innovations sociales. Ainsi, ces dernières deviennent une composante de l’écosystème local en participant au développement des territoires et améliorant le fonctionnement des organisations locales (Van Dyck & Van den Broeck, 2013).

En innovant socialement, les autorités locales élargissent le répertoire de leurs rôles en s’orientant vers la production de résultats avec les autres (Bourgon, 2010) et vers la réalisation d’une plus-value sociale (Phills et al., 2008). D’après Bourgon (2010), le gouvernement peut agir de quatre façons différentes : 1) comme un partenaire en utilisant le pouvoir et les ressources de l’État pour encourager les contributions des autres; 2) comme un contributeur responsable et fiable qui partage la responsabilité de la définition des problèmes, de la mise en oeuvre des solutions et de la comptabilisation des résultats (selon Denhardt & Denhardt, 2003); 3) comme un facilitateur qui encourage la création et l’expansion de réseaux d’associations d’acteurs auto-organisés et de gouvernance collaborative (selon Klijn, 2008; Teisman & Klijn, 2008), au travers d’un processus de prise de décision collective qui est formel, orienté vers le consensus et délibératif (Ansell & Gash, 2008, p.544); ou 4) comme un leader d’opinion et un agent proactif pouvant co-créer et évoluer avec les autres acteurs dans un système de gouvernance adaptative qui transforme le contexte et les actions de tous les acteurs afin d’améliorer la probabilité de résultats politiques favorables (selon Klijn & Teisman, 2006). La gouvernance adaptative est un « processus systématique d’amélioration des pratiques et des politiques de gestion fondées sur un apprentissage basé sur la connaissance des résultats de stratégies ayant préalablement été mises en oeuvre » (Pahl-Wostl et al., 2007).

Cette typologie mentionnée par Bourgon (2010) porte sur le gouvernement et englobe l’innovation publique d’une manière générale. Elle ne se concentre pas spécifiquement sur les collectivités territoriales ni sur l’innovation sociale dans le secteur public, qui sont des sujets d’intérêt particulier dans cette étude. La littérature concernant ces aspects est ainsi insuffisante et notre recherche vise à l’enrichir.

L’innovation sociale et la gouvernance publique

La notion de gouvernance est communément comprise comme une pratique collective de prise de décision. Elle englobe la notion de gouvernance publique, qui nous intéresse dans ce travail, et qui correspond selon Bovaird & Löffler (2003, p.316) aux « manières dont les parties prenantes interagissent entre elles afin d’influencer les résultats des politiques publiques ». Pour Skeltcher et al. (2005), la gouvernance publique pourrait également conduire à l’élaboration et à la mise en oeuvre des politiques publiques.

La gouvernance publique locale peut être considérée comme faisant partie de la gouvernance publique. En s’appuyant sur les travaux de Bovaird & Löffler (2003) ainsi que de Skeltcher et al. (2005), nous sommes en mesure de formuler, pour les besoins de cet article, une définition de la gouvernance publique locale. Cette dernière peut être définie comme un arrangement institutionnel dans lequel les parties prenantes interagissent entre elles pour élaborer et mettre en oeuvre des politiques publiques locales ou, du moins, pour influencer leurs résultats.

Cette définition rejoint les travaux d’Adams & Hess (2008) qui affirment que le succès de certaines innovations sociales est attribuable à une gouvernance qui ne repose pas uniquement sur les dirigeants et agents publics. C’est une vision de la gouvernance publique qui englobe la démocratie participative, tout en la dépassant. Elle suppose, en effet, l’ouverture des frontières du pouvoir politique et socio-économique (Bennett et al., 2003) et la délégation des responsabilités aux citoyens, mais aussi aux intervenants privés qui participent à la co-création de nouveaux systèmes de service public (Pearce & Conger, 2003). Cela implique une variété d’expertises réparties entre un plus grand nombre de parties prenantes (Bennett et al., 2003), au-delà des frontières des organisations publiques.

Nous pouvons en déduire qu’à l’instar de l’innovation sociale, la gouvernance publique rassemble divers acteurs (publics, privés et associatifs) pour collaborer et établir des résultats à la fois politiques et socio-économiques (Massey & Johnston-Miller, 2016). Cependant, il ne faut pas confondre ces deux concepts, innovation sociale et gouvernance. Premièrement, comme l’affirme Massey & Johnston-Miller (2016), l’innovation sociale n’est pas un nouveau mode de gouvernance, mais un activisme communautaire et volontaire localisé au niveau micro. Les auteurs ajoutent que l’innovation sociale entre dans le domaine de la gouvernance publique lorsqu’il est question de sa diffusion, pour atteindre un changement systémique nécessitant l’intervention des acteurs étatiques du gouvernement. Ainsi, l’innovation sociale est dépendante de la gouvernance publique qui l’affecte positivement. Pour Massey & Johnston-Miller (2016), une fois l’innovation sociale passée à l’agenda des politiques publiques, elle pourrait être conceptualisée comme une gouvernance publique permettant aux autorités de diriger un réseau d’acteurs sociétaux (Massey & Johnston-Miller, 2016). Cela permettrait au gouvernement de déplacer la prestation de services vers le secteur de l’économie sociale et solidaire et de réduire ses investissements (Massey & Johnston-Miller, 2016). Cela permettrait aussi, au-delà des avantages financiers, de promouvoir le bien-être des citoyens, de favoriser leur empowerment, d’optimiser l’utilisation des ressources publiques (par le biais de modèles de prestation de services plus efficaces, de méthodes de financement novatrices, de partenariats, etc.), ainsi que de renforcer la réputation et la crédibilité des pouvoirs publics en tant qu’acteurs engagés dans la résolution des problèmes de la société (Bedrane, 2022).

Deuxièmement, l’innovation sociale est synonyme d’amélioration des actions collectives et des relations entre divers acteurs (Moulaert et al., 2013), alors que les approches de gouvernance, bien qu’elles soient renouvelées, ne sont pas toujours justes et durables (Baker & Mehmood, 2015). En effet, ces dernières peuvent être sélectives et en faveur de groupes spécifiques de la société civile ou des parties prenantes (Baker & Mehmood, 2015).

Dans la littérature, la combinaison entre l’innovation sociale et la gouvernance renvoie souvent à « des processus et des pratiques de collaboration basés sur une dynamique participative qui améliorent les demandes sociales existantes ou créent de nouvelles solutions pour y répondre » (Galego et al., 2022, p.274-275). Cette combinaison met en évidence le potentiel de l’innovation sociale pour relever les défis sociaux, tout en soulignant le rôle essentiel de la gouvernance pour fournir le cadre d’une collaboration et d’une prise de décision efficaces. Cela pourrait ainsi améliorer les résultats sociaux et redéfinir les politiques sociales.

À partir de leur revue systématique de la littérature, Galego et al. (2022) ont défini onze dimensions reliant l’innovation sociale et la gouvernance publique. Le tableau 1 résume et explique ces dimensions. Il souligne, entre autres, la mobilisation citoyenne dans le processus de prise de décision permettant de contribuer à la résolution des problèmes sociétaux. Cette mobilisation est traduite dans la littérature par la notion d’actions collectives. Selon Galego et al. (2022), les initiatives d’innovation sociale prenant la forme d’actions collectives sont souvent des expérimentations préliminaires visant à améliorer la gouvernance en instaurant des rapports sociaux basés sur l’engagement éthique et la solidarité entre politiques et citoyens. Les auteurs affirment que ces actions collectives déclenchent fréquemment des changements institutionnels, passant d’une gouvernance sociopolitique descendante à une gouvernance orientée vers la société civile. Les organisations de la société civile qui promeuvent les actions collectives pour la participation du public dans la gouvernance aspirent à créer de nouveaux mécanismes de solidarité et de prise de décision collective pour lutter contre l’exclusion sociale et les relations de pouvoir centralisées (Galego et al., 2022).

Voorberg & Bekkers (2018) présentent l’innovation sociale comme une stratégie valable pour changer la prestation des services publics. Dans leur étude comparative de quatre pays, les auteurs soulignent que l’innovation sociale peut devenir un changeur de jeu pertinent dans les relations de gouvernance. Mais ce changement dépendra, selon les auteurs, des traditions de l’État et de la culture de gouvernance qui caractérisent le secteur public. En effet, dans les pays avec une tradition étatique autoritaire, l’adoption de l’innovation sociale requiert un changement fondamental dans le partage des responsabilités entre les acteurs (Voorberg & Bekkers, 2018). Par conséquent, l’innovation sociale permet de remettre en question les systèmes politiques hégémoniques en favorisant de nouveaux arrangements de gouvernance (Galego et al., 2022). En revanche, dans les pays qui se caractérisent par une tradition d’État consultative, l’innovation sociale ne crée pas un changement radical dans les relations entre les acteurs de prestation de services publics et les citoyens (Voorberg & Bekkers, 2018).

Malgré la prolifération de la littérature sur l’étude de l’innovation sociale en tant que concept essentiellement collaboratif (Murray et al., 2010) et son lien étroit avec la gouvernance, il y a un manque de recherche sur l’influence de l’innovation sociale sur la gouvernance. Cela nous a amenés à notre première question de recherche : est-ce que l’innovation sociale transforme la gouvernance publique dans des collectivités territoriales ? Par ailleurs, les dimensions liant l’innovation sociale et la gouvernance, proposées par Galego et al. (2022), nous fournissent un cadre pour examiner la manière dont cette influence se manifeste au niveau du secteur public local. Cela conduit à la seconde question de recherche : quels sont les nouveaux arrangements de gouvernance qui peuvent émerger de l’interaction entre l’innovation sociale et les collectivités territoriales ?

À la lumière de cet ancrage théorique, et à l’aide d’une étude de cas multiples, nous allons examiner comment l’innovation sociale influence la gouvernance en termes de changements dans les relations sociales et de pouvoir.

Contexte et méthodologie de la recherche

Les collectivités territoriales françaises

« Les collectivités territoriales sont des structures administratives françaises, distinctes de l’administration de l’État, qui doivent prendre en charge les intérêts de la population d’un territoire précis » (Insee, s.d.). Aujourd’hui, le paysage institutionnel dans lequel se trouvent les collectivités territoriales est le résultat de deux mouvements ayant connu une accélération importante depuis les années 1980 : 1) le mouvement de déconcentration qui se définit comme « un déplacement géographique du pouvoir de décision de l’État, de Paris, vers les territoires »[1]; et 2) le mouvement de décentralisation qui désigne le transfert progressif des compétences, des moyens et des agents de l’État aux structures locales[2]. Ces mouvements ont permis aux collectivités territoriales d’accaparer progressivement le pouvoir de la mise en oeuvre des politiques publiques locales (Loncle, 2005). Cela aurait été provoqué d’une manière volontaire par des réformes qui désengagent l’État du développement des territoires pour mieux le réengager vers d’autres secteurs plus performants (Amin, 2007). Ainsi, depuis 1980, les collectivités territoriales bénéficiaient « d’une compétence générale leur permettant de prendre en charge toute affaire d’intérêt local »[3].

Tableau 1

Dimensions reliant l’innovation sociale et la gouvernance publique

Dimensions reliant l’innovation sociale et la gouvernance publique
Source : adapté de Galego et al. (2022, p.276)

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Cet environnement institutionnel marqué par un changement profond des responsabilités est, en outre, frappé par d’importantes restrictions des dépenses et des coupes dans les budgets de nombreux services publics locaux (Sinclair et al., 2018). Cela a amené progressivement les collectivités territoriales à innover, alors qu’elles étaient initialement (avant la décentralisation) inscrites dans un modèle administratif et bureaucratique (Cohard & Bories-Azeau, 2021). Les collectivités territoriales ont pu alors expérimenter de nouveaux modes de gestion de leurs services publics (Froment & Sayah, 1998).

Méthode de recherche

En adoptant le paradigme de recherche interprétativiste (Burrell & Morgan, 1979) et une démarche exploratoire ayant pour objectif la construction de la connaissance, nous analysons les données qualitatives d’une étude de cas multiples (Yin, 2003). Cette dernière se base sur plusieurs cas qui sont analogues à de multiples expériences et suivent une logique de réplication (Yin, 2003). Ainsi, chaque cas est étudié comme une expérimentation à part entière (Barlatier, 2018). L’avantage de cette approche multi-cas est qu’elle offre un potentiel de généralisation plus élevé tout en réduisant le risque de biais de sélection (Eisenhardt, 1989).

Sélection des cas et recueil des données

Les cas sélectionnés ressortent d’une première exploration du terrain qui nous a permis de comprendre le positionnement des collectivités territoriales dans le rayon des initiatives socialement innovantes. En effet, la littérature ne nous permet pas d’établir ce positionnement en raison d’un manque d’études sur le rôle du gouvernement local dans l’innovation sociale. Toutefois, cette exploration utilise le répertoire des rôles du gouvernement dans la société, établi par Bourgon (2010)[4]. Nous avons alors mené une étude exploratoire classificatoire basée sur l’examen de plus de 100 exemples d’initiatives d’innovation sociale. Ces dernières proviennent de sites internet de différents organismes qui recensent les innovations sociales tels que l’Observatoire Territoria, l’Avise, le Carrefour de l’innovation sociale, la Gazette des communes, des départements et des régions. La sélection de ces initiatives repose sur les trois dimensions de l’innovation sociale tirées de la littérature : la nouveauté, la solution et le processus. Un extrait de l’analyse de ces données est présenté dans l’annexe 1.

À l’issue de cette étude, les résultats ne sont pas identiques à ceux de la typologie de Bourgon (2010). Nous sommes parvenus à identifier les différents types proposés par l’auteur, cependant, au sein de chaque initiative, on observait soit la coexistence de plusieurs types, soit l’absence de correspondance avec l’un quelconque des types. En effet, Bourgon (2010) ne cite pas le rôle du gouvernement en tant que simple initiateur de l’innovation, sans engagement effectif dans son développement, un aspect assez présent dans notre étude empirique. Par conséquent, et afin de garantir la représentativité théorique de notre échantillon, nous avons opté pour trois situations, identifiées en fonction de la nature de l’intervention et du rôle des collectivités territoriales dans les initiatives d’innovation sociale. La situation 1 concerne des innovations sociales qui sont initiées et développées par des organisations privées (comme les entreprises sociales, les associations ou les fondations), mais qui bénéficient d’un accompagnement des collectivités territoriales. L’accompagnement se reflète, par exemple, à travers l’adoption d’un produit/service innovant ou l’octroi d’un soutien financier, matériel, humain et/ou moral. Les trois premiers types de rôle mentionnés par Bourgon (2010) peuvent être inclus dans cette situation.

La situation 2 correspond aux innovations sociales (hybrides) dont les idées, et parfois la conception, proviennent du secteur public, mais dont la mise en oeuvre est confiée au secteur privé/social. La situation 3 fait référence, quant à elle, aux innovations sociales qui sont publiques dans leur essence, leur mise en oeuvre et leur diffusion. En effet, ce sont des innovations initiées et développées par les collectivités territoriales elles-mêmes. Toutefois, nous trouvons souvent une panoplie d’acteurs, publics et privés, qui gravitent autour. Ces deux dernières situations correspondent au troisième type de rôle décrit par Bourgon (2010).

La figure 1 schématise les trois situations en montrant les liens entre l’innovation sociale, d’une part, les collectivités territoriales et les acteurs privés, d’autre part.

Figure 1

Catégories d’innovation sociale observées à l’échelle des collectivités territoriales

Catégories d’innovation sociale observées à l’échelle des collectivités territoriales

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Afin de répondre à nos questions de recherche et révéler explicitement l’interaction entre la gouvernance et l’innovation sociale, six études de cas ont été choisies. Comme le souligne Eisenhardt (1989, p.545), il n’y a pas de nombre idéal de cas, mais « un nombre compris entre 4 et 10 cas fonctionne généralement bien ». En effet, avec moins de quatre cas, il est difficile de générer une théorie complexe et des résultats convaincants et avec plus de 10 cas, il est difficile de faire face à la complexité et au volume des données (Eisenhardt, 1989). Deux études de cas ont été soigneusement affectées à chaque situation, de manière à représenter les trois situations prédéfinies. Ces études de cas concernent des innovations sociales initiées sur le territoire aquitain (tableau 2).

Tableau 2

Description des six études de cas

Description des six études de cas

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Les rôles des collectivités territoriales dans chaque cas sélectionné sont résumés dans le tableau 3.

Tableau 3

Rôles des collectivités territoriales dans l’innovation sociale[5]

Rôles des collectivités territoriales dans l’innovation sociale5

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Cette recherche fait appel à des données exclusivement qualitatives en combinant plusieurs sources et méthodes de recueil. L’entretien semi-directif constitue l’instrument principal de collecte. Vingt personnes ont été interrogées, dont des maires et autres élus, des directeurs de service au sein des collectivités territoriales, des présidents et directeurs d’associations ainsi que des responsables de projets (voir tableau 4). Ce sont des individus qui ont été directement impliqués dans la gouvernance des innovations sociales liées à nos études de cas. Les entretiens ont été menés entre le 4 avril 2019 et le 16 janvier 2020. Afin de les compléter et de trianguler les informations, nous avons réalisé des observations non participatives (sur site et hors site) et collecté des documents, à la fois physiques et numériques.

Analyse des données

Toutes les données recueillies ont été retranscrites puis analysées. En étude de cas multiples, la procédure suivie pour l’analyse des données commence par des analyses intra-cas (internes aux cas) avant de procéder à une analyse inter-cas (croisée des cas) (Yin, 2003). Cependant, nous avons adopté un choix légèrement différent en réalisant d’abord des analyses intra-situation et, ensuite, une analyse inter-situations. Les analyses intra-situation reposent elles-mêmes sur des analyses intra-cas et inter-cas (cas appartenant à la même situation). Elles ont conduit à des conclusions préliminaires, mais solides, sur ce qui se passe au sein de chaque cas, puis au sein de chaque situation. L’analyse inter-situations consiste, quant à elle, à chercher des similitudes et des différences entre les trois situations, en confrontant les résultats obtenus dans chacune des analyses intra-situation.

La présente recherche a eu recours à l’analyse thématique de contenu ayant pour objectif « la recherche du sens » à travers l’identification des systèmes formels qui sous-tendent les comportements humains et les faits sociaux (Gombault, 2005). L’analyse a été effectuée de façon « manuelle » selon la démarche suivante : 1) au préalable, nous avons réalisé une description détaillée et longitudinale de chaque cas étudié ainsi que du problème à l’origine de l’innovation sociale. Cela a permis de s’imprégner du cas en passant en revue tous les documents collectés, et également de les regrouper, les classer et parfois les résumer afin de les préparer à l’analyse; 2) lors de l’étape de codification, nous avons adopté une méthode à mi-chemin entre le codage déductif et le codage inductif. Autrement dit, nous n’avons ni créé au préalable une liste de codes fermée à travers laquelle les documents doivent être codifiés, ni laissé le codage complètement ouvert. Comme le préconisent Miles & Huberman (2003), nous avons créé un plan général de codage qui n’est pas lié au contenu des entretiens, mais qui visait à définir les principaux domaines dans lesquels les codes (ou sous-thèmes) ont été inductivement conçus. Ce plan de codage est constitué de 12 thèmes : les 11 premiers font référence aux dimensions liant l’innovation sociale et la gouvernance publique, présentées dans le tableau 1; et le dernier thème, appelé « autres », a offert la possibilité d’explorer les nouvelles idées et concepts émergeant de l’analyse. Nous précisons que les sous-thèmes sont définis à partir de segments de texte contenant un sens particulier (Fossey et al., 2002). En effet, la division en unité d’analyse se fait par des segments de texte plutôt que par des mots ou des phrases.

Une fois le codage d’un cas réalisé, tous les thèmes et sous-thèmes identifiés sont triés et organisés en fonction de la thématique dans laquelle ils ont été codifiés. Ensuite, ils sont comparés aux sous-thèmes des autres cas de la même situation en vue de généraliser le codage au niveau de chaque situation. Des exemples illustrant le codage des verbatim sont fournis dans l’annexe 2.

Résultats - analyse de l’évolution de la gouvernance publique

Pour répondre aux questions de recherche, nous fournissons en premier lieu les arguments mettant en évidence l’influence de l’innovation sociale sur la gouvernance publique des collectivités territoriales. En second lieu, nous examinons la nature de la nouvelle gouvernance qui émerge de cette influence.

Tableau 4

Description de l’échantillon

Description de l’échantillon

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L’innovation sociale affecte la gouvernance publique locale

L’analyse des données montre que l’implication des collectivités territoriales dans l’innovation sociale conduit à des changements dans leur gouvernance grâce à l’intervention d’un nombre plus ou moins important d’acteurs, principalement locaux. Ces changements sont observés au niveau des trois situations, comme résumé dans le tableau 5.

Dans la situation 1, les innovations sociales sont initiées par des associations, mais leur mise en oeuvre a nécessité l’implication des collectivités territoriales. Ces dernières sont considérées par les acteurs associatifs comme leurs principaux partenaires et acteurs incontournables au développement de leurs projets innovants. « Sans l’appui du maire et sans la volonté du conseil municipal, on serait un peu plus en reclus » (Directeur d’association, cas 1). Dans les deux cas étudiés, les partenaires sociaux ont signalé la plus-value résultant de la coopération avec les collectivités territoriales, en particulier les communes et les intercommunalités. Cette plus-value réside dans l’amélioration de la performance des associations en leur fournissant les ressources matérielles (par exemple, l’accès aux infrastructures et services publics) et immatérielles (par exemple, l’accès aux réseaux d’acteurs) indispensables au fonctionnement de leurs activités. « J’ai mis tout le monde autour de la table, je leur ai expliqué pourquoi ils sont réunis. […] Ce sont des gens qui ne se seraient jamais rencontrés, l’ONG n’aurait jamais rencontré le Centre social » (Maire, cas 2). Parmi les ressources immatérielles, la légitimité sociale (reconnaissance) et la crédibilité sont souvent citées par nos interviewés comme étant le gain le plus attendu au travers de leurs relations avec les collectivités territoriales, leur permettant d’être de vrais acteurs du territoire.

En intervenant indirectement dans ce type d’initiative socialement innovante, les collectivités territoriales deviennent accompagnatrices du changement social. Pour ce faire, elles revoient leur mode de gouvernance en impliquant de nouvelles parties prenantes et en apportant leurs propres ressources. Par conséquent, les organisations du secteur de l’économie sociale et solidaire sont tout à fait à même de produire une valeur publique et, ainsi, d’améliorer les conditions de vie de la population. « Cette possibilité d’échanger (avec la collectivité) nous donne pas mal d’ouverture et de possibilités, à la fois de faire reconnaître le handicap et d’accepter la différence dans une forme de dynamique en interne et au niveau de la commune, c’est-à-dire qu’on fait aussi partie de leur territoire d’intervention » (Directeur d’association, cas 1).

La situation 2, dans laquelle nous avons étudié les innovations sociales initiées par les collectivités territoriales et mises en oeuvre par des organisations du secteur de l’économie sociale et solidaire, se caractérise par l’existence de relations partenariales très solides entre ces deux parties. Avant même la création des projets, les collectivités territoriales ont prévu de confier leur développement à des associations. Ainsi, ces dernières ont été impliquées très tôt dans les innovations. Par conséquent, les relations avec les parties prenantes constituaient une condition préalable à l’innovation, puis un élément nécessaire à son développement.

Tableau 5

Transformation de la gouvernance publique locale[6]

Transformation de la gouvernance publique locale6

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Il ressort clairement de l’étude que les associations sont expertes dans la gestion des problèmes de la société. Elles ont un savoir-faire, une connaissance approfondie des bénéficiaires et des moyens dont les collectivités territoriales ne disposent pas, notamment le temps et le bénévolat. Ainsi, le rôle de ces associations dans les projets d’innovation sociale est parfois existentiel, car l’innovation ne peut être développée qu’avec elles. « Sans la banque alimentaire, les restos du coeur, ça (le projet) ne pouvait pas exister. C’est vital, ça ne peut marcher qu’avec le concours du monde associatif, c’est certain » (Directeur de service de la mairie, cas 3). « Le projet de déchetterie est fait grâce à la crédibilité d’Emmaüs au niveau du ramassage » (Directeur de service de la communauté d’agglomération, cas 4).

Ces relations nouées avec les collectivités territoriales offrent, par ailleurs, aux associations la possibilité de gérer et tirer profit de ressources qui, à l’origine, relèvent du domaine public. « Le partenariat avec les collectivités va nous amener une crédibilité en tant que vrai acteur de l’économie sociale et solidaire et culturelle de la région » (Directeur d’association, cas 3).

Enfin, le résultat du changement dans la gouvernance des collectivités territoriales a abouti à l’hybridation des services publics, décrite par l’un des interviewés comme l’avenir des politiques publiques.

Au niveau de la situation 3 (innovations sociales initiées et développées par les collectivités territoriales), en plus d’initier l’innovation, le rôle principal joué par les collectivités territoriales consistait à fédérer et à gérer l’ensemble des acteurs engagés dans le projet collaboratif. Cela impose une transformation des pratiques et un partage des responsabilités avec les parties prenantes. « Par rapport à ce que nous faisions, pour nous c’est nouveau, car on n’est plus dans le grand maître d’ouvrage qui fait le projet et point. Là, on est dans le participatif, informateur. […] » (Responsable mission du département, cas 6). Ainsi, l’engagement des collectivités territoriales dans l’innovation sociale conduit à de nouvelles relations avec divers partenaires, publics et privés. En premier lieu, ces relations apportent aux collectivités territoriales les informations nécessaires à la conception de la politique publique locale. Ensuite, elles leur apportent les ressources et les expertises nécessaires pour développer et pérenniser cette politique. En effet, cela permet de renforcer la capacité interne des collectivités territoriales et d’élaborer des politiques publiques plus inclusives et durables.

L’association a une expertise, précisément, l’expertise concernant l’histoire et les habitudes des gens du voyage, car c’est spécifique […]On s’est appuyé sur leur expertise, mais aussi sur la notoriété et la crédibilité qu’ils ont auprès de la communauté des gens du voyage. En plus, la ville n’a pas vocation à gérer les logements sociaux, car ils sont considérés comme des logements sociaux. Et d’ailleurs, il fallait aussi faire appel à une autre expertise, celle du bailleur social

Maire, cas 5

C’est grâce à cette capacité acquise par la conjugaison des connaissances et savoir-faire de divers partenaires que la performance en matière d’innovation sociale est réalisée.

Par ailleurs, dans la situation 3, la gouvernance a subi un changement important en raison du poids que représentait la participation citoyenne dans l’élaboration de la politique publique en question. Une participation qui a eu lieu dès la conception de l’innovation et qui a imposé un changement dans les pratiques des collectivités. « Ça nous a permis d’organiser tout un tas d’ateliers dans lesquels on incite les habitants, les artisans, tous les jeunes, toutes les composantes de la commune » (Responsable mission du département, cas 6). Dans ce cadre, les citoyens étaient force de proposition et constituaient des acteurs de changement en travaillant avec les autres parties prenantes. « Parmi les membres d’atelier, il y a des jeunes qui ont pris des initiatives. Par exemple, un jeune couple a pu racheter l’ancienne gare de Bedous (village des Pyrénées-Atlantiques). Ils l’ont transformée en hôtel-restaurant et se sont fortement inspirés de ce que préconisait FENICS. Ils se sont fait aider dans les travaux » (Maire, cas 6).

Après avoir montré, à un niveau général, que l’innovation sociale influence la gouvernance publique locale, nous nous tournons, dans ce qui suit, vers les formes particulières de cette influence qui permettraient aux collectivités territoriales de réaliser leur mission sociale.

Modes de transformation de la gouvernance publique locale

Afin d’aborder la deuxième question de recherche, nous examinons l’évolution de la gouvernance publique locale à travers les 11 dimensions reliant la gouvernance et l’innovation sociale, définies dans le tableau 1 (voir la dernière colonne du tableau 5).

L’analyse de la situation 1 montre que les initiatives d’innovation sociale lancées par la société civile permettent d’améliorer les modes de gouvernance publique. Ils évoluent depuis des formes traditionnelles descendantes ou ascendantes vers un mode de gouvernance qui combine les deux formes, soit la gouvernance liée par le bas (Galego et al., 2022). Ce nouveau régime institutionnel favorise des relations basées sur la solidarité, l’éthique, l’intérêt des territoires et la mise en capacité des citoyens (empowerment).

À partir du moment où l’innovation sociale a fait ses preuves, grâce au renforcement de la capacité organisationnelle des partenaires sociaux, le processus décisionnel devient cohérent et par conséquent l’innovation s’institutionnalise. Ici, l’innovation sociale exerce une influence significative sur l’environnement institutionnel en contribuant à l’élaboration de politiques publiques locales (Defourny & Nyssens, 2013) plus collaboratives et inclusives.

Dans la situation 2, les innovations sociales, résultant d’une action collective entre les collectivités territoriales d’une part et les associations locales d’autre part, ont imposé un changement fondamental dans les règles du jeu des deux parties. Les collectivités ont dû déléguer une partie des responsabilités de leur leadership aux associations locales, expertes dans la gestion des services en question. Seulement, nous estimons que certaines conditions doivent être remplies pour que l’innovation sociale puisse réellement devenir « un changeur de jeu » (Voorberg & Bekkers, 2018) au niveau local. En effet, l’étude montre que les associations entrant dans les relations de gouvernance sont inscrites dans une histoire partenariale. Cela signifie que les parties prenantes ont déjà établi une relation de confiance et de réciprocité, et que la crédibilité du partenaire associatif a déjà été vérifiée par les collectivités territoriales. Il est très probable que cette confiance mutuelle a facilité les relations avec les associations, comparativement aux relations avec les entreprises privées qui peuvent être plus complexes à établir. « […] On se connaissait et on savait que là-dessus, on pouvait se faire confiance et qu’ils savaient faire. Et que nous, la collectivité, on savait que si on s’engageait, on n’allait pas les laisser deux ans après » (Directeur de service de la communauté d’agglomération, cas 4). En outre, c’est grâce à cette confiance que les collectivités territoriales ont pu confier une partie de leurs responsabilités aux partenaires associatifs. Nous avons également observé une répartition équilibrée des responsabilités parmi les membres du réseau, et chacun semblait satisfait.

Dans la situation 3, l’analyse montre que la gouvernance publique a connu une transformation importante, caractérisée par des actions collectives et une participation citoyenne. Cette évolution découle de la complexité des initiatives d’innovation sociale nécessitant des moyens et des logiques de coopération considérables.

Le projet était très long et très énergivore (Partie prenante privée, cas 6). Ce projet ne ressemble pas à ce qu’on fait d’habitude, même en termes de montage, car les financements ne sont pas les mêmes [...] Ce sont des logements où le loyer était très bas, car les gens du voyage n’ont pas de ressources, donc on ne devait pas dépasser le montant des APL (Aides Personnalisées au Logement) pour qu’ils n’aient pas trop de charges à payer. Il y a eu tout un montage à faire assez compliqué (Partie prenante publique, cas 5).

Dans cette perspective de « changement de la donne » (Voorberg & Bekkers, 2018), la participation citoyenne a été décrite par les collectivités territoriales interrogées comme un gage de réussite. Cependant, l’ampleur de cette participation varie d’un cas à l’autre. Dans le cas FENICS, elle était au coeur du projet, permettant aux habitants de proposer des solutions et de prendre des initiatives. Ici, nous pouvons affirmer l’existence d’une vraie co-création avec la base. En revanche, dans le cas de l’habitat adapté, la participation se limitait à la réalisation de quelques tâches dan s la mise en oeuvre du projet innovant.

La gouvernance liée par le bas est également identifiée au niveau de la situation 3, montrant une articulation entre un régime politique descendant, caractérisé par des incitations gouvernementales, et une force démocratique. Cette dynamique de gouvernance locale nécessite la détermination et la volonté des élus locaux, considérés comme l’élément central de la démarche. « Je sais que le maire a été très motivé et qu’il a poussé beaucoup beaucoup… Il a été hyper moteur, il s’est impliqué lui-même » (Partie prenante publique, cas 5). Sans déléguer le pouvoir de décision (comme dans la situation 2), les collectivités territoriales ont créé un système de responsabilisation qui permet aux acteurs de participer à l’innovation en tenant compte de leurs ressources, intérêts et interactions. Il y a eu la mise en place d’une plate-forme collaborative assurant le suivi des partenaires et la gestion de l’innovation. Il était primordial pour les collectivités territoriales de faire converger les intérêts de l’ensemble des parties prenantes vers un objectif commun, celui de l’innovation sociale. Un tel objectif n’aurait pu être atteint sans une transparence dans la communication du fédérateur en matière d’attentes et de mécanismes à mettre en place sur le court et le moyen terme.

Discussion

Cet article a examiné les effets potentiels de l’innovation sociale sur la gouvernance des collectivités territoriales à travers des transformations dans les relations sociales et de pouvoir. Ces effets se reflètent dans la manière de construire et de consolider les politiques publiques locales, lesquelles pourraient également subir des changements significatifs. La nouvelle gouvernance, marquée par l’implication d’un ensemble de parties prenantes dans le processus d’innovation, opérera dans un système d’échange continu de connaissances et de ressources, ainsi que de partage des responsabilités et des résultats.

La présente étude a permis d’enrichir les travaux existants sur la classification des innovations sociales dans le secteur public (Sørensen & Torfing, 2013) d’une part, et sur les rôles des autorités dans l’innovation (Bourgon, 2010) d’autre part. Elle apporte des précisions spécifiquement axées sur l’innovation sociale au niveau local. Ainsi, nous avons montré que les collectivités territoriales peuvent jouer trois rôles dans l’innovation sociale locale. Premièrement, elles peuvent agir en tant que partenaire en soutenant les innovateurs sociaux déjà présents sur leurs territoires (Bourgon, 2010). Deuxièmement, les collectivités territoriales peuvent être catalyseurs d’innovations sociales sur leur territoire en les introduisant, puis en confiant la responsabilité de leur développement à des acteurs compétents dans ce domaine. Enfin, elles peuvent activement initier et favoriser le développement des innovations sociales, agissant à la fois comme un leader en matière d’innovation et comme un agent proactif (Bourgon, 2010).

Contrairement à la plupart des recherches conventionnelles qui se concentrent sur les innovations sociales émanant de la base (ce que nous avons étudié dans la situation 1), ce travail s’intéresse également aux innovations sociales initiées par les acteurs publics. Ainsi, il remet en question les affirmations de Massey & Johnston-Miller (2016) selon lesquelles l’innovation sociale n’est liée à la gouvernance publique que pour des raisons d’institutionnalisation.

D’autre part, nos résultats divergent de ceux de Voorberg & Bekkers (2018) qui ont examiné la relation entre l’innovation sociale et la gouvernance publique dans un contexte macro-économique. Les auteurs ont montré que l’innovation sociale devient un changeur de jeu lorsque la tradition étatique d’un pays est autoritaire et sa culture de gouvernance est traditionnelle. Notre recherche, réalisée au niveau micro-économique, montre que même dans un pays avec une tradition consultative, les innovations sociales entraînent des changements significatifs dans la prestation des services publics. Ainsi, l’innovation sociale transforme l’administration publique descendante et les systèmes de gouvernance traditionnels en les faisant évoluer vers une dynamique plus démocratique (Galego et al., 2022).

Nos résultats corroborent la littérature sur les dimensions reliant l’innovation sociale et la gouvernance (Galego et al., 2022) et ajoutent deux aspects complémentaires en termes de transformation de la gouvernance par l’innovation sociale. Il s’agit en premier lieu d’une gouvernance qui connecte les personnes, les ressources et les idées (Bekkers et al., 2013). Ensuite, l’innovation sociale impose de nouveaux arrangements institutionnels et sociaux entre les autorités publiques, les acteurs économiques et la société civile. Ces arrangements reposent d’une part sur un élargissement du réseau conventionnel des décideurs, en amenant de nouveaux individus et groupes à contribuer à la co-création de la solution (Bennett et al., 2003, Lorey et al., 2019). D’autre part, ils s’appuient sur un partage des responsabilités, de sorte que le pouvoir de décision appartient à un groupe plutôt qu’aux autorités, voire sur la délégation de pouvoir en faveur des acteurs de la société civile (Adams & Hess, 2008; Pearce & Conger, 2003).

Conclusion

Motivés par la convergence d’intérêts entre la gestion de l’innovation sociale et la gouvernance publique, nous avons cherché à comprendre si l’innovation sociale transforme la gouvernance publique locale et de quelle manière cela se produit.

Notre étude fournit un complément précieux à la connaissance existante qui conceptualise l’innovation sociale comme provenant essentiellement de la société civile ou des entreprises sociales. En effet, nous soutenons que les innovations sociales sont un vecteur de changement dans la gouvernance publique locale, en raison de l’engagement des collectivités territoriales aux côtés d’autres acteurs dans la résolution des problèmes de la société. La transformation de cette gouvernance découle de la formation de réseaux d’acteurs indispensables à la co-création de l’innovation, réservant une place centrale aux collectivités territoriales en tant qu’agent de liaison entre les politiques publiques et les actions de la société civile. Ce nouveau mode de formulation des politiques publiques locales apparaît plus performant, grâce à la distribution des responsabilités et à l’échange de ressources entre les parties prenantes.

Nous recommandons aux collectivités locales d’accepter l’expérimentation de l’innovation sociale dans la conception et la mise en oeuvre des politiques publiques en desserrant les règles bureaucratiques le temps de ces expérimentations. C’est à cette condition que la transformation de la gouvernance pourrait intervenir pour rendre performante la politique publique locale. Viendra ensuite le temps de l’adaptation des règles bureaucratiques pour intégrer, d’une manière pérenne, les nouvelles pratiques publiques ainsi adoptées aux cadres légaux et réglementaires.

Par ailleurs, en raison du lien étroit entre l’innovation sociale et les caractéristiques des territoires (Baker & Mehmood, 2015), nous suggérons au gouvernement de ne pas aller dans le sens de la standardisation des solutions lorsqu’ils souhaitent insérer de nouvelles idées dans la logique des institutions locales. Il devrait plutôt privilégier les actions et propositions collectives émanant des acteurs locaux. En outre, contrairement aux entreprises sociales qui poursuivent leurs objectifs de manière indépendante via le marché (Berman & West, 1998), les collectivités territoriales sont assujetties à la bureaucratie gouvernementale. Par conséquent, ces collectivités ne devraient pas être vues par le gouvernement comme un acteur exécutif, mais réellement comme une source d’innovation. Elles doivent être soutenues dans leurs démarches d’innovation sociale en tant qu’acteurs de changement. Un soutien qui peut être financier, mais également du point de vue de la formation à la gestion de l’innovation sociale ainsi que du développement des compétences et des opportunités dans le réseautage et le numérique.

De nature qualitative et ayant eu recours à six cas soigneusement sélectionnés, cette recherche peut soulever des questions de généralisation des résultats. Ainsi, bien qu’il y ait des avantages significatifs à limiter l’étude à six cas, notamment ceux relatifs à l’accessibilité des données et à la temporalité de la recherche, il est important de mener des études complémentaires pour affirmer nos résultats. Il serait également intéressant de réaliser des recherches comparatives entre différentes régions, étant donné que notre recherche est limitée à des cas d’innovation sociale localisés dans la région Nouvelle-Aquitaine. D’autre part, en raison des variations potentielles entre les pays, liées aux contextes politiques et institutionnels (Voorberg & Bekkers, 2018), à la nature des problèmes sociaux ou à la culture d’innovation, des études comparatives entre pays permettraient d’aboutir à des résultats généralisables. Des recherches futures pourraient par ailleurs s’intéresser à la mesure du degré d’influence de l’innovation sociale sur les différents niveaux hiérarchiques de la gouvernance publique (micro, méso et macro).

L’analyse des données a révélé que l’innovation sociale peut être influencée par des facteurs d’ordre contextuel, tels que les conditions politiques, économiques et institutionnelles dans lesquelles opèrent les collectivités territoriales, l’existence et le poids des associations sur les territoires. Par conséquent, des recherches approfondies doivent être menées pour identifier les conditions de réussite des innovations sociales au sein du secteur public en général et du secteur public local en particulier.