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Le monde vit actuellement une période de bouleversements de grande ampleur, amenant une profonde remise en question et une confrontation des systèmes de valeurs et structures sociales au niveau international (Hugon, 2016). Notre société contemporaine, marquée par de rapides et nombreux progrès technologiques et sociaux, a dépassé la capacité de charge de l’écosystème et se confronte à présent aux limites de sa croissance exponentielle (GIEC, 2023; Eberle et al. 2023). Le réchauffement climatique, la perte de la biodiversité avec l’extinction de centaines d’espèces animales et végétales, la raréfaction des ressources naturelles dont l’eau et les énergies fossiles, l’appauvrissement des sols et l’acidification des océans, sont autant de phénomènes bien connus et démontrés par de multiples études scientifiques dans différents champs disciplinaires (MacDougall et al. 2013; Meadows et al. 2004; Murray et King, 2012; Steffen et al. 2015).
Les problèmes environnementaux, énergétiques et climatiques s’accompagnent de situations géopolitiques, économiques et sociales tout aussi critiques, auxquelles la communauté internationale tente de trouver des réponses (Eberle et al. 2023). Si les défis sont globaux, notre monde multipolaire est marqué par des asymétries de richesse et de pouvoir et des différences de priorités et de préférences collectives, rendant les consensus difficiles à atteindre (Hugon, 2016). Des inégalités économiques et sociales accrues sont observées entre individus, groupes sociaux, pays et régions du monde, créant un véritable gouffre entre les populations du Nord et du Sud. L’instabilité économique et politique qui en résulte, les renforce à son tour, contribuant à une spirale négative qui a été interprétée comme une fragilité de notre système capitaliste (Piketty et Goldhammer, 2014). Ainsi, le rythme effréné adopté par les pays industriels et les puissances émergentes peut contribuer à déstabiliser voire détruire les systèmes qui accueillent et maintiennent notre civilisation.
Les mondes scientifiques et politiques ont commencé depuis une vingtaine d’années à se pencher sur ces questions complexes liées à un possible effondrement sociétal (Diamond, 2006; Hawkins et Jones, 2013; Servigne et al. 2021). Dans le domaine de l’entrepreneuriat, les crises sociales et environnementales ont jusqu’ici été abordées essentiellement sous l’angle - positif - du rôle que les entrepreneurs pouvaient jouer dans la création et la mise au point de solutions face aux défis mondiaux. Cette conception souligne l’image d’un entrepreneuriat « héroïque » (Janssen et Schmitt, 2011), porteur à la fois de richesse économique et de changement social au niveau local, régional, national et international, mais n’examine pas suffisamment sa responsabilité possible dans l’émergence et l’accentuation des problèmes rencontrés, en tant qu’acteur du système dominant.
Faisant suite à ce constat, ce dossier spécial propose d’explorer les liens que l’on peut tracer entre le champ de l’entrepreneuriat et la perspective d’un effondrement sociétal. Il est associé aux 8èmes Journées Georges Doriot, qui en 2021, ont rassemblé la communauté scientifique autour d’une réflexion collective sur les défis de l’entrepreneuriat à l’heure d’un effondrement sociétal. Cette approche des rôles et des responsabilités de l’entrepreneur dans la société internationale actuelle, a souhaité mettre en lumière une réalité insuffisamment approfondie, sous cet angle, par le monde académique.
Pour commencer, le mythe de l’entrepreneur semble sévir sans pour autant qu’on paraisse le saisir tant il confond héroïsme et solitude. Qui est vraiment dupe ? nous suggère Paul Veyne Partant des travaux de cet historien, l’essai d’Olivier Germain interroge la tension entre mythification et mystification à l’ère d’un renouvellement des mythes au profit de la startup. Ce renouvellement du mythe contribue-t-il à la reproduction d’un monde mauvais ou est-il réparateur face à l’effondrement ? L’essai interroge également la performance ou la réalité du mythe pour les populations vulnérables ou mises aux marges de l’entrepreneuriat, mais aussi le piège d’une réflexion centrée sur les identités en marge au mépris des vies. Finalement, l’essai invite à nous interroger sur les possibilités d’un activisme entrepreneurial, porteur d’imaginaires, ou d’un entrepreneuriat politique, créateur de relations, qui porte nécessairement les possibilités ou dérives d’une autre mythologie.
Le texte de Pierre Labardin, Stéphane Jaumier et Olivier Gauthier se concentre quant à lui sur la genèse du discours du profit comme réussite, dans le contexte de la société française des années 1980, discours qui s’est depuis profondément ancré dans nos imaginaires, contribuant à la diffusion du libéralisme économique et du langage de l’entreprise au sein de la société. En retraçant l’histoire sociale et culturelle du profit, sur base d’une analyse de 878 articles de presse et 656 émissions de télévision de l’époque, les auteurs révèlent que la fonction principale du discours dominant est de masquer les modalités de construction et de répartition de ce profit par les entreprises. Leur étude met en évidence la manière dont un discours peut transformer un système de mesure, le profit, en valeurs de société, participant notamment à l’émergence de l’entrepreneuriat et de la financiarisation de l’économie. Elle éclaire également, de façon critique, le processus de construction par le discours d’un entrepreneur devenu un modèle social de réussite.
Le texte d’Elen Riot part du constat d’un déclin industriel en France au cours des cinquante dernières années, marqué par la diminution des emplois et du PIB, pour proposer une analyse du discours sur le cas emblématique de Florange et Gandrange, symbole de la crise industrielle dans la vallée sidérurgique lorraine. L’autrice interroge notamment la promesse entrepreneuriale, sa compatibilité par rapport aux attentes divergentes des parties prenantes, et ses perspectives d’avenir. Le discours fait apparaître l’entrepreneur comme une figure providentielle permettant le maintien ou la reprise d’activités industrielles (entrepreneur de continuité), ainsi que la proposition de solutions environnementales innovantes (entrepreneur de rupture). L’analyse met ainsi en lumière l’indétermination constitutive de la promesse entrepreneuriale, suscitant à la fois espoir et amertume parmi les personnes touchées par la crise industrielle. Cette promesse vague semble servir davantage à manifester une présence sur les territoires en déclin industriel qu’à véritablement proposer des solutions durables.
Enfin, le texte de Catherine Mercier-Suissa et Magdalena Godek-Brunel propose une perspective complémentaire et alternative, en examinant le concept de bien commun et de gouvernance des ressources associées, en se basant sur la théorie d’Ostrom. Les autrices mobilisent une étude de cas unique longitudinale, « l’hospitalité constructive », où des partenaires sociaux collaborent pour construire des logements temporaires avec et pour des réfugiés. Elles montrent que cette coopération est basée sur la confiance, la solidarité et la satisfaction de produire un bien commun, plutôt que sur la réalisation d’un profit, s’inscrivant en rupture par rapport aux pratiques dominantes en entrepreneuriat. Les résultats soulignent l’efficacité des partenariats sociaux dans la gestion des biens communs et le rôle de l’entrepreneur dans la coordination des actions des partenaires. Ces derniers disposent de compétences complémentaires et fixent collégialement les règles d’autogouvernance.
Parties annexes
Bibliographie
- Diamond, J. M. (2006). Collapse : how societies choose to fail or succeed. Penguin Books Canada.
- Eberle, C., O’Connor, J., Narvaez, L., Mena Benavides, M., Sebesvari, Z. (2023). Interconnected disaster risks : Risk tipping points, Bonn : United Nations University – Institute for Environment and Human Security. http://dx.doi.org/10.53324/WTWN2495
- GIEC (2023). 6ème Rapport de synthèse du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, 20 mars 2023, https://www.ipcc.ch/report/ar6/syr/
- Hawkins, E., Jones, P. D. (2013). On increasing global temperatures : 75 years after callendar, Quarterly Journal of the Royal Meteorological Society, 139(677), 1961–1963. https://doi.org/10.1002/qj.2178
- Hugon, P. (2016). Du bilan mitigé des Objectifs du Millénaire pour le développement aux difficultés de mise en oeuvre des Objectifs de développement durable, Mondes en développement, 174(2), 15-32. https://doi.org/10.3917/med.174.0015
- Janssen, F., Schmitt, C. (2011). L’entrepreneur, héros des temps modernes ? Pour une analyse critique de l’entrepreneuriat, dans : Taskin, L., de Nanteuil, M. (dir.), Perspectives critiques en management. Pour une gestion citoyenne, De Boeck, pp. 163-184.
- MacDougall, A., McCann, K., Gellner, G. et al. (2013). Diversity loss with persistent human disturbance increases vulnerability to ecosystem collapse. Nature, 494(7435), 86-89. http://dx.doi.org/10.1038/nature11869
- Meadows, D., Randers, J., Meadows, D. (2004). Limits to growth : The 30-year update. Vermont, USA : Chelsea Green Publishing Co. p. xii.
- Murray, J., King, D. (2012). Oil’s tipping point has passed. Nature, 481(7382), 433-435. http://dx.doi.org/10.1038/481433a
- Piketty, T., Goldhammer, A. (2014). Capital in the twenty-first century, Belknap Press of Harvard University Press.
- Servigne, P., Stevens R., Cochet, Y. (2021). Comment tout peut s’effondrer : Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Éditions Points.
- Steffen, W. et al. (2015). Planetary boundaries : Guiding human development on a changing planet, Science, 347(6223), 1259855. http://dx.doi.org/10.1126/science.1259855