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La consommation de soins et de biens médicaux est le poste ayant le taux de reste à charge des ménages français, à 16,4 %, le plus important (Dress, 2018). L’offre de soin, dont le coût a longtemps été pris en charge par l’État, subit les nouvelles politiques de management public (Moinier et Bonnal, 2019). Il s’agit pour l’État de dépenser moins et mieux en comptant sur le relais des assurances complémentaires des patients pour assumer les sommes non remboursées. Cette somme de reste à acquitter pour les ménages est en partie dépensée auprès des pharmaciens qui, en France, ont le monopole de délivrance des médicaments et des « produits frontières » (Art. L.512 du Code de la Santé Publique). Parce que le métier de pharmacien est encadré par un code déontologique et un Ordre[1] omniprésent dans l’exercice officinal notamment en Europe (Reyes, 2013), les liens entre le patient et le pharmacien, maillon essentiel dans la chaîne de valeur des soins, sont historiquement basés sur une approche relationnelle. Les pharmaciens délivrent des médicaments et du conseil pharmaceutique dans le seul intérêt du patient et de sa santé au sein de son parcours de soin. Ils sont supposés ne pas avoir de démarche à des fins commerciales et être seulement dans une stratégie relationnelle reposant sur un ensemble d’éléments de services officinaux (Foscht et al., 2006; Clerfeuille et al., 2008; Moinier et Bonnal, 2019). Par conséquent, à l’abri de la concurrence et d’une libéralisation du secteur, les pharmaciens ont pendant longtemps ignoré les pratiques mercantiles et toute tentation de démarchage commercial. Toutefois, deux phénomènes importants incitent les pharmaciens à faire évoluer leur activité et à intégrer la stratégie marketing pour la gestion de leur officine (Moinier, 2006) et de facto l’approche transactionnelle : le contexte économique qui pousse les pouvoirs publics français à réduire les dépenses de santé (loi n° 2020-1576 du 14 décembre 2020 de financement de la sécurité sociale pour 2021) et la place du numérique dans la société.

D’un point de vue économique, les nouvelles politiques de management public et l’apparition de nouvelles pratiques de consommation de soins médicaux ont et vont continuer à avoir un impact sur les stratégies de vente des pharmaciens qui ne sont plus seulement relationnelles mais deviennent aussi transactionnelles. En effet, le développement de la vente sans ordonnance d’un nombre croissant de médicaments dans le cadre de l’automédication, l’offre de dispositifs et matériels paramédicaux vendus en pharmacie dans un contexte de concurrence entre officines, conduisent les titulaires de pharmacies à mettre en place une stratégie transactionnelle au sein de l’entreprise officinale (Moinier, 2006). Étant donné le contexte économique et juridique des pharmacies, il est donc important pour le pharmacien de continuer à développer des stratégies générant des transactions marchandes tout en maintenant des échanges privilégiés avec ses patients grâce à ses stratégies relationnelles. Ces stratégies transactionnelles doivent lui permettre de faire en sorte que les patients deviennent aussi des consommateurs (pour une analyse plus complète de la notion de patient-consommateur voir Bonnal et Moinier, 2014). Elles pourraient être amplifiées avec le développement du numérique et de la e-santé. L’avènement d’Internet dans la sphère médicale, change la relation entre le pharmacien acteur de santé et délivreur de médicaments et le patient tandis qu’il a longtemps existé une asymétrie d’informations entre soignants et patients conduisant ces derniers à être des acteurs passifs du système de santé. Fort du développement des outils numériques qui sont mis à sa disposition, le patient « connecté-informé » questionne les us et coutumes d’une profession. Il peut échanger plus activement avec son praticien sur les médicaments qu’il lui délivre, sur l’observance de son traitement et plus largement sur l’accompagnement dans la prise en charge de sa pathologie; mais il peut aussi être incité à se soigner en responsabilité en pratiquant l’automédication. Cette part d’automédication pour les officines françaises représente 5,8 % de leur chiffre d’affaires (Les entreprises du médicament, 2020) soit un chiffre d’affaires par personne de 24,80 €. Comparativement, aux États-Unis ce chiffre est de 60,5 €, en Allemagne 44,20 €, au Royaume-Uni 36,80 €, en Italie 32,90 € et en Espagne 31,20 €, des pays où la vente de médicaments sans ordonnance est bien établie (Satista Consumer Market Outlook, 2017[2]).

Le patient connecté va donc chercher à profiter de ce nouveau « pouvoir » pour la prise en charge de sa santé. Plus précisément, en s’informant sur les médicaments, en comparant leurs prix, l’attitude du patient va être proche de celle d’un consommateur de biens plus classiques (nourriture, vêtements, etc.). Il devient engagé et proactif dans le design de son propre parcours de soins (Rooney, 2009) et fait montre d’empowerment. De par ses connaissances, l’attitude du patient à l’égard de son pharmacien pourrait donc se modifier. Cette autonomisation du patient doit questionner les praticiens officinaux qui devront faire face à un patient averti grâce à l’utilisation des outils de e-santé. Il semble important d’identifier le niveau d’empowerment des patients de l’officine et son impact. Il pourrait avoir des incidences notables dans l’observance du traitement, dans la prise en charge de la maladie voire dans l’éducation thérapeutique qui peut aujourd’hui être mise en oeuvre par le pharmacien. La prise en compte de l’empowerment du patient connecté permettrait alors au pharmacien de renforcer sa stratégie relationnelle et transactionnelle au service de son entreprise officinale dans un processus nouveau de négociation avec le patient.

L’objectif de ce travail est de montrer que l’usage des outils de e-santé et l’empowerment du patient pourraient être au service de cette double stratégie du pharmacien, à l’instar du portail « My Health Manager » créé par Kaiser Permanente[3] en Amérique du Nord. Ce portail permet de faciliter les échanges relationnels (commander des médicaments via le dépôt d’ordonnance, communiquer avec un professionnel de santé, etc.) et transactionnels (recevoir les produits en promotion y compris des médicaments en vente libre, localiser une pharmacie à proximité de son emplacement, etc.) avec le pharmacien et donc de favoriser l’automédication et plus généralement l’autonomie du patient en terme de santé.

Après avoir présenté le cadre conceptuel d’empowerment (en général et pour le patient en particulier) et le lien entre l’empowerment du patient et l’utilisation d’outils connectés dédiés à la e-santé, nous envisagerons plus spécifiquement la relation entre le patient connecté et le pharmacien d’officine. Notre étude empirique auprès de patients fréquentant les officines françaises nous permettra de définir des profils types d’empowerment de patients selon leur utilisation d’éléments de e-santé. Nous mettrons en évidence les conséquences de l’utilisation des outils de e-santé des patients dans leur relation avec le pharmacien d’officine et dans leur parcours de soins. Il sera conséquemment possible d’envisager des préconisations managériales pour des praticiens officinaux à l’épreuve de l’empowerment du patient.

Le cadre conceptuel

La notion générale d’empowerment

L’empowerment est un concept issu des sciences sociales qui consiste à « acquérir la force, la confiance et la vision permettant de faire émerger des changements positifs dans la vie de chacun dans une démarche individuelle et collective » (Eade et Williams, 1995). L’empowerment signifie le fait pour un individu ou un groupe de s’approprier ses décisions et ainsi s’émanciper de la tutelle d’agents extérieurs, grâce à l’acquisition de nouvelles compétences. Gibson (1991) considère d’ailleurs l’empowerment comme « le procédé social visant à reconnaître, promouvoir et améliorer les capacités des individus à satisfaire leurs besoins, résoudre leurs problèmes et mobiliser les ressources nécessaires pour contrôler leur vie ». Bien qu’à l’origine, la notion d’empowerment soit de nature sociale et liée au développement du pouvoir d’agir (Le Bossé 2004), les Sciences de Gestion se sont rapidement emparées de cette notion. D’abord réservé aux consommateurs, le concept d’empowerment du client suscite depuis les années 1990 un intérêt manifeste dans la littérature en marketing (cf. Pruche, 2015 pour une revue de la littérature).

Récemment, Fayn et al. (2019) offrent une clarification conceptuelle de l’empowerment en marketing et plus largement une appréhension du phénomène. Les auteurs proposent un processus d’empowerment en 4 étapes :

  • L’individuelle : il s’agit ici pour l’individu de se motiver, s’observer, de se reconnaître en tant que porteur d’un besoin particulier, d’une expérience particulière, d’une volonté pour se présenter en fonction de cette singularité qui devient identitaire.

  • La collective : elle permet à la personne de créer des liens pour constituer un « être en commun », gagner en connaissances et en reconnaissance, construire un capital communautaire (avec ou sans l’entreprise) afin d’élargir les choix, prendre une décision éclairée et indépendante, engager des actions communes.

  • La collaborative : elle conduit le consommateur à accéder aux ressources, maîtriser les réseaux sociaux et les techniques d’influence et de partage de l’information et du savoir, comparer les différentes options ou encore développer des alternatives. Il pourra évaluer les biens et les services en fonction de ses propres critères, concevoir des solutions entre soi ou co-concevoir avec l’entreprise.

  • La sociétale : elle permet de se projeter à un macro-niveau, de penser l’évolution de la société et le renouveau démocratique mais encore de créer ou rejoindre un mouvement plus vaste et proposer des transformations politiques.

L’étude de Fayn et al. (2019) est complétée par un agenda de recherche en proposant d’apprécier les modalités de mise en oeuvre des politiques d’empowerment dans différents secteurs d’activité dont celui de la santé.

L’empowerment du patient

L’empowerment du patient a suscité de nombreuses recherches (Nafradi et al., 2017) qui ne peuvent être reprises exhaustivement dans ce travail. Toutefois, la place du patient dans le système de santé fait l’objet d’un consensus dans la littérature en marketing social et en marketing de la santé (Nistar et al., 2018; Audrain- Pontevia et Menvielle, 2018; Crié et Galoppel-Morvan, 2019) : la participation du patient au processus de soins (self care) contribue fortement à la réussite du protocole médical lors d’une hospitalisation en structure ou lors d’une hospitalisation à domicile. L’observance des traitements est également importante notamment pour les patients atteints de maladies chroniques (Coutelle-Brillet et al., 2016). La relation continue des malades avec les professionnels de santé (médecin, infirmier, auxiliaire de vie, pharmacien, etc.) est essentielle à la réussite de la délivrance du service et de véritables stratégies participatives (Zimmermann, 2000) sont mises en oeuvre par les acteurs de santé. D’après Gibson (1991), l’empowerment permet aux patients ayant des problèmes de santé une plus forte implication dans leurs rapports à la maladie grâce à une relation duale avec le professionnel de santé. Cette nouvelle relation s’appuie sur l’association du savoir du patient (le profane) et du savoir du professionnel de santé (l’expert), autrement dit le partage de l’expérience de la maladie vécue par le patient et l’expertise du médecin. De plus, elle implique que d’une part, l’expertise médicale soit réellement développée et identifiée et, d’autre part, que l’expérience des patients soient reconnues (Batifoulier, 2012). Le patient peut, s’il le souhaite, participer activement à la gestion de sa maladie bien au-delà de l’observance d’un traitement : il s’informe, s’éduque voire partage son vécu de malade avec d’autres via des communautés virtuelles médicales ce qui stimule son niveau d’empowerment (Van Uden-Kraan et al., 2009; Guivac’h et al., 2016; Menvielle et al., 2016). Cette participation n’est pas sans conséquence sur le ressenti des malades, sur leur pathologie et les soins qui en découlent. Des effets positifs ont été soulignés sur l’incertitude liée à l’évolution de la maladie (Malik et Coulson, 2008; Mo et Coulson, 2012).

L’interaction avec les professionnels de santé (patient-médecin, patient-pharmacien, etc.) est associée à deux types d’empowerment du patient : informationnel (la sollicitation d’informations auprès d’experts) et décisionnel (le pouvoir d’agir en autonomie pour sa santé) (Camacho et al., 2014) qui permettent aux professionnels de santé d’envisager une éducation thérapeutique plus efficace et mieux acceptée par le patient engagé.

L’empowerment du patient et la e-santé

Le patient doit une grande partie de ce pouvoir et cette autonomie au développement d’Internet, qui permet un large accès à l’information, à la discussion et à l’échange (Doctor, 1991). Pruche (2015) montre que l’accès à Internet procure un pouvoir légitime au client en remettant en cause la distribution traditionnelle des rôles au sein de la relation marchande. L’approche de Pruche (2015) est importante dans la mesure où elle pose l’empowerment comme un mécanisme psychologique d’appropriation de la décision du consommateur. Les impacts de l’usage des outils numériques liés à la santé sur l’empowerment des patients sont présentés dans la revue de la littérature de Cases (2017). L’auteur met en évidence des liens entre différents usages du numérique et différents types d’empowerment. Il en déduit ensuite les conséquences de ces liens en termes de stratégies relationnelles et/ou transactionnelles pouvant être développées par les professionnels pour appréhender ces patients connectés. Le tableau 1 présente les principaux résultats de cette revue de la littérature.

Tableau 1

L’impact de l’usage du numérique sur l’empowerment des patients

L’impact de l’usage du numérique sur l’empowerment des patients
Cases, 2017

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Nous pouvons considérer que lorsqu’il utilise les outils de e-santé, le patient voit d’une part, son empowerment informationnel (Werumeus Buning et al., 2017) et décisionnel (Whathieu et al., 2002; Harrison et al., 2006) s’accentuer et, d’autre part, son expertise et son asymétrie d’information au sein de la relation marchande diminuer (Pitt et al., 2002). Cette asymétrie d’information a longtemps conduit les patients à être des acteurs passifs du système de santé. Mais, avec la vulgarisation de la connaissance médicale, à la lumière des médias en général et d’Internet en particulier (LauMa Communication, 2013), le modèle paternaliste où les soignants sont omniscients laisse place à un rééquilibrage de la relation de soins conduisant à la « démocratie sanitaire » qui plaide pour le pouvoir décisionnel du patient (Bardot, 2006; Batifoulier, Domin, Gadreau, 2011). La mobilisation d’Internet aide le patient connecté à mieux connaitre sa maladie et à agir pour sa santé s’il le souhaite : il peut faire valoir ses propres connaissances et compétences sur la maladie mais aussi contester le parternalisme médical. De plus, grâce aux politiques publiques de santé plus libérales, permettant au patient de choisir son offre de soins et donc de jouir d’empowerment décisionnel, le pouvoir du patient sera renforcé.

Aux interactions avec les professionnels de santé peuvent se rajouter les interactions entre patients eux-mêmes. En partageant leurs expériences et en diffusant leurs avis au plus grand nombre sur les réseaux sociaux ou les sites dédiés, les patients renforcent leurs connaissances et leur pouvoir informationnel (Labrecque et al., 2013). L’étude de Menvielle et al. (2016) montre que la fréquentation des communautés virtuelles de santé, qui permettent des échanges entre les patients eux-mêmes, a une incidence sur l’attitude et la confiance à l’égard des médecins.

L’empowerment du patient-connecté et le pharmacien

Le soignant n’est plus le seul expert de santé puisque grâce aux informations acquises le patient développe sa propre « auto-expertise ». Lorsqu’il est malade, il veut des détails sur les pathologies dont il souffre, les traitements qui en découlent et leurs conséquences. L’enjeu de cette nouvelle relation entre le pharmacien et le patient connecté est le passage de la prescription/délivrance à la négociation/délivrance. En effet, « l’expertise » acquise via Internet, les réseaux sociaux et les applications de santé (Morgenroth et Crié, 2018) permet d’initier un processus de négociation concernant les traitements, leurs effets secondaires et plus encore leur observance. Il semble plus facile pour le pharmacien lors de la délivrance des médicaments de « négocier » avec des gens formés et informés qu’avec des personnes qui ne le sont pas. Il convient donc de considérer l’engagement des patients dans le processus de soins (LauMa communication, 2013).

Historiquement les échanges entre le patient et le pharmacien sont basés sur une approche relationnelle. Mais la mise en place de l’automédication et de la préférence donnée aux médicaments génériques consacre le pharmacien comme relais du fabriquant (Nouguez, 2009, 2010). La situation française est particulièrement favorable au déploiement des stratégies commerciales de l’industrie pharmaceutique en direction des pharmaciens et in fine des patients puisque les pharmaciens ont le monopole de délivrance des médicaments et le droit à leur substitution. Par conséquent, au-delà des politiques de santé publique dont les pharmaciens sont un maillon central comme acteur de la chaîne de valeurs de soins, ces professionnels ont mis en place des stratégies transactionnelles qu’ils vont pouvoir développer grâce à l’autonomisation des patients. L’utilisation des outils numériques de santé, en particulier les applications de santé (Morgenroth et Crié, 2018) peuvent servir aussi bien, l’approche relationnelle nécessaire à l’échange entre le pharmacien et le patient connecté qui repose sur le conseil officinal lié à la délivrance du médicament, que l’approche transactionnelle inéluctable dans la pratique officinale notamment dans la vente de médicaments sans prescription médicale. L’usage des applications santé via les objets connectés (smartphones, tablettes numériques, etc.) permet d’envisager des services (payants ou non) touchant de près ou de loin à la santé. Comme le souligne Jiang et Cameron (2020), il s’agit de voir si le rôle des prestataires de soins et leurs pratiques sont transformés par l’usage d’outils informatiques d’auto-surveillance médicale. La Fondation des Nations Unies[4] souligne que la m-santé (mobile santé) ou m-health (mobile health) doit occuper un rôle majeur auprès des patients en offrant six catégories de services : l’éducation et la sensibilisation, la téléassistance, le diagnostic et le traitement de soutien, la communication et la formation pour les professionnels de santé, la maladie et le suivi d’une épidémie et enfin la surveillance et la collecte de données à distance. Ces services s’inscrivent clairement dans la stratégie relationnelle des acteurs de santé, notamment des pharmaciens qui peuvent assurer des consultations pharmaceutiques en officine. Cet entretien avec le pharmacien renforce son rôle de conseil, d’éducation et de prévention et valorise son expertise sur le médicament. Il évalue également la connaissance, l’adhésion thérapeutique, l’appropriation et l’observance sur la durée par le patient de son traitement.

Pour autant, les stratégies relationnelle et transactionnelle des pharmaciens d’officine peuvent se heurter à l’empowerment du patient-consommateur qui peut être utilisé comme un contre-pouvoir dans la relation patient-pharmacien. Fort de son expertise, le patient est acteur de sa santé et va vouloir initier un processus de négociation lors de la délivrance du traitement et de son observance (Naʹfraʹdi L et al., 2017). Il devient nécessaire pour le pharmacien d’intégrer ce nouveau rapport de force qui s’impose et qui doit déboucher dans l’intérêt des deux parties à une relation gagnant-gagnant.

Partant, ce travail se déroulera en deux temps. Dans un premier temps, nous mettrons en évidence les profils des patients qui utilisent les outils de e-santé. En particulier, nous nous interrogerons sur le lien qui existe entre la e-santé et l’empowerment des patients. Nous envisagerons la possibilité que les outils numériques de santé et leur utilisation puissent modifier les comportements et les représentations du patient connecté face au pharmacien. Dit autrement, nous voulons vérifier si l’empowerment informationnel acquis via les outils de e-santé a une influence sur la relation du patient connecté avec le pharmacien et si tel est le cas, apprécier les conséquences sur cette dernière.

Dans un second temps, nous tenterons d’établir les interactions entre les pharmaciens et les patients connectés. Nous voulons montrer qu’il est possible pour le pharmacien de renforcer l’approche relationnelle [qui est son coeur de métier] avec le patient connecté. Plus encore, nous souhaitons observer, dans une approche transactionnelle de l’activité officinale, les opportunités qu’offre pour les pharmaciens l’empowerment décisionnel des patients qui agissent comme des consommateurs grâce à l’utilisation des outils de e-santé. En effet, si le marché français de la délivrance des médicaments reste le monopole des pharmaciens, il n’en est pas moins concurrentiel entre les entreprises officinales. Il convient de constater que les pharmaciens sont face à des patients mais également face à des consommateurs en demande de services officinaux (Clairefeuille et al., 2008; Moinier et Bonnal, 2019) qui les conduisent à valoriser une relation marchande et à développer une approche transactionnelle qui pourrait être accentuée pour les patients connectés (shéma 1).

shéma 1

Cadre conceptuel de l’étude

Cadre conceptuel de l’étude

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Méthodologie de la recherche

Notre étude s’adresse aux patients-consommateurs qui fréquentent les officines françaises. La base de données a été réalisée par voie électronique via un institut de sondage auprès d’un panel d’individus représentatifs de la population française en terme d’âge et de sexe. Deux critères d’inclusion ont été définis : avoir atteint la majorité (au moins 18 ans) et s’être rendu au moins une fois, au cours des douze derniers mois dans une pharmacie. Le premier critère est contrôlé par l’institut de sondage : le questionnaire n’a pas été transmis à des personnes âgées de moins de 18 ans. Le second est contrôlé par la première question de l’enquête. Une réponse négative à la question entraine l’arrêt de l’administration du questionnaire. Sur les 5 000 personnes initialement contactées, 1034 ont répondu et 28 ont été écartées pour ne pas avoir répondu aux questions principales. Le nombre de personnes ayant terminé le questionnaire à l’issue de la première question n’est pas connu. Notre échantillon compte 1006 observations. L’enquête a été administrée électroniquement, par conséquent, toutes les personnes ayant répondu ont un accès à Internet. Le questionnaire était divisé en trois parties.

La première partie du questionnaire permet de poser la fiche d’identité du patient et sa fréquentation de l’officine : sexe, âge, lieu d’habitation, profession, fréquentation de la pharmacie, localisation de l’officine, pharmacien sous enseigne, proximité de l’offre de soins, existence d’une relation dématérialisée avec le pharmacien. Les principales caractéristiques des enquêtés sont données dans l’annexe 1.

La deuxième partie du questionnaire concerne l’usage des outils numériques dédiés à la santé (outils de e-santé : site Internet, applications, objets connectés). Les réponses aux questions (informations recherchées, type de sites fréquentés, motifs d’utilisation, etc.) des personnes utilisant ces outils numériques permettront de connaître les pratiques des patients connectés. Plus spécifiquement, il s’agit de savoir si ces usages modifient la relation patient-pharmacien, en termes de richesse des échanges, de confiance et de comportements, à travers le prisme des outils numériques dédiés à la santé.

Nous avons vu que la notion d’empowerment est polysémique et le terme peut être décliné selon différentes conceptions. La troisième partie du questionnaire nous permet de considérer l’empowerment du patient. Pour ce faire, nous avons utilisé l’échelle de mesure de Ben Ayed et El Aoud (2016) qui associe trois dimensions à l’empowerment du patient en tant qu’état psychologique : l’auto-conscience; l’auto-détermination et l’auto-efficacité (tableau 2). Cette échelle de mesure a été développée en s’appuyant à la fois sur les développements théoriques de l’empowerment du patient mais également sur le point de vue du consommateur de soins atteint d’une maladie chronique et optant pour une prise en charge forte de sa santé. Ben Ayed et El Aoud (2016) ont utilisé cette échelle pour un échantillon de personnes diabétiques durablement impactées dans leur santé et plutôt âgées. Bien que notre échantillon ne soit pas exclusivement composé de personnes malades, nous avons choisi d’utiliser cette échelle pour deux raisons. D’une part, elle est très détaillée et fait moins référence directement à la maladie (tableau 2) qu’à la santé. D’autre part, les trois dimensions d’état psychologique définies peuvent caractériser l’empowerment d’un patient « lambda », i.e. malade chronique ou pas[5] Parce que les dimensions d’auto-conscience et d’auto-efficacité de l’échelle proposée par Ben Ayed et El Aoud (2016) nous ramènent aux notions de connaissance et de prise en main de la santé, elle est particulièrement adaptée pour étudier le lien entre ces notions et l’usage des outils connectés, les patients-connectés étant a priori plus engagés que les autres dans la gestion de leur santé. Plus encore, elle permet d’affiner le champ des investigations sur la prise de conscience du patient, consommateur de médicaments et de soins, qui fréquente l’officine. Dans le cadre de notre étude, cette échelle permet d’envisager le stade individuel du processus d’empowerment (cf. supra Fayn et al. 2019). Enfin, en mettant en lien l’échelle d’empowerment et l’usage des outils connectés, nous pourrons envisager les idées internes et externes qui soutiennent le changement comportemental des patients, les stratégies de conscientisation, la diffusion de l’information de santé, l’autonomie au niveau de la prise de décision, l’organisation des choix comportementaux ou encore la mobilisation des capacités nécessaires pour agir et répondre efficacement à des objectifs autodéterminés.

Parce qu’elle ne s’intéresse qu’au niveau individuel de l’empowerment, l’une des limites de cette échelle est qu’elle ne prend pas en compte la relation aux équipes de soins et plus largement au système de santé. La proximité avec une communauté de pairs telles les communautés virtuelles de santé et les interactions avec l’environnement ne sont pas non plus évoquées.

Tableau 2

L’empowerment du consommateur-patient (Ben Ayed et El Aoud, 2016)

L’empowerment du consommateur-patient (Ben Ayed et El Aoud, 2016)

* L’étude portant sur le diabète, nous avons remplacé ce terme par santé pour avoir une approche plus générale de l’empowerment du patient interrogé.

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Dans ce travail, nous observons la relation patient-pharmacien au regard des usages des sites, des applications et des objets connectés ce qui nous permet de considérer le stade collaboratif du processus d’empowerment proposé par Fayn et ali. (2019) et de lever certaines limites. En particulier, l’empowerment du patient ne se limite pas au seul état psychologique observé par l’échelle de Ben Ayed et El Aoud (2016).

Analyse des résultats

Les profils-types d’empowerment de patients-consommateurs de e-santé

Le travail empirique réalisé a permis d’identifier 3 profils-types de patients (figure 1). Pour ce faire, deux analyses statistiques[6] ont été menées. Une Analyse en Composante Principale (ACP) sur les différents éléments définissant l’échelle d’empowerment (cf. tableau 2) a été réalisée. Les deux premiers axes représentent 60 % de la variance. Sur le premier axe nous retrouvons des variables caractérisant la personnalité et la connaissance de soi telles que la connaissance de la santé, les émotions négatives, la compréhension de la santé, etc. Le second axe est associé aux variables d’actions telles que le mode de vie, le plan d’actions pour atteindre ses objectifs de santé, etc. Cette analyse permet de mettre en évidence deux éléments liés aux comportements des patients : la prise de conscience de leur état de santé (« l’auto-conscience ») et la manière (« l’auto-efficacité ») d’atteindre cet état de santé. La seconde analyse statistique a consisté à repérer des groupes de patients homogènes en termes d’utilisation d’outils numériques liés à la santé : sites, objets connectés et applications connectées. Différentes méthodes de classification ont été testées. La méthode séparant le mieux les données (sur le critère du coefficient de clustering donné par les différentes méthodes) est la méthode descendante avec la métrique Manhattan. Trois groupes homogènes de patients ont été retenus. La figure 1, visualisant ces groupes dans le plan défini par les deux axes repérés dans l’ACP, valide le découpage.

A partir de ce découpage, il est possible d’envisager 3 profils-types d’empowerment pour les patients qui fréquentent les officines à partir des éléments de l’échelle d’empowerment de Ben Ayed et El Aoud (2016) (Annexe 2).

Le premier groupe des « dilettantes » (36,7 % de l’échantillon) sont des patients qui connaissent le moins bien leur état de santé, qui sont les moins autonomes quant à leur santé et qui de manière générale ne pensent pas à leur santé et par conséquent n’ont rien mis en place pour améliorer ou maintenir leur niveau de santé (Annexe 2). Ce groupe est plutôt composé d’hommes (5 points de pourcentage de plus que la moyenne de l’échantillon) et de personnes vivant dans des zones urbaines. Paradoxalement, c’est aussi le groupe pour lequel le taux déclaré de très bon état de santé est le plus faible (-8 points de pourcentage par rapport à la moyenne) et de mauvais état de santé le plus élevé (+3 points de pourcentage par rapport à la moyenne). Les individus de ce groupe ne semblent pas être réellement intéressés par leur santé mais se sentent plus en mauvaise santé que les patients des deux autres groupes. Ce moins bon état de santé déclaré les conduit à se rendre plus fréquemment à la pharmacie que la moyenne (au moins une fois par mois) mais ils sont globalement moins fidèles que la moyenne car ils déclarent fréquenter entre une et trois pharmacies (Annexe 3). Ces résultats sont à mettre en lien avec l’étude de Moinier et Bonnal (2019) qui montre que la fidélité au point de vente est observée seulement pour les hommes réalisant des achats de produit sans ordonnance.

figure 1

Visualisation du clustering

Visualisation du clustering

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Les membres de ce groupe restent en dilettante sur l’usage de la e-santé. En effet, le taux d’utilisation d’au moins un élément de e-santé (application, objectif connecté ou site Internet) est de 3 points de pourcentage plus faible que la moyenne. Si l’on regarde seulement le taux de fréquentation des sites Internet liés à la santé on constate que ce taux est 5 points de pourcentage plus faible que la moyenne lorsqu’il s’agit de consulter des sites pour leur propre santé. Ces patients du groupe des « dilettantes » n’ont pas une réellement conscience de leur état de santé et s’en préoccupent peu. Ils ne sont donc pas en mesure de se prendre en main en terme de santé et de modifier leur comportement pour prendre soins d’eux et de leur santé. Les membres de ce groupe sont peu autonomes, ils ont une faible « auto-conscience » et « auto-efficacité ». Ils ne semblent pas envisager l’utilisation de la e-santé pour une gestion de leur santé de manière déterminée et efficace. Leur niveau d’empowerment informationnel et décisionnel est faible.

Les « émancipés » (17,7 % de l’échantillon) sont des patients qui ont une bonne connaissance de leur santé, sont parfaitement indépendant quant à leurs soins et agissent de façon active pour se maintenir ou pour améliorer leur niveau de santé (Annexe 2). Ils se déclarent d’ailleurs globalement plus en très bonne santé que les autres groupes (15 points de pourcentage de plus que la moyenne et 23 points de pourcentage de plus que le groupe des « dilettantes »). Par rapport au groupe des « dilettantes » ce groupe est majoritairement composé de femmes (8 points de pourcentage de plus). En 1974, David et Rigaux soulignaient déjà le rôle plus important des femmes dans les phases de recherche d’information et de finalisation du processus de décision d’achat des médicaments non-prescrits au sein des couples hétérosexuels. L’usage « expert » de la e-santé laisse à penser que le rôle des femmes est toujours notable dans le processus de consommation de soins. Les « émancipés » sont plutôt jeunes (la proportion de 25-35 ans est plus élevée); vivant plutôt en zone rurale (4 points de pourcentage de plus) et plus atteint d’une maladie chronique (4 points de pourcentage de plus).

Les usages de la e-santé, sont plus élevés que la moyenne (6,5 points de pourcentage de plus). En particulier, l’utilisation d’un élément de e-santé mais aussi la connexion à des sites Internet sont 10 points de pourcentage supérieur à celles des « dilettantes » (Annexe 3). Cette forte utilisation de la e-santé (68 % pour les sites Internet et 77 % pour l’ensemble des éléments de e-santé) est cohérente avec leur perception de la santé : ils se sentent autonomes, connaissent les objectifs les plus importants pour leur santé, sont capables de mesurer les alternatives pour les fixer et les planifier et font des choix éclairés et réalistes. L’utilisation des outils numériques semble être un moyen important pour atteindre ces objectifs. Ils semblent libérer d’un état de dépendance, morale ou sociale notamment vis à vis des pharmaciens. Les « émancipés » sont conscients, déterminés et efficaces dans la gestion de leur santé. Ils ont une forte « auto-conscience » et « auto-efficacité ». Autrement dit, leu[7]r niveau d’empowerment informationnel et décisionnel est élevé.

Les « attentistes » (45,6 % de l’échantillon) se situent en termes de perception, d’objectif, d’autonomie et d’action concernant leur santé entre les groupes de « dilettantes » et des « émancipés ». Les membres de ce groupe ont globalement une meilleure connaissance de leur santé, des objectifs en termes de santé et des attitudes positives pour atteindre ces objectifs plus élevés que les membres du groupe des « dilettantes » mais moins élevés que ceux du groupe des « émancipés » (Annexe 2). Ils ont une meilleure santé que les « dilettantes » mais moins bonne que les « émancipés ». Ils ont des caractéristiques proches de celles de l’échantillon moyen. Ils se rendent régulièrement à la pharmacie (proportion plus élevée de personnes se rendant une fois par mois) et ont tendance à privilégier les relations directes avec leur pharmacien (échange moins que la moyenne par mail ou par téléphone).

En termes d’utilisation des outils numériques de santé, les personnes de ce groupe se trouvent là encore entre les deux autres (Annexe 3). Elles se connectent significativement plus aux sites de e-santé que les « dilettantes » mais aussi significativement moins que les « émancipées ». Les patients de ce groupe ont une « auto-conscience » et « auto-efficacité » moyenne et donc un niveau d’empowerment moyen. Ils sont partisans de l’attentisme et font preuve de prudence et d’opportunisme. Ayant connaissance de leur état de santé et conscients des situations et expériences susceptibles de déclencher des réponses émotionnelles négatives, ils se préoccupent des exigences de leur santé et savent où trouver du soutien pour en prendre soin. Maître d’eux-mêmes et sachant ce qui est bon pour leur santé, ils sont indépendants et responsables allant jusqu’à choisir des objectifs de santé réalistes. Ils vont savoir utiliser la e-santé si nécessaire afin de conforter leurs connaissances, se fixer des objectifs et faire des choix éclairés. Ils semblent conscients et déterminés dans la gestion de leur santé[8] même s’ils restent dans un « entre-deux » les situant entre le groupe des « dilettantes » et les « émancipés ».

Cette première analyse a défini trois groupes d’individus avec des niveaux d’empowerment (informationnel et décisionnel) différents : faible pour les « dilettantes »; moyen pour les « attentistes » et fort pour les « émancipés ». Un lien positif et significatif a été mis en évidence entre l’empowerment et l’utilisation des outils numériques liés à la santé : plus le niveau d’empowerment est fort, plus la perception et la gestion de la santé, l’autonomie et l’attitude du patient pour gérer sa santé sont élevées et l’utilisation des outils numériques est forte.

Les pharmaciens face aux patients-consommateurs de e-santé

Sur la base des trois profils types d’empowerment des patients établis, nous allons nous intéresser aux conséquences de l’utilisation par ces patients des outils de e-santé sur leur parcours de soins et sur leur relation avec leur pharmacien (tableau 3 et Annexe 4).

Tableau 3

Conséquences des outils de e-santé sur les soins et la relation avec le pharmacien

Conséquences des outils de e-santé sur les soins et la relation avec le pharmacien

Calculs des auteurs. Test d’égalité des proportions : * significatif à 10 %, ** significatif à au moins 5 %.

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Un patient connecté sur cinq considère que la e-santé va modifier sa relation avec son pharmacien (19,0 %) et va lui permettre d’avoir des échanges plus riches avec lui (20,3 %). Pour environ un patient sur trois la e-santé leur permet d’être moins dépendant des professionnels de santé (33,8 %), de mieux contrôler les prestations médicales (41 %) mais aussi leur maladie et son évolution (35,2 %) et de renforcer leur participation au protocole de soins (38,5 %). Enfin, près d’un patient sur deux pense que la e-santé lui donne un rôle plus important dans son parcours de soin (43 %) et améliore sa qualité de vie (46,8 %).

Les utilisateurs d’application de e-santé se sentent particulièrement concernés par leur santé puisque ces taux passent à près de 60 % (56,2 % pour son rôle dans le parcours de soin et 63,9 % pour l’amélioration de la qualité de vie). Ces applications santé étant téléchargées par les patients sur leur smartphone, elles sont faciles d’accès, mobilisables à tout moment et permettent une personnalisation importante.

Si nous nous intéressons à l’impact de la e-santé pour les types de patients définis précédemment, le tableau 3 met clairement en évidence un lien positif entre l’utilisation des outils de e-santé et de l’empowerment du patient. En effet, bien que pour chaque groupe, un patient sur cinq (entre 18,8 % et 19,3 %) considère que sa relation avec le pharmacien va être modifiée, la proportion de patients connectés considérant que la e-santé rend les échanges avec son pharmacien plus riche augmente avec le niveau « d’auto-conscience » et « d’auto-efficacité » de sa santé c’est à dire avec le niveau d’empowerment informationnel et décisionnel : elle est de 15,2 % pour le groupe des « dilettantes » à 33,6 % pour celui des « émancipés ». Comme nous l’avions précédemment envisagé, les patients connectés du groupe des « dilettantes » ne semblent pas utiliser la e-santé pour prendre leur santé en main, mieux suivre leur parcours de soin et échanger de manière constructive avec leur pharmacien. Seul un sur quatre considère qu’il peut grâce à la e-santé mieux contrôler sa maladie et être moins dépendant des professionnels de santé. Nous pouvons encore une fois opposer le groupe des « dilettantes » à celui des « émancipés ». La forte utilisation des outils de e-santé est destinée à agir sur leur santé et à utiliser leur empowerment auprès de leur pharmacien. Plus de la moitié des patients connectés « émancipés » considèrent que la e-santé leur permet d’agir de manière active sur leur santé (mieux suivre leurs prescriptions médicales, contrôler leur maladie et son évolution, renforcer leur participation au protocole de soins, se donner un rôle plus important dans son parcours de soin) et améliore leur qualité de vie. Les patients connectés du groupe des « attentistes » ont une fois encore un comportement intermédiaire : l’impact de leur utilisation de la e-santé sur leur participation active avec le pharmacien est significativement inférieure à celle des « émancipées » mais significativement plus forte que celle des « dilettantes ». Par conséquent, on peut en déduire que l’utilisation des outils de e-santé a un impact positif et significatif sur la prise en charge de la santé et des soins et sur la qualité de vie. Cet impact est croissant avec l’empowerment des patients.

Lorsque l’on considère séparément les différents outils de e-santé (Annexe 4) les conclusions concernant les utilisateurs de sites Internet sont comparables : l’impact de la connexion sur les sites de santé est positif et croissant avec l’empowerment des patients. Cependant, l’utilisation des applications de santé et des objets connectés semblent modifier les résultats concernant les « émancipés » et les « attentistes » : pour ces derniers l’usage des applications de e-santé leur permet de mieux contrôler leur maladie et son évolution tandis que l’utilisation des objets connectés assure un meilleur suivi des prestations médicales que pour les « émancipés ». Il faut toutefois prendre avec beaucoup de précautions ces résultats contredisant ceux obtenus pour l’ensemble de outils de e-santé car la taille de ces sous-groupes de patients ne garantit pas leur fiabilité. Malgré le manque de robustesse de ces derniers résultats, nous pouvons toutefois avancer que les « attentistes » ont besoin d’un accompagnement du professionnel de santé et qu’en se confiant à leur pharmacien et l’écoutant, ils en font un partenaire particulier dans le parcours de soin.

Les enjeux managériaux pour les pharmaciens

Acteurs clés du parcours de santé, plus encore depuis la crise sanitaire liée à la covid 19, les pharmaciens entretiennent une relation particulière avec les patients qui fréquentent leur officine. L’appropriation par les patients des outils numériques liés à la santé à des fins d’empowerment vis-à-vis de leur pharmacien est notable. Il est donc central pour eux de connaître et comprendre qui sont les patients-consommateurs utilisateurs des outils de e-santé. Ces patients évoluent tandis qu’ils ont accès à de nombreuses sources d’informations dédiées à la santé qui sont souvent didactiques : 61,3 % des patients interrogés se connectent à des sites Internet dédiés à la e-santé, 14,3 % utilisent une application santé et enfin 19,7 % ont un objet connecté.

Les 3 profils types de patients identifiés dans cette recherche étant différents dans leur pratique des outils de e-santé et dans leur niveau d’empowerment, les pharmaciens peuvent en tirer parti pour améliorer l’expérience patient. Selon les profils, l’empowerment transforme l’engagement du patient-consommateur dans son parcours de soins. Il aura une incidence tant dans l’approche relationnelle que transactionnelle du pharmacien vis-à-vis du patient qui par son empowerment va faciliter la mise en place d’une stratégie de marketing participatif importante dans le secteur de la santé (Vargo et Lush, 2004; Nistar et ali, 2018; Fayn et ali, 2019).

Dans l’approche relationnelle du pharmacien avec le patient, plus le patient est acteur de son parcours de soin plus le pharmacien peut optimiser les protocoles médicaux mis en place. L’enjeu de l’empowerment est alors de permettre une relation de nature « gagnante-gagnante » entre le patient et pharmacien. Bénéficiant déjà d’une expertise reconnue par les patients (Moinier et Bonnal, 2018), le rôle de médiateur du pharmacien va, avec les utilisateurs de la e-santé, être optimisé, ces derniers considérant que leurs échanges avec le pharmacien sont plus riches. De plus, dans un parcours de soins, la e-santé permet aux patients de mieux appréhender leurs soins ce qui ouvre des perspectives prometteuses pour le pharmacien comme éducateur thérapeutique. Afin d’avoir, auprès des 3 types de patients, l’approche relationnelle la meilleure possible, le pharmacien va devoir adapter ses pratiques professionnelles.

Les « émancipés » constituent le groupe de patients les plus utilisateurs d’outils de e-santé et les plus autonomes. Ils sont plus à même de suivre leur traitement, le comprendre, l’observer et donc mieux l’accepter. Ils peuvent aussi échanger et partager des informations via les communautés virtuelles de patients[9] Parce que les « émancipés » ont un empowerment informationnel et décisionnel fort, le pharmacien devra leur porter une attention très forte pour maintenir une relation avec eux.

Les « dilettantes » qui semblent les patients les moins « empowerés », sont ceux qui se sentent le plus en mauvaise santé, se rendent plus fréquemment à la pharmacie et sont les moins fidèles à leur point de vente officinal. La stratégie relationnelle du pharmacien pourrait être telle que sa pharmacie devienne leur point de vente officinal principal. Cela permettrait d’enclencher une relation plus ciblée et durable permettant une montée en compétence en santé de ces patients « empowerés » hésitants. Une telle relation pourrait leur permettre de mettre au profit de leur santé les informations recueillies via les outils numériques.

Les « attentistes » ne sont pas les plus autonomes en ce qui concerne leur santé mais, l’utilisation d’application de e-santé ou d’objets connectés ont tendance à augmenter leur rôle dans le parcours de soins et leur empowerment décisionnel (ils suivent mieux leurs prescriptions médicales et contrôle mieux leur maladie et son évolution). Les conseils et l’expertise du pharmacien ainsi que les échanges avec ces patients sont importants. Le pharmacien dernier acteur de la chaîne de valeur de soins pourrait, grâce à sa stratégie relationnelle, être naturellement celui qui les motive à mettre en place des actions « efficaces » pour améliorer leur parcours de soins.

Dans l’approche transactionnelle, les pharmaciens devront aussi tenir compte des profils-types d’empowerment de patients-consommateurs de e-santé. Longtemps délivreurs de médicaments, les pharmaciens ont vu leur rôle évoluer tandis qu’ils ont la possibilité aujourd’hui d’offrir une consultation pharmaceutique au sein de leur officine. Plus encore, il est désormais possible pour le patient de désigner un pharmacien correspond [décret n° 2021-685 du 28 mai 2021]. Celui-ci aura la capacité de renouveler un traitement et le cas échéant d’ajuster la posologie, dans le cadre d’une structure d’exercice coordonné, en accord avec le prescripteur. Le pharmacien pourra proposer, aux patients de son officine, des outils de e-santé qui auront une incidence sur leur parcours de soins et qui renforceront leur empowerment. Le pharmacien pourrait améliorer « l’expérience -patient » en offrant un positionnement centré autour du conseil officinal personnalisé et de nouveaux services officinaux induits pour l’usage des outils de e-santé. Il pourra par exemple utiliser les supports digitaux créés par les industries pharmaceutiques pour privilégier la délivrance d’un produit de parapharmacie ou d’un médicament Over The Counter (OTC) vendu sans ordonnance[10] Les outils de e-santé développés en m-santé pour les patients deviennent des vecteurs de promotion des ventes qui pourront jouer un rôle central pour augmenter le chiffre d’affaires de l’officine. C’est toute la dimension commerciale du métier officinal (Moinier, 2021) qui va donc pouvoir s’appuyer sur ces nouveaux usages dans un cadre éthique et législatif fixé par le Code de la santé publique limitant une sur-consommation de médicaments.

Enfin, à travers les 3 types de patients « empowerés » : « dilettantes », « attentistes » « émancipés », nous proposons une vision plus intégratrice de l’empowerment qui pourrait amener à mieux comprendre les différentes étapes correspondant à la montée en compétences du consommateur « empoweré » pour sa santé. Comme le suggèrent Fayn et al. (2019), ces trois types de patients-consommateurs associés à 3 niveaux d’empowerment pourraient être utilisés dans l’expérience client, en intégrant leurs initiatives et en créant des expérimentations communes. Pour le pharmacien d’officine, il s’agira de considérer les compétences nouvelles que le personnel doit acquérir pour animer les échanges de la relation patient-pharmacien et accroître leur impact (Reyes, 2015; Bonnal et Moinier, 2019). Il sera possible d’envisager le coaching-santé, l’initiation au processus d’apprentissage mutuel, l’animation de communautés, la co-conception d’outils numériques de suivi et d’évaluation qui sont autant de suggestions utiles pour l’éducation thérapeutique du patient connecté fréquentant l’officine afin de le rendre plus autonome. Cette vision est en cohérence avec la volonté affirmée des pouvoirs publics français de rendre les patients-consommateurs plus indépendants, comme le confirme la loi Ma santé 2022 [loi n° 2019-774 du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé]. L’idée de l’État est de développer l’usage de la e-santé afin de limiter les visites chez le médecin mais aussi la prescription massive de médicaments jugée peu utile à la bonne santé du patient.

Conclusion

Après avoir défini 3 types de patients selon leur degré d’empowerment l’objectif de cette recherche était de dresser les caractéristiques de ces typologies de patients connectés selon leur attitude face à la santé et à la pharmacie. L’e-santé a des enjeux managériaux car les pharmaciens doivent tenir compte de la compétence du patient en terme de santé. En effet selon son niveau d’empowerment, le patient connecté est de nature à transformer plus ou moins fortement sa relation avec le pharmacien, ce qui peut aussi avoir des effets sur sa santé et notamment sur l’observance d’un traitement.

Les officinaux sont souvent en première ligne dans le système de soins de la médecine dite de ville au même titre que les médecins libéraux. En effet, au regard de la désertification médicale, qui touche le secteur rural mais aussi certains quartiers de ville, la pharmacie et les praticiens officinaux sont les premiers interlocuteurs de la chaîne de soins. L’usage des outils de e-santé (Ordre des Pharmaciens, 2018) est souvent la solution évoquée pour accompagner les patients voire pallier l’absence de services médicaux. Une première piste de prolongement de ce travail pourrait être de vérifier si les outils de e-santé sont plus ou moins utilisés dans les déserts médicaux (en particulier les zones rurales). Plus encore, une analyse tenant compte de la localisation de la pharmacie (zone urbaine, péri-urbaine, rurale) permettrait d’envisager des préconisations managériales spécifiques en fonction des profils d’empowerment des patients connectés et des conséquences de l’utilisation par les patients des outils de e-santé sur leur parcours de soins et sur leur relation avec leur pharmacien.

Une seconde piste de prolongement pourrait tenir compte de la catégorie sociale des patients. En effet, la littérature en sciences sociales de santé et en santé publique a mis en évidence, le rôle majeur de la stratification sociale sur l’accès aux soins, sur l’état de santé et sur la relation entre le patient et ses interlocuteurs sanitaires. Pour cette base de données, la répartition des catégories socio-professionnelles entre les 3 types de patients n’est pas significativement différence (annexe 3)[11]. Bien que l’ensemble des patients de l’échantillon puissent accéder aux sites liés à la santé, on peut penser que la capacité à chercher des informations, à s’en saisir, les évaluer et les comprendre est liée à la structuration sociale. Malheureusement, la taille de l’échantillon ne permet pas prendre en compte dans l’analyse de l’empowerment la localisation ou la catégorie sociale.

Notre étude ayant été réalisée avant la pandémie de la covid 19, nous voulons croire que les français ont dû accentuer leur usage des outils de e-santé. Nous projetons donc de questionner à nouveau notre panel, inter covid 19, afin d’apprécier si la pandémie a changé leur comportement. A l’heure où l’organisation des soins est durement questionnée, il nous semble important de considérer le rôle des patients et des pharmaciens dans une organisation de soins dont il a été possible de mesurer les limites dans la prise en charge des patients, les pharmaciens devenant de facto leurs principaux interlocuteurs.

Notre étude qui s’attachait à observer l’empowerment des patients-consommateurs n’a pas considéré le stade sociétal évoqué par Fayn et al. (2019). Comme le souligne les auteurs, il pourrait être intéressant de se projeter à un macro-niveau. Nous pourrions voir si les patients-consommateurs pensent « l’évolution de la société et le renouveau démocratique » ou plus encore envisage de « créer ou rejoindre un mouvement plus vaste afin de proposer des transformations politiques » compte tenu du contexte sanitaire et social généré par la pandémie de la covid 19.

Enfin, notre travail futur s’inscrit également dans une approche plus large des acteurs notamment en observant l’identité métier des pharmaciens qui font face à ces patients-consommateurs connectés. Nous envisageons, à terme, d’observer les acteurs de l’offre que sont les officinaux et les acteurs de la demande que sont les patients-consommateurs dans un contexte de management public auquel est soumise la délivrance de médicaments (Moinier et Bonnal, 2019).