Corps de l’article

La dynamique du bien-être au travail, c’est-à-dire la nature et l’intensité de son évolution, reste à ce jour un objet de questionnement. Les études, menées pour la plupart en occident, montrent que le bien-être peut être défini dans les sciences de gestion comme « un état subjectif de plénitude résultant de jugements, d’émotions, et d’aspirations relatifs à la perception d’une situation actuelle, comparée à une situation individuelle passée ou future, et/ou celle de l’entourage » (Ayadi, Paraschiv et Vernette, 2019 : 46). Dans cette perspective, il dépend de la subjectivité des acteurs plutôt que d’indicateurs économiques ou sociétaux factuels comme la richesse des nations chère aux économistes (Osberg et Sharpe, 2002). Plus précisément, Warr (2007) l’envisage comme une combinaison de trait et d’états : son évolution est tout d’abord limitée par une prédisposition personnelle qualifiée de « point de consigne » (trait), c’est-à-dire d’un « niveau de base vers lequel les individus retournent toujours en dépit des fluctuations positives ou négatives majeures » (Huppert, 2005 : p. 311). Ces fluctuations transitoires (états) sont impulsées par les évènements traversés et un processus cognitif de comparaison à une référence. Les périodes vécues (passé) figurent parmi les différentes références mobilisables (War, 2007). Plusieurs explications de cette dynamique, qualifiée de « treadmill effect » (effet tapis roulant), ont été proposées. Une des explications théoriques convaincantes est connue sous le nom d’adaptation hédonique (Brickman et Campbell, 1971). Selon elle, la stabilité relative du bien-être serait due à la présence de forces de rappel telles qu’une habituation physiologique à l’évènement (Dalton, 200) ou une distraction de l’attention qui lui est accordée (Kahneman et al., 2004; Solomon, 1980).

En mobilisant les connaissances tenues pour acquises au sujet du fonctionnement de la mémoire humaine, Biétry, Creusier et Lemarié-Quillerier (2019) ont ainsi observé en France que le bien-être revient à son niveau initial après un changement d’emploi même si le salarié estime que sa situation s’est améliorée. Les tenants de la psychologie positive ont soutenu à de nombreuses reprises l’existence d’une asymétrie entre les phénomènes psychologiques positifs et négatifs (e.g. George, 2004). De ce fait, la dynamique observée par Biétry et al. (2019) pourrait ne pas être parfaitement inversée en cas de dégradation des conditions d’emploi. L’ambition de cette recherche est d’éclairer cette zone d’ombre, c’est-à-dire de tester la validité externe de cet effet tapis roulant à la fois au plan géographique, dans le cadre spécifique du travail, et en cas de détérioration des caractéristiques de l’emploi par rapport au passé. Une réponse à cette question pourrait être très utile dans un contexte de nomadisme de carrière accru et pour les entreprises multinationales (Briscoe, Hall et Frautschy DeMuth, 2006).

Deux études en cohortes sont proposées à cette fin. La première a pour but de répliquer l’hypothèse centrale de Biétry et al. (2019) concernant la convergence progressive des bien-être rétrospectif et actuel dans le contexte professionnel mais aussi de l’enrichir en testant l’effet d’une évolution défavorable du contrat de travail, du statut et du salaire. Ce bien-être rétrospectif est défini comme le souvenir du bien-être dans l’emploi précédent (Biétry et al., 2019, p. 4). Le bien-être actuel est quant à lui celui ressenti au moment de l’enquête. La réplication est une pratique peu courante dans les sciences de gestion (Bamberger, 2019). Elle constitue pourtant une nécessité pour qu’une conclusion soit acceptée dans les sciences de la vie. Les plus grandes revues — Nature, Science, The Lancet, etc. — en réclament régulièrement. La seconde étude, de même nature que la première, a été menée au Japon. Ce choix géographique repose d’abord sur une recherche de variété culturelle. Il s’explique également par une flexibilisation rapide du marché du travail japonais (Le Chevallier, 2011) et l’apparition de phénomènes pour le moins préoccupants tels que les suicides et les décès par épuisement professionnel (Karōshi). Ce test de validité externe s’articule autour d’un jeu d’hypothèses que la littérature rend plausible.

Les résultats obtenus enrichissent la théorie de l’adaptation hédonique en évitant la confusion entre le bien-être passé (celui qui était effectivement vécu) avec le bien-être rétrospectif (sa trace mnésique). Ils révèlent que, dans le cas français au moins, l’effet tapis roulant est expliqué par une convergence entre les bien-être rétrospectif et actuel. Ils confirment qu’au-delà de la personnalité, le fonctionnement de la mémoire joue un rôle majeur en reconstruisant les évènements vécus en fonction du self de l’individu plutôt qu’en en enregistrant une copie exacte. Le rapprochement de nos conclusions avec celles de Biétry et al. (2019) révèlent également que la dynamique du bien-être est asymétrique. Enfin, les résultats divergents observés au Japon contribuent à délimiter la validité externe de la théorie de l’adaptation hédonique et ouvrent ce faisant de nouvelles perspectives de recherche.

Ancrage théorique et hypothèses de recherche

L’explication de l’effet tapis roulant par la théorie de l’adaptation hédonique

Le bien-être au travail a véritablement attiré l’attention des chercheurs en comportement organisationnel à partir du moment où des conséquences favorables, tant pour le salarié que pour les organisations, ont été mises au jour (e.g. Danna et Griffin, 1999; Harter, Schmidt et Keyes, 2003). Parce qu’il est désormais considéré comme un levier original de performance, sa dynamique est devenue un objet central de questionnements. Une controverse anime la communauté scientifique pour expliquer ses fluctuations au mieux conçues comme transitoires.

Les tenants du principe d’antagonisme expliquent cette stabilité relative par le déclenchement, conscient ou non, de processus qui contrarient les variations. Ils peuvent prendre la forme d’une habituation physiologique (Dalton, 200) ou d’une distraction de l’attention consécutive à l’engagement dans des activités générant des émotions concurrentes (Kahneman et al., 2004; Solomon, 1980). À partir de l’observation de jumeaux à neuf mois d’intervalle, Lykken et Tellegen (1996) expliquent quant à eux la stabilité par une prédisposition génétique. Cette thèse est plus critiquée (DeNeve et Cooper, 1998) que sa concurrente qui repose sur la personnalité : pour Diener (1984), mais aussi McCrae et Costa (1991), certains tempéraments sont plus enclins au bien-être que d’autres et certains traits permettent de mieux affronter les évènements de la vie. La théorie de l’équilibre dynamique de Headey et Wearing (1989) soutient quant à elle que la stabilité dérive de la récurrence des évènements induite par la personnalité. Les mêmes épisodes se répétant du fait de comportements identiques de la part de la personne, son bien-être se maintient globalement au même niveau.

Finalement, l’explication congénitale s’accorde avec celle en termes de personnalité pour reconnaître l’existence d’un point de consigne spécifique à chacun. Ce « niveau biologique » est traditionnellement mesuré par une moyenne de bien-être sur longue période (Lucas et al., 2004; 2007). L’observation empirique de ce phénomène est qualifiée d’effet tapis roulant. Elle trouve son explication dans une déclinaison de la théorie générale de l’adaptation (Helson, 1964), en l’occurrence celle de l’adaptation hédonique (Brickman et Campbell, 1971). Dans son acceptation générale, l’adaptation renvoie à l’ensemble des actions, des processus, et des mécanismes qui réduisent les effets perceptuels, physiologiques, attentionnels, motivationnels, etc. d’un stimulus constant ou répété (Frederick et Loewenstein, 1999). Appliquée au bien-être, elle repose sur un phénomène de contraste et d’accoutumance (Brickman, Coates et Janoff-Bulman, 1978).

Le contraste de la situation actuelle par rapport à la précédente aboutit à une élévation du niveau d’aspiration quand l’écart est positif. L’incidence des plaisirs ordinaires s’atténue en conséquence. Les intérêts, les valeurs, les buts, l’attention changent avec cette élévation (Frederick et Loewenstein, 1999). Le bien-être devient de ce fait plus difficile à obtenir. L’accoutumance résulte quant à elle d’une indifférence progressive à l’égard de la nouvelle situation. L’intensité affective qui l’accompagne au début se réduit peu à peu par habituation si le stimulus est constant, inchangé et répété. Parce que la nouvelle situation devient la référence à l’aune de laquelle les nouveaux évènements sont jugés, une désensibilisation est enregistrée.

Ce phénomène d’adaptation, observé dans des circonstances aussi variées que le veuvage, le handicap, l’incarcération, le bruit, la perte d’emploi, le divorce, le mariage, l’augmentation de salaire, le gain au loto (Wilson et Gilbert, 2008), permet à un être vivant de faire face à l’adversité. Il constitue un mécanisme de protection contre les effets dangereux des états émotionnels pérennes (Lucas, 2007). Diener, Lucas et Scollon (2006) ont apporté plusieurs révisions à ce modèle originel à partir d’une synthèse d’observations empiriques. En premier lieu, le point de consigne ne doit pas être entendu comme un niveau de bien-être parfaitement stable et prédéterminé. Il varie en fonction du niveau de réactivité émotionnelle de chacun (Huppert, 2005). En ce sens, l’adaptation hédonique doit être comprise comme une convergence des bien-être plutôt qu’en termes de retour parfait à un niveau stationnaire. L’équilibre est dynamique. L’intensité et la durée de la fluctuation, c’est-à-dire le délai nécessaire à la convergence, sont quant à elles tributaires du profil de personnalité. Cette « chronométrie affective » (Davidson, 2002) permet de distinguer les heureux-stables, les heureux-instables, les malheureux-instables, les malheureux-stables (Wessman et Ricks, 1966). Ensemble, le point de consigne, la magnitude de la fluctuation, et le délai de convergence formeraient le style affectif personnel (Huppert, 2005). En dépit de sa robustesse théorique, l’adaptation hédonique a été contredite par des résultats empiriques.

Le bien-être au travail rétrospectif en tant que point de convergence

Plusieurs voix se sont élevées pour mettre en doute la portée universelle de ce modèle théorique. Des changements significatifs et pérennes de bien-être chez un pourcentage non négligeable de personnes ont été observés (Headey, 2008). Ils s’expliquent, selon Easterlin (2005), par la spécificité de certains évènements. Peu d’études à ce sujet ont été réalisées dans le contexte professionnel. Seul l’effet des périodes répétées de chômage et de l’augmentation de salaire a été étudié à notre connaissance (Clark et al., 2004; Luhmann et al., 2012). Les réfutations locales pourraient également s’expliquer par des fragilités méthodologiques (Lucas et al., 2004; Shipp et Cole, 2015). Notre recherche s’inscrit dans cette veine : le rôle joué par la mémoire semble avoir été éclipsé par celui de la personnalité dans la dynamique du bien-être. Une confusion a de ce fait été commise entre les bien-être passé et rétrospectif dans l’étude du processus de convergence. Pourtant, les neuroscientifiques ont démontré que le contenu d’un souvenir — en l’occurrence ici : le bien-être rétrospectif — respecte un principe de correspondance mais aussi de cohérence (Conway et al., 2004). Si le premier renvoie à l’exigence de la fidélité au passé, le second répond au besoin de stabilité de la définition de soi (Conway et al., 2004). Pour ne former qu’un être unique au fil du temps et avoir le sentiment d’une continuité (Piolino, Desgranges et Eustache, 2000), l’histoire est réécrite avec plus ou moins de fidélité lors de chaque rappel du bien-être rétrospectif. Cette fonction particulière de la mémoire fournit des repères précieux au salarié pour évoluer dans le monde (Wheeler, Stuss et Tulving, 1997). De ce fait, la convergence des deux bien-être pourrait autant résulter d’une adaptation du bien-être actuel au rétrospectif que l’inverse. En s’ouvrant aux acquis des neurosciences, il devrait être possible de donner une explication plus complète et plus fidèle de la dynamique. Dans un contexte de mobilité professionnelle accrue (Briscoe et al., 2006), il est en effet peu plausible que les expériences professionnelles successives ne laissent aucune trace mnésique, ou des souvenirs insignifiants au point de ne pas affecter le niveau ultérieur du bien-être au travail (Biétry et al. 2019). Le bien-être rétrospectif devrait servir de point de consigne à partir duquel une convergence s’observe si l’on suit les dernières conceptualisations de l’adaptation hédonique. En conséquence, il est plausible d’anticiper que :

Hypothèse 1 : En France comme au Japon, les niveaux de bien-être rétrospectif et actuel sont significativement associés.

Cette réplication de l’hypothèse de Biétry et al. (2019) peut être également tentée au Japon. Selon Nisbett (2003), les salariés y ont en effet un style explicatif plus holistique. Ils incluent l’évènement dans son contexte et ont tendance à raisonner de manière dialectique. Cette capacité japonaise à faire face aux contradictions apparentes permet d’être moins surpris quand une anticipation est contredite comme ce peut être le cas lors d’un changement d’emploi. Une explication est plus facilement trouvée ce qui réduit d’autant la durée et l’intensité des réactions affectives (Mesquita et Karasawa, 2002).

La convergence devrait tout de même être plus longue dans les deux zones géographiques quand l’épisode est inédit, significatif, imprévu, et non immédiatement intelligible pour l’individu qui le vit (Wilson et Gilbert, 2008). Même s’il reste important pour la personne, l’évènement devient en effet familier et sa répétition plus prévisible une fois ce sens donné. Il capte moins l’attention dans la mesure où la représentation de soi et du monde est moins menacée. Ce faisant, la réaction émotionnelle est réduite (War, 2006). Le salarié y devient grâce à cela plus indifférent (Daniels et Guppy, 1997). Ce phénomène a été observé par Griffin (1991) à l’occasion d’une révision des référentiels d’emplois dans le secteur bancaire. Un temps suffisant d’exposition à la nouvelle situation professionnelle est nécessaire pour qu’elle soit expliquée et que les deux bien-être s’ajustent. Ce processus devrait par ailleurs être favorisé par la perte en précision du souvenir que constitue le bien-être rétrospectif (Conway, Singer et Tagini, 2004). L’individu fait dans ce cas davantage appel à ses croyances générales, à ses valeurs, à l’image de soi — stockées dans une mémoire qualifiée de « sémantique » — qu’à la situation précise qui lui a donné naissance (Robinson et Clore, 2002). Ce raisonnement conduit à suggérer une seconde hypothèse dans la logique de Biétry et al. (2019) :

Hypothèse 2 : En France comme au Japon, le délai écoulé depuis la rupture du précédent contrat de travail influence positivement la similarité des niveaux de bien-être au travail actuel et rétrospectif.

La réplication de ces deux hypothèses permet de préciser l’étendue de leur validité externe. Ce raisonnement peut également être enrichi par la prise en compte de variables situationnelles moins favorables que celles qui caractérisaient l’emploi précédent.

Quel effet de la dégradation des caractéristiques factuelles de l’emploi ?

Il semble désormais acquis que le niveau de bien-être s’accroît temporairement quand la distance aux objectifs personnels de progression se réduit (Harris, Daniels et Briner, 2003). Dans le cas inverse, la dynamique pourrait ne pas être parfaitement symétrique. Ainsi, Brickman et al. (1978) ont mis en doute l’adaptation hédonique en observant que les victimes d’accidents ne tirent pas plus de plaisir des évènements ordinaires. Elles s’estiment moins heureuses que le groupe témoin du fait d’une nostalgie persistante que la réduction du niveau d’aspiration ne parvient pas à compenser. Plus généralement encore, de nombreux psychologues positifs ont montré que les affects positifs et négatifs entretiennent des relations complexes (e.g. Capoccio et Bernston, 1999; Fineman, 2006). Contrarier une dynamique négative par des pratiques managériales spécifiques ne suffit pas, par exemple, à enclencher une dynamique positive (Roberts, 2006). Dans la vie en général, des affects négatifs peuvent également cohabiter avec des positifs : l’incertitude sur la persistance du bonheur actuel peut être source d’anxiété, l’amour peut être accompagné d’une jalousie, la gentillesse peut favoriser l’exploitation, la fierté peut être source de vanité, l’authenticité peut pénaliser la qualité des relations sociales, et inversement, la colère ou le stress peuvent être énergisants, l’échec peut induire la résilience et finalement la confiance en soi, etc. De ce fait, l’étude des comportements organisationnels positifs complète celle, plus traditionnelle, des négatifs sans toutefois la remplacer. L’opposition bien-être vs mal-être est apparemment plus sémantique que psychologique (George, 2004). En conséquence, les dynamiques positive et négative ne fonctionnent pas en miroir. Deux arguments au moins plaident en ce sens. En premier lieu, la théorie de l’adaptation soutient que le temps requis varie selon la nature des évènements (Lucas, 2007). En second lieu, ceux perçus défavorablement demeurent plus prégnants à l’esprit et leurs effets sont plus persistants selon Baumeister et al. (2001), mais aussi Fredrickson et Losada (2005) ou bien encore Larsen et Prizmic (2008). Ce résultat s’explique notamment par la rumination à laquelle ils donnent souvent naissance. Appliquées à la situation particulière du travail, ces conclusions suggèrent qu’un salarié percevant une dégradation de ses conditions à l’occasion d’un changement d’emploi devrait exprimer une différence négative entre ses bien-être actuel et rétrospectif. Elle traduirait une nostalgie susceptible de différer le retour au point de consigne. Cette conjecture devrait concerner les salariés français mais aussi japonais dans la mesure où leur différence de style explicatif vaut essentiellement pour les émotions positives selon Kitayama et al. (2000) mais aussi Scollon et al. (2004). Pour les négatives, aucune différence n’est enregistrée entre les deux populations. Il ressort de ces raisonnements les hypothèses suivantes :

Hypothèses 3 : En France comme au Japon, une évolution défavorable du contrat de travail entre les deux situations professionnelles est à l’origine d’une différence négative entre le bien-être actuel et le bien-être rétrospectif et d’une convergence différée entre eux.

Hypothèse 4 : En France comme au Japon, une évolution défavorable du statut entre les deux situations professionnelles est à l’origine d’une différence négative entre le bien-être actuel et le bien-être rétrospectif et d’une convergence différée entre eux.

Hypothèse 5 : En France comme au Japon, une baisse du salaire entre les deux situations professionnelles est à l’origine d’une différence négative entre le bien-être actuel et le bien-être rétrospectif et d’une convergence différée entre eux.

Étude 1

Méthodologie

Participants et procédure

Pour tester ces hypothèses, un premier échantillon de 1253 salariés en poste a été questionné en France. Ils sont pour la plupart alumni de nos universités. Un message électronique expliquant l’objet de l’étude — « une étude internationale du bien-être au travail », sans plus de précision — a été diffusé. Il garantissait l’anonymat des réponses. Grâce au lien qu’il contenait, le questionnaire était accessible. Pour être autorisé à participer à l’enquête, le répondant devait simplement avoir travaillé pendant six mois au moins dans une entreprise différente de celle de l’employeur au moment de l’enquête. 354 réponses valides ont été obtenues. Cet effectif correspond à un taux de réponses de 28,2 %. La vitalité des associations de diplômés de nos instituts de formation explique très certainement ce résultat favorable pour une enquête en ligne. L’échantillon total en France présente les caractéristiques suivantes : 180 répondants sont des femmes et 174 des hommes; l’âge moyen s’élève à 38,1 ans et l’ancienneté moyenne dans l’entreprise est de 7,1 ans alors que celle dans l’entreprise précédente est de 3,8 ans.

Échelles de mesure mobilisées 

Trois échelles de mesures ont été utilisées pour cette étude en plus des variables de contrôle : celle du bien-être au travail « EPBET » de Biétry et Creusier (2013), celle de Hofstede (2013) pour la culture et, enfin, celle de Sutin et Robins (2007) pour la qualité du souvenir. Le choix de l’EPBET repose sur les qualités métriques que cette échelle possède au niveau international (Biétry et Creusier, 2016; 2017). Il repose également sur une volonté d’accumulation du savoir. « Mon chef me montre de la reconnaissance pour mon travail » constitue un exemple de ses douze items. Elle a été utilisée dans sa version originelle pour mesurer le bien-être actuel et dans une version modifiée pour évaluer le souvenir de bien-être. Dans ce second cas, tous les verbes d’actions qu’elle contient ont été conjugués au passé afin que les participants fassent appel à leur mémoire autobiographique (Eustache et al., 2018). L’échelle de la culture a quant à elle été choisie car elle est très clairement une des plus utilisées par la communauté scientifique (e.g. « Dans votre vie privée, dans quelle mesure rendre un service à un ami est important pour vous »). Les qualités métriques des différentes versions traduites ont également fait l’objet de très nombreuses validations internationales. Enfin, l’échelle de Sutin et Robins (2007) mesure la vivacité du souvenir (vividness). « Ce souvenir m’est immédiatement revenu en tête quand j’ai lu la question » est un exemple de ses items. L’ensemble de nos outils de mesure ont été présentés avec cinq points d’ancrage allant de 1 « pas du tout d’accord » à 5 « tout à fait d’accord ». De manière à éviter au maximum le biais de variance commune (Podsakoff, MacKenzie, Lee et Podsakoff, 2003), les deux échelles de bien-être figuraient au sein du questionnaire dans l’ordre inverse de l’écoulement du temps de l’horloge : les items interrogeant le bien-être actuel, après avoir été mélangés, apparaissaient avant ceux du bien-être rétrospectif. Entre les deux, les variables de contrôle et les items de Hofstede (2013) ont été intercalés. Pour finir, il a été demandé aux salariés d’évaluer sur une échelle de 1 à 5 (1 « forte dégradation » et 5 « forte amélioration ») comment leur salaire, leur statut et leur contrat de travail ont varié entre leurs deux emplois.

Plan de traitement des données

Après avoir décrit notre échantillon de manière factuelle, une matrice de corrélations a été construite pour vérifier la qualité des données et l’absence de multi-colinéarité entre les concepts. La qualité du souvenir a ensuite été contrôlée à l’aide de l’échelle de Sutin et Robins (2007). Les valeurs de chaque item de cette échelle ainsi que la moyenne générale ont été calculées pour s’assurer de sa vivacité dans l’esprit des répondants. Une fois ces premières vérifications effectuées, la validation des échelles de mesure des bien-être au travail actuel et rétrospectif a été effectuée grâce à une série d’équations structurelles réalisées à l’aide du logiciel Amos v21. Les indices d’ajustement ont permis de s’assurer qu’elles respectent les normes utilisées par la communauté scientifique. Il s’agit du Rχ² (Khi² associé au Robust Maximum Likelihood Estimator), du CFI (Comparative Fit Index), du TLI (Tucker-Lewis Index), du GFI (Goodness Fit index), du RMSEA (Root Mean Square Error of Approximation) et son intervalle de confiance à 90 %, du AIC (Akaïke information criterion), du BIC (Bayesian information criterion) et enfin du CAIC (Consistent AIC).

Le modèle général de notre étude teste en premier lieu l’existence d’un lien entre les bien-être actuel et rétrospectif. Des équations structurelles ont à nouveau été utilisées pour cela et les mêmes indices d’ajustement ont été retenus. Cependant, deux trajectoires avaient pu être prises par les répondants : soit une amélioration du bien-être entre le précèdent emploi et le nouveau, soit une dégradation. Il a donc été décidé de tester la validité des échelles de bien-être dans ces deux cas de figure. Ce choix présente le double avantage de tester l’échelle dans les conditions les plus proches de la réalité et d’être plus exigeant que le simple test dans lequel la population n’est pas séparée. En effet, l’échelle doit dans ce cas montrer ses qualités métriques à deux reprises. Enfin, pour vérifier l’existence d’un effet tapis roulant, plusieurs tests de comparaisons de moyennes de bien-être (tests de Student) ont été opérés successivement en fonction de l’ancienneté des salariés qui estiment que leur contrat de travail, leur statut, et leur salaire se sont dégradés à l’occasion du changement d’emploi. Pour la suite des traitements comparatifs, ces tests ont été réalisés sur la population globale des répondants. L’ensemble de ces tests ont ensuite été regroupés dans un tableau et nous avons ensuite cherché le moment à partir duquel les différences de moyennes devenaient non significatives. Les tableaux présentant les valeurs brutes sont consultables en annexe alors que des graphiques permettant une lecture simplifiée sont présentés dans la partie résultats.

Résultats

La matrice de corrélations montre que les données collectées sont de qualité suffisante. Aucune corrélation élevée n’apparait entre les deux bien-être et avec les variables sociodémographiques. Un biais de variance commune est donc très peu probable.

Tableau 1

Matrice de corrélations en France

Matrice de corrélations en France

Les alphas de cronbach sont en diagonal entre parenthèse; *=sig à 0,05; **=sig à 0,01.

-> Voir la liste des tableaux

Les alphas de Chronbach qui figurent sur la diagonale de cette matrice excèdent tous la norme de 0,7. Le souvenir est d’excellente qualité puisque les moyennes (m) et les écarts-types (ET) des quatre items servant à le mesurer via l’échelle de Sutin et Robins (2007) sont élevés. En effet, la moyenne et l’écart-type du premier item sont respectivement de 4,08 et 0,87, puis respectivement pour les suivants de 4,14 et 0,83; 4,2 et 0,85; et pour le dernier de 4,37 et 0,77. La moyenne générale est de 16,57 pour un total potentiel de 20. L’écart-type global est faible : 2,08 seulement. Ces premières vérifications étant convaincantes, la qualité des échelles de mesure des bien-être actuel et rétrospectif a pu à son tour être vérifiée. Les résultats sont les suivants :

Tableau 2

Analyses confirmatoires des échelles de bien-être au travail en France

Analyses confirmatoires des échelles de bien-être au travail en France

Rχ² = Khi² associated to the Robust Maximum Likelihood Estimator; df= degree of freedom; CFI = Comparative fit index; TLI = Tucker-Lewis index; RMSEA = Root mean square error of approximation; 90 % CI = 90 % confidence interval for the RMSEA; AIC = Akaïke information criterion; BIC = Bayesian information criterion; CAIC = Consistent AIC

-> Voir la liste des tableaux

Ils excèdent très largement les normes communément admises par la communauté scientifique. Ces deux échelles peuvent donc être considérées comme valides pour cette étude. L’assise étant solide, le modèle de recherche a pu être mis à l’épreuve. Les résultats sont présentés dans le tableau suivant.

Tableau 3

Ajustement du modèle de recherche aux données en France

Ajustement du modèle de recherche aux données en France

Rχ² = Khi² associated to the Robust Maximum Likelihood Estimator; df= degree of freedom; CFI = Comparative fit index; TLI = Tucker-Lewis index; RMSEA = Root mean square error of approximation; 90 % CI = 90 % confidence interval for the RMSEA; AIC = Akaïke information criterion; BIC = Bayesian information criterion; CAIC = Consistent AIC

-> Voir la liste des tableaux

Les résultats sont convaincants pour les deux sous-populations de notre échantillon (bien-être en baisse, n=206, et bien-être en hausse, n=148). Seul le score de GFI est légèrement inférieur à la norme de 0,90 dans les deux cas. Cette faiblesse n’est toutefois pas surprenante eu égard à la complexité du modèle testé. La solidité des liens entre les bien-être rétrospectif et actuel peut donc être évaluée. Ces liens s’avèrent dans les deux cas positifs et très significatifs (à p=0,000). Les magnitudes s’élèvent à 0,83 chez les salariés dont le bien-être est en baisse et de 0,42 pour les autres. Ces valeurs peuvent être considérées comme fortes à très fortes. L’hypothèse 1, selon laquelle « Les niveaux de bien-être rétrospectif et actuel sont significativement associés », peut ainsi être conservée pour les salariés travaillant en France. À partir de ce résultat, l’existence d’une adaptation peut être mesurée. Lorsque la différence de moyennes de bien-être est testée sur l’ensemble de l’échantillon, elle s’avère significative dans un premier temps. La figure 1 montre qu’elle s’estompe avec le temps jusqu’à devenir non significative à partir de sept ans.

Figure 1

Différences de moyennes de bien-être selon le délai écoulé depuis la rupture du précédent contrat

Différences de moyennes de bien-être selon le délai écoulé depuis la rupture du précédent contrat

Le trait vertical représente le moment où la différence des valeurs de bien-être devient non significative (au seuil de p = 0,05). Score de bien-être en ordonné (échelle allant de 5 à 60). Ancienneté en Abscisse (échelle en années)

-> Voir la liste des figures

Figure 2

Différences de moyennes de bien-être en France en cas de dégradation du contrat, du statut ou du salaire selon l’ancienneté

Différences de moyennes de bien-être en France en cas de dégradation du contrat, du statut ou du salaire selon l’ancienneté

Le trait noir représente le moment où la différence des valeurs de bien-être devient non significative (au seuil de p= 0,05). Score de bien-être en ordonné (échelle allant de 5 à 60). Ancienneté en Abscisse (échelle en années)

-> Voir la liste des figures

La réduction progressive de l’écart sur l’ensemble de l’échantillon permet de conserver l’hypothèse 2 pour les salariés travaillant en France : « le délai écoulé depuis la rupture du précédent contrat de travail influence positivement la similarité des niveaux de bien-être au travail actuel et rétrospectif. ». Une convergence avec le point de consigne est ainsi observée. La même opération a été réalisée à trois reprises en isolant les salariés ayant subi une dégradation de leur contrat (n=107), de leur statut (n=106) et/ou de leur salaire (n=116). La figure suivante présente ces résultats (les tableaux complets chiffrés sont consultables en annexe) :

Les dégradations du contrat de travail ou celle du statut induisent effectivement un écart négatif entre les bien-être actuel et rétrospectif mais insuffisamment important pour être significatif. En ce sens, les hypothèses 3 et 4 doivent être rejetées : le bien-être au travail converge avec le point de consigne dans ce scénario défavorable. Son évolution ne révèle pas clairement un sentiment de nostalgie du précédent emploi même temporairement. En cas de dégradation du salaire, une différence significative entre les niveaux de bien-être est en revanche enregistrée pendant les six premières années. Contrairement aux attentes, elle est positive. De plus, le retour au point de consigne est globalement de même durée que celle observée dans la population totale. En d’autres termes, la variation de salaire est sans effet significatif, ni positif, ni négatif, sur la dynamique du bien-être au travail des salariés travaillant en France. Par conséquent l’hypothèse 5 est également réfutée en France.

Discussion intermédiaire

Il ressort de ces premiers résultats que l’observation d’un phénomène de tapis roulant est répliquée dans la sphère du travail en France quand l’ensemble de l’échantillon est pris en considération. La différence entre les bien-être actuel et rétrospectif montre que le précédent emploi laisse bien une trace en mémoire. En cas de dégradation du statut et du contrat de travail, ce souvenir constitue la référence autour de laquelle le niveau de bien-être actuel se maintient durablement. Elle demeure prégnante à long terme puisque le niveau actuel de bien-être ne parvient pas à se distinguer du bien-être rétrospectif. Cette observation peut être interprétée de deux manières différentes au moins : un niveau précédent élevé agirait comme un garde-fou contre un effondrement trop conséquent confortant ainsi la thèse de la prédisposition; un niveau précédent faible pourrait à l’inverse conforter une rancune tenace à l’égard du monde du travail en général. La première de ces deux situations trouve certainement son explication dans la tendance des personnes ressentant un fort bien-être à percevoir les évènements plus positivement et à réagir moins vivement aux négatifs (Lyubomirsky et Ross, 1999). Dans cette perspective, l’effet des déceptions à l’égard de la nouvelle situation de travail est plus limité. Les salariés concernés par la seconde situation trouvent probablement une confirmation de leur vision très négative dans la dégradation de leur condition. Leur faible niveau de bien-être limite le champ de leur attention et de leur cognition. Il pénalise leur capacité à percevoir les éléments positifs du présent si l’on suit les enseignements de la théorie « broaden and build » (Fredrickson et Joiner, 2002).

D’autres économies matures pourraient être concernées par ces phénomènes. Il en va peut-être ainsi du Japon en dépit de ses fortes particularités culturelles. Le marché du travail de ce pays a en effet été le théâtre d’une dérégulation à l’occasion du changement de millénaire (Le Chevallier, 2011). Les politiques publiques récentes, à l’image de l’« Act on Advancement of Measures to Support Raising Next-Generation Children » (2003), de l’« Act of Prevention of Karōshi » (2014), de l’« Act on Promotion of Women’s Participation and Advancement in the Workplace » (2015), de la « Worf Style Reform » (2018), ont transformé en profondeur les termes du contrat social japonais. Elles ont donné naissance à un capitalisme hybride (Endo, Delbridge et Morris, 2015) et à un marché du travail original où l’emploi à vie côtoie désormais un nombre croissant de contrats courts (Hall et Soskice, 2001; Yoneyama, 2008). Ces mutations pourraient avoir des impacts similaires sur le bien-être au travail avec ceux observés en France. Elles ont induit des formes de pénibilité qui y étaient jusqu’à présent inconnues. En l’état actuel des connaissances, la théorie de l’adaptation pourrait également s’y appliquer. L’objet de la seconde étude est précisément de le vérifier à partir du même jeu d’hypothèses.

Étude 2

Méthodologie

Un protocole rigoureusement identique à celui déployé en France a été retenu au Japon. Les échelles de mesure étaient les mêmes ainsi que le plan de traitement des données. L’échelle de culture de Hofstede a été utilisée pour nous assurer de la différence des contextes culturels entre les deux études. Comme précédemment, chacun des items a subi la procédure de « translation-back translation » recommandée par Brislin (1986) pour parvenir à une version japonaise acceptée par les deux interprètes mobilisés. Pour collecter des données dans ce pays où nous n’avons aucun contact direct, nous avons fait appel à une société privée connue pour la qualité de ses panels de répondants en Extrême-Orient. Elle est signataire de la charte éthique ICC/ESOMAR (International Code on Market, Opinion and Social Research and Data Analytics). Les conditions fixées pour participer à l’enquête étaient les mêmes qu’en France. L’effectif de l’échantillon final s’élève à 612 salariés travaillant dans l’archipel. La collecte ayant été externalisée, nous ne disposons pas du taux de réponse. La présence masculine y est légèrement plus forte dans ce second échantillon : 227 femmes pour 385 hommes. Les participants ont en moyenne onze ans de plus que ceux travaillant en France (49,2 ans) et, logiquement, des anciennetés plus élevées tant dans la précédente entreprise que dans l’actuelle (respectivement 8,5 et 12,1 ans). Le temps moyen de recherche d’emploi entre les deux est de 0,8 an. 327 participants sont employés, 99 sont agents de maîtrise, et 186 sont cadres. Ainsi ce second échantillon n’est pas identique au premier en termes de caractéristiques car le but recherché dans ces collectes de données était surtout d’obtenir des échantillons les plus représentatifs possible des populations dont ils sont issus.

Résultats

Ces salariés révèlent comme attendu des différences significatives de culture par rapport à leurs homologues en France. Cinq des six dimensions de l’échelle de Hofstede sont concernées. Il s’agit en l’occurrence de l’individualisme, de la distance au pouvoir, de la masculinité, de l’orientation à long terme et de l’incertitude. Seule la dimension de l’indulgence ne présente pas de différence significative comme le révèle le tableau suivant :

Tableau 4

Différences culturelles entre la France et le Japon

Différences culturelles entre la France et le Japon

*** : significatif à 0,001; ** : significatif à 0,01; ns : non significatif

-> Voir la liste des tableaux

Bien que les deux contextes étudiés soient matures économiquement et gouvernés par des règles démocratiques stables, ils sont effectivement différents culturellement l’un de l’autre. La validité externe des conclusions de la première étude peut de ce fait être étudiée. Comme en France, la matrice de corrélations révèle que les données collectées sont une nouvelle fois de qualité et exemptes de biais de variance commune.

Tableau 5

Matrice de corrélations au Japon

Matrice de corrélations au Japon

Les alphas de Cronbach sont en diagonal entre parenthèse; *=sig à 0,05; **=sig à 0,01.

-> Voir la liste des tableaux

La qualité du souvenir dans l’emploi précédent est là encore vivace puisque les scores obtenus pour chaque item sont unanimement élevés. La moyenne et l’écart-type du premier item sont respectivement de 3,54 et 0,99, puis respectivement pour les suivants de 3,58 et 1,00; 3,61 et 1,00; et pour le dernier de 3,78 et 1,04. Tout en restant très élevés, la moyenne et l’écart-type de l’ensemble sont légèrement moins bons que ceux enregistrés en France : 14,51 et 3,32. La qualité des échelles de mesure s’avère là encore convaincante :

Tableau 6

Qualités métriques des échelles de bien-être au Japon

Qualités métriques des échelles de bien-être au Japon

Rχ² = Khi² associated to the Robust Maximum Likelihood Estimator; df= degree of freedom; CFI = Comparative fit index; TLI = Tucker-Lewis index; RMSEA = Root mean square error of approximation; 90 % CI = 90 % confidence interval for the RMSEA; AIC = Akaïke information criterion; BIC = Bayesian information criterion; CAIC = Consistent AIC

-> Voir la liste des tableaux

Pour les échelles de bien-être actuel et rétrospectif, les CFI, TLI et GFI sont au-delà des normes alors que le RMSEA est lui systématiquement inférieur à 0,08 comme attendus. Ces deux instruments de mesure présentent donc des qualités métriques suffisantes dans le contexte japonais. Ce constat nous permet de tester une nouvelle fois notre modèle de recherche. Les résultats sont les suivants :

Tableau 7

Ajustement du modèle de recherche aux données au Japon

Ajustement du modèle de recherche aux données au Japon

Rχ² = Khi² associated to the Robust Maximum Likelihood Estimator; df= degree of freedom; CFI = Comparative fit index; TLI = Tucker-Lewis index; RMSEA = Root mean square error of approximation; 90 % CI = 90 % confidence interval for the RMSEA; AIC = Akaïke information criterion; BIC = Bayesian information criterion; CAIC = Consistent AIC

-> Voir la liste des tableaux

Pour les deux sous populations de notre échantillon, le modèle de recherche est comme en France bien ajusté aux données. En effet, seul le GFI est à nouveau légèrement inférieur à la norme de 0,90 dans les deux cas. Les liens entre les bien-être rétrospectif et actuel sont, comme dans la première étude, positifs et très significatifs (à p=0.000). Leurs valeurs sont cette fois de 0,78 en cas de baisse du bien-être et de 0,59 chez les japonais exprimant un bien-être en hausse. Ces valeurs peuvent être considérées à la fois comme fortes à très fortes en valeur absolue mais également très proches de celles découvertes en France. Ces résultats vont bien dans le même sens que ceux de l’étude 1 et étendent la validité externe de la première hypothèse : « Les niveaux de bien-être rétrospectif et actuel sont significativement associés ».

À l’instar de l’échantillon Français, la différence de moyennes entre les bien-être actuel et rétrospectif est bien significative sur l’ensemble de l’échantillon. Toutefois, elle ne s’estompe pas avec le temps. Le niveau de bien-être actuel reste significativement plus élevé que celui du rétrospectif comme le montre la figure 3 (Les résultats chiffrés sont consultables en annexe) :

Figure 3

Différences de moyennes des bien-être au Japon

Différences de moyennes des bien-être au Japon

Score de bien-être en ordonné (échelle allant de 5 à 60). Ancienneté en Abscisse (échelle en années)

-> Voir la liste des figures

Un retour du bien-être à son point de consigne ne semble donc pas pouvoir être observé au sein de l’échantillon des salariés travaillant au Japon. La validité de l’hypothèse 2 ne peut pas être étendue au Japon. Dans la population plus restreinte des salariés ressentant une dégradation de leurs conditions d’emploi, la dynamique du bien-être est la suivante (les tableaux complets chiffrés sont consultables en annexe) :

Une nouvelle fois, les hypothèses 3, 4 et 5 sont réfutées. Une différence significative n’est enregistrée à aucun moment.

Discussion intermédiaire

Les résultats issus de la deuxième étude au Japon semblent supporter la validité externe du phénomène. Cependant, les différences de niveaux entre les bien-être rétrospectif et actuel ne paraissent pas s’estomper avec le temps et celui du bien-être actuel reste plus élevé que celui du souvenir. Les situations précédentes d’emploi ne laisseraient alors pas de trace marquante dans la mémoire des salariés japonais. Ces divergences pourraient être dues à des différences culturelles. En effet, malgré son modernisme et son occidentalisme qui font du Japon un des pays les moins collectivistes de l’Asie de l’Est, les traditions et idéologies culturelles continuent d’influer sur les rapports aux émotions, aux expériences et aux souvenirs (Diener et al, 2003). En particulier, l’ordre de la vie et le modèle de soi sont porteurs de trois influences culturelles : le bouddhisme qui enseigne la modération et la recherche de la voie médiane, le confucianisme qui invite à l’harmonie et à l’intégration dans le corps social, et le taoïsme qui insiste sur l’importance de reconnaître et d’accepter la réalité. Cette dernière, appréhendée comme fondamentalement fluide, transitoire et incompréhensible, est à l’origine du « bien-être minimaliste » décrit par Kan et ses coauteurs (Kan et al, 2009). En ce sens, dans sa conception japonaise, le bien-être ne peut être ni réifié, ni accumulé car il constitue une phase momentanée d’un cycle plus vaste. L’orientation sur le long terme est une des caractéristiques des méthodes de gestion japonaises. Par ailleurs, est requis un effort constant d’ajustement aux réalités extérieures, perçues comme aléatoires et en constante évolution, et aux relations interpersonnelles (Mesquita et Karasawa, 2002). Ce modèle interdépendant de soi amène à considérer que les émotions et les expériences doivent être acceptées comme telles ou à modérer et à apprivoiser (Curham et al, 2014). Contrôler et conditionner les désirs ou souhaits internes aux devoirs et obligations du corps social est primordial pour faciliter l’harmonie et l’unité interpersonnelle (Kitayama et al, 2010). La perception japonaise du bien-être serait constituée d’autocritique, de discipline et d’adaptation aux autres. Par ailleurs, les émotions positives et négatives étant vues comme liées et intégrées, un évènement positif sera moins savouré et les sentiments exclusivement positifs moins promus et maintenus (Ryff et al, 2014). Ces divers éléments pourraient constituer une piste explicative de la prégnance du bien-être actuel sur le souvenir puisqu’une certaine forme de fatalisme en résulterait.

Figure 4

Différences de moyennes de bien-être au Japon en cas de dégradation du contrat, du statut ou du salaire selon l’ancienneté

Différences de moyennes de bien-être au Japon en cas de dégradation du contrat, du statut ou du salaire selon l’ancienneté

Score de bien-être en ordonné (échelle allant de 5 à 60). Ancienneté en Abscisse (échelle en années)

-> Voir la liste des figures

Discussion générale

L’objet de cet article était de tester l’étendue de la validité externe de l’effet tapis roulant dans deux directions (Brickman et Campbell, 1971) : au sein d’une sphère sociale encore insuffisamment questionnée, en l’occurrence celle du travail en contexte de carrières heurtées, et dans un univers culturel inédit, celui du Japon. En envisageant le cas d’une dégradation des conditions d’emploi, la compréhension de la dynamique du bien-être au travail est affinée. Il apparaît, au titre des points communs entre les deux pays, qu’un lien significatif existe entre les bien-être rétrospectif et actuel quand l’ensemble des échantillons est pris en considération. Il s’avère également que les dégradations du contrat et du statut ont un effet stabilisateur du bien-être. Une divergence entre les deux zones géographiques apparaît toutefois : le changement d’emploi est insuffisant pour qu’une fluctuation transitoire significative soit enregistrée au Japon même à conditions dégradées. Au sens strict, l’effet tapis roulant n’existe donc qu’en France.

Le retour du bien-être à son point de consigne avait déjà été étudié en France en cas d’amélioration des conditions d’emplois (Biétry et al., 2019). Notre contribution à la discussion académique en cours répond ainsi aux recommandations de Roberts (2006) selon qui les versants positif et négatif doivent tous les deux être envisagés pour écrire une histoire théorique plus complète. Elle enrichit également le débat relatif à la contingence versus l’universalité du bien-être au travail. Les résultats révèlent en effet que sa dynamique est asymétrique et contingente. Ces conclusions définissent de nouvelles pistes de recherche.

Enseignements et pistes explicatives

Une dynamique asymétrique

Les résultats obtenus tendent tout d’abord à conforter la prédiction de War (2006) selon laquelle le niveau de bien-être en général est défini à partir d’une comparaison. Elle paraît pouvoir être étendue à la sphère du travail. Le passé sert effectivement de référence prégnante. La théorie de l’adaptation s’y applique, au moins en France. Comme le prédisaient Diener et al. (2006), son pouvoir explicatif est toutefois tributaire de la nature de l’épisode traversé et des caractéristiques individuelles. En d’autres termes, l’incidence des « faits » est préconfigurée dans une histoire personnelle. Alors que Biétry et al. (2019) avaient montré que la perception d’une amélioration du statut et du contrat de travail retarde de plusieurs années la convergence entre les bien-être actuel et rétrospectif, il apparaît que celle d’une dégradation enracine le bien-être à son point de consigne. La différence positive observée pendant sept ans dans l’ensemble de la population disparaît immédiatement dans ce second scénario défavorable. Le niveau de bien-être actuel demeure durablement équivalent à celui du bien-être rétrospectif. La dynamique est bien asymétrique. Il n’est donc pas possible d’extrapoler les conséquences d’une dégradation des conditions d’emploi en inversant simplement le signe de celles d’une amélioration. L’hypothèse de l’existence d’une variation en miroir est réfutée. Cette observation confirme la complexité des relations qu’entretiennent les affects positifs et négatifs. L’idée d’une simple opposition est dépourvue de fondement psychologique (George, 2004). L’effet des expériences négatives s’avère effectivement plus puissant que celui des positives comme l’affirmaient Baumeister et al. (2001). Cette puissance n’est toutefois pas suffisante pour générer une nostalgie d’un temps révolu ou une amertume tenace à l’égard du nouvel employeur puisque la différence négative enregistrée n’est pas suffisante pour être significative. Le bien-être actuel reste durablement bloqué au niveau du bien-être rétrospectif ressenti dans l’emploi précédent.

Parmi les variables testées, seul l’écart de salaire échappe à cette règle en France. Une hausse ou une baisse y sont sans effet notable. Le faible pourcentage de la variance du bien-être que la rémunération explique pourrait induire ce résultat (Diener, et al., 1999). Il en va de même de l’origine des participants. Ryan et Deci (2001) ont en effet montré que le pouvoir d’achat est plus associé au bien-être dans les pays pauvres que riches car l’assouvissement des besoins fondamentaux y est mieux assuré.

En ce qui concerne l’effet d’ancrage des deux autres variables testées — le statut et le contrat — il est possible de proposer une explication complémentaire à celle de l’adaptation hédonique (Lucas, 2007) : il est la conséquence du fonctionnement de la mémoire humaine. En effet, le passé n’existe plus au moment où le salarié effectue la comparaison. Il n’en reste qu’une trace mnésique, en l’occurrence un bien-être rétrospectif, qui constitue une reconstruction plus ou moins fidèle de la « réalité historique ». De ce fait, la notion de point de référence dynamique est certainement préférable à celle de point de consigne. Le profil de personnalité ne conduit pas seulement à infléchir le niveau d’aspiration. Il influence également l’arbitrage opéré entre les besoins de correspondance au passé et de cohérence de l’image de soi. L’équilibre est bien dynamique. Il s’agit d’une convergence des bien-être plutôt que d’un simple retour à un niveau d’origine. L’interaction entre le rétrospectif et l’actuel est bidirectionnelle.

En s’enracinant dans la théorie de l’équilibre dynamique de Headey et Wearing (1989) et celle de l’adaptation hédonique, il devient possible de décrire la dynamique du bien-être de la manière suivante : les évènements passés et présents sont en partie au moins induits par le profil de personnalité. Le besoin combiné de correspondance et de cohérence inhérent au fonctionnement de la mémoire humaine aboutit à une reconstruction partielle du bien-être passé sous forme de bien-être rétrospectif. Ce dernier est utilisé par les salariés comme point de référence dynamique. Les évènements présents sont par ailleurs source d’une fluctuation à court terme du bien-être sauf si le statut et le contrat se détériorent. Une convergence entre les deux bien-être est ensuite observée du fait, d’une part, d’une accoutumance à la nouvelle situation et d’un effet de contraste tous deux caractéristiques de l’adaptation hédonique, et d’autre part, de la reconstruction du passé. L’ensemble de ce processus est représenté graphiquement dans la figure suivante :

Figure 5

La dynamique du bien-être revisitée

La dynamique du bien-être revisitée

-> Voir la liste des figures

Le rapprochement de nos résultats avec ceux de Biétry et al. (2019) révèle ainsi que la dynamique du bien-être au travail est asymétrique. Elle est également contingente.

Une dynamique contingente

La réplication de notre étude au Japon délimite la validité externe de l’adaptation hédonique. Les bien-être au travail ne convergent pas dans l’ensemble de l’échantillon de ce pays, l’actuel restant durablement supérieur au rétrospectif. Ils demeurent en revanche sensiblement équivalents quand les conditions de l’emploi se dégradent. La découverte de ces particularités apporte une contribution inédite à la problématique de la contingence. De nombreux auteurs (eg. Christopher, 1999; Fineman, 2006) ont plaidé en effet pour un enracinement culturel du bien-être individuel. L’individualisme et l’optimisme, notamment, qui fondent la culture nord-américaine seraient plus favorables à son expression que la réserve, la modération et l’harmonie sociale caractéristiques du Japon (Suh et al., 1998). La morale bouddhiste, confucianiste et shintoïste (Yoneyama, 2008) sont plus propices à un « bien-être minimaliste » fait de paix intérieure (Kan, Karasawa et Kitayama, 2009). Le bien-être prend au Japon sa source dans des normes sociales plutôt que dans des expériences intrapsychiques qui induisent automatiquement et inévitablement une adaptation hédonique comme en occident.

Les résultats de notre seconde étude montrent à ce propos que la structure dimensionnelle du bien-être est confirmée au Japon mais que sa dynamique est originale. La théorie de l’adaptation paraît à ce titre avoir une portée plus occidentale qu’universelle. L’explication de cette limite de validité externe dépasse l’ambition de cette recherche. Pour être apportée, elle nécessiterait une collecte spécifique de données compte tenu du nombre de variables à inclure dans le modèle. En effet, les observations locales peuvent théoriquement résulter de l’interaction entre des dimensions culturelles, de personnalité, économiques, et mêmes politiques telles que le respect des droits de l’homme, l’égalité, ou bien encore la gouvernance démocratique (Diener, Oishi et Lucas, 2003). Cette zone d’ombre résiduelle n’autorise pour l’instant que des conjectures théoriques. En l’état, il n’est pas possible de savoir si la persistance de la différence de bien-être au fil du temps dans l’ensemble de l’échantillon japonais est d’ordre physiologique — e.g. fonctionnement partiellement différent de la mémoire dans cette population du fait d’un rapport au temps original — et/ou psychologique : faible mobilisation de la période passée comme point de comparaison par rapport aux autres références listées par Warr (2006). Une autre explication pourrait tenir dans l’adoption au sein de certaines entreprises japonaises de pratiques managériales originales qui restent à identifier. Enfin, une explication plus économique n’est pas à exclure non plus. La remise en cause de l’emploi à vie, que la dérégulation récente du marché du travail japonais a impulsée, pourrait avoir générée des anxiétés nouvelles. L’évitement du chômage, ou simplement de la précarité de l’emploi, pourrait suffire à éviter la dégradation du bien-être actuel même en cas de conditions d’emploi moins favorables. Cette mutation constitue dans ce pays une rupture profonde car l’emploi pérenne a longtemps constitué un des « trois trésors » du monde du travail japonais avec le salaire à l’ancienneté et le syndicat d’entreprise (Endo et al., 2015). Ces interprétations doivent être lues avec précaution car notre recherche souffre de limites qui, sans remettre en cause fondamentalement les résultats, les fragilisent néanmoins.

Limites

La culture japonaise pourrait tout d’abord avoir influencé la sincérité des réponses. Cette caractéristique locale dévalorise en effet l’esprit critique au profit du respect des pressions de conformité. Toutes les sphères sociales sont concernées par le formatage culturel selon Chamoiseau et Larcher (2007). Le contexte restreint du travail ne serait donc pas épargné par cette limite méthodologique. La loyauté à l’égard du collectif de travail et la déférence à l’autorité hiérarchique qui en résulte (Oishi et Diener (2001) peuvent avoir incitées les salariés japonais à exprimer artificiellement des niveaux de bien-être actuel supérieurs à ceux effectivement ressentis et masquer des fluctuations. Ce risque méthodologique est commun aux études interculturelles procédant par questionnaire auto-déclaratif. Il fragilise les recherches ultérieures qui envisageraient de mettre elles-aussi à l’épreuve l’effet tapis roulant dans de nouveaux environnements comme les économies en transition. Elles pourraient pourtant compléter judicieusement cette recherche. Quels que soient leurs résultats, les explications avancées restent dans tous les cas à démontrer empiriquement. Il conviendrait pour cela d’introduire dans les questionnaires de nouvelles variables telles que des pratiques managériales susceptibles de différer ou même empêcher le retour au point de consigne.

À un deuxième niveau, il serait instructif d’introduire dans le raisonnement les conditions de départ de l’ancien employeur (subi, d’un commun accord, ou souhaité unilatéralement). Les expériences négatives de ce type n’ont pas forcément des conséquences défavorables selon Carson et Barlin (2009). Différents modérateurs organisationnels et/ou personnels sont en effet susceptibles d’affecter le délai de convergence avec le point de consigne. À ce titre, l’impact d’une amélioration du soutien perçu et de la justice organisationnelle reste par exemple à évaluer. Enfin, le souvenir auquel les répondants sont invités à faire référence pourrait être moins épisodique que sémantique (Eustache et al., 2018). En ce sens, il pourrait être intéressant de questionner l’influence spécifique de l’épisode le plus marquant depuis la première insertion professionnelle. Le caractère heurté des carrières contemporaines complique en effet le perfectionnement de la théorie de l’adaptation dont la version originale a été proposée au cours d’une période de plein emploi.