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Étant au coeur du fonctionnement des entreprises, la RSE fonde la légitimité de l’action organisationnelle en faveur des parties prenantes (Capron, Quairel-Lanoizelée, 2007). Dans une logique managériale empreinte d’interculturalité (Kamdem, 2002; Apitsa, 2018), diverses conceptions et pratiques de RSE existent selon la taille des entreprises d’une part; et suivant les clivages culturels caractérisant les territoires d’autre part. C’est dans ce sens que la RSE en contexte occidental est déterminée par des pressions institutionnelles que les acteurs exercent sur les entreprises (Husted et allen, 2006), lesquelles ont généré des réponses volontaires (conception américaine), puis obligatoires. Ces dernières sont caractéristiques du socle culturel européen (Dejean et Gond, 2004), marqué par l’influence du paternalisme et des doctrines comme le catholicisme social. Dans ce contexte, la loi protège le plus faible, contrairement à l’éthique américaine des affaires où le meilleur s’épanouit sans entrave, et la protection du faible est tributaire de l’altruisme du fort.

Ces visions obligatoire et volontaire de la RSE s’incarnent aujourd’hui à travers la norme ISO 26000. Cette norme prône une uniformisation des pratiques sociétales à l’échelle mondiale, en vue d’une meilleure internationalisation des multinationales d’un côté; et de l’autre pour une comparaison des firmes et des États sur les mêmes standards d’engagement en faveur de la RSE.

S’agissant justement de ce mouvement d’internationalisation de la RSE, il repose sur le niveau de standardisation des pratiques, indépendamment des territoires et des réalités culturelles. Il suscite un débat qui oppose les logiques locales, globales et transnationales de la RSE (Pestre, 2014). Selon Persais (2010 : p. 12), les pratiques de RSE des multinationales à l’international convergent vers une logique de « glocalisation[1] »; « les marges de manoeuvre en termes d’adaptation sont cependant réduites, le risque étant grand pour les entreprises d’adopter les pratiques locales bien que celles-ci soient en contradiction avec les normes de comportement internationales ». La conséquence de cette tendance est que la stratégie RSE d’une filiale de multinationale dans un espace donné obéit moins au contexte culturel local qu’à la satisfaction des intérêts des partenaires définis a priori par la maison-mère (Persais, 2010). Cette logique d’internationalisation est donc essentiellement fonctionnaliste, instrumentale (Gond, 2011; Garriga et Mélè, 2004), et la démarche d’action est nécessairement fondée sur une approche top-down (Scherer et Palazzo, 2006).

Cependant, aussi forte que soit cette tendance, on envisage qu’elle s’accommoderait difficilement à une démarche sociale en contexte africain. En effet, en Afrique, l’existence de nombreuses normes authentiques (Donalson et Dunfee, 2000) et la prégnance d’un monde domestique, caractérisé par un ordre de valeurs déterminées par la vie familiale[2] (Boltanski et Thévenot, 1991 : p.206) sont source de nombreuses spécificités. Dans ce continent, la finalité de l’entreprise est communautaire (Causse et Biwolé-Fouda, 2020). Plus de 80 % des entreprises sont de très petite taille; ces dernières exercent majoritairement dans le secteur informel; elles sont de type individuel et en grande partie des entreprises familiales (Ela, 1998; INS, 2011). Autant de caractéristiques qui nous conduisent à considérer qu’on a plus à faire à des entrepreneurs qu’à des dirigeants[3]. Ces petites unités s’inscrivent davantage dans une logique de pérennisation que de croissance. Elles se rapprochent pour la plupart du modèle PIC que du modèle CAP[4] (Julien et Marchesnay, 2011), et demeurent souvent dans un statu quo (Sogbossi Bocco, 2010). Paradoxalement, plusieurs de ces spécificités sont souvent oubliées dans les travaux qui traitent du management en Afrique. Ainsi observe-t-on une forte importation, sans effort de contextualisation, des modèles de management occidentaux dans les entreprises africaines et dans la littérature sur le management en Afrique (Hernandez et Kamdem, 2007; Kamdem et al., 2020; Ngantchou et Biwolé-Fouda, 2021; Pichault et Nizet, 2013). C’est dans ce sens par exemple que Wong (2020 : p.95) établit le constat d’une importation dans l’espace africain d’une RSE institutionnelle comme d’une RSE contractuelle. Pourtant, en référence aux travaux de Gond (2011 : p.48) la RSE est un « produit d’une culture, c’est-à-dire que son contenu reflète les relations désirables entreprise et société telles qu’elles sont définies par l’environnement social, culturel et institutionnel ».

En considérant une RSE culturellement marquée, construite sur des valeurs, des croyances, des mythes, des symboles et des imaginaires qui structurent une société, le présent article a pour objectif de révéler un modèle de RSE issu du discours des entrepreneurs exerçant sur le continent africain[5]. Nous essayons donc de répondre au questionnement suivant : quel(s) modèle(s) de RSE émergent-il du discours des entrepreneurs en Afrique en général et au Cameroun en particulier ? Et par conséquent, quels discours et pratiques de RSE faudrait-il promouvoir dans ce continent ?

Notre contribution se structure en trois axes. Le premier permet de justifier et de légitimer la RSE comme produit culturel dans le contexte africain, et de convoquer la théorie du mécanisme conciliateur comme cadre d’analyse approprié pour ce modèle. Le deuxième décrit les choix méthodologiques et présente les résultats de l’enquête de terrain qui a été menée. Dans le troisième axe, les résultats sont discutés et mis en perspective en vue de proposer un discours et des pratiques de RSE à promouvoir en Afrique.

La RSE comme produit culturel : justification et légitimation en contexte africain

Nous convoquons les concepts de justification et de légitimation pour soutenir l’idée d’un modèle de RSE issu du discours des entrepreneurs en contexte africain. Ensuite, le concept de mécanisme conciliateur est présenté comme un élément essentiel de ce modèle.

De la justification et de la légitimation

Conçue comme la mise en commun de diverses ressources en vue d’atteindre un objectif, l’entreprise est un lieu de gestion des conflits nés des tensions entre les logiques individuelles et collectives qu’elle héberge. Elle subsiste parce qu’elle réussit à gérer efficacement ces conflits. D’après la théorie de la justification (Boltanski et Thévenot, 1991), la gestion de ces conflits passe soit par le recourt à un principe supérieur commun, soit par la recherche de compromis dans le cas où les différents acteurs ne partagent pas les mêmes ordres de valeurs. La justification peut donc être considérée comme le socle axiologique sur lequel se fondent les acteurs dans leur déploiement, ou simplement le moteur de leur action. Boltanski et Thévenot montrent que cette justification dépend du monde[6], de l’espace ou du référentiel dans lequel se situent ces acteurs. En utilisant des mots, chaque monde peut être décrit par des critères[7] précisant des sujets, des objets, des qualifications et des relations. L’ensemble de ces critères forme ainsi une grille des mondes communs (Boltanski et Thévenot, 1991 : p.177). On distingue ainsi comme éléments de cette grille, le principe supérieur commun, les objets, le mode d’évaluation, le test (l’épreuve), les parties prenantes, l’espace géographique d’influence, etc.

Il faut relever qu’une lecture africaine de la théorie de la justification permet de constater l’existence d’un « monde sorcellaire » oublié par Boltanski et Thévenot (1991). Les éléments constitutifs de ce monde, tels qu’ils sont décrits par certains auteurs (Biwolé-Fouda et Tedongmo Teko, 2020; Kamdem et Tedongmo Teko, 2015), en font un référentiel à part entière selon la grille de Boltanski et Thévenot, dans la mesure où on y retrouve des valeurs de références, des acteurs, des activités, des objets, etc. Au regard du fonctionnement des petites entreprises en Afrique par rapport à ce monde, l’étude empirique devrait nous permettre d’enrichir la théorie de la justification.

En la considérant comme une forme de bien commun dans le sens d’une agrégation des logiques individuelles[8], en l’assimilant à une sorte de capitalisme vertueux, la RSE apparait comme une forme de justification de l’activité de l’entreprise au sein de la société dans laquelle elle s’insère. En conséquence, la diversité des ordres de justification, l’existence de plusieurs mondes ayant des valeurs différentes nous permet d’envisager plusieurs déclinaisons de la RSE en Afrique en général (et au Cameroun en particulier), et surtout de justifier un modèle de RSE spécifique à la société africaine. Elle nous autorise tout au moins à considérer que les normes internationales, les modèles américains et européens de la RSE, et plus généralement la dictature des standards ne valent plus de façon incontestée.

Par ailleurs, la justification n’a pas qu’une dimension axiologique. Boltanski et Thévenot soulignent qu’elle a aussi une dimension empirique et matérielle, qui exige qu’au-delà des mots, on puisse associer des objets en fonction de la valeur qui leur est attribuée dans chaque monde (1991 : p.174). En réalité, les mots (concepts) et les objets qui leur sont associés ne peuvent être décrits sans aucune référence à la représentation qu’en font les acteurs (Patriota et al., 2011). Voilà pourquoi l’analyse du discours des acteurs est pertinente car elle révèle la perception qu’ils ont des différents mondes, des objets qui les caractérisent respectivement et de la valeur qui leur est attribuée. Comme nous allons le constater par la suite, nos choix méthodologiques intègrent cette dimension matérielle de la justification.

La légitimation est conçue comme la capacité des acteurs à établir un lien entre ce qui est légitime dans un contexte bien précis et les actions qu’ils y réalisent ou les objectifs qu’ils tentent d’atteindre (Fatien Diochon et Nizet, 2019 : p.4). Elle consiste simplement à légitimer une action, à la couvrir du sceau de la légitimité, ou à lui donner une onction à travers le regard des autres. Ceci sous-entend évidemment qu’une action illégitime est censurée par le regard des autres. Toutefois, cette quête de légitimité n’est pas une sinécure, d’abord parce qu’elle dépend du contexte dans lequel évoluent les acteurs. Ce qui est légitime dans un contexte X peut être absolument illégitime dans un contexte Y. Ensuite, comme le précise Suchman (1995), la légitimité est une notion polysémique : il existe plusieurs types de légitimité (pragmatique, morale et cognitive); et une organisation recherche une certaine légitimité en fonction des objectifs qu’elle souhaite atteindre (1995 : p.574). La légitimation est donc sujette à de multiples contingences. Elle ne saurait être unique et universelle; elle est soumise à une multiplicité d’intérêts, à une diversité de logiques et à une variabilité de valeurs inhérentes à chaque société ou organisation. Elle est donc présente dans tous les environnements, et c’est pourquoi elle permet de justifier l’intérêt d’un modèle de RSE propre à chaque environnement, notamment en favorisant son acceptation par les acteurs présents dans cet espace. A travers la légitimation, les acteurs d’une société construisent implicitement un ou des modèles RSE; c’est pour cela qu’ils s’y reconnaissent. Relativement à toutes ces caractéristiques, et à la suite de Pfeffer (1981), nous considérons ainsi que la légitimation a pour effet de mobiliser les soutiens à une cause, à une politique, à un projet ou une stratégie, tout en faisant taire les oppositions. En d’autres termes, la légitimation rend les relations moins conflictuelles. Nous en déduisons que la légitimation favorise la justification d’un modèle spécifique de RSE.

La RSE comme produit culturel : une perspective pertinente dans le contexte africain

Dans une tentative de synthétisation des différentes interprétations de l’interface entreprise/société, Gond (2011) développe une approche de la RSE qui l’assimile à un produit culturel. « Selon cette approche, le contenu et les frontières de la RSE dépendent du contexte au sein duquel elle est étudiée et n’ont rien d’universel : la RSE comme produit d’une culture est définie subjectivement et localement » (2011 : p. 48). La légitimité d’une telle conception pour le contexte africain peut-être exposée au moins en deux arguments.

Premièrement, comme le montrent plusieurs auteurs, les normes et les valeurs dépendent des sociétés dans lesquelles elles sont conçues. Il en est de même du déploiement de l’entreprise. C’est dans ce sens que sa responsabilité devrait être enracinée dans les valeurs socioculturelles de son territoire d’intervention (Aguilera et al., 2007; Matten and Moon 2008; Idemudia 2008); ce qui favoriserait ainsi sa justification et sa légitimation. Les contraintes inhérentes à ces deux concepts invitent donc à envisager un ou plusieurs modèles de RSE qui correspondraient au contexte africain, dans la mesure où, les réalités économiques, sociologiques, environnementales et culturelles intrinsèques à ce continent sont particulières (Diop Sall et Boidin, 2019; Visser, 2007). En effet les modèles occidentaux de la RSE sont inappropriés dans les pays africains, compte tenu des exigences financières qu’impose leur mise en place (Lund-Thomsen et al., 2014), de l’incapacité pour ces pays à faire respecter strictement les règles édictées, de la corruption et de l’importance du secteur informel. C’est dans ce sens par exemple que certains auteurs (Baskin, 2006; Boidin, 2017; Visser, 2007; Welford, 2005) montrent que les modèles et les mesures de la RSE développés dans les pays occidentaux sont inadaptés et inopérants dans les pays africains, parce que les coutumes et les croyances dictent le sens, la conception et la mesure de la responsabilité des entreprises, ainsi que l’importance accordée à chacune de leurs parties prenantes. Sur cette base, on peut considérer que ces modèles occidentaux manquent de légitimité dans l’espace africain.

Deuxièmement, le déploiement de l’entreprise dépend incontestablement de ses moyens financier, humain et relationnel, qui naturellement déterminent son envergure. Étant entendu que les économies africaines sont majoritairement constituées d’entreprises de petite taille, la notion de produit culturel devrait également être dimensionnée en fonction de ce critère. C’est dans ce sens que Moore and Spence (2006 : p. 221) considèrent que les pratiques de RSE sont évidentes dans les PME, mais difficilement identifiables, à cause de l’incapacité et de l’inadaptabilité des modèles standards de RSE à rapporter les réalités de ce contexte entrepreneurial particulier.

En dépit de ces deux arguments, la mise en exergue des composantes culturelles semble être l’angle mort de la littérature sur la RSE en contexte africain[9], certainement à cause de la forte tendance à la standardisation, qui malheureusement laisse à la marge les exigences de justification et de légitimation. Malgré l’existence de fortes spécificités culturelles, de pratiques managériales empreintes d’originalité, l’approche culturelle de la RSE peine à émerger dans la littérature. Même sur le terrain, notamment en matière de communication d’entreprises, on constate plutôt une présence plus visible et plus médiatisée des approches institutionnelle et contractuelle de la RSE (Wong, 2020).

Notre contribution s’inscrit à l’opposé de cette tendance. Elle se fonde sur le discours des entrepreneurs en contexte africain en général et camerounais en particulier. Elle propose un modèle de RSE issu des représentations de ces acteurs. Dans cette perspective, les théories révélatrices de la philosophie et du mode de vie à l’africaine sont érigées en fondements. Nous mobilisons ainsi le cadre d’analyse du mécanisme conciliateur (Biwolé-Fouda, 2020) pour y parvenir.

Le mécanisme conciliateur comme cadre d’analyse théorique privilégié

Au regard des réalités entrepreneuriales observées en contexte africain et de l’idéologie dominante dans ces sociétés, la théorie du mécanisme conciliateur (TMC) apparaît comme cadre d’analyse adapté pour une justification et une légitimation d’un modèle de RSE enraciné dans la tradition africaine.

Ubuntu et Tributariat : deux ferments de la TMC

La TMC étudie les éléments essentiels qui justifient l’action de l’entreprise et qui lui permettent de mobiliser autour d’elle, les différentes parties prenantes de son écosystème, nécessaires à la pérennité de son activité. Ainsi permet-elle de comprendre comment l’entrepreneur concilie les contraintes économiques et sociales liées à son activité. Les concepts d’Ubuntu et de Tributariat constituent deux ferments de cette théorie.

Le concept d’Unbuntu renvoie à l’idée selon laquelle, « je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes »; ou encore « je suis, parce que nous sommes; et puisque nous sommes, alors je suis. » (Mbiti, 1969 : p.108-109). Ce concept ancré dans la philosophie africaine (Ramose, 1999) situe l’essence de l’individu dans le collectif. Celui-ci n’existe que parce qu’il est et appartient à une communauté. La littérature managériale sud-africaine par exemple développe abondamment le concept d’Ubuntumanagement (Brougne et Bachelard, 2015; Mbigi et Maree, 1995; Mangaliso, 2001), qu’elle assimile à un ensemble de valeurs prises en compte par l’entrepreneur dans sa gestion au quotidien, afin d’intégrer et maintenir son activité dans le corps social et de lui donner une légitimité sans laquelle la prospérité économique ne serait possible. Il s’agit entre autres de la générosité, du respect et de la loyauté envers la tribu et la communauté, de la serviabilité, du partage, du temps, de la croyance au monde invisible…; autant de valeurs qui constituent des repères axiologiques de la conduite entrepreneuriale au quotidien. Il convient de préciser que, relativement à la théorie de la justification, le mécanisme conciliateur renferme à la fois la notion d’ordre de valeur et le principe supérieur commun. En effet, c’est bien en référence aux déclinaisons[10] d’un tel mécanisme que les conflits sont gérés et que des conciliations s’établissent durablement et efficacement.

Le concept de Tributariat quant à lui exprime l’attachement viscéral de l’entrepreneur à sa tribu, notamment dans des situations où il réalise ses activités économiques loin de sa terre natale (Levy-Tadjine et al., 2004 : p.6). Dans une telle configuration, le commerce de l’entrepreneur devient comme une sorte d’enclave, dans la mesure où les potentiels consommateurs issus de sa tribu se sentent obligés d’acheter chez leur « frère du village », quels que soient les coûts de transactions qu’ils supporteraient[11] (le prix; le coût du transport dû à la distance; les délais d’approvisionnement, etc.).

Ainsi, en tant que levier de construction et de consolidation des logiques de redistribution intra-communautaire, le mécanisme conciliateur est un activateur de la convivialité et de la solidarité. Il permet à l’entrepreneur ou au manager de se donner une image dont la valeur sociale affectera positivement ses affaires. En d’autres termes, le mécanisme conciliateur amène l’entrepreneur à renforcer son appartenance à sa communauté. Cette appartenance devient pour lui, l’équivalent d’un « certificat de qualification éthique » qui témoigne de sa moralité en affaires (Biwolé-Fouda, 2020 : p.50), ce qui de notre point de vue correspond véritablement à une forme de légitimation.

Investigation dans les TPE camerounaises : du discours au modèle de RSE

La phase méthodologique de cette recherche est construite autour de la présentation du terrain d’étude, du positionnement épistémologique, de la méthode de collecte et du traitement des données.

Terrain d’étude et positionnement épistémologique

Le Cameroun est un pays qui se caractérise par une forte diversité ethnique. En effet, on y recense plus de 200 groupes ethniques regroupés en quatre espaces culturels en fonction des valeurs partagées et des rites pratiqués (Apitsa, 2013) : les Grassfields (Ouest, Nord-Ouest et Sud-Ouest), les Sawas (Littoral), les Fang-béti (Centre, Sud), les Soudano-sahéliens et les Soudanais (Est et le Septentrion). Cette diversité culturelle[12] lui vaut la dénomination « d’Afrique en miniature » (Henry, 2002; Tchawa, 2012). Au-delà de sa richesse culturelle, le Cameroun présente un secteur informel en pleine expansion, comme les autres pays d’Afrique subsaharienne. Plus spécifiquement, le rapport de l’OIT (2017) révèle que l’Afrique sub-saharienne détient le taux le plus élevé de contribution de l’économie informelle au PIB, soit 63,6 %, contre 16 % dans les économies de l’OCDE, 30,2 % dans les économies des pays asiatiques, et 19,5 % dans les économies en transition. Le même rapport indique qu’en Afrique sub-saharienne, c’est au Cameroun qu’on retrouve le secteur informel urbain ayant la plus forte expansion. Il faut préciser qu’en Afrique en général, contrairement à une idée reçue, le secteur informel ne se réduit pas à un ensemble d’activités qui échappent au contrôle du fisc. Il concentre plutôt un nombre important de micro-unités de production et d’entreprises individuelles ayant un faible niveau d’organisation (Haussmans et al., 1990; Henley et al., 2006; Backiny-Yetna, 2009). Au Cameroun, bien que plusieurs Unités de Production Informelles (UPI)[13] n’aient pas de numéro de contribuable et ne tiennent pas de comptabilité formelle au sens du plan comptable OHADA (INS, 2011), elles s’acquittent tout de même du paiement de certains impôts et de certaines taxes.

Par ailleurs, la distribution des UPI par secteur d’activité montre que 34,1 % exercent dans l’industrie, 33,6 % dans le commerce et 32,2 % dans les services. Le commerce est dominé par l’activité de vente en détail, l’industrie par l’agro-alimentaire et les services par la restauration (INS, 2011). Aussi, l’âge moyen des UPI est de 7,4 ans (INS, 2011).

Ces précisions sur la nature du secteur informel au Cameroun expliquent les cas que nous avons sélectionnés. En effet, sur les dix (10) TPE choisies, six (06) exercent dans le secteur du commerce de détail, une (01) dans l’industrie agro-alimentaire, deux (02) dans le service et une (01) dans le transport. Elles ont toutes un âge supérieur à l’âge moyen de survie des TPE et leurs propriétaires se recensent dans les trois aires culturelles les plus dynamiques dans l’activité économique au Cameroun (Grassfields, Fang-béti et Soudano-sahélienne).

Pour atteindre nos objectifs, la méthode qualitative (Yin, 2014) a été mobilisée. La posture épistémologique pragmatiste (Martinet, 2020) est celle dans laquelle s’inscrit notre projet. En accordant la priorité à la situation et au contexte, nous nous inscrivons résolument dans une épistémologie de révélation d’une réalité qui a toujours existé (les comportements responsables dans les TPE africaines), mais qui est masquée et dominée par des approches importées et conventionnelles de la RSE. Voilà pourquoi nous allons recueillir le discours des entrepreneurs, afin de comprendre le sens qu’ils donnent à la réalité sociale et à leurs actions, et d’identifier leurs intentions.

Méthodes de collecte et de traitement des données

Nous avons effectué des entretiens semi-structurés en octobre 2019 auprès de dix (10) promoteurs/entrepreneurs de TPE dans la ville de Yaoundé. Le choix de ce mode de collecte de l’information répond à un besoin d’identification des éléments du discours des entrepreneurs, afin de révéler ainsi ce qui est timidement mis en lumière ou qui ne l’est pas du tout. Pour y parvenir, la démarche a consisté à laisser parler les promoteurs/entrepreneurs, qui ont la véritable mémoire de leurs entreprises. Ces entretiens d’une durée moyenne d’une heure ont été réalisés sur la base d’un guide d’entretien structuré initialement au tour des trois principaux thèmes constitués à partir d’un ensemble de variables qui ressortent des concepts d’Ubuntu et de Tributariat, et des éléments de justification et de légitimation tels que le principe supérieur commun, les compromis, les objets, le mode dévaluation, le test (l’épreuve), les parties prenantes, l’espace (Thévenot et al., 2000 : p. 241)… Les trois thèmes définis a priori sont les suivants : 1. Les principales valeurs et normes en vigueur dans la tribu et l’environnement immédiat de l’entrepreneur; 2. L’importance (l’ordre) de ces valeurs et normes dans l’esprit de l’entrepreneur, dans la gestion de son entreprise et de ses parties prenantes; 3. Les différentes actions réalisées ou entreprises, les différents objets utilisés ou mis à contribution de manière, récurrente par la TPE pour être en conformité avec ces valeurs et normes, et les principales justifications de l’entrepreneur dans son quotidien entrepreneuriale.

S’agissant du traitement des données, nous avons procédé à une analyse de contenu élaborée par le biais d’une codification en trois étapes, avec pour fil conducteur, l’identification de mécanismes conciliateurs, et des éléments de justification et de légitimation :

  • Premièrement, après avoir retranscrit tous les entretiens, nous avons constitué des unités d’analyse. L’unité d’analyse retenue est la phrase ou le paragraphe, en fonction du sens de l’information révélée. Ce choix permet d’éviter de découper arbitrairement le discours et de privilégier son sens (Miles et Huberman, 2003);

  • Deuxièmement, les unités d’analyse ont été regroupées en codes en fonction de leur contenu informationnel. En d’autres termes, nous avons synthétisé l’information révélée à chaque fois par une unité d’analyse, sur la base des actions justifiées par l’Ubuntu ou le Tributariat, et des éléments de justification et de légitimation tels que le principe supérieur commun, les compromis, les objets, le mode dévaluation, le test (l’épreuve), les parties prenantes, l’espace géographique d’influence… (Thévenot et al., 2000 : p.241)… Nous avons adopté une codification manuelle parce que cette méthode présente l’avantage « de capturer des sensibilités et des nuances fines à partir des données collectées et d’aboutir à une description et à une explication qui donne sens aux éléments culturels identifiés » (Apitsa, 2018 : p.29);

  • Troisièmement, les codes ont été rassemblés dans différentes catégories définies en fonction des similitudes, des différentes perceptions de la communauté, lesquelles dépendent elles-mêmes des conceptions distinctes de la proximité par les acteurs. Cette démarche permet de révéler à chaque fois un périmètre et un contenu de la responsabilité de la TPE, et d’établir des parallèles avec la grille des mondes communs. Ainsi, les codes donnent un contenu informationnel aux catégories, qui finalement représentent les différentes déclinaisons des discours RSE ancrés dans un monde/une cité. Cette procédure d’analyse est synthétisée dans le tableau 2 ci-dessous.

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon

Caractéristiques de l’échantillon
Source : Les ateurs, enquête de terrain

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Les résultats de la recherche : un modèle tridimentionnel de la RSE

Sur la base des mécanismes conciliateurs identifiés, la RSE dans les TPE camerounaises s’assimile à une responsabilité envers la communauté[14]. Cette communauté implique plusieurs types de proximités que nos analyses ont permis de regrouper en lien de sang, de lieu et d’esprit, faisant ainsi échos aux travaux de Tönnies (2010), de Boschma (2005), et dans une certaine mesure d’Obrecht (2009) et d’Obrecht et Rahetlah (2014). Chacune de ces conceptions de la communauté est bâtie autour des principes supérieurs communs, des parties prenantes, d’actions, d’objets,… plus ou moins précis. Le contenu de ces différentes dimensions de la responsabilité dévoile leur rattachement à un monde distinct, et confirme la diversité des conceptions de la RSE dans le contexte africain en général et camerounais en particulier.

La responsabilité généalogique dans le monde domestique

La première composante est la communauté de sang. Elle renvoie à une proximité généalogique constituée autour de la famille, du clan, de la parenté, etc. Relativement au modèle révélé, c’est la dimension généalogique de la RSE dans les TPE.

La famille est au centre de l’existence de la TPE. Elle constitue l’essentiel de sa main-d’oeuvre et de ses apports en capital financier. On la retrouve en amont et en aval des activités de la TPE comme cela est révélé dans les extraits des discours suivants :

« Nous aidons les membres de la famille. On réagit toujours. Par exemple si on dit qu’il y a une personne qu’on va aider, s’il y a un frère qui est tombé en faillite, on peut décider de rassembler de l’argent ce mois pour lui acheter une moto, ou financer l’ouverture d’un petit commerce quelque part »

Promoteur TPE 5

« C’est un cousin qui vivait chez nous à la maison et qui faisait dans ce commerce. Je vendais avec lui. C’est comme ça que, quand ce cousin a ouvert un autre commerce plus grand ailleurs, il m’a laissé son comptoir et la marchandise. C’est avec ça que j’ai commencé le marché ».

Promoteur TPE 7

Au regard des discours analysés, la TPE africaine peut être considérée comme une catégorie d’entreprises à mission (Levillain et al., 2014), comme une « entreprise village » (Zadi Kessy, 1998). Sa mission est d’abord familiale. C’est une entreprise créée pour soutenir les familles nucléaire et élargie. Les revenus qu’elle génère permettent d’abord d’éduquer les enfants, de les scolariser, afin de leur assurer un avenir meilleur. Ainsi est-il difficile de dissocier l’entreprise de la famille ou d’établir une frontière matérielle entre ces deux entités[15]; ce lien va au-delà des simples actifs physiques ou du droit de propriété. On retrouve ici la notion du « commun » développée par Dardot et Laval (2014). Pour ces auteurs, ce qui est commun n’est pas nécessairement réifié ou rattaché à un bien. On peut considérer comme commun, tout ce qui peut être crée par l’action mutuelle, avec des résultats partagés. De ce point de vue, la TPE est une propriété « commune », dans la mesure où chacun participe à sa pérennité. Chacun s’implique dans l’accomplissement des actions et la réalisation des pratiques utiles à la pérennité de la TPE, avec une cause commune : la famille. Le membre du groupe qui choisit délibérément de se détacher de la TPE pose un acte contraire à cette dimension généalogique de la responsabilité. Un tel acte serait d’ailleurs assimilé à une trahison vis-à-vis de la famille. Les similitudes avec le monde domestique décrit par Boltanski et Thévenot montrent que cette responsabilité s’enracine et trouve tout son sens dans ce référentiel que constitue la famille : principe supérieur commun (la famille passe avant tout, Ubuntu, Tributariat, le respect de la hiérarchie, du chef de famille); les parties prenantes (les membres de famille, l’ethnie, les frères et soeurs…); les actions (entraider, travailler pour la famille…); les objets (les deuils, les funérailles, le village, le temps); le test ou l’épreuve (la loyauté, le sérieux, la confiance…). Il peut donc être admis que c’est en référence au monde domestique et aux valeurs qu’il promeut que l’entrepreneur va chercher la justification et la légitimation de son action, et assurer de ce fait sa responsabilité généalogique.

Tableau 2

Processus d’analyse du contenu des entretiens

Processus d’analyse du contenu des entretiens
Sources : Extrait de la grille d’analyse

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La responsabilité géo-économique dans le monde marchand

La deuxième dimension se rapporte à la communauté de lieu. Elle fait référence à une proximité géographique, représentée par les partenaires commerciaux et tous les riverains présents à l’endroit où la TPE exerce ses activités. Cette conception de la communauté se rapproche du concept de force local développé par Obrecht (2009), laquelle conception est basée sur un encastrement à la fois territorial, réseau et sociétal (Granovetter, 1985; Hess, 2004), qui produit des dynamiques de proximité sociale et institutionnelle (Obrecht et Rahetlah, 2014) nécessaires à un développement par le bas. Les acteurs locaux rythment l’activité commerciale de la TPE et la connexion avec le monde marchand apparait naturellement comme il ressort de l’extrait du discours suivant :

« J’ai commencé par la vente des tomates sur la bâche au quartier, après je construits au même endroit un comptoir ou je vendais en plus couscous. Après je me suis spécialisé dans la vente de pistache… C’est le marché qui nous faisait changer d’activité. Quand c’est un peu dur tu changes d’activité… »

Promotrice TPE 1

Cette déclinaison de la responsabilité de la TPE se trouve justifiée et légitimée à travers les éléments suivants : lesprincipes supérieurs communs (l’encastrement territoriale; l’encastrement sociétal; l’encastrement réseau); les parties prenantes (partenaires commerciaux, clients, fournisseurs locaux, voisinage, les jeunes du quartiers…); lesactions (enregistrement des commandes particulières de certains clients, octroi de crédits aux voisins…); les objets (le marché, taux d’intérêt, le coût d’achat, les prix préférentiels…); le test ou l’épreuve (le changement d’activité, la baisse des ventes, la solidarité dans le quartier…).

On peut remarquer que la logique marchande subsiste dans l’action des entrepreneurs interviewés. Toutefois, on note deux particularités, notamment le pourquoi et le comment. Relativement à la justification (pourquoi), l’action marchande de l’entrepreneur est plus souvent fondée sur des justifications communautaires (arrangements, compromis entre partenaires proches géographiquement) qu’individuelles. On réalise des bénéfices plus pour satisfaire aux besoins de la communauté familiale qu’à ses propres besoins.

« C’est une entreprise familiale, elle est créée pour la famille d’abord parce qu’avec ça j’aide plus mes enfants et mes frères… ».

Promoteur TPE 2

« Les vente de beignets nous permet de vivre à la maison et réaliser nos projets… ».

Promotrice TPE 3

On peut d’ailleurs considérer que les deux mondes sont complémentaires dans la mesure où l’ampleur des actions réalisées en référence au monde domestique est parfois tributaire de l’efficacité des actions entreprises dans le monde marchand. Dans l’esprit de l’entrepreneur, les mondes domestique et marchand ne sont donc pas antagonistes. Au regard de la théorie de la justification, c’est une forme d’arrangement, qui rejoint l’idée de la primauté de la communauté sur l’individu, promue par l’Ubuntu ou le Tributariat. On retrouve également le principe d’interdépendance entre les différentes dimensions, qui s’apparente d’ailleurs à la notion de compromis dans la théorie de la justification. En effet, la proximité spatiale n’a de sens que lorsqu’elle est couplée avec d’autres formes de proximité (Boschma, 2005; Obrecht et Rahetlah, 2014).

La deuxième particularité est liée à la démarche (comment), notamment aux décisions commerciales de l’entrepreneur. En privilégiant les partenaires commerciaux locaux, géographiquement proche de lui, l’entrepreneur dévoile sa forte propension à la préservation de sa relation commerciale, à la durabilité de son écosystème direct, à l’économie d’énergie (moins de dépenses liées aux approvisionnements) et au maintien de son équilibre sociétal immédiat. Autrement dit, dans l’esprit de l’entrepreneur, il vaut mieux développer des relations commerciales avec des partenaires locaux (fournisseur par exemple), même si ces derniers sont de prime abord plus coûteux :

« … je préfère acheter chez le petit distributeur du quartier que je connais bien, qui parfois me donne la marchandise même si je n’ai pas d’argent, parce qu’il me connait bien, que d’aller en ville m’approvisionner chez le producteur… Certes il vend à un prix légèrement moins cher, mais en achetant ici chez le voisin, j’évite les embouteillages, le transport, et puis les gens du quartier sont contents, ils viennent acheter chez moi, même les membres de la famille du petit distributeur, le soir viennent s’assoir sur ma terrasse et on cause. Je suis son client, il est aussi mon client… »

Promotrice TPE 3

Ainsi, l’entrepreneur considère que l’encastrement territorial crée une dynamique de développement local profitant à tous les membres de sa communauté de lieu, surtout dans un contexte de pays sous-développés où l’État n’a pas toujours les moyens de mettre en oeuvre des politiques efficaces de développement centralisé. En conséquence, selon le discours de l’entrepreneur, la TPE réussit son opération de légitimation en négociant ses transactions commerciales avec des partenaires géographiquement proches; ce qui lui permet de limiter les conflits commerciaux, notamment en développant des interdépendances avec ces partenaires commerciaux proches. Ce choix permet également de soutenir des initiatives solidaires et de mettre en commun des ressources. L’exemple de la gestion commune et très locale des déchets est illustré par ces propos :

… Au quartier, mon fournisseur donne quelque chose aux jeunes qui ramassent les papiers en carton dans lesquels il emballe le poisson et les déposent à un endroit où la société qui collecte les déchets peut les récupérer. S’ils ne le font pas, ça va être difficile parce que le camion qui ramasse ces ordures n’entre pas dans le quartier à cause d’état de la route…; moi-même je contribue aussi. Mêmes les mamans qui vendent le poisson braisé et qui s’approvisionnent chez moi, on demande à ces jeunes de passer tous les soirs collecter leurs déchets parce qu’ils sont réutilisés dans l’alimentation des autres bêtes…

Promotrice TPE 4

La préférence pour les partenaires immédiatement proches d’un point de vue géographique, introduit une sorte de couplage subtile entre les dimensions économique et environnementale de la responsabilité. En réalité, il existe un enchevêtrement des bienfaits économiques et écologiques dans les actions de l’entrepreneur[16], créé par les différentes dynamiques de proximité. Ces bienfaits sont des différentes manifestations de la force du local (Obrecht, 2009). Voilà pourquoi les actions référencées et valorisées dans le monde marchand relèvent de ce que nous considérons comme une responsabilité géo-économique.

La responsabilité spirituelle dans le monde invisible

Le troisième élément du modèle révélé correspond à la communauté d’esprit. C’est la raison d’être de la responsabilité spirituelle. Il est à noter que tous les entrepreneurs interrogés ont un lien singulier avec le monde spirituel, confirmant ainsi le caractère spécifique et surtout complexe[17] de la TPE africaine :

« … Un homme de l’ouest ne peut rien faire sans sa tradition, sans le village. Avant de commencer le commerce j’ai fait à manger aux ancêtres et aux voisins au marché. C’est une protection mystique pour ton commerce contre les mauvaises langues. Je fais constamment des sacrifices au village chez les marabouts pour protéger mon commerce. Tu ne connais pas ce que ton voisin fait. C’est pourquoi on a le jujube qui lutte contre le mauvais argent. Parfois on donne la chèvre et les poules et l’huile rouge pour bénéficier de cette protection… »

Promoteur TPE 5

En effet, en Afrique, la gestion au quotidien de l’entreprise, et surtout de la TPE, est considérablement influencée par un univers invisible. C’est ce monde caché qui constitue l’ordre rituel. Conformément à notre démarche, les éléments de justification et de légitimation caractéristiques de cet aspect de la responsabilité sont les suivants : lesprincipes supérieurs communs (principe dialogique, principe hologrammatique[18], la croyance à un Être suprême, la croyance en des forces cachées…); les parties prenantes (le pasteur, le prêtre, l’imam, le chef de village, les tradipraticiens, les dépositaires du pouvoir ancestral…); lesactions (l’observance des rites en cas de lancement d’un commerce, la purification de son commerce, la protection mystique de ses activités commerciales, l’hommage aux ancêtres, le recours permanent aux tradipraticiens, les prières, la dime…); les objets (l’église, la mosquée, le talisman, les gris-gris, les sacramentaux…); le test ou l’épreuve (prospérité, maintien ou faillite de l’activité…).

Bien que différentes d’un bord à un autre, les actions qui trouvent leur fondement dans ce monde sont récurrentes dans le quotidien de la TPE. Selon le discours des entrepreneurs, ces actions conditionnent le succès dans les affaires. De même, conformément aux discours des entrepreneurs, le recours aux prières des pasteurs, des prêtres et des imams, les dons et les offrandes faits à l’église, à la mosquée ou auprès de sa communauté religieuse, le respect des principes chrétiens ou islamiques, permettent de sécuriser mystiquement[19] l’activité et de garantir sa pérennité. Ce constat rejoint ceux établis antérieurement par plusieurs auteurs (Biwolé-Fouda et Tedongmo, 2020; Kamdem et Tedongmo Teko, 2015). Ainsi, serait-il difficile d’expliquer profondément les causes de l’action de la TPE sans tenir compte de ce monde invisible et de ses multiples constituants. En légitimant les actions de la TPE en direction des parties prenantes de ce monde, ces différents éléments révèlent incontestablement une dimension spirituelle de la responsabilité sociale dans la TPE camerounaise. Nous considérons ainsi que le monde invisible participe de la justification et constitue le référentiel de la responsabilité spirituelle dans la TPE en contexte africain.

Globalement, un modèle de RSE dans les TPE au Cameroun se décline fondamentalement en responsabilités généalogique, géo-économique et spirituelle. Selon cette proposition, la TPE responsable serait donc cette entité qui aurait réussi à s’inspirer des mécanismes conciliateurs propres à son environnement, afin d’établir des arrangements, des compromis et de résoudre durablement des éventuels conflits avec des parties prenantes vis-à-vis desquelles elle partage des liens de sang, de lieu et d’esprit. La TPE responsable serait donc celle qui est actrice des dynamiques de proximités généalogique, géo-économique et spirituelle.

Le tableau 3 ci-dessous présente de manière synthétique les caractéristiques de ce modèle.

Tableau 3

Modèle de RSE dans les TPE en contexte africain

Modèle de RSE dans les TPE en contexte africain
Source : Résultats des analyses

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Discussion : discours et pratiques de RSE à promouvoir en Afrique

Notre proposition inspire un infléchissement des stratégies RSE des multinationales implantées dans le contexte africain, et un renforcement des initiatives institutionnelles africaines en vue d’une prise en compte effective des spécificités irréductibles d’un modèle de la RSE africaine. Nous exposons ces deux perspectives après la présentation de quelques originalités du modèle et avant de montrer les limites de notre recherche.

Quelques originalités du modèle proposé

Au-delà du recours aux mécanismes conciliateurs, et précisément à l’Ubuntu et au Tributariat comme fondements du modèle révélé, notre proposition fait ressortir quelques originalités. Abondamment relevé dans la littérature, le rôle clé de l’entrepreneur dans la détermination des contours de la RSE implémentée dans son entreprise (Cossette, 2004; Jamali et al., 2017; Labelle et St-Pierre, 2015; Murillo et Lozano, 2006; Paradas, 2007) est davantage explicité dans notre proposition. Nous montrons que les valeurs intrinsèques de l’entrepreneur sont absorbées dans un ensemble de mécanismes conciliateurs; ces mécanismes constituent pour lui de véritables repères axiologiques. En d’autres termes, le modèle montre que l’entrepreneur est davantage motivé par des valeurs essentielles promues dans la communauté à laquelle il appartient, que par ses motivations personnelles (Spence, 2007).

On note également que la dimension environnementale de la RSE est prise en compte à un niveau local, notamment à travers des initiatives participatives. Contrairement aux travaux de Spence et al. (2000), les TPE étudiées n’attendent pas que des institutions soient mises en place pour une meilleure gestion écologique de leur cadre de vie. Elles s’engagent en faveur de cette cause à leur manière avec les moyens dont elles disposent. Autrement dit, l’engagement de la TPE, notamment dans les pratiques écologiques basiques comme l’économie d’énergie ou le recyclage des déchets, est totalement indépendant d’une quelconque institutionnalisation comme il apparaît dans certaines recherches (Courrent, 2012; Delmas et Toffel, 2008; Quairel et Auberger, 2005). On peut d’ailleurs remarquer que cet engagement écologique ne s’inscrit pas dans une stratégie distincte. Il se confond aux différentes dynamiques de proximités qui traversent le déploiement de la TPE et qui sont motivées par une priorité et un engagement en faveur du développement local.

La mise en exergue de la responsabilité spirituelle, manifestée par la croyance en un monde invisible envers lequel l’entreprise entretient de fréquentes relations, constitue aussi une originalité. Notre modèle indique que la TPE est un lieu où se confondent les logiques rationnelles et irrationnelles, le visible et l’invisible. Ce constat montre que la théorie de la justification de Bolanski et Thévenot (1991) est incomplète dans sa taxonomie des mondes possibles parce qu’elle ignore un monde invisible qui pourtant apparait comme un monde à part entière, au regard à la fois des catégories qu’il propose et du comportement des acteurs. En effet, d’une part on y retrouve des principes supérieurs communs, des sujets, des objets, des modèles d’épreuve, etc. et d’autres part les acteurs de la TPE font référence aux principes en vigueur dans ce monde et aux compromis qu’il rend possible, afin de résoudre des conflits et d’éviter des oppositions entre les parties prenantes.

Par ailleurs, le modèle de RSE proposé révèle une dimension altruiste de l’activité économique, qui se démarque de la vision économique inspirée du capitalisme. Les activités économiques et commerciales sont avant tout des relationèmes[20], des marqueurs de liens, d’alliance, d’amitié et de rapport de places. L’entrepreneur qui réalise le plus de mécanismes conciliateurs, à travers l’aide à sa famille et de sa communauté, renforce sa supériorité et sa visibilité dans cette communauté. Cependant cette forme de redistribution en tant qu’invariant des sociétés, n’obéit à aucune règle principielle en Afrique, contrairement aux sociétés capitalistes. On donne selon ses avoirs, selon l’identité et la relation, selon les circonstances. On est donc logiquement dans une perspective de risque de gaspillage, à l’opposé du modèle redistributif occidental fondé sur la logique coût-avantage. Cette dimension altruiste pourrait être perçue comme une dimension de la RSE dans une lecture occidentalisée (Dincer et Dincer, 2013).

Revoir les stratégies RSE des multinationales implantées en Afrique

Les multinationales sont à l’avant-garde de l’implémentation de la RSE en Afrique, tout au moins selon ses conceptions institutionnelle et contractuelle. Cependant, on peut remarquer que les stratégies RSE déployées dans le contexte africain sont souvent décidées depuis la maison-mère, et construites à partir des perspectives nord-américaines ou européennes (Prieto Carron et al., 2006). Très souvent, elles correspondent à la stratégie RSE globale selon la classification de Pestre (2014) et obéissent ainsi à une logique top-down. Quand bien même certaines adaptations sont entreprises, elles se limitent à des actions très ponctuelles qui s’inscrivent difficilement dans la durabilité et manquent d’ancrage idéologique local (Hommel, 2006).

Nos résultats interpellent les multinationales installées sur le continent africain à adopter des stratégies RSE locales plus enracinées, notamment en prenant en compte simultanément les trois dimensions révélées par nos analyses et en puisant dans les mécanismes conciliateurs et les principes supérieurs communs dans les territoires sur lesquels elles sont implantées. Jusque-là, les stratégies déployées par ces multinationales pour adapter leurs pratiques aux réalités socioculturelles locales souffrent d’un manque de justification et de légitimation. Elles répondent davantage à des logiques instrumentalistes[21] et ne sauraient véritablement impulser une trajectoire durable de développement (Boidin et Djeflat, 2009). Elles ne prennent pas en compte les vraies préoccupations des communautés… Elles ne seraient donc pas favorables au développement des populations riveraines, trop souvent réduites à supporter les dégâts collatéraux causés par les activités productives des multinationales (Hamadou Daouda, 2014 : p. 3). Concrètement, comme observées dans les TPE, des actions tels que les rituels lors du lancement d’une activité ou à l’ouverture d’une usine dans une localité, le respect et l’allégeance aux autorités traditionnelles locales, la promotion des emplois destinés exclusivement aux jeunes des localités dans lesquelles elles sont installées, la densification des partenariats avec les TPE locales notamment dans des activités où elles détiennent un savoir-faire,… sont autant d’initiatives qui devraient être ajoutées à ce que les multinationales réalisent déjà dans le sens de l’adaptation aux réalités locales comme la prise en charge des malades du SIDA (Pestre, 2007), le soutien aux activités culturelles locales (Biwolé-Fouda, 2014) ou l’harmonisation des produits aux besoins des populations BoP (Payaud 2014).

Promouvoir des initiatives institutionnelles de reconnaissance des modèles de RSE africaine

D’un point de vue institutionnel, les politiques de RSE promues dans les pays africains par les organisations internationales se réfèrent aux modèles américain et européen. Le référentiel ISO 26000 par exemple, illustre une certaine marginalisation des pays africains, parce que dans cette norme, les particularités économiques, sociales et culturelles de ces pays sont totalement submergées par les exigences normatives qui dominent les échanges internationaux (Boiral 2008). Dans une telle configuration, une RSE africaine ne se limiterait qu’aux pratiques très locales des TPE. Si la voie d’une hybridation des pratiques de RSE est de plus en plus envisagée (Wong, 2020), il faut craindre que la logique de pouvoir ne prenne le dessus comme cela semble être le cas dans le management interculturel (Yousfi, 2021). L’autre solution consisterait pour ces organismes internationaux à revoir leurs standards et à concevoir des indicateurs qui tiennent compte des différentes dimensions des responsabilités révélées dans notre étude. Une telle initiative participerait de la justification et de la légitimation de l’action de ces organisations internationales, notamment dans le cadre de la promotion de la RSE et du Développement Durable. Néanmoins, la promotion des organisations interafricaines comme l’ARSO[22] (African Organisation for Standardisation), nous parait plus porteuse d’espoir d’une reconnaissance d’un modèle comme celui révélé dans la présente étude.

Quelques limites de l’étude

Le modèle de RSE que nous venons de présenter a certainement toujours cohabité dans les économies africaines avec les approches importées et plus médiatisées de la RSE, dans la mesure où il émane du discours des entrepreneurs des TPE qui ont toujours existé. Voilà pourquoi Wong (2016) mentionne l’existence d’une RSE africaine qui ne dit pas son nom. Toutefois, il faut craindre que sa mise en lumière ne soit confrontée à de nombreux obstacles liés au vent de globalisation qui souffle sur tous les aspects de la vie en société aujourd’hui. La RSE n’est d’ailleurs pas épargnée par cette tendance. En effet, la standardisation des normes et l’hybridation des modèles est aujourd’hui à la mode, pourtant les spécificités de l’Afrique en matière de RSE sont encore peu connues. Ainsi, au moins pour deux raisons, le modèle qui vient d’être révélé devrait encore être peaufiner afin d’assurer son institutionnalisation.

Premièrement, ce modèle peut potentiellement créer des inégalités entre différentes régions d’un pays. En effet, comme cela paraît dans les développements qui précèdent, la logique de redistribution, de partage, est fortement enracinée dans les actions des TPE camerounaises. La richesse acquise, les bénéfices générés sont redistribués, en priorité aux membres du cercle ethnique du propriétaire de la TPE. L’activité économique est donc menée, d’abord au profit de ses pères, ses frères, ses voisins, de sa communauté, parce que ces acteurs en sont un gage d’affabilité et de prospérité. On est donc dans la logique d’une économie très introvertie, qui pourrait créer à l’échelle d’un pays, des inégalités profondes en termes de niveau de développement et de niveau de vie, étant entendu que toutes les ethnies n’ont pas les mêmes capabilités entrepreneuriales (Akrikpan et al., 2016), les mêmes ressources leur permettant d’assurer la responsabilité sociale de leurs activités et la soutenabilité du développement local. L’institutionnalisation de ce modèle doit être accompagnée par la mise en place de variables de contrôle des inégalités interrégionales.

Deuxièmement, la pluralité des variables à considérer dans une perspective locale, dans une logique d’encastrement de la RSE comme c’est le cas dans le modèle proposé, complexifie l’uniformisation ou la généralisation des comportements. Ainsi pourrait-on avoir, des variantes du modèle, d’un quartier à un autre, d’une ethnie à une autre, d’une religion à une autre… Si une telle possibilité est révélatrice de la richesse et de la complexité de l’écosystème entrepreneurial en contexte africain, elle expose tout de même la nécessité d’un regroupement des différentes caractéristiques de la RSE, au moins à une échelle régionale.

Au-delà de ces réserves de fond, sur le plan méthodologique, il faut noter que notre proposition est conséquente à une étude menée dans un échantillon de 10 TPE. Bien que se réclamant d’une épistémologie de la révélation, rien ne garantit que l’entièreté ou la totalité des actions et leurs justifications aient été révélées par les dix cas étudiés. Certainement qu’avec un échantillon plus large, et une investigation réalisée dans plusieurs pays, cette étude aurait révélé bien d’autres aspects de la RSE dans les TPE en Afrique.

Conclusion

Cet article étudie le discours d’une dizaine d’entrepreneurs de TPE implantées au Cameroun, afin de déceler un modèle de responsabilité sociale des entreprises. Il apparait que ces entrepreneurs perçoivent cette responsabilité en se situant à la fois dans une logique domestique, marchande et spirituelle. A défaut de pouvoir établir un ordre de priorité entre ces trois référentiels, il peut tout au moins être admis au regard de nos analyses que le modèle de la RSE qui émerge du discours des entrepreneurs dans le contexte camerounais est tridimensionnel. Il constitue une agrégation des responsabilités généalogique, géo-économique et spirituelle, chacune étant respectivement liée à un des mondes évoqués ci-dessus.

Il se dégage donc plusieurs spécificités, comparativement aux modèles de RSE existant : des principes supérieurs communs et des parties prenantes prioritaires spécifiques; des mondes communs et des déclinaisons de la RSE également spécifiques. Globalement, l’étude montre que les promoteurs de TPE au Cameroun sont mus par une idéologie distincte des idéologies occidentales en matière de responsabilité sociale. On constate effectivement que, selon les entrepreneurs, les actions des TPE au quotidien trouvent leur source dans différents types de mécanismes conciliateurs qui permettent des arrangements et des compromis avec leurs écosystèmes.

Nos analyses indiquent que les entrepreneurs des TPE croient fortement aux influences du monde invisible sur les activités économiques et commerciales. Cet univers « irrationnel » redéfinit ou complète tout au moins le sens de la responsabilité sociale en contexte africain. De même, le primat de la communauté et de la famille sur l’entrepreneur, et la prégnance de la parole sacrée permettent de soustraire la RSE d’un fonctionnalisme trop focalisé sur les justifications économiques de l’entreprise. La RSE est plutôt conçue comme une culture du don de soi, de ses biens, une culture sacrificielle, voire prométhéenne. L’entrepreneur de la TPE a le devoir social de prendre en charge sa famille, de venir en aide à sa communauté villageoise et spirituelle via un ensemble de mécanismes conciliateurs qui, d’après son discours, favorisent la justification et participent à la légitimation de son activité. Ce travail est en droite ligne des travaux de Diop Sall et Boidin (2019) et de Elbousserghini et al. (2019), respectivement au Sénégal et au Maroc. Il confirme la remise en cause d’un modèle universel de la RSE et permet de progresser vers un modèle de RSE adapté aux TPE en contexte africain.