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Il y a environ 25 ans, Clayton Christensen publiait son ouvrage devenu un classique « The Innovator’s Dilemma » où il expliquait comment des entreprises prospères finissent par échouer et disparaître. Il explique que les entreprises peinent à simultanément exploiter les innovations existantes et explorer des innovations disruptives à cause de la domination et de la mise en péril de l’exploration sur l’exploitation. Christensen recommande aux entreprises établies d’explorer les innovations disruptives en créant des entités indépendantes et isolées du reste de l’organisation (c’est-à-dire des spin-offs).
Dans le livre « Lead and Disrupt : How to solve the Innovator’s Dilemma », O’Reilly et Tushman se proposent de traiter cette énigme en apportant une vision alternative à celle de Christensen[1]. Bien plus, les deux auteurs soulignent les dangers de l’isolement de ces unités du reste de l’organisation et défendent l’idée selon laquelle l’ambidextrie est la seule vraie réponse au dilemme de l’innovateur. L’argument clé est que l’adaptation face à des innovations disruptives requiert une bonne intégration entre exploitation et exploration. Ce qui est original dans ce livre est la capacité à relier de manière intelligible changement technologique, innovation, stratégie et exécution.
Le livre se distingue par une remarquable articulation des problématiques de changement technologique, d’innovation, de stratégie et d’exécution, grâce à une synthèse intelligible des recherches menées par les deux auteurs pendant plus de vingt-cinq ans. Il est organisé de manière cohérente en trois parties, chacune composée de plusieurs chapitres.
La partie 1 présente les défis de l’exploration et de l’exploration et pose les éléments de base pour comprendre l’ambidextrie et comment elle permet de résoudre le dilemme de l’innovateur. Elle est composée de 4 chapitres. Le chapitre 1 forme un prolégomènes et commence par la présentation d’exemples d’entreprises de différentes tailles et industries pour montrer que le principal défi pour les leaders de toutes les entreprises est « How can we both exploit existing assets and capabilities by getting more efficient and provide for sufficient exploration so that we are not rendered irrelevant by changes in markets and technologies ? » (p.11).
Les auteurs mobilisent les travaux de Christensen, référence emblématique du dilemme de l’innovateur, pour qui la réponse au dilemme entre exploration et exploitation passe par la création d’une entité isolée en charge de l’exploration : « When confronted with a disruptive change, organizations cannot simultaneously explore and exploit but must spin out the exploratory sub-unit » (Christensen, 1997). Pour O’Reilly et Tushman, cette réponse est limitée et présente des dangers pour les unités en charge de l’exploration, en particulier l’incapacité de mobiliser les ressources de l’organisation établie pour croître, se développer et concurrencer vigoureusement sur de nouveaux marchés. Pour développer leur argumentation, les deux auteurs proposent une typologie générique des innovations (innovation streams) et font une distinction entre l’innovation incrémentale, l’innovation discontinue et, enfin, l’innovation architecturale qui englobe l’innovation disruptive à la Christensen[2]. Selon eux, la survie des entreprises repose sur leur capacité à manager ces différents types ou options d’innovation qui se présentent à elles. Dans le cas précis des entreprises prospères, les auteurs indiquent que la question est plus complexe en raison de la myopie ou syndrome du succès et ajoutent que la réponse se trouve dans l’ambidextrie :
« If firms are successful, they become more knowledgeable about their customers and more efficient at meeting their needs. Their strategy and the organizational alignment among capabilities, formal structures, and cultures evolve to reflect this … However, in the face of increasing competition and decreasing margins, firms often seek to move into adjacent markets by addressing new customer segments or through discontinuous or architectural innovations that enable them to reap higher margins. These shifts in strategy require a degree of prescience. Alas, incumbents often do not see the need to move from their origin— or do so late or incompetently. This is the story of Blockbuster, Smith Corona, Firestone, Kodak, Borders, and other firms... They were unable to be ambidextrous, unable to manage the innovation streams available to them … Nevertheless, some leaders have been up the challenge of building parallel innovation streams and ambidextrous firms »
p.16-17
Le chapitre 2 introduit la notion d’alignement organisationnel, largement inspirée du modèle de congruence, selon laquelle l’implémentation d’une stratégie d’innovation nécessite l’alignement d’un système cohérent composé d’une politique de ressources humaines (recrutement, motivation et développement de compétences), d’une culture (normes, valeurs et comportements) et d’une organisation formelle (structure, contrôle et incitations). Les auteurs mobilisent cette notion pour montrer que l’alignement qui favorise l’exploitation et la performance à court terme est dangereux pour la capacité à explorer et s’adapter à long terme, générant ainsi un syndrome du succès. Ils indiquent :
« The underlying reasons for this success syndrome have largely to do with the power of organizational alignment and the structural and cultural inertia that can result when strategy and execution are tightly linked. The irony here is that to implement a strategy successfully requires that leaders align their organizations (key success factors, people, structure, culture), and this very alignment can make change more difficult. This paradox is starkly revealed in thinking about innovation streams where new capabilities and markets are often required for long-term success. When new businesses and strategies require new alignments, the risk is that the old (and successful) ways of doing things can undermine the new. In the short term, there are almost always compelling reasons to stay with the status quo »
p.107-108
Le chapitre 3 s’appuie sur les notions introduites dans les deux premiers chapitres (innovation streams et alignement organisationnel) pour apporter une solution au syndrome du succès. Les auteurs suggèrent que la poursuite des différents types d’innovation (incrémentale, discontinue et architecturale) nécessite une coexistence de différents alignements organisationnels adaptés aux exigences respectives de l’exploitation et de l’exploration. Le message central des auteurs est que la séparation structurelle (mise en place d’alignements différenciés) est la clé du succès à long terme des entreprises en présence de changements technologiques et économiques. Le chapitre 4 est dédié à l’analyse de la culture organisationnelle et comment elle peut être source d’un avantage ou désavantage concurrentiel en présence de changements technologiques. Les auteurs montrent la difficulté de manager et faire évoluer la culture d’une organisation et que l’exploitation et l’exploration requièrent des cultures différentes. Ils identifient cinq leviers permettant aux leaders de gérer différentes cultures au sein de leurs organisations en vue de les rendre ambidextres.
La partie 2 est composée de trois chapitres et fournit des exemples d’entreprises qui ont réussi et d’autres qui ont échoué à mettre en place une organisation ambidextre. Les cas analysés sont intéressants, car les entreprises étudiées ne sont pas toutes connues du grand public, elles opèrent dans différents secteurs (presse, pharmacie, technologie de l’information et de la communication, électronique, etc.) et sont issues de différents continents (USA, Europe et Japon). Ces cas montrent comment des entreprises ont réussi à exploiter des opportunités à court terme et à en explorer d’autres pour survivre à long terme et ainsi devenir des organisations ambidextres. Ainsi, le chapitre 5 décrit comment six entreprises (USAToday, Ciba Vision, Flextronics, Davita, Hewlett-Packard et Cypress Semiconductor) ont réussi à résoudre le dilemme de l’innovateur qu’elles ont rencontré. À partir de ces cas, les auteurs tirent trois enseignements majeurs pour la mise en oeuvre de l’ambidextrie. Le chapitre 6 s’appuie sur ces enseignements et offre une description détaillée de processus d’exploration similaires mis en place par IBM « Emerging Business Opportunity process » » (cas de succès) et par Cisco « councils and boards » (cas d’échec). Dans le Chapitre 7, les auteurs présentent les disciplines de l’exploration, c’est-à-dire les processus fondamentaux pour identifier et saisir de nouvelles opportunités : l’idéation pour générer de nouveaux concepts d’affaires, l’incubation pour valider ces concepts sur le marché et enfin le « scaling » pour réallouer les actifs et capacités nécessaires à leur croissance.
La dernière partie présente les implications et les enseignements tirés pour la mise en oeuvre de l’ambidextrie. Le chapitre 8 présente les conditions structurelles permettant de mettre en oeuvre l’ambidextrie. Les auteurs en identifient quatre. Premièrement, la formulation d’une intention stratégique claire qui justifie la nécessité d’exploiter et d’explorer et l’identification des capacités et actifs organisationnels pertinents pour l’exploration. Deuxièmement, l’engagement du top management et le soutien financier pour les unités en charge de l’exploration. Troisièmement, une séparation entre ces entités et les unités d’exploitation afin de leur permettre de développer leur propre alignement organisationnel tout en permettant des synergies de ressources entre exploration et exploitation. Quatrièmement, une vision, une culture et des valeurs communes afin de relier l’exploration et l’exploitation par une identité intégrative. Ces quatre conditions sont nécessaires, mais toutefois insuffisantes pour la mise en place de l’ambidextrie, car cette dernière est avant tout un défi de leadership organisationnel. Les deux derniers chapitres abordent la question du leadership en détail et relient l’ambidextrie à la question du renouvellement stratégique.
Dans le chapitre 9, les auteurs traitent la question de comment les leaders des organisations gèrent les tensions entre exploration et exploitation et analysent plusieurs expériences de réussite et d’échec. Ils identifient cinq principes de leadership favorables à l’ambidextrie : engager l’équipe dirigeante autour d’une aspiration stratégique émotionnellement convaincante; choisir explicitement où situer la tension entre l’exploration et l’exploitation dans la structure organisationnelle; affronter les tensions entre les membres l’équipe dirigeante au lieu de les éviter; pratiquer des comportements de leadership « constamment incohérents », et enfin consacrer du temps pour discuter et adapter les pratiques de prise de décision pour explorer et exploiter des opportunités.
Le dernier chapitre est dédié au renouvellement stratégique des organisations et apporte des principes et pratiques de leadership permettant de décider quand et comment l’initier. En effet, les auteurs précisent que toutes les organisations ne sont pas confrontées aux mêmes enjeux et rythmes de renouvellement stratégique et proposent aux dirigeants de répondre à quatre éléments pour décider si le renouvellement est nécessaire ou non : (1) la performance de l’organisation est-elle générée par des stratégies matures avec des opportunités limitées ?; (2) existe-t-il une opportunité de produit, de service ou de processus qui peut influencer la stratégie de l’organisation ?; (3) existe-t-il une opportunité ou une menace en dehors de ses principaux marchés ?; (4) est-ce que l’opportunité représente une menace pour les capacités fondamentales de l’organisation et son identité ?
Lorsque la réponse à ces quatre questions montre que le renouvellement stratégique est pertinent pour une organisation, les auteurs recommandent cinq pratiques de leadership qui favorise ce renouvellement : 1) définir une aspiration de croissance qui relie et engage les individus émotionnellement; 2) considérer la stratégie comme un dialogue et non comme un processus de planification rituel basé sur des documents; 3) croitre grâce à des expériences qui renseignent sur l’avenir tel qu’il se dessine; 4) impliquer les dirigeants dans le travail de renouvellement en créant une pression ascendante au moins équivalente à celle qui venant de l’équipe senior; et 5) appliquer des disciplines d’exécution pour ne pas considérer le renouvellement comme un sujet facultatif à réaliser en dehors des heures de travail.
Le livre est facile à lire grâce à un raisonnement progressif et cumulatif. Chaque chapitre commence par une énonciation de la question traitée et comporte une synthèse, ce qui permet de suivre plus facilement le raisonnement des auteurs. Par ailleurs, le livre est documenté de manière exemplaire en mobilisant les résultats issus de nombreux travaux de recherche et de nombreux cas décrits de manière détaillée. Cependant, il est loin d’être exhaustif en ce qui concerne la discussion des autres travaux et approches pour manager l’ambidextrie et le risque de disruption. On peut citer ici les travaux de Joshua Gans qui montrent que la disruption peut être managée de manière réactive par le biais d’acquisitions externes ou de contrats d’achats de technologies externes (Gans et al., 2015) ainsi que ceux sur les alliances comme leviers d’exploitation et d’exploration (Rothaermel & Deeds, 2004; Lavie & Rosenkopf, 2006; Lavie, Kang, & Rosenkopf, 2011; Stetner & Lavie, 2014). Pourtant, ces travaux offrent des approches alternatives pour concilier exploration et exploitation sans se heurter aux difficultés inhérentes à la séparation intra-organisationnelle (tensions et arbitrages en matière d’allocation des ressources, contradictions et conflictualités des alignements organisationnels, etc.).
Malgré cette limite, les auteurs proposent dans ce livre une impressionnante synthèse intelligible et actionnable des recherches sur le management de l’innovation au sein des entreprises établies. Ce livre est fortement recommandé aux enseignants-chercheurs et praticiens intéressés par le management de l’innovation et peut être mobilisé dans le cadre de la formation de managers et d’élèves de niveau master 2 recherche.
Bonne lecture !
Parties annexes
Notes
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[1]
Ce compte rendu concerne la deuxième édition du livre qui a la qualité d’être plus exhaustive d’un point de vue analytique. En effet, cette deuxième édition discute deux aspects importants mais absents de l’analyse développée dans la première édition, à savoir le rôle de la culture organisationnelle (chapitre 4) et les processus permettant le pilotage de projets d’exploration (chapitre 7). En outre, cette édition englobe également d’autres cas d’entreprises européennes et japonaises.
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[2]
Dans leur définition de l’innovation architecturale, les deux auteurs se réfèrent de manière explicite aux travaux de Henderson qui considère l’innovation disruptive comme une forme d’innovation architecturale (Henderson, 2006).
Bibliographie
- Christensen, C.M. (1997). The Innovator’s Dilemma: When New Technologies Cause Great Firms to Fail. Harvard Business Review Press.
- Henderson, R. M. (2006). The Innovator’s Dilemma as a Problem of Organizational Competence. Journal of Product Innovation Management, 23(1), 5-11.
- Gans J., Marx M., & Hsu D. (2015). Dynamic Commercialization Strategies for Disruptive Technologies: Evidence from the Speech Recognition Industry. Management Science, 60(12), 3103-3123.
- Rothaermel, F. T. & Deeds, D.L. (2004). Exploration and exploitation alliances in biotechnology: A system of new product development. Strategic Management Journal, 25(3), 201-221.
- Lavie, D. & Rosenkopf, L. (2006). Balancing exploration and exploitation in alliance formation. Academy of Management Journal, 49(4), 797-818.
- Lavie, D., Kang, J. & Rosenkopf, L. (2011). Balance within and across domains: The performance implications of exploration and exploitation in alliances. Organization Science, 22(6), 1517-1538.
- Stettner, U. & Lavie, D. (2014). Ambidexterity under Scrutiny: Exploration and Exploitation via Internal Organization, Alliances, and Acquisitions. Strategic Management Journal, 35(13), 1903-1929.