Corps de l’article

Le lieu de travail, que ce soit au bureau, à la maison, dans les espaces de coworking ou tout autre lieu, ne laisse personne indifférent. Sans conteste, un sujet aussi polarisant ne peut que contribuer au bien-être / mal-être au travail ainsi qu’à la productivité / non-productivité au travail. Il y a un effet certain.

En 2019, pas moins de 19 000 espaces de coworking existaient dans le monde (« 10 Essential Coworking Statistics to Know in 2022 | NorthOne», 2021). Qu’en est-il maintenant, après 2 ans de pandémie ? Les statistiques mondiales ne sont pas encore à jour à ce sujet. J’ai fait l’exercice de répertorier les espaces de coworking au Québec. Pré-pandémie, il y en avait 250. En mars 2022, il y en a environ 200. Certains espaces ont fermé, d’autres ont changé de propriétaire, de vocation ou de modèle d’affaires. Mais ils ont tous été perturbés par le chamboulement de la pandémie dans les méthodes de travail.

Ça ne m’étonnerait pas que les espaces de coworking (ou tiers-lieux, ou lieux de cotravail comme l’on aime dire au Québec) se faufilent dans l’ouverture aux formes de travail alternatives que la pandémie a ouvert sur son passage. Ils pourraient être propices à une croissance encore plus grande dans les années à venir. Il est estimé que 40 % de la croissance (« 10 Essential Coworking Statistics to Know in 2022 | NorthOne », 2021) des espaces de coworking proviendrait des grandes entreprises qui étaient traditionnellement assez absentes de ces espaces jusqu’à maintenant.

Ce livre publié avant la pandémie met déjà en lumière des éléments qui ont pris de l’ampleur avec la pandémie : la diversité des tiers-lieux, l’attention des institutions publiques par rapport aux tiers-lieux, et les tiers-lieux comme mode d’organisation du travail.

Les informations de cet ouvrage sont fort pertinentes pour plusieurs types de personnes : les chercheurs et les enseignants y trouveront leur compte en comprenant le phénomène de façon globale; les gestionnaires institutionnels prendront conscience des nuances territoriales et des différentes phases de développement des secteurs en relation avec les tiers-lieux; les gestionnaires/ propriétaires de ces espaces pourront comparer leurs espaces à d’autres et de s’inspirer de ce qui est fait ailleurs; enfin, les utilisateurs pourront faire une réflexion par rapport aux tiers-lieux existants en fonction de leurs propres besoins.

La diversité des tiers-lieux avec coworking : le tiers lieu est aussi divers que les parcours et profils de ses fondateurs et utilisateurs.

La première partie de cet ouvrage rend compte de la variété existante des formes d’espaces de coworking. Chaque endroit est unique et à l’image de ses fondateurs et utilisateurs, de leur parcours professionnel et social et de leur situation particulière.

Le premier chapitre relate une étude qui a été conduite dans des villes petites (une commune de 8 000 habitants) et moyennes (une commune de 85 000 habitants) du sud-ouest de l’Allemagne, le Bade-Wurtemberg. L’auteur, Gerhard Krauss, à travers 19 entretiens semi-directifs des utilisateurs ou fondateurs des espaces ainsi que de quelques personnes (4) fréquentant les lieux sans y être membre, s’intéresse à l’émergence des espaces de coworking comme facteur de définition de leurs couleurs et caractéristiques.

La trajectoire sociale des fondateurs et utilisateurs influe grandement et principalement sur l’âme du lieu. Dans ces 2 lieux de coworking de petite taille (une dizaine d’espaces de travail par lieu) à l’étude, les spécialisations professionnelles sont très différentes et hétérogènes. Les échanges dans ces lieux sont donc de nature plus sociale, informelle et conviviale mais sans aller dans des discussions de fond. Il semble y avoir plutôt un repli sur soi plutôt qu’une ouverture extérieure.

Le deuxième chapitre fait état des résultats d’une enquête réalisée entre janvier et juillet 2017 par Guy Baudelle et Clément Marinos, dans des tiers-lieux de Bretagne, à l’extérieur des grandes métropoles. Les entretiens semi-directifs sous la forme de récits de vie des 15 fondateurs et/ ou cofondateur des espaces de coworking démontrent le rôle central de ceux-ci dans la création de l’espace. En quelque sorte, ils incarnent le lieu. À la base, ils ont créé le lieu afin de combler leurs propres besoins.

Sans surprise, les fondateurs sont de la région, ils ont des compétences sociales développées, ils ont une certaine tolérance au risque et semblent démontrer du leadership.

Le lieu à lui seul ne suffit pas à créer une dynamique intéressante. Le fondateur en est vraiment le moteur et réussit à faire interagir des milieux qui sont hétérogènes au départ ou qui n’ont pas l’habitude de se fréquenter. Ceci fait poser la question au sujet de la pérennité du lieu. Si le fondateur quitte, est-ce que le lieu va survivre ?

Le tiers-lieu comme objet des attentions institutionnelles territoriales parce que creuset potentiel d’emplois et d’innovation

Dans cette deuxième partie de ce livre, les études s’attardent à étudier ici l’implication des institutions publiques et sociales dans la création des espaces de travail collaboratifs.

Dans le chapitre trois, Clément Marinos s’attarde à observer l’action publique en regard des espaces collaboratifs de travail (ECT) dans des villes petites et moyennes de France. Ce chapitre recense tout d’abord quelques statistiques intéressantes sur les ECT. Au nombre de 600 en France en 2017, les ECT auraient doublé en 5 ans. Nous n’avons pas le nombre d’utilisateurs pour la France seule mais au niveau mondial, il s’agirait de 2 millions d’utilisateurs (Fabbri & Charue-Duboc, 2016). Ce phénomène est sans contredit important.

La méthodologie utilisée pour cette recherche est l’étude de cas instrumentale multiple (Stake, 1995). Sur les 8 cas à l’étude situés en Bretagne, 3 sont des entreprises et les autres sont des associations mais tous ont bénéficié d’un certain soutien financier ou matériel (mise à disposition de locaux) provenant des pouvoirs publics.

Il s’avère que les pouvoirs publics sont perçus comme étant nécessaires à la création de ces espaces, surtout durant la phase de création, justement. Les ECT sont utiles aux pouvoirs publics afin de permettre une certaine revitalisation des centres-villes et un rayonnement de ce territoire. Mais les différents pouvoirs ne sont pas toujours bien coordonnés entre eux créant ainsi une certaine confusion pour la gestion de ces espaces.

Le chapitre quatre, quant à lui, s’intéresse particulièrement au rôle des pouvoirs publics dans la redynamisation d’un territoire urbanisé, la friche industrielle, ici le cas du projet Grande Halle en Normandie. Les auteurs, Anne Laure Le Nadant et Clément Marinos mettent en lumière le rôle primordial des institutions publiques dans l’attractivité des territoires en périphérie, au moyen d’une étude exploratoire utilisant une approche inductive et en utilisant des données secondaires collectées entre 2017 et 2018.

Les résultats confirment qu’il est possible de créer des tiers-lieux en périphérie mais qu’il doit y avoir un certain encastrement social. Celui-ci provient de la création de liens durables et d’adaptation de toutes les parties impliquées et que les liens créés sont intimement liés au profil des fondateurs ou membres clés de l’espace. C’est en tout cas, une nouvelle manière de construire la ville ou d’en revitaliser certains secteurs, même si les défis de faire aboutir un tel projet sont grands. Tous les acteurs doivent s’y impliquer activement.

Christine Liefooghe, dans le chapitre cinq, nous invite à explorer les visées utopiques et idéalistes des acteurs politiques tout autant que des fondateurs. Les tiers-lieux sont maintenant présents dans les villes de toutes les grandeurs (Liefooghe, 2018), même si cela ne se fait pas au même rythme.

La méthodologie utilisée a été de croiser les données provenant de plusieurs sources afin d’analyser l’importance des politiques dans la création des tiers-lieux.

Il s’avère que l’imagination, le rêve, s’est emparé de la notion de tiers-lieux pour le renouvellement du territoire régional par l’action publique. Il est possible que certaines des configurations imaginées et définies deviennent réelles mais cela dépendra très certainement de l’expérimentation de ces lieux et de la dynamique qui en ressort. Pour cela,la perspective et l’initiative individualiste des fondateurs et des pouvoirs publics est nécessaire.

Dans le chapitre 6, Priscilla Ananian met en perspective les quartiers de l’innovation et les espaces de coworking de certaines villes nord-américaines. Le Quartier d’innovation de Montréal (QI) y est comparé à d’autres quartiers similaires de Toronto et Vancouver au Canada, et de Chicago, Seattle et Portland, Oregon, aux États-Unis. Un travail d’observation en 2016 et la consultation de la documentation pertinente ont aidé à identifier les ambiances de chaque quartier.

Les quartiers de l’innovation étudiés présentent une très grande diversité, tant au niveau de la superficie que de la densité d’institutions. Les quartiers ne sont pas du tout homogènes mais on y retrouve tout de même certaines caractéristiques communes telles que l’accès au transport en commun, la cohabitation des fonctions (Live-Work-Play) et la conservation du caractère patrimonial du quartier.

Il semble que les espaces de coworking et les quartiers de l’innovation sont liés : ils se retrouvent dans les quartiers centraux des villes et servent à revitaliser des territoires, autrefois industriels. Par contre, ils n’investissent pas nécessairement les mêmes lieux : les quartiers de l’innovation ne contiennent pas forcément beaucoup d’espaces de coworking, certains n’en ont même pas du tout. L’auteure constate que les espaces de coworking apparaissent lors de la phase de planification on de transition mais dès lors que le quartier d’innovation devient consolidé, moins il y a d’espaces de coworking.

Le tiers-lieu comme expression d’une aspiration réelle à travailler, se déplacer, s’organiser et éventuellement innover, le tout autrement (travail collaboratif)

Alors que les deux premières parties de ce livre se concentrent sur la création des espaces de coworking ainsi que sur les aspirations à cette création, dans cette troisième et dernière partie, les chapitres présentés analysent la véritable nature du travail qui y est fait, de façon concrète.

Dans le chapitre sept, les auteurs Arnaud Scaillerez et Diane-Gabrielle Tremblay ont mené une recherche qualitative au moyen d’entrevues semi-dirigées auprès de 20 personnes de 10 espaces de coworking au Québec, tant des des villes petites, moyennes et grandes et dans des régions peu urbanisées, afin d’analyser le type de collaboration qui s’y retrouve ainsi que le lien avec les communautés de pratique.

Les résultats démontrent que les coworkers recherchent d’abord les contacts sociaux et d’échanges et de collaboration. Des amitiés, des partenariats et des synergies au niveau des ressources se sont mis en place. Il semble que le rôle de l’animateur de l’espace peut jouer un rôle déterminant dans la dynamique de l’espace et des communautés de pratique mais ce n’est pas un acquis. Il faut que les coworkers saisissent les occasions qui se présentent à eux.

Le chapitre suivant, le numéro huit, est au sujet des facteurs déterminants dans la culture de collaboration des espaces de coworking. Les auteurs Dossou-Yovo, Scaillerez et Tremblay fondent leur propos sur 2 enquêtes qualitatives menées l’une au Québec et l’autre en Ontario, 2 provinces canadiennes. Des fondateurs et / ou animateurs ainsi que des utilisateurs de 7 lieux au Québec (villes petites et moyennes) et 5 en Ontario (villes secondaires), ont été interviewés au moyen d’entretiens semi-dirigés afin de faire ressortir les éléments ou stratégies en place qui facilitent la collaboration dans ces espaces.

Il s’avère que le secteur géographique dans lequel l’espace est implanté semble jouer un rôle au niveau de la collaboration, le fondateur créant souvent l’espace dans un endroit où il a déjà des liens préexistants avec la communauté et le tissu social en place. L’emplacement dans une zone rurale ou bien urbaine pourrait également jouer un rôle sur la collaboration : un certain besoin de contribuer au développement économique d’une région ou d’un quartier pourrait motiver les gens à travailler et collaborer ensemble dans l’espoir de relancer l’activité économique de l’endroit.

Par contre, le facteur déterminant semble définitivement être le rôle du gestionnaire et / ou animateur de l’espace qui initie les rencontres entre utilisateurs et organise des événements qui nourrissent la collaboration. Ceci confirme les résultats antérieurs de recherche établie lors de la revue de littérature faite par les auteurs.

Le chapitre neuf, quant à lui, étudie les pratiques collectives de collaboration dans les tiers-lieux spécifiques que sont les hackerspaces et les fablabs (lieux tournés vers le partage de connaissance et d’outils en programmation informatique et fabrication numérique). Flavie Ferchaud dans sa recherche doctorale, menée de 2014 à 2018, a réalisé une enquête quantitative sur internet et a ensuite fait un total de 114 entretiens dans huit tiers-lieux en France et en Belgique. Pour compléter le tout, des observations ont été menées sur la durée, sans préjuger de ce qui pouvait se produire.

Dans le cas particulier des ces types de tiers-lieux, les acteurs se connaissaient au départ et ont créé les hackerspaces ou fablabs afin de répondre à un besoin, pas toujours professionnel. Il peut s’agir en effet de partager des ressources pour un usage récréatif, par exemple, bricoler ou fabriquer des choses en utilisant des machines qui prennent de l’espace ou sont coûteuses. Il y a donc une certaine identité physique à ces lieux.

Les acteurs se connaissant donc au départ et créant ensemble un projet collectif de lieu de partage et de création, il devient difficile d’intégrer de nouvelles personnes en cours de route. Et étrangement, même si la création de ces espaces résulte d’une volonté collective de mise en commun des ressources, il appert que les projets réalisés sont tout d’abord individuels. La collaboration des autres fait partie du processus mais les projets ne sont pas portés par le collectif, de façon générale.

Finalement, dans le chapitre dix, Angelo Dossou-Yovo explore l’impact des espaces collaboratifs de coworking sur le processus entrepreneurial, particulièrement au niveau de l’innovation. Les résultats de cette recherche sont basés sur 42 entrevues semi-structurées faites avec des utilisateurs-entrepreneurs de 19 espaces collaboratifs dans 3 villes ontariennes.

Un constat important qui ressort de cette recherche est que les entrepreneurs utilisent les espaces de coworking à des fins d’utilisation des ressources physiques (localisation des locaux, prix, boîte postale, etc) ou humaines (rencontres et échanges avec d’autres utilisateurs), surtout dans la phase du cycle initial de l’entreprise. À ce titre, les espaces de coworking sont donc un levier important pour les entrepreneurs dans leur processus entrepreneurial.

Conclusion

Les trois parties et les 10 chapitres de ce livre rendent compte du phénomène des tiers-lieux qui est en forte croissance depuis les années 2000. Quoiqu’un certain besoin professionnel de “lieu” physique et d’échanges ressort de chacune des contributions, nous ne pouvons pas dire que le phénomène des tiers-lieux est homogène dans les espaces à l’étude en Europe et en Amérique du Nord.

En effet, le parcours des fondateurs, les spécificités de la région / de la ville, des pouvoirs institutionnels de l’endroit et de l’aménagement du lieu sont quelques-uns des facteurs qui donnent sa propre couleur à chaque espace de coworking.

Le livre explore le développement des espaces de coworking dans des milieux de plus en plus ruraux, rendus possibles grâce aux avancées technologiques. Il est fort à parier que la pandémie qui laisse dans son sillage un bouleversement complet de l’organisation du travail autour du télétravail pourrait grandement favoriser le développement de ces lieux loin des grands centres.

Les tiers-lieux comme objet des attentions institutionnelles est la partie de ce livre qui m’a le plus surprise, n’ayant pas vu ce phénomène apparaître au Québec encore. Mais je vois très bien par contre que certaines villes auraient tout intérêt à « garder » les travailleurs sur leurs territoire plutôt que d’être une ville-dortoir, comme c’est le cas de plusieurs villes de banlieue des grands centres.

À la fois lieu de rencontres / d’échanges et lieu de productivité individuelle, le tiers-lieux, avec ses caractéristiques propres et ses contradictions, répond à des besoins très diversifiés et témoigne surtout que les formules “travail au bureau à 100 %” ou “travail à la maison à 100 %” conviennent de moins en moins à tous. Dans leur conclusion, Gerhard Krauss et Diane-Gabrielle Tremblay mettent en lumière les tendances propres aux travailleurs de l’économie du savoir : les individus se considèrent uniques, autonomes et libérés des contraintes sociales d’autrefois. Les espaces de coworking, dans leur variété, sont des lieux qui sont en résonance avec ces tendances sociales.