Corps de l’article

Cette recherche propose d’analyser l’organisation spatiale et sociale des occupants d’espaces de coworking, au regard de leurs expériences physiques et sociales. Elle se concentre sur les interrelations produites par les occupants, selon l’agencement de l’espace en zones géographiques, matérialisées par un agencement vertical du lieu en étages, mais aussi par des conséquences directes de la matérialité de l’espace physique sur les corps, modifiant les interactions sociales au sein du lieu. Inspirée de travaux en géographie sociale, notre analyse critique des espaces partagés de travail révèle des formes de domination normées et construites par la société faisant émerger des processus sociaux d’inclusion et d’exclusion dans le lieu.

Nous observons ces dix dernières années, un intérêt accru pour les espaces de travail partagés dans la recherche en management (Brown, 2017; Garrett et al., 2017; Jakonen et al., 2017; Moriset, 2017; Trupia, 2016). Jusqu’à présent, le regard des chercheurs reste largement porté sur les interactions positives à l’échelle du lieu, en comprenant les opportunités générées par les configurations spatiales ouvertes. Pour les résidents-entrepreneurs, le lieu est favorable à la création et à l’innovation (Fabbri, 2015; Fabbri & Charue-Duboc, 2016; Merkel, 2017), il est propice à différentes formes de collaborations (Aubouin & Capdevila, 2019; Blein, 2017; Capdevila, 2015), d’entraide (Brown, 2017; Garrett et al., 2017; Moriset, 2017). En donnant à voir des acteurs interagissant selon une forme de distribution de pouvoir égal, ces travaux mettent de côté une compréhension plus politique du lieu.

En partant des travaux de Massey, cet article démontre une reproduction de l’ordre social des entreprises modernes, sur l’agencement de l’espace de coworking, venant dicter et transformer les interactions de la communauté. L’espace de coworking est un lieu où l’on se côtoierait aussi de manière conflictuelle; l’organisation spatiale génère également des injustices, des discriminations, de la marginalisation que peu de chercheurs ont abordé dans leurs observations. Par ailleurs, étant donné que l’espace de coworking est (normalement) caractérisé par une atmosphère silencieuse, sans bruits (de Vaujany & Aroles, 2019), nous considérons que les interactions et l’expérience des usagers, conflictuelles ou non, passent avant tout par des rapports de proximité physique, et que l’espace produit une empreinte physiologique sur les corps des occupants.

Ce travail s’inscrit ainsi dans la continuité des approches récentes insistant sur la dimension corporelle au travail (e.g. Cornelissen et al., 2014; Csordas & Harwood, 1994; Cunliffe & Coupland, 2012; Dale, 2005; de Rond et al., 2019; Michel, 2011). Une telle perspective implique de se pencher sur les activités des résidents-entrepreneurs d’espaces de coworking, leurs habitudes quotidiennes, leurs déplacements, et les interactions physiques qui s’y opèrent. Autrement dit, de s’intéresser à l’embodiment (Dale, 2005; Dale & Burrell, 2007) des résidents-entrepreneurs dans l’espace de coworking. Aussi nous nous demanderons dans le cadre de cette recherche : comment les résidents-entrepreneurs interagissent-ils avec les espaces physiques et organisationnel des coworking à travers leurs corps ? Et comment cette forme d’embodiment de l’espace par le vécu des résidents-entrepreneurs révèle-t-elle les modes de fonctionnements de l’espace, leurs effets et leur évolution ?

Pour répondre à ces questionnements, nous avons mené une étude ethnographique multiple (van Maanen, [1988], 2011) dans plusieurs incubateurs qui intègrent des espaces de co-working. Cette exploration, qui passe également par nos propres expériences charnelles, a permis de révéler les problèmes inhérents au confort du mobilier, aux positions marginalisées dans l’espace, aux conflits de pouvoir entre résidents, mais aussi aux formes de résilience ou de détachement de certains membres.

Notre travail contribue directement aux travaux actuels portant sur les espaces de coworking (Brown, 2017; Capdevila, 2015; Fabbri & Charue-Duboc, 2016; Blein, 2017; Garrett et al., 2017; Jakonen et al., 2017; Merkel, 2017). Il explore différents profils (ou types de) trajectoires individuelles, en mettant en exergue le rôle du corps (Wacquant, 2005, 2010), son inscription dans l’espace et son expérience. Il analyse de manière fine les routines et habitudes des coworkeurs au prisme de trois modes d’embodiment : en souffrance, sachant-faire et sédimentée. En mobilisant une approche spatiale (Massey, 1994, 2005), cet article permet ainsi de mieux comprendre la transformation des espaces de coworking.

L’orientation théorique du papier qui suit, va nous amener à revenir sur les travaux fondateurs qui étudient les interactions au sein des espaces de travail et de situer l’apport, pour notre analyse théorique, du croisement des approches charnelles (Wacquant, 2015) à celles de l’espace organisationnel (Massey, 2005).

Orientation théorique

Les espaces de co-working comme espaces organisationnels et relationnels

Récemment les chercheurs en management et théorie des organisations se sont posé la question du rôle de l’espace de travail physique dans les organisations (Taylor & Spicer, 2007; Weinfurtner & Seidl, 2019). L’espace organisationnel peut être défini comme l’ensemble des espaces physiques, clos (ie. bureaux, salles de réunions), ouverts (ie. halls d’entrée, open space, cafétéria) mais aussi liminaux (ie. toilettes, placards, couloirs), d’une organisation permettant « l’interaction ou la non-interaction » des parties prenantes, et dont l’agencement détermine « leur inclusion ou leur ségrégation au sein d’un même bloque ou d’un bâtiment entier » (Markus & Cameron, 2002). Les murs d’un immeuble, la disposition des salles, des bureaux, des meubles délimitent la circulation des employés, qui à un moment ou un autre sont amenés à interagir (Brookes & Kaplan 1972; Parsons 1972; Sundstrom & Sundstrom 1986; Hatch 1987; Bitner 1992; Grajewski 1993; Duffy 1997; Arge 2000, cités dans Taylor & Spicer, 2007).

Un grand nombre de travaux sur les espaces collaboratifs cherchent à comprendre comment les espaces de coworking construisent et maintiennent des relations sociales entre les résidents, caractérisées par des échanges informels et un principe de réciprocité (Brown, 2017; Garrett et al., 2017; Moriset, 2017). Alors même qu’au départ, les individus ne se connaissent pas, l’organisation au sein de l’espace permet de multiplier les opportunités d’échanges (Jakonen et al., 2017; Trupia, 2016) et de favoriser le sentiment d’appartenance à une communauté (Garrett et al., 2017). Ces espaces cherchent ainsi à souder les résidents entre eux (Amin & Roberts, 2008; Merkel, 2017), en leur permettant de concilier à la fois l’engagement volontaire et collectif, d’un côté, et la réalisation de projets individuels, de l’autre (Bouncken & Reuschl, 2018; Spinuzzi, 2012). Ces échanges sont essentiels pour des entrepreneurs dont le besoin d’accéder à un capital social est important (Cooney et al., 2008). L’enjeu des relations sociales dans les espaces de co-working est central. Tant la configuration architecturale de ces espaces de travail partagés que la façon dont ils sont aménagés en espace de vie et l’ambiance qui y est créée, contribuent à favoriser les relations interpersonnelles et à produire des effets positifs sur les résidents-entrepreneurs (Bouncken et al., 2020). En revanche, ces différentes dimensions peuvent aussi révéler les enjeux de pouvoir qui se jouent au sein des espaces de coworking.

Les espaces de coworking au prisme des enjeux d’ordre social et de pouvoir

Sous un angle plus critique, des chercheurs démontrent une série de contradictions et de conflits dans l’agencement de l’espace organisationnel. Ces travaux mobilisent différents cadres conceptuels, essentiellement celui de Lefebvre (ie. Clegg & Kornberger, 2006; De Vaujany & Vaast, 2014), ou de Foucault (1975) (ie. Kornberger & Clegg, 2004), avec comme idée de démontrer que l’espace est inséparable des conflits d’ordres sociaux et des mécanismes de pouvoir. Pour notre part, nous mobilisons la théorie de la réorganisation spatiale de Massey (1999, 2005, 2013), pour qui l’espace se construit par une combinaison multidimensionnelle incluant la matérialité, l’histoire, et les relations sociales entre les individus (Sergot & Saives, 2016). Quand elle évoque l’espace, la géographe sociale ne voit pas uniquement une surface plate dans lequel des personnes se croisent. Elle considère l’espace dans sa dimension vivante et historique, comme incluant une myriade d’histoires multiples, vécues à des moments différents. Pour Massey, l’espace prend une dimension totale qui va nécessairement impliquer des relations sociales, comprenant des enjeux de classes, de politiques et de pouvoir. Dans son livre For Space (2005), elle propose de partir de trois postulats pour comprendre l’espace : i) il s’agit de productions interrelationnelles, ii) inscrit dans une sphère multiple dans laquelle existent des trajectoires distinctes et hétérogènes; et iii) toujours dans un processus de construction. L’espace devient le produit de relations et d’interactions entre chacun, et reflète alors la distribution des relations de pouvoir dans la société. En d’autres termes, son travail porte un regard critique sur la répartition inégale des pouvoirs dans une société non-inclusive (1994) ou globalisée (1999), avec d’un côté des groupes dominants (ie. les hommes, blancs, les pays colonisateurs), et de l’autre des dominés (ie. les femmes, les peuples colonisés).

Dans cette perspective, l’espace de coworking contiendrait ainsi des modes de reproduction sociale que l’on retrouve à l’extérieur du lieu, dans la société dans son ensemble, comme par exemple, l’individualisme marquant des travailleurs aujourd’hui, ou alors la vision « néo-libérale » et « capitalistique » de l’entrepreneuriat, ou alors les reflets d’une société marquée par des disparités de classes. D’ailleurs, l’espace de coworking comme lieu de rencontre entre des employés, anciens employés, ou « travailleurs à col blancs », pourrait reproduire les structures post-bureaucratiques, et hiérarchisés des grandes entreprises dans lesquels ils travaillaient avant. A l’échelle d’un espace de coworking (l’immeuble, le plan), il parait important d’appliquer le cadre d’analyse exploré par Massey. Or, très peu de travaux conçoivent l’espace de travail partagé dans sa dimension stratifiée et politique.

De notre point de vue, l’espace comprend un caractère matériel et physique, mais il reflète aussi une part de subjectivité sociale reflétant la répartition inégale du pouvoir. Non seulement l’espace a besoin d’être analysé et compris selon la façon dont il est planifié, employé et imaginé en amont (Soja, 1996), mais il paraît également essentiel d’analyser l’espace vécu et expérimenté à travers les pratiques qui s’y déploient (Lefebvre & Nicholson-Smith, 1991) et s’incarnent dans le corps de ceux qui s’y intègrent.

Les enjeux de pouvoir dans les espaces de coworking au prisme de l’embodiment

Les recherches mobilisant une approche dynamique du corps, privilégient l’observation des relations au sein de l’espace imbriquées dans les mouvements et la distance (Weinfurtner & Seidl, 2019). Massey (1999) souligne la « position énonciative » de l’espace comme système de règles, de connaissances et de représentations (p. 36). En considérant l’espace dans sa dimension vivante et temporelle, Dale (2005) souligne l’importance de l’embodiment. C’est bien grâce à nos sens biologiques, et à notre corps que nous interagissons au sein d’un espace. Il faut bien s’approcher de quelqu’un pour lui parler; regarder pour observer, contrôler, ou punir; toucher pour guider, exprimer sa gratitude ou son mécontentement. La façon dont on se déplace ou même dont on se tient dans l’espace permet l’expression de son identité (Tyler & Cohen, 2010), et facilite la coopération (Bouncken et al., 2020). Dans un sens, l’espace est littéralement « incorporé » dans les actions sociales, et les relations de pouvoir.

En effet, selon une approche charnelle des structures sociales (Wacquant, 2004), elles s’inscrivent « profondément dans le corps et l’organisme » à travers « ses capacités sensorimotrices, d’inclinations émotionnelles, et en tant que désir » (Wacquant, 2015, p.242). De ce point de vue, au fur et à mesure de l’engagement de l’individu dans la vie sociale, son rapport avec la société est sensiblement inscrit et imprégné sur son corps. Pour sortir de son milieu social, l’individu doit temporairement lutter, se forcer, faire des sacrifices, expérimenter le changement en déployant parfois des techniques qu’il ne saurait lui-même décrire. En d’autres termes, sa façon d’apprendre un nouveau rôle, un métier, repose sur des actions mimétiques, des attitudes, qu’il reproduit dans le cadre de l’expérience, et de l’action.

Wacquant esquisse ainsi une conception alternative de « l’animal social » en ne le considérant pas uniquement comme un simple créateur manipulateur de symboles, mais qu’il caractérisera de façon mnémotechnique par cinq autres propriétés commençant par la lettre S pour élargir sa conception des « Six S » (Wacquant, 2015, p. 243). L’individu est sensible, c’est-à-dire doté de plusieurs sens, et il est à la fois capable de sentir et à la fois conscient de ce qu’il ressent. Il est souffrant, car constamment soumis au jugement des autres, et exposé aux menaces et aux coups du monde social et naturel. Il vit l’angoisse, la détresse, et la peine, et malgré tout il endure. Le caractère de sachant-faire exprime l’expérience et l’entrainement. L’individu acquiert des compétences, de la dextérité et une capacité à agir pour faire les choses. Le vécu, les compétences, la pratique sont implantés, cultivés et déployés au fil du temps. Il est sédimenté, et ses compétences apparaissent graduellement dans son corps. Enfin, avec l’élément final situé, Wacquant (2015) tient compte de l’espace physique et social dans lequel l’organisme se trouve à un moment singulier de sa vie. On ne peut se trouver à deux endroits au même moment, par contre, un lieu intègre les traces de notre passage, comme le conçoit d’ailleurs Massey dans sa conception historique et unique de l’espace et des trajectoires personnelles de chacun.

Nous allons explorer les espaces de coworking en adoptant ce point de vue de l’embodiment comme révélateur des enjeux organisationnels. Pour ce faire, nous avons déployé une approche d’ethnographie énactive, à savoir un travail immersif où le chercheur mène une enquête sociale incarnée (embodied) et encastrée (embedded) (Wacquant, 2004). Wacquant souligne tous les mérites d’une telle investigation pour les chercheurs lorsqu’ils acquièrent une appréhension viscérale du terrain en devenant eux-mêmes des protagonistes. Vivre soi-même l’expérience des acteurs permet d’éviter une posture spectatrice en saisissant l’action-en-train-de-se-faire. Nous présentons dans la section suivante les méthodes conventionnelles de l’étude.

Terrains de recherche

Depuis septembre 2015, la première auteure a rendu visite à une cinquantaine d’espaces de coworking à Londres puis à Paris. Elle pénètre dans ces lieux dans le cadre de visites groupées organisées par les gestionnaires des lieux, au cours desquelles elle observe l’agencement de l’espace. Durant cette phase exploratoire, elle réalise des observations approfondies dans cinq espaces situés en région Île-de-France. Au sein de ces espaces relativement inadaptés à la sédentarisation, elle constate que son corps s’est modifié, et étrangement, qu’il s’est même adapté à des conditions de travail inhabituelles. Elle porte quotidiennement un sac à dos lourd; s’habitue à l’inconfort des chaises, et du mobilier, à la fraicheur des lieux l’hiver, et la chaleur caniculaire l’été; sa vue se détériore, dans ces zones d’ombres sans lumières naturelles; son corps s’affaisse sur les chaises pliables ou les canapés. Si ces espaces peuvent fournir à certains travailleurs indépendants de meilleures conditions de travail par rapport aux logements exigües ou aux cafés bruyants où ils travaillaient auparavant, ce n’est visiblement pas le cas pour une chercheuse, habituée à des lieux plus feutrés et plus confortables (bureau, bibliothèque universitaire, domicile doté d’un espace de travail dédié, etc.); même si à certains moments pour ses enquêtes, le chercheur est aussi contraint de s’extraire de cette sédentarité confortable.

Dans cette phase exploratoire, elle remarque que les incubateurs sont des lieux extrêmement intéressants pour une étude charnelle des positions sociales, dans la mesure où ils sont composés d’espaces différenciés, destinés à accueillir différentes catégories de résidents-entrepreneurs et qui de là contraignent les corps selon des modalités variées. Avec la seconde co-auteure, elles s’installent dans trois incubateurs parisiens (Space one, Space two et Space three décrits dans le Tableau 1), entre septembre 2019 et mars 2020 (date du premier confinement en France, interrompant l’immersion de manière abrupte). Ces espaces, comme tant d’autres, ont la particularité d’offrir des bureaux nomades et des bureaux fixes à de jeunes entrepreneurs pour la plupart hautement éduqués, souvent diplômés de grandes écoles d’ingénieurs et de commerce. Dans les trois espaces observés, la répartition des occupants au sein des étages dépend de plusieurs critères : diversité des profils et des contrats de location (courte durée pour les postes nomades, longue durée pour les postes fixes), et de la taille de l’entreprise et ses besoins en termes de postes mis à disposition (allant d’un à quinze postes dans les espaces observés). Il est important de souligner que les trois espaces retenus pour l’enquête appliquent des tarifications similaires, à savoir un tarif par résident, et non par entreprise.

Les trois structures sélectionnées ont pour point commun d’avoir un taux d’occupation élevé (de plus de 90 % pour les trois espaces), avec une grande surface au sol (relativement aux autres espaces observées durant la phase initiale) et plusieurs étages (Tableau 1). Ils existent depuis plus de cinq ans, et hébergent des entrepreneurs et des entreprises occupant les lieux depuis plus ou moins longtemps, avec certains présents depuis la création de l’incubateur. Les deux premières auteures passent en moyenne trois jours par semaine en tant que résidente nomade, et observatrice participante, en se rendant aux activités et événements formels du lieu (journée d’intégration, ateliers, petits déjeuners, déjeuners, apéro, cours de sport), et en participant dans la mesure du possible aux activités informelles (déjeuners improvisés, sorties collectives, rencontres et événements à l’extérieur).

Observations

La première auteure tient un journal de bord de ces expériences depuis cinq ans, et de celles dans Space one, qui comprend un total de trois cents cinquante pages. La seconde auteure en tient un depuis son intégration dans Space two et three, et comprend une centaine de pages. Lors de nos observations nous nous concentrons sur les habitudes des résidents-entrepreneurs, les objets saisis, leurs pratiques, la façon dont ils s’assoient, se déplacent, et interagissent. Pour ne pas nuire à la relation établie avec les résidents et les responsables de l’espace, nous avons choisi de ne pas prendre de photos, mais plutôt de décrire en profondeur le lieu. Des schémas tracés dans nos journaux de bord respectifs nous aident à objectiver l’agencement des lieux et la place qu’y occupent les personnes observées. Les photos disponibles sur le site internet du lieu, ou dans le réseau social, sont toutes collectées à des fins d’illustration.

Entretiens

Lors de la phase exploratoire, la première auteure a réalisé quatorze entretiens avec des occupants et gestionnaires des lieux visités. Dans les trois espaces sélectionnés pour cette étude, nous avons mené soixante-cinq entretiens semi-directifs. D’une durée moyenne d’une heure et demie, les résidents-entrepreneurs étaient interrogés sur le choix de l’espace dans lequel ils travaillent, sur les pratiques quotidiennes qu’ils y déploient, leur bien-être, les interactions avec les autres, l’organisation de leur journée de travail, leur vision de l’avenir, leur situation sociale, leur engagement politique dans et hors du lieu. Les membres de l’équipe étaient questionnés, quant à eux, sur l’origine de l’espace, son modèle économique, les choix relatifs à son agencement ainsi que sur le rôle personnel qu’ils y tenaient. Nous avons au maximum cherché à ce que les acteurs relatent des pratiques, notamment en les incitant à raconter des anecdotes qui avaient pu avoir lieu au sein de l’espace. Ces entretiens formels ont été complétés par des échanges informels quotidiens entre les observatrices-terrain et les personnes présentes dans les espaces.

Tableau 1

Description des espaces observés

Description des espaces observés

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Analyse des données

Notre analyse repose sur un processus de théorisation abductif (Richardson & Kramer, 2006), qui propose un processus itératif de validation de concepts et d’enrichissement de la théorie à partir des données issues du terrain (Strauss & Corbin, 1990).

L’analyse de nos données s’est effectuée de manière progressive, en suivant trois grandes étapes. La première étape a consisté à donner du sens aux données recueillies. Les deux auteures observatrices analysent les journaux de bord, et les entretiens de manière inductive (Charmaz, 2008). Les mémos réalisés (soit quarante-neuf mémos réunis dans un document de travail collaboratif Google Sheet) tiennent compte explicitement des positions et interactions dans l’espace, de leurs trajectoires personnelles, et se concentrent aussi sur l’expérience du corps. Nous avions en commun (chercheuses et occupants) de ressentir la stratification de l’espace selon nos positions sociales, et selon le confort associé aux différentes zones de l’espace.

Ensuite, nous avons sollicité un chercheur externe au projet (devenu dernier auteur de cet article) pour explorer indépendamment les données. Les trois auteurs ont écouté les fichiers audio de tous les entretiens pour se familiariser avec les données collectées dans les trois espaces, pour ensuite catégoriser les occupants selon les zones et se concentrer sur les mouvements et distanciation. Le codage général des données a été réalisé en distinguant trois zones géographiques : les espaces d’occupation nomades, les espaces d’occupation fixes et les méta-espaces (cf. Tableau 2). Par exemple, les occupants des espaces nomades (observatrices inclues) ont à plusieurs reprises ressenties des douleurs de dos. Nous annotons « douleurs de dos » dans leur mémo unique que nous rassemblions dans un code de second ordre appelé « souffrance corporelle ». L’absence de telle remarque des résidents fixes signifiait à l’inverse une « absence de souffrance corporelle », et constituait en soit un résultat. Nous continuions ainsi à analyser les données jusqu’à saturation de l’émergence de nouveaux codes (Charmaz, 2008). Les descriptions des codes font émerger la catégorisation autour de trois grands codes axiaux (Locke, 2001) : « en souffrance », « sachant faire » et « sédimentée », décrits par Wacquant (2004).

Enfin, les parcours de vie dynamiques des entrepreneurs, leur progression sociale dans la démarche entrepreneuriale matérialisée par leur position géographique dans l’incubateur, fait émerger un processus (Langley, 1999). En effet, il ne s’agit pas seulement d’une division spatiale entre des résidents fixes (bien) établis dans les étages supérieurs et des résidents nomades au rez-de-chaussée, mais également de formes d’inégalités de position reposant sur la trajectoire même des individus et de leur expérience charnelle. Pour développer une compréhension commune des types de pratiques et d’interactions, la première auteure engagea la rédaction de narrations descriptives du quotidien d’occupants types vivants dans chaque partie, en explorant les points communs de leurs trajectoires individuelles. Nous suivons les recommandations faites par Cunliffe et Coupland (2012) autour du format de la narration (ie. embodied narrative sensemaking), en se référant continuellement aux sensations du corps, aux expériences ressenties, aux émotions, et à la prise de conscience sensorielle. Les trois narrations s’affinant, les pratiques corporelles et spatiales codées dans la seconde phase d’analyse apparaissent reliées de manière continue. Selon le temps passé dans l’espace à entreprendre, à interagir avec l’autre et à enrichir son capital économique et social, la dimension charnelle (ie. souffrant, sachant-faire ou sédimenté) n’est pas statique mais bien dynamique.

Finalement, pour donner à voir et synthétiser notre matériel ethnographique très riche, nos données sont présentées au sein d’une seule histoire, celle d’un espace fictif appelé Space, et de trois caractères types fictifs Julie occupante des espaces nomades, Gabriel et Sophie, occupants tous deux les parties offrant des postes fixes mais avec des positions distinctes. L’objectif est de « rendre compte des faits actuels - de manière persuasive » (Van Maanen, 2011, p. 232). Tous les types de données — notes de terrain, échanges informels sur le terrain et entretiens semi-directifs- sont mobilisés.

Résultats

L’appropriation de l’espace en dit beaucoup sur l’implication des résidents-entrepreneurs dans les activités sociales de la communauté. Pour bien comprendre l’ordre social et l’embodiment des acteurs au sein des incubateurs, il est nécessaire de revenir sur l’agencement de Space (Tableau 2). Nous présentons dans cette partie son organisation physique et matérielle, inspirée de nos observations rassemblées dans nos journaux de bords. Les extraits d’entretiens effectués lors de l’enquête sont inscrits entre guillemet et en italique dans le texte.

L’espace qui prend corps : une organisation hiérarchisée des espaces

Les managers de l’espace organisent les lieux autour de trois zones géographiques : les espaces d’occupation nomades, les espaces d’occupation fixes, les « méta » parties.

Les espaces d’occupation nomades : les corps en mouvement des résidents précaires

Forts de l’ambition de créer du lien, les incubateurs mettent à disposition des espaces et des objets communs. Proche de l’entrée, l’espace d’occupation nomade est généralement spacieux, ouvert et lumineux, donnant l’impression de se sentir « un peu comme à la maison ». Nous trouvons dans Space deux types de mobiliers, les mobiliers légers et amovibles, et les mobiliers lourds et non amovibles. Le mobilier amovible, comme des chaises légères ou pliantes, les tables sur roulettes parfois, permet à l’espace de se transformer rapidement. En très peu de temps, et sans trop d’efforts, il faut que cet espace puisse « accueillir du monde ». Il faut qu’on puisse la transformer en une grande salle de conférence de presse, en salle de repas, à une salle des fêtes, mais aussi, à qu’elle s’adapte à des ateliers de travail, à des discussions privées ou personnelles entre des résidents. Tout autour, on retrouve des meubles lourds, choisis avec soin, visant à marquer une identité unique, en ligne avec les valeurs de l’espace. Il y a notamment la cuisine, les fauteuils, les canapés, ou tables basses, et tous les autres éléments décoratifs. Plus l’incubateur dépend financièrement d’activités institutionnelles diverses, plus il va accorder de l’importance à cette zone reste ordonnée. Ce grand espace est par ailleurs dédié à l’accueil de personnes extérieures et, souvent, de résidents « nomades », c’est-à-dire ne bénéficiant pas d’un poste fixe et, dans certains espaces, d’un accès seulement à quart ou mi-temps.

Tableau 2

L’agencement physique de Space

L’agencement physique de Space

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Les espaces d’occupation fixes : des corps stabilisés et des résidents plus reconnus

Space offre des services de résidences fixe situées au premier et deuxième étages accessibles par des escaliers. Ces espaces sont destinés à différents publics : porteurs de projets incubés ou non, anciens incubés, travailleurs indépendants, ou employés délocalisés. Les espaces d’occupation fixes sont composées à la fois d’open spaces et de bureaux séparées par des cloisons, des vitres transparentes ou carrément fermés. Les postes fixes sont attribués à des résidents-entrepreneurs travaillant seuls ou en petits groupes; les bureaux, eux, sont réservées à des équipes plus importantes. La disposition du mobilier est généralement standardisée, avec des murs, des étagères, et tables vides et blanches, permettant aux résidents de s’approprier l’espace selon leurs goûts ou habitudes, dans les limites des règles fixées par le lieu (pour préserver son « identité »); ce qui n’est pas sans générer parfois certains conflits. A la différence des espaces d’occupation nomades, les espaces d’occupation fixes disposent d’un mobilier professionnel. On retrouve des chaises de type ergonomiques, que l’on peut ajuster selon sa taille, la hauteur de la table, et dont on peut incliner le dossier selon ses propres habitudes. Isolés des espaces d’occupation nomades, et plus bas de plafond, ces espaces sont plus calmes. Les entrepreneurs réservent des salles de réunion annexes ou se rendent dans des boxes isolants. Quand ceux-ci viennent à manquer, ils se retrouvent parfois à téléphoner dans les escaliers ou les couloirs.

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Bureau des résidents fixes dans un espace de coworking du XXème arrondissement de Paris

Bureau des résidents fixes dans un espace de coworking du XXème arrondissement de Paris
Source : Audrey Chabal, Entrepreneuriat Social : La Ruche Développe Son Réseau, Même Sur Internet, 21 Juin 2017, Forbes, [en ligne] https://www.forbes.fr/entrepreneurs/entrepreneuriat-social-la-ruche/?cn-reloaded=1 [consulté le 31/05/2020]

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Les méta-espaces : des corps sans hiérarchie ?

L’équipe en charge de la gestion de Space a accès à des zones spécifiques, en dehors des espaces d’occupation nomades et fixes. Parmi ses membres, on retrouve l’intendant des lieux, les responsables des programmes d’incubation, les employés chargés de la communication, des partenariats public ou privé, du développement digital, les animateurs de communauté, les régisseurs, etc. Le « staff » occupe souvent des bureaux qui dominent l’espace, situés au dernier étage du bâtiment ou alors disposant d’une vue plongeante sur l’espace ouvert et les espaces d’occupation fixes. Dans plusieurs lieux visités, il arrive aussi parfois qu’on les retrouve éparpillés dans l’espace, où ils choisissent de s’installer à des places nomades. Qu’elle soit jugée inconfortable par certains salariés de l’équipe ou désirable par d’autres, en ce qu’elle permet d’échapper à « la routine de bureau », cette option relève d’une volonté de les présenter comme partie prenante de la communauté et de gommer toute forme hiérarchique.

Le corps dans l’espace de coworking : de la souffrance à des formes d’adaptation progressive

Afin d’illustrer l’embodiment dans la vie des espaces, cette section présente la trajectoire de trois résidents-entrepreneurs fictifs hébergés chez Space, dont les caractéristiques sont directement inspirées des entrepreneurs rencontrés lors de nos immersions. Ils correspondent à des idéaux-types. Julie vient juste de créer son entreprise, Gabriel travaille indépendamment depuis plusieurs années, et Sophie dirige une startup de six employés. Tandis que la première travaille dans les espaces d’occupation nomades, les deux autres occupent un poste fixe dans les espaces privatifs dans les étages supérieurs. Ces narrations se concentrent sur leurs trajectoires personnelles, leurs interactions, leurs déplacements au sein de l’espace, et l’expérience de leurs corps. Pour illustrer nos descriptions fictives, nous alimentons les propos d’extraits d’entretiens avec des personnes interrogées au cours de l’enquête. Ces verbatims apparaissent entre guillemet et en italique dans le texte.

« Invisible », au milieu du passage… corps-worker en souffrance

Julie a vingt-six ans, elle est diplômée d’une grande école de commerce et a travaillé trois ans au sein d’une agence de communication réputée où elle s’ennuyait profondément. Elle s’est inscrite au Bootcamp de Space pour préciser son idée de projet entrepreneurial. En discutant dans la cuisine avec les autres participants à la fin de l’atelier, Julie se projette. Elle décide de s’inscrire temporairement à l’espace de coworking nomade « pour goûter » à l’ambiance.

Le premier jour, une réunion d’accueil à l’attention des nouveaux est organisée dans la grande salle de réunion. Julie n’est pas très à l’aise, mais elle est contente et excitée. Elle rejoint une nouvelle cohorte — ou « promo » — composée de deux autres résidents-nomades et de deux stagiaires de startups à succès installées dans les espaces privatifs. Philippine l’intendante des lieux, propose de faire le tour des espaces d’occupation nomades, et rappelle les règles essentielles d’entretien, en particulier de la cuisine qui a vite tendance à devenir sale. Suite à cette courte introduction de trente minutes, Julie dépose ses affaires sur la table libre devant la cuisine. Après avoir fouillé dans les placards, elle se sert un café dans une tasse estampillée « Space ». Le café n’est pas bon, mais comme dans tout espace de coworking, « c’est le minimum requis ». Ici, on le qualifie de « jus de chaussette ». Julie restera juste une heure. A midi et demi, elle part retrouver une amie dans le quartier, elle salue rapidement ses nouveaux collègues, et part en abandonnant involontairement la tasse de café sur la table.

Le lendemain, elle arrive à neuf heures. L’espace est vide. Julie s’installe à la table « de d’habitude ». Elle met son manteau sur le dossier de la chaise; il traine par terre. Il fait froid. Elle réchauffe ses mains en prenant une tasse d’eau chaude, puis tente de se concentrer en reprenant un article en cours d’écriture pour son blog. Au bout de quelques temps, et aucune ligne de vraiment rédigée, elle met son manteau. Les coworkers nomades attestent de plusieurs formes d’inconforts et de pathologies à l’issu de quelques temps de résidence dans les lieux nomades. L’inconfort des chaises, en plus de porter un sac relativement lourd, fait apparaitre les symptômes de la lombalgie. Viet, qui est petit, nous explique qu’il doit mettre un coussin sous le fessier pour arriver à la bonne hauteur. Luc, lui a les jambes trop grandes et se cogne régulièrement les genoux sur la tranche de la table. La deuxième auteure sera enrhumée pendant toute la durée de l’étude.

De nature plutôt timide, Julie apprend que pour s’en sortir, dans l’entrepreneuriat, il faut « oser »; par exemple « pitcher » n’importe quand à n’importe qui son projet. Sinon « Tu peux rester cinq ans ici, sans avoir parlé à personne ! ». L’espace ne fournit pas clé en main la sociabilité, celle-ci demande un effort. Chez Space, tous les vendredi matin, à dix heures, l’équipe propose aux résidents-entrepreneurs de venir prendre un café et partager une viennoiserie dans l’espace nomade. Un événement, comme tant d’autres occasions, que Julie redoute. Philippine prend le micro et appelle tout le monde à venir dans les espaces d’occupation nomades. « Et puis, les malins qui viennent juste prendre un croissant et qui l’emporte devant leur ordi, je les choppe avant qu’ils ne remontent. Je surveille ! », nous confiera l’intentant lors d’un entretien.

Avec le temps, Julie apprend à rendre son quotidien moins désagréable. Désormais, elle apporte ses propres capsules à café; elle ne s’installe plus au bout de la table mais au milieu. Elle apporte des écouteurs, et s’habille de plus en plus simplement. Aussi, elle apprend qu’il y a des jours où il ne vaut mieux pas être là. Notamment, les jours d’ateliers, où l’espace nomade est privatisé. Le lieu devient particulièrement bruyant. Les participants se servent dans les placards, le frigidaire, prennent du café, discutent entre les pauses, font des allers-retours entre les toilettes et les salles, passent des appels. Ce mois-ci, l’espace nomade aura été privatisé cinq jours. S’ils le souhaitent, les résidents nomades peuvent s’installer dans une salle de réunion. Julie a essayé, mais une heure plus tard, un résident est entré et lui a expliqué qu’il a organisé un appel urgent avec un client, et qu’il a réservé cette salle cinq minutes plus tôt. Il lui dit « tu peux rester si tu veux, ça ne me dérange pas… ».

Voyant ses économies se réduire, Julie apporte son propre déjeuner. A treize heures, une queue s’est formée dans la cuisine. Beaucoup viennent en groupe. On remarque que les habitants des lieux se rassemblent par affinité d’âge, de statut (les stagiaires ensemble) ou encore autour de l’appartenance à une même entreprise. Julie déjeune devant son écran d’ordinateur. Peu à peu, la cuisine se remplie. Elle fait mine de travailler. Des stagiaires, plutôt bruyants parlent de leurs soirées, de leurs weekends avec leurs amis, de leurs études, des cours. Pendant plus de trente minutes, ils ne lui adresseront pas un mot, elle non plus.

Un jour, elle revoit Josépha, la coworkeuse arrivée le même jour qu’elle. Elles discutent, et Josépha lui propose de s’installer à sa table habituelle. Elles partagent en chuchotant leurs mésaventures et des conseils pratiques sur l’espace. Très vite Julie essaie de savoir quand sa nouvelle collègue/amie vient. Elles s’échangent leurs numéros, et tenteront de se voir plus souvent. L’effet « promo », constitue un puissant vecteur de socialisation.

« Faire partie des meubles »… corps-worker qui s’adapte

Gabriel est graphiste indépendant depuis six ans. Il vient travailler chez Space depuis quatre ans. Âgé de quarante-deux ans, c’est le plus âgé de l’espace. Il habite le quartier, et vient à pied.

Quand il visite Space pour la première fois, il doute. Va-t-il « matcher » avec l’idéologie du lieu qu’il perçoit comme étant, « franchement marqué à gauche » ? Il n’en est pas à sa première visite dans un espace de coworking. Mais au cours de cette visite, il se projette; il est ému et convaincu, « c’est ici que je poserai mes valises ».

Gabriel n’arrive jamais à la même heure, et n’a aucun planning précis. Certains jours, il arrive à onze heures, d’autres fois à seize heures, parfois il vient deux heures, une journée, puis ne vient plus pendant une semaine complète. Parfois, il reste tard le soir s’il doit terminer des missions. En arrivant chez Space, Gabriel hume l’odeur du café filtré. Il n’en boit jamais, mais il a associé cette odeur au lieu calme des matinées d’hiver. Il prend les escaliers, pose son manteau sur le porte manteau, glisse en dessous son casque à vélo. Il s’assoit sur sa chaise ergonomique et allume son ordinateur. Il a choisi un ordinateur fixe pour bien visualiser son travail de graphiste sur le grand écran. La chaise qu’il aura réglé à sa hauteur dès les premiers jours, assure une assise confortable. Les bras sont distants du clavier, et le regard tombe au bon niveau de l’écran. Il met son casque, et plonge dans son travail.

A l’heure du déjeuner, il ne se précipite pas à la cuisine. Il connait bien les heures de passage des grandes équipes et attend le bon moment, pour éviter la cohue. Après tout le monde, il se sert dans les placards, dispose ses aliments dans une assiette, prend des couverts, réchauffe son plat dans le micro-onde, prend dans le frigidaire une sauce tomate où est écrit son nom. Il remonte à son bureau pour manger. Son repas terminé, il redescend, et fait la vaisselle soigneusement. Les résidents installés depuis longtemps ont chacun leurs habitudes. Il a un résident qui change systématiquement de chaussures en arrivant, un autre les retire complètement. Un autre dispose toujours une multitude de thés en vrac sur sa table avant de se décider pour l’un d’entre eux. Ce type de résident prend ses aises dans l’espace.

Gabriel est un solitaire, mais, il aime discuter de temps à autre. Il ne parle pas avec tout le monde, mais il a quand même l’impression de tous les connaitre. « Ce sont mes collègues en quelque sorte » dit-il, en précisant qu’il retrouve chez eux les avantages des « vrais » collègues – en termes de sociabilité – sans les inconvénients – comme la concurrence. En parlant des autres, il reprend souvent un signe distinctif marquant; la tranche d’âge, le style, la couleur de peau, le nom de sa boite, ou du projet, et surtout son emplacement géographique dans le lieu. Il y a « le très jeune là-bas », « celui à lunettes, souvent assis à côté du canapé », « un grand, plutôt âgé, très sympa, un artiste », « celle qui a créé une plateforme de savon naturel là-haut, tu vois ». Il a sympathisé avec une co-workeuse, du même âge. Ils parlent souvent de leurs enfants. Il a en revanche beaucoup de difficultés à interagir avec les incubés qui occupent des bureaux fermés au deuxième étage. Sa description est plus vague : ils sont « en haut » « dans les étages », mais où précisément, il ne sait pas trop. Il n’a jamais été amené à s’y rendre. Il a participé à un atelier sophrologie une fois, il en a rencontré plusieurs. Depuis ils se « saluent », « on se tutoie, on se sourit, mais sans plus ».

Gabriel apprécie la nouvelle équipe qui gère l’espace. Ils sont à l’écoute et entretiennent bien les lieux. Philippine l’appelle souvent quand il reste des petits fours à grignoter après un atelier; elle lui imprime quelques feuilles pour le dépanner, et si sa réunion déborde, elle lui prolonge sa réservation gratuitement. Gabriel quant à lui n’hésite pas à lui faire part de nouvelles idées pour améliorer l’espace. Durant l’étude, on apprend en effet qu’une douche et un sèche-cheveux ont été installé à la demande des résidents des lieux, mais aussi un isoloir dans les espaces d’occupation nomades pour téléphoner.

Chaque lundi matin, une start-uppeuse s’installe avec les six membres de son équipe à l’étage de l’open space. Sa voix est plutôt grave, et elle « porte beaucoup » dans l’espace ouvert et haut de plafond. Fanny, une résidente nomade présente depuis longtemps, la décrit :

Il y a une nana blonde, qui est une espèce d’incubatrice [incubée]. Et qui fait tous ses débriefs là-bas. Et qui parle hyper fort, tout le temps. Alors qu’eux, ils ont des bureaux, tu vois. Avec C. on la surnomme Madame la Reine. Quand on prend une salle de réu’ et elle est à côté, et elle hurle au téléphone, on entend tout… La semaine dernière, j’avais acheté un gâteau. Elle vient et me dit « je peux en prendre », Ben oui, euh… en vrai non. Je ne vais pas être méchante. Elle m’oppresse. Je trouve ça dommage ici que les résidents squattent vachement. Ils ont qu’à prendre une cabine, pour faire leurs appels ici. Enfin… Respectez-nous, nous aussi on paie, même si c’est moins cher.

C’est vrai, ce brouhaha permanent est gênant. Mais, d’une certaine manière, c’est aussi ce que cherchent Gabriel, Fanny et les autres. Un bruit de fond, où des personnes discutent, rigolent en chuchotant. Un lieu vivant. Avec des moments de joie, mais aussi des conflits, des débats, des désaccords. On ne cherche pas que des prospects, des clients, des amis, ou une compagne d’ailleurs. Mais un repère. On voulait juste être là, faire partie de l’histoire, et « avoir une présence corporelle ».

« Au sommet »… corps-worker en miroir

Sophie a trente-trois ans. Elle a monté une start-up technologique, pour le bien social, « une Tech4Good comme on dit » avec ses copains d’école. Après avoir passé un an dans des bureaux nomades, ils terminent dans le salon de l’appartement de Thierry, son associé. C’est une mauvaise passe, ils le savent, mais, heureusement, ils finissent par trouver le bon modèle économique. Un investisseur est convaincu, il « met des billes », c’est-à-dire qu’il choisit d’investir en échange de parts dans la société. Ils participent à des concours, ils pitchent : « on envoient du feu !, on gagne plein de prix […] c’est le jackpot ». Avec ce supplément économique, ils recrutent un CTO (Chief Technical Officer). Pour s’immiscer dans le bon écosystème, ils rejoignent un espace de coworking orienté « Tech ». Mais, pour Sophie, l’immersion se passe mal. Il y a très peu de femmes, l’ambiance est masculine, avec des blagues « utlra vulgos », vraiment pas à son goût. Space sera leur troisième espace de travail. Ils optent pour le programme post-incubation, et choisissent des bureaux fixes, fermés. Ils ont conscience que pour attirer les jeunes développeurs, aux profils rares et si recherchés, il faut être dans un quartier branché.

Sophie a tout de suite aimé l’atmosphère, l’ambiance et la lumière. « J’avais l’impression qu’on pouvait venir en chaussons. Il y avait une atmosphère un peu tout doux, confortable, j’aimais bien ce côté. » Elle avait hésité avec Station F, mais, ayant eu récemment un enfant, elle trouvait qu’être à vingt minutes de chez elle pouvait représenter un certain avantage.

Sophie arrive tous les jours à neuf heures précise. En attendant que son café à dosette se prépare, elle ne voit pas Julie, à côté en train de chercher une tasse propre dans le meuble. Son café terminé, elle s’installe dans l’espace nomade. Elle a une réunion matinale avec une stagiaire arrivée depuis un mois. Elle est assez mécontente de son travail, et souhaite faire un point suite à quelques erreurs de communication sur la page Instagram,

Après leur point (que tout le monde entend), elles rejoignent les étages. Elle a sympathisé avec ses voisins, une au-dessus et un à côté, qui sont aussi là depuis longtemps. Elle évite en revanche une résidente-entrepreneure qui est sur le même marché qu’elle. Elles se respectent, mais gardent leurs distances « tu as tes clients, j’ai mes clients ». « Copiner » n’est pas sa priorité dans l’espace. Elle est là pour « dépiler les tâches », la tête dans le guidon, elle bosse dur. Alors ça l’arrange que les gestionnaires du lieu prennent en charge l’organisation d’évènements à sa place. Elle est rassurée de voir ses salariés épanouis dans l’espace et s’y faire des amis.

Ça c’est un point en plus. C’est que quelque part, l’incubateur nous décharge aussi de la dimension G.O [Gentil Organisateur] tu vois. C’est con, mais les petit-déjeuners qui sont organisés le vendredi, les apéros le jeudi soir. Franchement, on est humains, il y a des soirs on n’a pas la patate, quoi, pour être là en mode, tournée de bière pour tout le monde, on a juste envie de rentrer […] on n’a pas l’énergie. […] Tu nous vois dans la journée, on est là pour dépiler les tâches, on est focus. Et malheureusement, on est parfois un peu fermées, tu vois. Et assez hermétiques à ce qui nous entoure. On est concentrées, notre objectif c’est la boîte, la boîte, la boîte.

Et pour rendre la pareille, Sophie, et les autres, répondent favorablement aux sollicitations du responsable des incubations pour participer aux événements institutionnels de l’espace. Sophie était présente lors de la visite du ministre chargé de la transition écologique. Son regard, plutôt économique du fonctionnement du lieu, lui fait prendre du recul. Elle socialise, oui, mais dans un objectif de « retour sur investissement ».

Discussion

Les trois trajectoires de Julie, Gabriel et Sophie font échos respectivement avec les formes d’embodiment explorées dans la littérature, « en souffrance », « sachant faire » et « sédimenté ». Elles révèlent des modes de fonctionnement des espaces de coworking et plus largement de la dimension performative d’autres modèles organisationnels transposés dans les comportements des résidents. Dans cet espace de différentiation (Weinfurtner & Seidl, 2019), les co-workeurs subissent l’organisation hiérarchique et stratifiée que l’on retrouve plus largement dans la société et les entreprises d’aujourd’hui, avec d’un côté des dominés et de l’autre des dominants (Massey, 2005).

Notre article illustre ces trois formes différenciées d’embodiment dans l’espace à travers trois étapes idéal-typiques de la carrière du coworker. La première relève de la sensibilité de l’acteur au début de son parcours entrepreneurial, fragilisé par sa situation transitoire, d’un monde à l’autre (ie. Julie). L’étape de l’acteur « souffrant » peut être suivie soit d’un exit, soit de l’accès à l’embodiment du « sachant-faire » (ie. Gabriel). L’embodiment « sédimenté » ne concerne que certains résidents-entrepreneurs (ie. Sophie), qui restent suffisamment longtemps et/ou parviennent à acquérir par leur réussite entrepreneuriale une position privilégiée au sein de l’espace, au point de contribuer à le façonner.

S’accoutumer à des nouvelles règles de vie sociale, de partage et, en quelque sorte à de nouvelles formes de vulnérabilité, constitue une sorte de rite de passage (van Gennep, 1909) pour un entrepreneur. L’inconfort et la solitude rappellent à Julie la situation bancale de son choix de carrière professionnelle, par rapport au statut confortable d’avant, lors de ses études en école de commerce, ou pendant son premier travail dans la grande agence de communication. Pour se frayer un chemin vers les étages supérieurs, il va falloir subir les supplices. A force de s’assoir sur du mobilier mobile, des bancs sans dossier, de porter un sac lourd chaque jour, les syndromes corporels apparaissent. Le corps est enrhumé, affaissé, courbé, et, partant, la sédentarisation dans les espaces d’occupation nomades paraît impossible.

L’embodiment du « sachant faire » se traduit à son tour par une appropriation sociale et physique des normes et codes de l’espace, par une anticipation et une adaptation à l’organisation de l’espace social et physique. Ainsi, Gabriel, fin observateur, repère-t-il des différences parmi les résidents, auxquels il attribue des pseudonymes. Gabriel construit sa place progressivement au sein d’un bureau fixe confortable. En apprenant, il devient agile, à l’aise partout, ce qui lui permet d’avoir un point d’ancrage, symbolique et physique, dans l’espace tant physique que social. L’organisation de l’espace et ses mouvements corporels ont été acquis et sont appréhendés.

Enfin, l’embodiment sédimenté viendrait succéder aux deux autres selon le succès de l’entreprise du résident-entrepreneur. La souffrance du corps apprenant, et l’embodiment de pouvoir du sachant-faire marquent aussi une reconnaissance du résident par l’espace et, révèle corrélativement, les comportements attendus par les gestionnaires du coworking. Ce caractère sédimenté dans l’espace, relève des modalités performatives de la pratique dans l’espace (Dale & Burrell, 2007; Feldman & Orlikowski, 2011). Sophie, circule dans l’espace les yeux fermés. Elle délègue l’intégration sociale des membres son équipe aux gestionnaires des lieux, pour se consacrer pleinement à ses activités.

Ces trois modes sont séparés et amenées à se succéder mécaniquement les uns aux autres dans un continuum d’expériences et de mouvements (Figure 1). Chaque stade est réversible et peut s’entremêler chez une même personne dans un même lieu (ex : Gabriel prenant ses marques avec le temps), ou au sein de plusieurs lieux (ex. Sophie dans l’incubateur précédent). Toutefois, elles ont en commun plusieurs facteurs, maitrisés ou non, permettant le passage d’un stade à l’autre. Il y a en priorité la temporalité liée à la durée d’occupation dans le lieu, et plus globalement, dans les milieux sociaux de l’entrepreneuriat. Nous retrouvons aussi l’appropriation d’une nouvelle identité et de la culture entrepreneuriale, en comparaison à une expérience précédentes vécue au sein d’autres entreprises; les interactions sociales facilitées par les mouvements et la proximité des acteurs dans et hors du lieu; et enfin, avec un rôle non négligeable, le modèle d’affaire du lieu, qui poussera certains à se comporter, à différents degrés, comme des clients, avec des pouvoirs différents selon la contribution économique au sein du lieu.

Le corps exprime une maîtrise des rôles et des statuts, et une compréhension de la hiérarchisation sociale du lieu, et des différentes trajectoires de l’entrepreneuriat en général, que nous interprétons comme organisation apprenante de l’espace. L’organisation d’évènements ou la privatisation des lieux, qui imposent à Julie de ne pas venir, souligne l’enjeu de l’espace locatif en termes de modèle d’affaires pour le lieu, mais le risque inhérent de fragiliser les relations des résidents à leur espace de travail. Y recourir trop fréquemment peut conduire une partie des résidents à l’exit et nuire à la réputation du lieu. En revanche, l’espace est agencé afin que les résidents sédimentés comme Sophie poursuivent pleinement leurs activités, dans le confort et le calme.

Aux termes de l’analyse des résultats, cet article contribue directement au champ des théories des organisations, en éclairant sur une meilleure compréhension de l’ordre social organisé au sein des espaces de co-working. A travers l’analyse de l’espace situé, par le corps, et le dialogue entre les approches spatiales de Massey (2005) et charnelles de Wacquant (2015). En écho avec l’approche de Massey (2005), les corps révèlent les enjeux de pouvoir (dominant/dominé) à travers les dimensions inter-relationnelles, en termes de trajectoires et de (dé)construction de sa place dans l’espace. Ces trois dynamiques de l’espace/corps mettent alors en évidence une dimension informelle et tacite de la socialisation portée par chacun dans l’espace (socialisation individuelle) et la dimension formalisée, explicite et organisée portée par la communauté de l’espace (socialisation institutionnelle) (Darmon, 2010).

figure 1

Représentation stylisée des différentes formes d’incarnation

Représentation stylisée des différentes formes d’incarnation
Source : Les auteurs

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Conclusion

La distribution spatiale des individus, partiellement organisée par les gestionnaires des lieux, influence directement les interactions au sein de l’espace : travailler près d’une cuisine, de l’entrée, au milieu de la table, dans un coin, dans un bureau isolé, ne fournit pas la même expérience. Certains sont au coeur de la communauté, d’autres en périphérie, d’autres choisissent de prendre leur distance, ils bougent, et changent constamment d’emplacement. L’analyse proposée dans cet article porte sur l’interaction du corps, son action, la dynamique des émotions, et l’apprentissage des normes sociales. Elle souligne des formes de ségrégation et de domination dans l’espace. Les différentes formes d’embodiment révèlent la dimension centrale de l’agencement physique du lieu qui segmente les rôles et les statuts des résidents de sorte que cela génère une sorte de hiérarchisation verticale (Foucault, 1975). La répartition du pouvoir en dépend naturellement. Les résidents invisibles, effacés, qui s’adaptent. Les habitués qui co-construisent. Enfin, ceux qui dictent et imposent. Cette hiérarchisation moins visible mais profonde est le produit des contraintes physiques — surtout à Paris où la surface disponible est parfois limitée — ainsi que du modèle économique de l’espace. Les différentes catégories de résidents sont en effet placées, et considérées, en fonction du rôle et de l’importance qu’elles occupent dans les choix stratégiques de l’espace, en termes d’image comme en termes strictement économiques.

La richesse de nos terrains situés à Paris constitue aussi la limite de la généralisation de nos résultats. Comme tout protocole qualitatif, l’analyse se limite à nos observations et connaissances de la capitale politique et économique française. Il serait intéressant d’explorer l’ordre social et ce continuum de relations sociales dans des lieux situés en périphérie, ou dans des espaces ruraux, où l’ordre social s’organise selon des principes idéologiques et politiques différents. Enfin, depuis la crise de la COVID-19, les espaces de coworking sont contraints de faire évoluer leurs offres et services pour soutenir un modèle d’affaire. Après avoir révélé la fragilité de nos corps, cette crise va-t-elle mettre en lumière celle de ces espaces organisationnels ?