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Cet ouvrage de 165 pages, paru en 2020 est écrit à 6 mains, par un historien, un juriste et un politiste, aux profils complémentaires, tous trois affiliés à Sciences Po Bordeaux en France. Ce travail s’inscrit dans un contexte de renforcement des recherches dans le champ de l’Économie sociale et des entreprises sociales en France mais également à l’échelle internationale. Les auteurs adoptent, et c’est là l’originalité première de l’ouvrage, une perspective institutionnaliste pour présenter et caractériser le développement de l’Économie sociale et solidaire (ESS) dans son histoire longue. La seconde originalité concerne l’hypothèse séminale qui fonde l’ouvrage, celle de l’indétermination de l’ESS qui amène les auteurs à la caractériser comme un construit permanent, jamais durablement stabilisé. Si ce second point de vue rend l’analyse féconde, elle complexifie cependant la compréhension de ce qu’est l’ESS. La troisième originalité est liée à l’ambition de l’ouvrage d’ouvrir des axes d’approfondissement dépassant la seule analyse de l’ESS pour venir nourrir des débats plus généraux sur la transformation des systèmes socio-politiques à travers une articulation entre débats d’idées et pratiques.

Chacun des auteurs a rédigé l’un des trois grands chapitres nommés dans le sous-titre de l’ouvrage : institutionnalisation, trajectoires, territoires. Ces chapitres sont abordés de façon indépendante, mais articulés par la perspective institutionnaliste. Ils pointent trois points clés de la compréhension des dynamiques de l’ESS et des débats qui traverse son développement. Ils montrent notamment toute la complexité de ce modèle de développement souvent peu connu et soulignent sa fragmentation plus que son unité. L’intérêt majeur de cette approche est d’aborder l’ESS dans les différentes facettes de son institutionnalisation et des tensions qui la caractérise.

L’introduction pose explicitement le cadre d’une ESS comme objet flou, « indéfinissable dans son essence et impossible à circonscrire dans son contenu et son étendue » (p. 8). Une notion plus qu’un concept, que les auteurs choisissent d’explorer à travers les trois approches en interaction qui constituent les trois chapitres du livre.

Le premier, sous la plume de Robert Lafore, caractérise le cadre institutionnel d’ensemble et le processus d’institutionnalisation de l’ESS dans une perspective principalement historique et socio-politique. L’originalité du propos tient au fait que l’ESS est ici considérée comme un dispositif de médiation pour réguler ou transformer le cadre institutionnel global marqué par l’émergence « d’une société démocratique et le basculement vers l’Etat social » (p. 16). Ce dispositif de médiation concerne tout autant le lien à l’Etat et au service public qu’à l’économie ou à la sphère domestique et prend des formes différentes dans le temps.

Le second chapitre, écrit par Timothée Duverger, analyse les trajectoires de l’ESS pour rendre compte de « la diversité de ses formes et de ses activités » (p. 81). Il pointe les tensions déjà identifiées par Henri Desroches (1983) entre l’ESS dans ses capacités instituantes et l’ESS instituée, entre une ESS abordée dans sa seule dynamique entrepreneuriale et la prise en compte de ses spécificités socio-politiques. Il cible alors son analyse sur l’action instituante de l’ESS en caractérisant le double mouvement d’émergence et de banalisation de l’ESS, et ses perspectives de contribution au changement institutionnel allant d’un capitalisme d’intérêt général aux communs. On trouve dans ce second chapitre une mise en perspective sur une longue période qui fait écho au chapitre précédent sans le recouper pour autant.

Dans le troisième et dernier chapitre, Xabier Itçaina propose une relecture du processus d’institutionnalisation à travers les différentes facettes des liens entre ESS et territoires. Selon lui, « la territorialisation vaut mise à l’épreuve et traduction des grands débats de principe » (p. 110) discutés dans les deux chapitres précédents. Les dynamiques d’institutionnalisation territoriales de l’ESS sont abordées dans leur dimension processuelle et à travers la notion de régime territorial en référence aux travaux de Jacques Palard. Il s’agit « d’appréhender simultanément les mutations du développement socio-économique local et de l’action publique » en observant « la construction sociale de la confiance entre les acteurs, l’articulation des régulations économiques et politiques du territoire et le développement territorial comme problème public » (p. 112). La construction des dispositifs de coopération et des régulations économiques et politiques des territoires qui constituent le coeur du chapitre pourraient être considérées comme une autre manière d’observer les dispositifs de médiation qui constituent l’ossature du premier chapitre.

Cet ouvrage offre une lecture éclairée de l’ESS et « des conflits de reconnaissance et de légitimité » (p. 6) qui la traverse. Il permet de sortir d’une approche par acteur juridique qui pointe d’avantage l’hétérogénéité du champ et masque en partie les tensions inhérentes de celui-ci, ou encore d’une entrée par secteurs d’activité qui enferme souvent l’ESS dans sa composante dominante qui est celle du social et de la solidarité, même si à la lecture des deux premiers chapitres on identifie le rôle central joué par l’Etat social dans les configurations de l’ESS. Il évite aussi l’écueil d’une approche par les expérimentations qui reste illustrative des actions mises en oeuvre et des innovations construites par les acteurs, mais édulcore souvent la portée d’ensemble des processus qui se déploient à l’occasion de leur émergence et de leur développement. Au final, il questionne tout autant l’approche (ré)unifiée de l’ESS que son supposé ancrage naturel dans les territoires.

Les auteurs s’adressent à un public déjà sensibilisé à l’ESS, qui sans cela pourrait être dérouté par l’accent mis dès l’introduction sur son caractère indéfinissable et sur les tensions qui la traverse. Le choix délibéré d’une approche pluridisciplinaire et multiniveaux constitue un degré de sophistication supplémentaire. De ce point de vue, les deux premiers chapitres caractérisent l’histoire longue de l’ESS dans deux lectures complémentaires du processus d’institutionnalisation et des tensions qui le façonne. Enfin, les trois chapitres combinent une approche fine des processus d’institutionnalisation sur une longue période avec la formulation d’un programme de recherche, ce qui accentue la complexité du propos. Dans le premier chapitre, l’ESS est conçue comme un dispositif de médiation entre le développement économique général et les expérimentations singulières, entre théories et pratiques. Dans le second chapitre, la notion de trajectoire illustre d’une autre manière ce même questionnement en pointant les articulations et les tensions en jeu. Le troisième chapitre élabore une grille de lecture des dynamiques d’institutionnalisation en termes de régime territorial avec l’ambition d’ouvrir « la boite noire de la fabrique de l’ESS ».

Toutefois, plutôt que de mettre l’accent sur les trois visages de l’ESS dans le titre principal de l’ouvrage, les auteurs auraient pu privilégier le terme institutionnalisation comme marqueur des trois chapitres. Ils auraient ainsi atténué le sentiment liminaire que la fragmentation de l’objet affectait aussi la conduite de leur analyse et posé explicitement les processus d’institutionnalisation et les tensions qu’ils génèrent comme autant d’éléments structurants de leur ouvrage.