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Dans une zone aride caractérisée par une faible pluviométrie, une sécheresse et une avancée progressive de la désertification, le développement de la capacité de survie constitue un enjeu particulièrement pour les populations vulnérables (FAO 2015). Avec une faible présence de l’État, le partage des connaissances et savoir-faire nécessaires à cette survie apparait comme un défi majeur pour les organisations paysannes soutenant ces populations. Pour répondre à ces préoccupations, des formes particulières de réseau reliant des acteurs locaux partageant le même problème sont en train de voir le jour pour contenir les chocs divers grâce aux interactions qu’ils entretiennent. Considérés par Lave et Wenger (1991) comme des communautés de pratique, ces réseaux d’échange organisent très souvent des apprentissages collectifs en vue de développer des modèles locaux ou des représentations partagées. Elles sont constituées de groupe d’individus qui partagent leurs intérêts et leurs problèmes sur un thème en particulier et qui approfondissent leur degré de savoir et d’expertise sur ledit thème en interagissant sur une base régulière (Wenger et al. 2002). Elles ont généralement pour objectif de partager, d’échanger des connaissances et expériences avec une créativité qui favorise le développement de nouvelles approches de résolution des problèmes rencontrés dans les pratiques professionnelles (Snyder et Wenger, 2000). Longtemps perçues comme des structures d’apprentissage non identifiées et difficilement pilotables, elles sont désormais au coeur des stratégies d’innovation. Elles sont appelées à se généraliser au sein des organisations compte tenu de leurs multiplications massives et de leurs enjeux stratégiques pour la gestion des connaissances (Bootz, 2013). En mettant en relation des personnes ayant les mêmes types de problèmes, les communautés de pratique facilitent leur résolution en permettant à chaque membre de solliciter d’une part l’avis et l’expérience des autres et d’autre part d’accéder aux différentes solutions capitalisées.

Depuis les travaux de Lave et Wenger (1991) sur l’apprentissage situé, de nombreux travaux ont été consacrés aux communautés de pratique (Aubouin et Capdevila, 2019). Cependant, ces travaux antérieurs ont souvent étudié les communautés de pratique sous l’angle de leur émergence et évolution dans les pratiques quotidiennes des acteurs qui s’y engagent et s’y investissent. Ceux effectués en particulier dans le domaine du management se rapportent généralement aux questions de leur pilotage et fonctionnement ainsi qu’à leur utilisation dans la résolution des problèmes organisationnels liés à l’innovation ou à la performance (Arzumanyan et Angué, 2018). Mais l’utilisation des communautés de pratique dans le renforcement de la capacité de résilience des organisations et plus particulièrement celles qui subissent des chocs inattendus est peu étudiée (Santiago et al., 2014). Avec la multiplication d’évènements imprévisibles et menaçants, l’intérêt accordé au renforcement de la capacité de résilience ne cesse de s’accroître. La capacité de résilience est définie par Lengnick-Hall et al. (2011) comme « la capacité à absorber efficacement les chocs, à développer des réponses spécifiques à la situation et à s’engager dans des activités de transformation pour capitaliser sur les surprises perturbatrices qui menacent potentiellement la survie d’une organisation » p 244. Ils suggèrent qu’elle soit développée à partir d’un mélange de capacités cognitives, comportementales et contextuelles au niveau des organisations. Elle permet ainsi à ces dernières de résister aux aléas ou chocs pour retrouver leur situation antérieure de fonctionnement ou un nouvel état d’équilibre afin de se développer de manière durable. Néanmoins, cet effort organisationnel ne serait que le produit des pratiques collectives et de l’échange des connaissances et expériences au sein d’un groupe social partageant les mêmes préoccupations (Jung, 2017). Pourtant, les travaux expliquant le lien entre renforcement de capacité de résilience et communauté de pratique sont peu nombreux. Ce lien n’est généralement abordé que dans la planification des solutions d’urgence aux catastrophes naturelles ou dans la gestion des risques liés aux zones urbaines vulnérables (Zhang et Li, 2018). De plus, les études effectuées sont très souvent appliquées aux pays développés et rarement à ceux d’Afrique. Au Niger plus particulièrement, il n’existerait pas, semble-t-il, de modèle théorique ou empirique pour expliquer cette démarche dans les petites organisations vulnérables. Pour combler cet écart, l’objectif de notre recherche est d’analyser, grâce à une étude de cas, le rôle d’une communauté de pratique dans le renforcement de la capacité de résilience des organisations paysannes du nord Niger. Il s’agit plus précisément de répondre à la question suivante : comment les communautés de pratiques empêchent-elles ces organisations de succomber en absorbant les chocs, puis de rebondir ?

Le cas étudié est une communauté dénommée Dubara Karkara créée par des dirigeants d’organisations paysannes au nord Niger pour développer des pratiques résilientes face au changement climatique par le partage des connaissances, expériences et savoir-faire. Ces organisations sont souvent des petites coopératives confrontées à des chocs violents liés au changement climatique et à la dégradation continue des terres affectant considérablement les rendements agricoles. L’échange de savoir-faire respectifs entre les dirigeants de ces organisations qui forment la communauté de pratique est intrinsèquement lié à une motivation commune d’apprendre ensemble, de s’adapter continuellement aux crises et de rebondir.

L’étude permet de mieux comprendre comment les organisations paysannes résistent aux chocs subis grâce au partage des connaissances et à l’amélioration de la créativité des membres de la communauté. Avec l’organisation des forums de discussion, des séances d’animation créatives et des ateliers de fertilisation croisée de talents pour survivre, la communauté de pratique est finalement perçue comme une « communauté de résolution des problèmes partagés ».

L’étude présentera, dans un premier temps, l’idée selon laquelle la communauté de pratique contribue à l’absorption des chocs subis par les organisations ainsi que les pratiques résilientes des organisations paysannes du nord Niger. Dans un deuxième temps, nous abordons la démarche méthodologique adoptée. En troisième lieu, nous présenterons les résultats de l’étude. En dernière étape, une discussion de ces résultats sera effectuée.

La communauté de pratique pour absorber les chocs

L’origine du terme « communauté de pratique » remonte à Lave et Wenger (1991), qui l’ont d’abord utilisé pour décrire l’apprentissage situé, c’est-à-dire l’apprentissage qui va au-delà de l’acquisition de connaissances propositionnelles pour inclure des formes de coparticipation sociale, contextuelle et intégrée dans un environnement social et physique. Ils décrivent le terme comme « un système d’activité sur lequel les participants partagent des compréhensions sur ce qu’ils font et sur ce que cela signifie dans leur vie et pour leur communauté. Ainsi, ils sont unis dans l’action et dans la signification que cette action a, aussi bien pour eux-mêmes que pour une collectivité plus large » (Lave et Wenger, 1991, p 98). Il s’agit aussi d’un groupe autogéré d’individus partageant le même centre d’intérêt et qui par interaction régulière, développe des pratiques et des expertises partagées générant ainsi une identité commune (Dameron et Josserand, 2007). Une communauté de pratique émerge lorsqu’un groupe de personnes, liées entre elles de manière informelle, ont en commun une pratique professionnelle ou un domaine d’expertise, ainsi que la passion d’un même travail (Wenger, 1998). Ses membres se retrouvent pour échanger, partager et apprendre les uns des autres. Les connaissances et savoir-faire partagés peuvent être fortement tacites, socialement localisés et appliqués dans la résolution des problèmes rencontrés par les acteurs. Le fait de participer à une communauté de pratique est justifié selon Snyder et Wenger (2000) par le partage d’intérêt, d’histoires, des problèmes ou de passion, une vision partagée du monde, un engagement commun, le développement des connaissances et expertises dans un domaine particulier. Cette participation implique de prendre place dans un jeu de langage professionnel, d’en maîtriser les règles et d’être capable de les utiliser.

Les communautés de pratique sont perçues comme des lieux importants de négociation, d’apprentissage, de sens et d’identité. Elles présentent des objectifs, tels que piloter une stratégie, donner naissance à une nouvelle activité, résoudre un problème, promouvoir la diffusion des bonnes pratiques, développer les compétences professionnelles des individus, aider les entreprises à embaucher et à retenir les meilleurs talents (Synder et Wenger 2000). Trois de leurs dimensions sont identifiées : l’engagement mutuel des membres, une entreprise commune et un répertoire partagé (Wenger, 1998). L’engagement mutuel reposerait sur la complémentarité des compétences et sur la capacité des individus d’arrimer efficacement leurs connaissances avec celles des autres. Cet engagement mutuel suppose ainsi un rapport d’entraide nécessaire au partage de connaissances sur les pratiques. L’entreprise commune est relative au développement des liens entre les membres de la communauté par la compréhension du sens. Elle crée des relations de responsabilité mutuelle et ne se limite pas à la définition d’un objectif, mais recouvre davantage les actions collectives. Enfin, le répertoire partagé de ressources communautaires est produit par les membres au fil du temps, y compris par la langue, les routines, les artefacts et les histoires.

Les communautés de pratique ne sont pas des structures formelles, comme les départements ou les équipes de projet. Ce sont plutôt des entités informelles, qui existent dans l’esprit de leurs membres qui entretiennent des relations les uns avec les autres et partageant des problèmes ou des domaines d’intérêt commun. Il ne fait aucun doute que leurs apports sont considérables pour les organisations. D’après Snyder et Wenger (2000), elles aident à l’élaboration de la stratégie, à la diffusion de pratiques innovantes, à la création de nouveaux produits, au développement de compétences professionnelles ainsi qu’à la résolution des problèmes. Nous considérons dans ce travail qu’elles peuvent aussi contribuer à l’absorption des chocs subis par les organisations. Les efforts d’absorption des chocs peuvent alors consister à développer des stratégies de survie par l’exploitation des nouvelles ressources acquises au sein des communautés de pratique. Ainsi, les informations et propositions pertinentes obtenues auprès des autres acteurs partageant les mêmes préoccupations permettent aux dirigeants d’éviter l’effondrement de l’entreprise en cas de choc en apportant rapidement les réponses attendues. Ces informations et propositions leur sont fournies généralement après discussion et analyse de la nature du choc au sein de la communauté, contribuant parfois à remettre en question les théories en usage (Gray 2004).

Elles renforcent les dirigeants dans leurs choix décisionnels et stratégiques visant à supporter les effets du choc et à survivre aux conséquences qui en découlent. Les discussions auxquelles participent les dirigeants ont pour objectif de raffiner leurs structures cognitives et de développer de nouvelles routines de résolution de problèmes et de gestion des chocs. Les chocs sont souvent révélateurs de dysfonctionnements que le dirigeant cherchera à mieux comprendre lors des échanges avec les membres de la communauté qui l’aideront à améliorer ses connaissances sur le sujet. Nous estimons que les connaissances et savoir-faire partagés au sein de la communauté de pratique sont susceptibles de développer des capacités à accepter la surprise, l’inattendu et les erreurs individuelles et collectives commises pour lutter contre la menace des chocs. Ces capacités permettent rapidement de détecter des failles dans le système organisationnel et d’alerter tout le personnel avant qu’elles ne s’amplifient. L’apprentissage fréquent des membres d’une communauté peut favoriser aussi le développement des facultés de vigilance et de créativité nécessaires à la gestion des chocs organisationnels.

La résilience aux chocs : une reconstruction continue pour les organisations paysannes

La notion de résilience est apparue dans la physique, puis s’est développée en sciences sociales et humaines et en écologie (Lallau, 2011). La résilience se définit généralement comme la capacité d’un individu à anticiper et réagir de façon à se dégager d’un choc potentiel, mais prévisible (Courade et De Suremain, 2001). Dans une certaine mesure, elle s’analyse comme la capacité des communautés à faire face aux chocs, mais aussi à s’y préparer, voire à les éviter et s’y adapter sur le long terme (Lallau et al. 2018). Dans le contexte organisationnel, la résilience est considérée comme la capacité d’une organisation à surmonter les chocs internes ou externes et à revenir à un état stable (Hollnagel et al. 2006). C’est aussi un des leviers pour aider les individus de l’organisation à rebondir, faciliter le changement, traverser les turbulences, garder le cap et innover (Koninckx et Teneau, 2010). Elle résulte de processus et de dynamiques qui créent ou retiennent des ressources (cognitives, émotionnelles, relationnelles ou structurelles) sous une forme suffisamment flexible, stockable, convertible et malléable pour permettre aux organisations de faire face et d’apprendre de l’inattendu (Sutcliffe et Vogus, 2003).

Elle donne lieu à de multiples interprétations possibles qui suscitent plusieurs questions d’après Sahebjamnia et al. (2018). Est-elle une capacité ou un processus de résistance, d’anticipation, de stabilité, de changement ou de rebond opportuniste des organisations ? Dans ce travail, elle est considérée comme la capacité qu’a une organisation de résister à une menace ou de retrouver un état de stabilité, mais aussi de repenser les pratiques existantes ou d’en adopter des nouvelles (Weick et Suttcliff, 2007). En ce sens, l’organisation se transforme pour continuer à prospérer face aux chocs (Barassa et al. 2018).

Plusieurs facteurs déterminants de la résilience organisationnelle ont été identifiés par la littérature. Ils sont relatifs au développement des nouvelles stratégies marketing ou au processus de diversification des activités de l’entreprise (Meyer, 1982), à la rationalisation de la gestion des ressources humaines et financières (Meyer et al., 1990) et à la mise en place d’un système de centralisation de l’autorité (Hermann, 1963). Trois approches paradigmatiques non disjonctives traitant de la résilience organisationnelle ont été également identifiées dans la littérature : les approches cognitives développées par les travaux de Weick et Suttcliff (2007) portant sur l’analyse de l’effondrement de la construction de sens dans les organisations, les approches systémiques et de l’ingénierie avec Hollnagel et al. (2006) qui considèrent « l’échec » comme le résultat des adaptations nécessaires pour faire face à la complexité du monde réel plutôt qu’une panne ou un dysfonctionnement. Et enfin, les approches organisationnelles et stratégiques avec Hamel et Välikangas (2003) où la résilience est plus qu’une simple survie, contenant l’identification des risques potentiels et les étapes proactives prises pour s’assurer que l’organisation prospère face à l’adversité.

La capacité de résilience d’une organisation est intégrée dans un ensemble de connaissances, compétences, routines et processus organisationnels par lesquels l’entreprise s’oriente conceptuellement, agit de façon décisive pour aller de l’avant et établit un cadre de diversité et d’intégration ajustable qui lui permet de surmonter les conséquences potentiellement débilitantes des chocs perturbateurs (Lengnick-Hall et Beck, 2009). Face à ces chocs, les organisations doivent développer des capacités à absorber voire à anticiper ces mutations. Le développement de ces capacités est effectué par les organisations en ayant recours à leurs routines (Poirot, 2007), en utilisant un ensemble de croyances et valeurs sur lesquelles l’activité et la réactivité se construisent (Bansal, 2003). Dans les zones vulnérables du nord Niger, les chocs paraissent plus violents rendant souvent inopérantes les capacités d’adaptation ou de résistance habituelle au point de provoquer de graves crises. Les crises alimentaires ainsi que la dégradation des conditions climatiques de ces dernières années ont mis en évidence la faiblesse des dispositifs de résilience de certaines organisations agricoles et pastorales qui n’ont pas pu résister aux chocs et aux événements inattendus. Les chocs ou les inattendus renvoient à des discontinuités par rapport au cours normal des activités (Altintas et Royer, 2009). En se produisant, ils ont impacté bon nombre des petites organisations paysannes de la zone par la perturbation des activités, la perte de sens et de la réalité des individus avec pour conséquence, d’entretenir une incertitude sur leur devenir.

Cependant, depuis le lancement du programme de renforcement de la résilience à l’insécurité alimentaire et nutritionnelle au sahel en 2016, de nombreuses organisations opérant dans les zones vulnérables ne se contentent pas seulement de survivre à long terme, mais cherchent également à s’épanouir en adoptant les meilleures pratiques existantes pour se réinventer. Nous considérons qu’elles ont tendance à combiner les capacités d’adaptation, d’anticipation et de création pour trouver de nouvelles réponses à des questions nouvelles sans reproduire des réponses organisationnelles déjà utilisées. Cette combinaison a permis également à certaines organisations de mieux se préparer en adoptant à la fois une approche défensive et proactive face aux mutations permanentes et aux chocs imprévisibles. L’approche défensive fait appel aux mesures de précaution, de prévention et de management de risque mises en place pour supporter les chocs ou d’en limiter les effets et parfois même à renforcer les organisations, alors que l’approche proactive cherche à développer leur créativité et ingéniosité pour générer de nouvelles solutions nécessaires à une reconstruction continue. Pour les organisations paysannes vulnérables, la résilience se réduit à cette reconstruction continue traduisant ainsi leurs efforts d’absorption des mutations et leurs capacités à surmonter les pressions environnementales continues et discontinues. Elle est considérée comme un processus évolutif favorisant la pérennité et la perpétuation grâce aux valeurs et croyances des organisations plutôt qu’à l’innovation. Cependant, elle est le résultat des efforts d’apprentissage collectif et de développement des routines des acteurs à l’intérieur des communautés de pratiques autonomes.

Démarche méthodologique

Pour répondre aux objectifs de la recherche, une approche qualitative basée sur une étude de cas a été adoptée puisque nous étudions un phénomène contemporain, dynamique et complexe dans son contexte réel et sur lequel aucun contrôle n’est exercé (Yin, 1994). La question du recours aux communautés de pratique regroupant essentiellement des dirigeants qui cherchent à assurer la survie de leurs organisations est un domaine peu exploré, particulièrement dans le contexte nigérien; ce qui peut constituer un des principaux arguments en faveur d’une recherche par étude de cas (Hadly-Rispal, 2002). Le choix de Dubara Karkara s’explique par son importance dans le paysage des communautés de pratique de la zone nord du Niger (bonne organisation et réputation, résultats intéressants sur la récupération des terres, adaptation rapide des organisations recevant des ressources de la communauté, intégration de l’innovation dans la démarche de résilience). Se basant ensuite sur une perspective interprétativiste, nous avons procédé à la triangulation des données en ayant recours à plusieurs sources d’information. Ainsi, les documents de certaines organisations paysannes du nord du pays, les bases de données du réseau national des chambres d’agriculture ainsi que les rapports du ministère de l’agriculture et d’ONG opérant dans la zone ont été analysés.

La collecte des données a été effectuée en réalisant 13 entretiens semi-directifs pendant plus d’une heure en moyenne et impliquant 13 personnes associées à la communauté de pratique étudiée entre février et juin 2017. Ainsi, 5 entretiens ont été effectués à la date du 24 février en marge d’un forum de discussion, 2 entretiens le 11 mars sur un champ d’expérimentation, 3 entretiens le 9 avril à Tabalak et 3 autres à la date du 19 mai lors d’un atelier de formation. Enfin, un dernier entretien a été effectué le 6 juin sur la gestion de difficultés rencontrées par les membres de la communauté.

L’opérationnalisation de la résilience a été effectuée en s’inspirant des travaux d’Altintas et Royer (2009). La collecte des données s’est appuyée sur une étude pilote effectuée en 2016 sur les pratiques de partage de connaissances et expériences chez les communautés nomades Kel Gress de l’Ader dans la région de Tahoua. Cette étude pilote a permis d’identifier les types de personnes à interroger dans des communautés de pratique confrontées à des chocs souvent violents. Le tableau 1 regroupe les membres de la communauté de pratique étudiée ainsi que leur organisation d’appartenance.

Le guide d’entretien a été élaboré en s’appuyant sur la revue de littérature qui précède, incorporant les éléments fournis par Wenger et al. (2002), Snyder et Wenger (2000), Dameron et Josserand (2007), Koninckx et Teneau (2010) Altintas et Royer (2009), entre autres. Après une brève présentation de la personne interrogée, la première partie du guide s’intéresse à des questions générales relatives à la communauté. La seconde partie identifie les terminologies employées, les diverses formes d’apprentissage, la création et l’organisation d’un répertoire partagé et l’engagement mutuel des membres. La troisième partie du guide d’entretien s’intéresse à la manière dont la communauté de pratique contribue à développer les capacités de résilience.

Les entretiens ont tous été enregistrés et retranscrits intégralement. La codification s’est déroulée grâce au logiciel Atlas.ti. Dans un premier temps, le codage ouvert effectué a permis de catégoriser la résilience des organisations paysannes via la communauté de pratique grâce à un examen approfondi des données. Il a consisté alors à comparer et à classer les codes en concepts de niveau supérieur appelés catégories de premier ordre en fonction de leurs similarités. Au cours de cette étape, des allers-retours ont été effectués entre la littérature et la transcription (Strauss et Corbin, 1998). Ensuite, un codage axial a été réalisé en mettant en relation les catégories de premier ordre pour former des thèmes de second ordre, c’est-à-dire conceptuellement similaire, pour construire une structuration plus cohérente des informations recueillies. Puis se basant sur les travaux de Creed et al. (2010), Gioia et al. (2013), Bernard et Barbosa (2016), nous avons organisé les thèmes de second ordre issus de l’abstraction théorique pour faire émerger les trois dimensions agrégées et rendre plus explicite le processus de résilience des organisations paysannes (voir tableau 2). Nous avons poursuivi ce processus jusqu’à ce qu’aucune nouvelle relation entre les données ne soit trouvée. La démarche d’abstraction réalisée a permis une organisation plus conceptuelle et théorique des données à partir des codes de premier ordre. Le tableau 2 met en exergue la diversité des codages et la structuration des données en délimitant clairement les thèmes et les dimensions agrégées à travers l’examen et la comparaison des événements clés, ainsi que les informations fournies par les personnes interrogées.

TABLEAU 1

Membres de la communauté de pratique et durée des entretiens

Membres de la communauté de pratique et durée des entretiens

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La validité interne a été améliorée en présentant les résultats de la recherche à des acteurs importants de la communauté étudiée pour comparer leurs points de vue aux résultats obtenus. Enfin, l’étude a été soumise à une confrontation avec des acteurs externes par le biais des entretiens de validation grâce à des présentations à l’issue desquelles des commentaires et précisions ont été apportés afin d’enrichir les résultats obtenus.

Présentation du cas

Dubara Karkara : un exemple de communauté de pratique au nord-Niger

Dubara Karkara est née d’une initiative de dirigeants d’organisations paysannes du nord Niger opérant dans les activités de développement agricole et pastoral. Cette communauté de pratique regroupe 18 membres ayant des fortes compétences techniques dans le domaine agricole, le développement communautaire et la lutte contre la sécheresse et la désertification. Ses membres sont tous des dirigeants d’organisations paysannes, essentiellement des ingénieurs confrontés aux mêmes préoccupations. Leurs compétences sont associées à une bonne connaissance du climat et des zones d’intervention. Cette double compétence leur permet de jouer un rôle capital en cas d’évènements inattendus en apportant non seulement des solutions techniques attendues, mais aussi des conseils de préventions aux risques. Elle se fixe pour objectifs la capitalisation des connaissances existantes dans les organisations paysannes, la mutualisation des travaux de veille et de prévention, l’animation et la mise en oeuvre des innovations et des stratégies de résilience.

La mise en place de la communauté a eu lieu en mai 2014 à l’occasion d’un forum d’irrigation organisé par le ministère de l’agriculture et de l’élevage. Ce forum a regroupé plus de 200 participants et a eu pour objectif de faciliter les échanges et les contacts entre professionnels du secteur agricole afin de pallier la baisse constante des rendements agricoles.

Les opérations d’animation ont été confiées à un ingénieur agronome et dirigeant d’une coopérative agricole spécialisée dans la récupération des terres cultivables et la télé-irrigation. Il a pour mission de créer et d’organiser les relations entre les personnes afin de favoriser et faciliter la résilience des organisations ainsi que l’innovation dans les techniques agricoles et d’élevage. Les dispositifs mis en place pour y parvenir sont la structuration du réseau, l’organisation des évènements et la mise en place d’un outil de réseau social interne à la communauté. L’animation se déroule généralement à travers des rencontres physiques régulières, mais aussi virtuelles grâce à la mobilisation des réseaux sociaux numériques.

Les membres de la communauté ont comme répertoire partagé le renforcement des capacités de résilience pour la survie de leurs organisations en prenant en compte la diversité des pratiques et des expériences. Compte tenu de la nature de la vulnérabilité, ils ne cherchent pas seulement à faire circuler et échanger des pratiques connues, mais également à créer et à innover. L’engagement mutuel des membres de la communauté est dû à la passion de l’agriculture et de l’élevage, à la volonté d’accompagner les populations locales dans leurs projets et à la récupération des terres exploitables à moindre coût. Cet engagement est considéré comme essentiel pour stimuler la communauté afin de développer harmonieusement la complémentarité des compétences. Enfin, la participation des membres de la communauté au renforcement des capacités de résilience et à la réduction de la vulnérabilité de la zone est le fruit d’une entreprise commune visant à se préparer, à s’adapter, à anticiper et à répondre rapidement aux chocs.

TABLEAU 2

La structure des données après codage et des passages de verbatims démonstratifs de nos codes de premier ordre

La structure des données après codage et des passages de verbatims démonstratifs de nos codes de premier ordre

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Une communauté regroupant des dirigeants d’organisations paysannes

La communauté de pratique est essentiellement constituée de dirigeants d’organisations paysannes passionnés d’agriculture et de développement rural. Les organisations paysannes qu’ils dirigent sont généralement des coopératives et associations agricoles structurées en vue d’accroître l’efficacité des systèmes de production et d’améliorer les conditions de vie des producteurs. Elles fournissent, pour la plupart, des services de production et de commercialisation dépassant largement les capacités individuelles. Elles permettent également via leurs dirigeants de faciliter la découverte de nouvelles possibilités de résolution des problèmes et de développement des capacités collectives.

Les dirigeants se sont regroupés dans la communauté de pratique pour partager leurs expériences et connaissances, créer des pratiques communes afin d’améliorer les capacités de survie de leurs organisations respectives. Ils cherchent aussi à développer leurs compétences professionnelles et à favoriser des apprentissages collectifs pour résoudre les problèmes rencontrés. L’idée de mettre en place cette communauté de pratique s’explique pour deux raisons. La première est liée au fait que les dirigeants sont d’abord perçus comme étant ceux qui connaissent le mieux les divers chocs subis par les organisations ainsi que leurs effets. À ce titre, ils sont facilement disposés à partager leurs préoccupations et les problèmes rencontrés dans un cadre d’échange qui contribue parfois à remettre en question les pratiques en usage. La seconde raison est que tous ces dirigeants sont des ingénieurs souhaitant enrichir leur réflexion et expérimenter de manière organisée de nouvelles méthodes de résolution des problèmes. Les interactions entre ces ingénieurs de diverses spécialités (agronomie, hydraulique, génie rural ou changement climatique...) offrent cette opportunité.

Résultats et analyses

Les thèmes générés par les données d’entretien montrent que la communauté de pratique étudiée renforce les capacités de résilience des organisations paysannes en trois phases successives. La figure 1 regroupe l’ensemble de ces phases.

FIGURE 1

Démarche de résilience par la communauté de pratique

Démarche de résilience par la communauté de pratique

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Mobilisation des ressources par la communauté de pratique

La mobilisation des ressources nécessaires au renforcement de la capacité résiliente de certaines organisations paysannes de la zone vulnérable de Tabalak ont fait l’objet de discussion trois mois après le forum d’irrigation du ministère de l’agriculture. Les premières ressources identifiées et mobilisées sont les expertises et compétences professionnelles des ingénieurs agronomes. Leur solide connaissance du sol, du climat et de la culture locale ainsi que leur savoir-faire sur les techniques de résistance des espèces végétales propres à la zone ont été considérés comme étant essentiels au renforcement des capacités d’adaptation des organisations paysannes. Compte tenu des caractéristiques particulières des terres, l’intégration de ces ressources a permis d’améliorer considérablement les techniques de production en limitant le phénomène d’érosion des sols.

« Les expertises, compétences professionnelles et connaissances des ingénieurs agronomes ont été d’importantes ressources nécessaires au renforcement de la capacité de résilience de nos organisations » selon un membre de pilotage de la communauté de pratique.

Les seconds types de ressources sont relatifs aux connaissances et savoir-faire des ingénieurs en génie rural sur la conception et la supervision des systèmes d’irrigation, de drainage et d’utilisation rationnelle des eaux. L’intégration de ces connaissances a permis aux membres de la communauté d’améliorer les « techniques de régénération naturelle assistée » afin d’épargner et d’entretenir de façon durable les surfaces cultivables. Les troisièmes formes de ressources mobilisées concernent les savoir-faire sur la planification et la réalisation des investissements socio-économiques prioritaires. Avec leurs expériences d’intervention dans la zone, les membres de la communauté ont réussi à améliorer et à maîtriser les investissements agricoles, plus particulièrement dans la lutte contre la dégradation des sols cultivables et la sécheresse.

Les membres de la communauté ont intégré les savoir-faire locaux dans les habitudes et comportements d’adaptation face aux changements climatiques. L’intégration de ces savoir-faire a aidé à l’amélioration des capacités de résolution des problèmes, d’apprentissage et d’innovation des organisations. Enfin, les ressources matérielles et financières accordées par des partenaires techniques associés aux activités de la communauté ont été jugées nécessaires à l’efficacité des opérations de formation et d’échange entre les membres.

« Les ressources accordées par nos partenaires techniques ont été essentielles pour les opérations que nous menons » selon l’animateur principal de la communauté.

Phase 1 : anticipation des organisations paysannes

L’objet de cette première phase est d’expliquer un ensemble de référentiels communs expérimentés par les membres de la communauté de pratique pour développer les capacités d’anticipation des organisations paysannes face aux effets néfastes des changements climatiques sur le rendement et la productivité de ces dernières années. Le premier référentiel devait renforcer la capacité de détection des signes annonciateurs d’éventuels changements ou ruptures dans la zone, de manière à agir avant leur réalisation. Adopté en mars 2016 lors d’un atelier de travail, ce référentiel permettait d’assurer la surveillance des indicateurs stratégiques des évènements et des vulnérabilités. Ces indicateurs concernaient le niveau élevé de la température, l’ampleur des tempêtes de sable et l’assèchement des points d’eau. Un membre de la communauté de pratique est généralement désigné en raison de sa spécialité et de ses expériences pour suivre régulièrement l’évolution des signes annonciateurs. Il donne systématiquement des alertes afin qu’une solution préventive soit envisagée lorsque le seuil de vigilance est atteint. Selon un membre de la communauté :

« En fonction de sa spécialité, un d’entre nous est chargé de donner systématiquement l’alerte afin que la solution la plus adéquate soit fournie à temps ».

Le second référentiel est une cartographie des chocs conçue par les membres de la communauté pour appréhender et hiérarchiser l’ensemble des facteurs susceptibles d’affecter les activités des organisations paysannes. Il constitue une source d’apprentissage des chocs avec pour objectif d’envisager les actions nécessaires permettant aux organisations de se prémunir au maximum de leurs conséquences sociales, environnementales et économiques.

Ces méthodes d’anticipation ont été planifiées et mises en place grâce aux ateliers de discussions et d’échanges organisés régulièrement pour partager des informations et connaissances sur les chocs. Elles étaient considérées comme des dispositions et aptitudes à accepter la surprise, l’imprévisible et les erreurs nécessaires pour lutter contre les chocs. D’après un membre de la communauté :

« Les chocs subis dans la zone nous amènent à développer nos capacités d’anticipation et de préparation pour faire face à l’inattendu, la surprise et les erreurs d’appréciation ».

Un troisième référentiel permettant aux organisations de détecter rapidement des failles dans les dispositifs de veille et d’alerte précoce a été mis en place pour prévenir certaines menaces spécifiques (érosion des sols, destruction des semis…). Il concerne la méthode des scénarios qui a été conçue à l’occasion d’un séminaire de formation organisé en juin 2016 par la communauté de pratique avec le soutien du Programme Alimentaire Mondial. Cette méthode a permis d’élaborer plusieurs scénarios de futurs qui avaient pour but d’identifier les faiblesses des différents dispositifs de veille et de prévention mis en place pour renforcer les capacités des organisations paysannes. Elle a été renforcée entre temps par l’échange des connaissances en communication d’urgence au sein de la communauté de pratique. Cette forme de communication permettra aux organisations de planifier et d’organiser leurs actions en situation d’urgence pour limiter la propagation des chocs inattendus.

Enfin, le quatrième référentiel mis en place par la communauté de pratique pour renforcer la capacité d’anticipation des organisations est le partage des connaissances sur la vigilance collective et la perception complexe de la réalité en zone enclavée. Les expertises développées à travers ces capacités renforcées ont permis d’anticiper et d’atténuer les effets néfastes de la faible pluviométrie sur les récoltes ainsi que les conflits fonciers permanents entre agriculteurs et éleveurs.

« Sans le développement de ces expertises, les conséquences d’une faible pluviométrie auraient été désastreuses à cause du nombre des conflits fonciers qui émergeront et de l’ampleur de l’exode rural qui désarticulera les structures sociales » un chargé de pilotage.

Cependant, l’ensemble de ces dispositifs d’anticipation n’ont pas été suffisants pour remédier aux chocs subis. L’intensité de ces chocs a contribué à la déstabilisation des membres de la communauté de pratique en entraînant une altération de l’efficacité et de l’engagement au partage des informations et des expériences. Les membres de la communauté ont alors ressenti la nécessité d’adopter des stratégies de résistance et d’adaptation des organisations paysannes.

Phase 2 : résistance et adaptation des organisations paysannes

Si les dispositifs d’anticipation mobilisés ont réussi à prévenir la faible pluviométrie, cela n’a pas été le cas de la dégradation des terres qui apparaît comme un phénomène difficile à contenir. Cette situation s’explique par la spontanéité des aléas du climat dans cette zone qui accélère l’ensablement des terres cultivables. Cela a eu pour conséquence de réduire le rendement agricole et d’accélérer l’insécurité alimentaire durant la période de soudure. La prise de conscience liée à ces chocs à inciter les membres de la communauté à mettre en place des stratégies de résistance et d’adaptation pour permettre aux organisations de survivre aux conséquences qui en découlent. En effet, l’adaptation et la résistance, perçues comme des conditions de survie pour ces organisations ont nécessité un renforcement des capacités d’apprentissage continu des dirigeants pour résister efficacement aux chocs.

« Nous estimons que lorsque nos capacités d’apprentissage évoluent, nos organisations absorbent plus facilement les chocs grâce aux connaissances acquises au sein de la communauté » un membre de la communauté.

L’apprentissage continu a permis de remettre en cause certaines pratiques existantes dans les organisations et d’initier les changements résultants de ce processus. Ainsi, les expériences diverses vécues, les savoir-faire dans la mise en oeuvre des veilles agronomiques et climatiques, les systèmes d’alerte pluviométrique et les études techniques relatives à la qualité des terres ont suscité beaucoup d’interrogations. Cela a entrainé une remise en question des pratiques en cours avant de faire l’objet de forums de discussions au sein de la communauté. Ces forums ont permis de revoir les dispositifs existants, de modifier le schéma des savoir-faire développés et de stimuler l’acquisition des connaissances relatives aux nouvelles pratiques de gestion durable des terres. Ils ont constitué une plateforme d’apprentissage pour développer de nouveaux processus d’expérimentation, de capitalisation sur les erreurs commises et de conseils.

Compte tenu de l’aridité élevée dans la zone, l’apprentissage continu des techniques antiérosives et de restauration des sols par la méthode du zai[1] a été considéré par la communauté comme étant la seule option susceptible de favoriser le développement de nouvelles approches d’adaptation et de résistance des organisations paysannes à la dégradation des terres. Les conditions de cet apprentissage ont été améliorées en établissant un contexte social favorable au partage des pratiques et expériences relatives à la dégradation des terres et en garantissant des ressources suffisantes pour la coordination des tâches.

L’apprentissage continu et les leçons tirées à partir des chocs subis ont favorisé et stimulé une reconstruction de sens. Cette dernière a permis de restaurer la confiance perdue au sein de la communauté et de constituer une source d’énergie nécessaire à la motivation. Elle a permis également aux membres de la communauté de créer une réalité bien différente de celle qui prévalait et de valoriser des flux de connaissances nécessaires pour assurer la stabilité des organisations paysannes. D’après l’animateur principal de la communauté :

« Elle a favorisé le processus d’adaptation et de résistance des organisations durant la menace ».

La reconstruction de sens a amené la communauté de pratique à voir les choses autrement dans une dernière phase de résilience en proposant des initiatives gagnantes et en privilégiant la créativité pour surmonter les menaces des chocs et réduire la faiblesse fonctionnelle de la seconde phase. Cette faiblesse n’a pas permis d’introduire assez suffisamment des changements ou de nouvelles pratiques dans les activités des organisations paysannes afin d’accroître leur proactivité face à des situations inhabituelles.

Phase 3 : créativité et initiatives innovantes des organisations paysannes

Les leçons apprises de la vulnérabilité liée à la dégradation des terres ont permis à la communauté de pratique d’inciter et d’encourager à un changement de trajectoire (changement de stratégie, réorganisation structurelle) afin de rendre les organisations paysannes plus résilientes au cours de l’année 2017. Ce changement de trajectoire a été jugé nécessaire non seulement pour améliorer les connaissances et ranimer l’énergie créative des membres de la communauté, mais surtout pour redessiner de nouvelles visions stimulantes pour les organisations. S’appuyant sur la créativité des membres de la communauté, ce changement a pour objectif de favoriser et de faciliter l’émergence des nouvelles pratiques dans les organisations paysannes en incorporant des connaissances utiles pour la restauration des sols dégradés et l’amélioration de la production agricole. Pour y parvenir, de nouvelles méthodes d’affectation des ressources en eau ainsi que des animations créatives et des ateliers de fertilisation croisée de talents ont été organisés par les membres de la communauté en collaboration avec des acteurs locaux.

« Les animations créatives ont pour but de découvrir ce que chaque membre de la communauté apporte pour améliorer l’affectation des ressources en eau des organisations paysannes » un membre de la communauté.

La méthode d’affectation des ressources a été expérimentée pour la première fois en février 2017 avec pour objectif d’optimiser l’utilisation des eaux afin de réduire l’aridité des sols et de reverdir les périmètres cultivés pour générer des éléments nutritifs nécessaires à la fertilisation des terres. Elle a permis aux organisations de mettre en place une technique particulière de collecte d’eau appelée « cordon pierreux » favorisant le retour d’espèces herbacées et ligneuses sur des terrains arides et rocailleux. Cela a favorisé la conservation de l’eau et des particules solides (nutriments, limons fins, etc.) pour accélérer le processus de régénération naturelle des champs agricoles.

« La méthode d’affectation en eau utilisée régulièrement permet désormais aux organisations paysannes de régénérer la verdure sur des terres dégradées et de conserver plus efficacement de l’eau » un membre du comité de pilotage.

Les animations créatives initiées également en février 2017 ont pour objectif de créer les conditions nécessaires à la prise d’initiative pouvant favoriser des innovations dans le domaine agricole. Elles ont permis aux membres de la communauté d’initier une technique dénommée « demi-lune » pour améliorer les rendements agricoles des organisations en maximisant la récupération d’eau et en réduisant considérablement les effets de l’érosion des sols. Cette technique consiste à répartir d’abord du fertilisant en quinconces et de creuser le sol en forme de demi-cercle. Elle permet ainsi d’accumuler des particules solides nutritives pour former un substrat propice à la croissance des semis. Selon l’animateur de la communauté :

« Cette technique de demi-lune est essentielle pour restaurer les terres dégradées et améliorer leurs caractéristiques physiques et chimiques grâce à la rétention d’eau ».

Enfin, la fertilisation croisée des talents a été encouragée pour explorer les idées innovantes et la créativité dans la communauté de pratique. Elle a permis de développer une technologie en irrigation assistée, résultat d’un projet de recherche initié depuis plus de deux ans et expérimenté publiquement dans un champ d’école de Tabalak. Cette initiative innovante a contribué au renforcement de la résilience des organisations. Ce système ingénieux d’irrigation fonctionne grâce à un réseau de microprocesseur qui « décide » du moment propice d’arrosage des plantes après l’envoi des informations depuis les capteurs de moisissures plantés au sol. Sa conception a fait l’objet de discussions au cours de plusieurs séances de réflexion ayant abouti à la formation de deux équipes de travail interdépendantes qui ont partagé des expériences et connaissances tout au long du processus. Constituées exclusivement des membres de la communauté, ces équipes ont développé des potentiels créatifs dans la programmation approfondie et l’électronique agricole pour favoriser de nouvelles approches de résolution des problèmes liés à l’érosion des sols. Pour cela, les apports de chaque membre d’équipe ont été évalués afin de gérer l’accroissement des flux de contribution.

Gestion des difficultés dans la communauté de pratique

L’analyse des résultats montre que le fonctionnement de la communauté de pratique Dubara Karkara n’est pas exactement conforme à la description de la littérature et sera à l’origine de certaines difficultés rencontrées dans le développement des pratiques résilientes. La première difficulté est liée à l’inégalité supposée de traitement entre les membres de la communauté. En effet, les ingénieurs agronomes qui dirigent des organisations paysannes avec le soutien du Fond des Nations Unies pour l’Agriculture et le développement (FIDA) profiteraient mieux que les autres des retombées d’intervention pour le renforcement des capacités de résilience. Cela a eu pour conséquence de perturber à court terme l’organisation des ateliers de discussion et du forum d’apprentissage nécessaire au processus d’adaptation et de résistance des organisations paysannes. Mais cette difficulté fut surmontée à la suite des explications de l’animateur principal de la communauté et à la création d’un comité de pilotage donnant lieu à une structure plus articulée, plus formalisée et mieux organisée.

Le besoin de formalisation était devenu nécessaire pour assurer le bon fonctionnement de la communauté par le respect des procédures. Ces procédures ont permis de mieux coordonner les tâches en fonction des spécialités des membres et d’organiser plus efficacement les moyens à mobiliser dans la résolution des problèmes identifiés. Le comité de pilotage mis en place a eu pour rôle de garantir la disponibilité des ressources et temps nécessaires au bon fonctionnement de la communauté tout en veillant à ce que les pratiques résilientes initiées ne soient pas compromises.

« Des incompréhensions et des malentendus nous ont amenés à mettre en place un comité de pilotage gage de transparence dans les pratiques et d’harmonie dans la communauté » un membre du pilotage.

La seconde difficulté identifiée est liée non seulement aux opérations de partage basées très souvent sur des forums de discussion, des ateliers de travail ou des séances de formation nécessitant la présence physique des membres compte tenu de la faiblesse des moyens technologiques à leur disposition, mais aussi à la crainte des comportements opportunistes qui se traduiraient par une rétention d’information ou d’expertise professionnelle. Cette difficulté a été également surmontée grâce au développement de la confiance mutuelle par la communication et le respect des engagements pris ainsi que par la mise en place des règles de transparence dans les pratiques.

Discussion

Les résultats obtenus montrent l’importance du lien entre communautés de pratique et résilience organisationnelle. Si les travaux sont rares sur ce lien, ces résultats renforcent néanmoins la thèse d’Amaratunga et al. (2014) selon laquelle le partage des connaissances et pratiques entre acteurs ayant des préoccupations communes contribuent fortement à la résilience de leur organisation. De plus, ce type de résilience crée nécessairement un besoin d’apprentissage pour préparer et prévenir des menaces grâce aux leçons tirées à partir des chocs subis par l’organisation (Altintas et Royer 2009; Duchek 2019). L’exploitation des ressources acquises au sein de la communauté de pratique étudiée a permis de développer les capacités de détection de certaines éventuelles menaces des organisations. Ce résultat soutien les travaux de Hamel et Välikangas (2003) sur la nécessaire anticipation des organisations face à l’adversité. Déterminer les signes avant-coureurs d’un choc serait pour ces auteurs un élément clé de la résilience organisationnelle afin de minimiser les risques d’un échec face à la menace grandissante. Le renforcement des capacités de résilience lié au développement des stratégies de résistance et d’adaptation grâce aux apprentissages des membres de la communauté de pratique a permis de revoir les pratiques existantes des organisations paysannes et d’introduire des changements. Ce résultat contribue à la littérature sur la gestion des crises, notamment les travaux de Bell (2019) sur l’introduction des changements dans les organisations en situation de crise. Ces changements auraient trois aspects : la diminution des coûts de fonctionnement, les réorganisations structurelles et les changements de stratégie. La capacité de renouvellement des organisations par la prise d’initiatives innovantes pour créer de nouvelles activités ou repenser les activités existantes grâce aux analyses et projets développés par la communauté de pratique confirme les travaux de Teneau et Koninckx (2010) sur le fait qu’une menace peut utilement devenir une opportunité de création et d’innovation pour les organisations. Ainsi, l’insuffisance des dispositifs d’anticipation et de résistance prévus dans les deux premières phases de la résilience a amené les membres de la communauté de pratique à prendre des initiatives innovantes et de créativité pour permettre aux organisations non seulement de surmonter les chocs, mais aussi de se renouveler (Béguin et Chabaud, 2009) ou de développer des capacités de régénération (Stopford et Baden-Fuller, 1994). La déstabilisation des membres de la communauté à la suite des insuffisances des dispositifs d’anticipation et de prévision aux chocs est un élément essentiel du résultat obtenu. Elle a été déjà évoquée par Koninckx et Teneau (2010) qui font référence au traumatisme chez des personnes ayant traversé durablement une situation de crise.

Par ailleurs, lier résilience et innovation est rare dans la littérature managériale. Pourtant nos résultats le mettent en évidence en montrant qu’une crise vécue peut constituer une opportunité d’innovation des pratiques. Cet aspect du résultat renforce les thèses avancées par Mafabi et al. (2012) sur la relation entre ces deux variables dans une étude effectuée sur les organismes parapublics en Ouganda ainsi que celles de Tahirou (2019) dans une étude sur les petites entreprises agricoles au Niger.

L’article a permis également d’étudier une communauté de pratique qui a au moins deux caractéristiques particulières : la première est liée au fait que la communauté est constituée de dirigeants ayant des connaissances et compétences diverses permettant de résoudre des problèmes auxquels leurs organisations respectives sont confrontées. Une sorte de « communauté de résolution des problèmes ». Ce résultat vient soutenir les travaux de Pyrko et al. (2016), Metzger et al. (2019) sur la nécessité de « penser ensemble » en vue de résoudre des problèmes dans le cadre d’une communauté de pratique grâce à l’échange et à la coordination des savoirs diversifiés et complémentaires. La seconde est liée au fait que la communauté domine les structures formelles en ce sens qu’elle est constituée de dirigeants qui ont la capacité de mettre en oeuvre les préconisations de la communauté.

Enfin, la formalisation mise en place visait non seulement à faciliter le fonctionnement de la communauté de pratique, mais aussi à rendre plus transparentes les activités effectuées. Ce résultat conforte les observations menées par Pyrko et al. (2019) sur le fait que les communautés deviennent davantage plus structurées et moins informelles avec le temps.

Conclusion

L’étude montre la capacité des organisations paysannes à faire face aux chocs et à survivre dans une zone vulnérable à travers les rencontres et ateliers d’échanges, de collaboration et d’apprentissage des connaissances et expériences des membres d’une communauté de pratique. Ces opérations se justifient par une préoccupation commune de réduire les effets de la vulnérabilité sur les organisations mais aussi de renforcer les savoir-faire dans les pratiques résilientes.

En termes de contributions managériales, l’article permet aux organisations paysannes menacées d’explorer les mécanismes qui permettent de résister et de s’adapter aux crises grâce au partage des connaissances et à l’amélioration de la créativité des membres des communautés de pratique. Il permet aussi aux communautés de pratique de mettre en place les forums de résolution des problèmes, des séances de formation et d’animation créatives ainsi que des ateliers de fertilisation croisée de talents pour survivre grâce au partage des connaissances et savoir-faire. Enfin, il indique le rôle que peuvent jouer les communautés de pratique dans le développement des compétences professionnelles des membres face à une menace et de transformer une situation de crise en une opportunité d’innovation.

Au niveau des contributions théoriques, l’article contribue à la littérature existante en montrant que la diversité et la complémentarité des connaissances et compétences des membres d’une communauté de pratique peuvent constituer un atout majeur dans la résolution des problèmes. Ainsi, les échanges et partages des connaissances auxquels ils participent ont pour objectif de raffiner leurs structures cognitives et de développer de nouvelles routines de résolution de problèmes. Enfin, l’étude admet que la résilience aux chocs des organisations paysannes opérant en zone vulnérable est un processus de reconstruction continue pour leur survie. En effet, la fréquence des facteurs déstabilisants oblige ces organisations à développer constamment des capacités de résistance et à transformer régulièrement leurs pratiques.

Cependant, l’étude présente des limites qui peuvent ouvrir des voies à des futures recherches. S’appuyant sur un seul cas, il convient de poursuivre la perspective par des études de cas multiples et sur un nombre important d’entreprises afin d’analyser l’influence des communautés de pratique sur leur survie. Les futures voies de recherche pourront s’intéresser spécifiquement à l’impact des méthodes de partage des connaissances et expériences des communautés sur les pratiques d’adaptation des entreprises.