Résumés
Résumé
La stratégie politique visant à gérer les parties prenantes de l’entreprise peut être explorée par l’articulation de la théorie des parties prenantes et de l’analyse des réseaux complexes. Les parties prenantes apparaissent comme structurées sous la forme d’un réseau de « petits mondes », c’est-à-dire comme un ensemble de clusters denses faiblement reliés entre eux. Ces réseaux sont soumis à des chocs systémiques aléatoires ou intentionnels qui influencent l’urgence de la situation à laquelle fait face l’entreprise et la légitimité de ses actions. L’encastrement de l’entreprise (fort ou faible) et la nature du choc (aléatoire ou intentionnelle) détermine le choix de l’entreprise entre une stratégie politique réactive, accommodante, proactive ou défensive.
Mots-clés :
- parties prenantes,
- réseaux complexes,
- petits mondes,
- restructurations industrielles
Abstract
The political strategy aimed at managing the firm's stakeholders can be explored through the articulation of stakeholder theory and the analysis of complex networks. Stakeholders appear as structured in the form of a network of "small worlds", that is, as a set of dense clusters with weak interconnections. These networks are subject to random or intentional systemic shocks that influence the urgency of the situation facing the firm and the legitimacy of its actions. The embedding of the firm (strong or weak) and the nature of the shock (random or intentional) determines the choice of the firm between a reactive, accommodating, proactive or defensive political strategy.
Keywords:
- stakeholders,
- complex networks,
- small worlds,
- industrial restructuring
Resumen
La estrategia política que busca administrar las partes interesadas de la empresa puede ser explorada a través de la articulación de la teoría de las partes interesadas y el análisis de redes complejas. Las partes interesadas aparecen como estructuras con forma de red de "pequeños mundos", es decir, como un conjunto de clústers densos que poseen una relación débil entre ellos. Estas redes se encuentran expuestas a choques sistémicos aleatorios o intencionales que influencian la urgencia de la situación que enfrenta la empresa y la legitimidad de sus acciones. La integración de la empresa (fuerte o débil) y la naturaleza del choque (aleatorio o intencional) determina la elección de la empresa, entre una estrategia política reactiva, acomodativa, proactiva o defensiva.
Palabras clave:
- partes interesadas,
- redes complejas,
- pequeños mundos,
- restructuración industrial
Corps de l’article
La Théorie des Parties Prenantes - TPP - (Freeman, 1984; Freeman et al., 2010), montre qu’une entreprise n’a pas uniquement une responsabilité économique de maximisation des profits pour les actionnaires mais également une responsabilité sociale à l’égard d’autres acteurs que sont les salariés, les clients, les élus politiques ou les citoyens. Ces parties prenantes constituent le système politique de l’entreprise. Chaque acteur s’efforce de l’influencer pour satisfaire ses intérêts. La capacité d’influence d’une partie prenante dépend de : 1. son pouvoir lié à la dépendance économique de l’entreprise aux ressources qu’il détient, 2. la légitimité de sa revendication et 3. l’urgence de la situation (Mitchell et al., 1997). Une entreprise élabore une stratégie politique de management des parties prenantes en fonction de la capacité d’influence de chacune d’entre elle (Choi et al., 2014). Carroll (1979) définit quatre stratégies politiques qualifiées de réactive, accommodante, proactive ou défensive (Vazquez-Brust et al., 2010; Ali, 2017).
Malgré ses nombreuses contributions, la TPP présente certaines limites. Elle ignore la multi-latéralité des interactions entre les parties prenantes et les influences indirectes que cela peut produire sur la stratégie politique de l’entreprise (Rowley, 1997; Ferrary, 2009). D’autre part, elle manque d’une approche dynamique pour expliquer l’activation des interactions entre l’entreprise et les parties prenantes (Avetisyan et Ferrary, 2013). Ces limites soulèvent trois questions de recherche : comment appréhender la multi-latéralité des interactions entre les parties prenantes et l’entreprise ? Comment expliquer la dynamique d’évolution de ces interactions ? Quels sont les déterminants du choix de stratégie politique de l’entreprise ?
L’Analyse des Réseaux Complexes (Barabasi, Newman et Watts, 2011; Jen, 2005) permet d’appréhender l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise comme un réseau structuré en « petits mondes », c’est-à-dire un ensemble de « clusters » denses reliés par un nombre limité de liens (Watts et Strogatz, 1998). L’influence d’un réseau de « petits mondes » sur le comportement des acteurs diffère selon leur degré d’encastrement dans un cluster donné. L’encastrement détermine la sensibilité de l’entreprise à deux dimensions : sa dépendance économique et sa légitimité. L’encastrement économique détermine sa sensibilité à la coercition économique que les acteurs du cluster peuvent exercer en menaçant de lui retirer l’accès aux ressources que lui apporte son appartenance au cluster. Son encastrement social influence sa sensibilité à la pression sociale exercée par les parties prenantes pour qu’elle respecte les normes collectives qui définissent la légitimité du comportement des acteurs de la communauté. Au sein d’un réseau de « petits mondes », une entreprise peut être fortement encastrée dans un cluster de parties prenantes et faiblement dans un autre.
Dans une perspective dynamique, l’ARC définit un réseau comme un système stable résultant d’un équilibre entre les intérêts et les forces de ses composants (Barabasi, Newman et Watts, 2011). Les réseaux sont soumis à des chocs systémiques aléatoires ou intentionnels qui les déstabilisent et conduisent ses composants à interagir pour revenir à une situation d’équilibre qui n’est pas nécessairement l’état initial (Albert et al., 2000; Callaway et al., 2000; Jen, 2005). Une extension à l’analyse des parties prenantes offre une perspective dynamique en postulant que l’intensification des interactions entre l’entreprise et les parties prenantes d’un cluster résulte d’un choc aléatoire subit par le cluster (et donc aussi par l’entreprise) ou intentionnellement provoqué par l’entreprise elle-même. La nature du choc influence l’urgence de la situation à laquelle fait face l’entreprise et la légitimité de ses décisions. Un choc aléatoire crée de l’urgence pour l’entreprise mais lui confère une certaine légitimité dans ses actions. En revanche, quand elle provoque intentionnellement un choc, elle maitrise la temporalité mais sa légitimité peut être questionnée par les parties prenantes.
Notre cadre conceptuel permet d’appréhender le choix de stratégie politique de l’entreprise comme étant influencé par son degré d’encastrement (faible ou fort) dans un cluster déstabilisé et par la nature du choc systémique (aléatoire ou intentionnel). Cette stratégie politique est réactive dans le cas d’un choc aléatoire et d’un faiblement encastrement, accommodante lors d’un choc aléatoire et d’un fort encastrement, proactive en cas de choc intentionnel et de faible encastrement et, défensive lors d’un choc intentionnel et d’un fort encastrement.
La première partie est consacrée à la présentation de la TPP. Dans la seconde partie sont introduits deux concepts centraux de l’ARC : la structure des réseaux en « petits mondes » et la nature des chocs systémiques. Leur articulation avec la TPP conduit à la définition d’un modèle d’analyse d’élaboration de la stratégie politique des entreprises. La troisième partie est dédiée à l’illustration du cadre conceptuel par la présentation des quatre cas de restructurations industrielles décidées en 2012 en France par quatre entreprises multinationales (ArcelorMittal, Peugeot-Citröen, Sanofi et Merck). Une restructuration est considérée comme un choc aléatoire quand elle est induite par un évènement externe qui entraine des pertes financières obligeant l’entreprise à agir pour sauvegarder l’organisation. Elle est de nature intentionnelle quand elle est provoquée par une entreprise profitable qui souhaite accroître sa rentabilité et les dividendes versés aux actionnaires. Une dernière partie est consacrée à la conclusion, aux limites et aux perspectives de la recherche.
Théorie des parties prenantes et stratégie politique de l’entreprise
Freeman (1984) a mis en évidence que le comportement des entreprises n’est pas uniquement déterminé par la satisfaction des intérêts des actionnaires (« Shareholders ») mais également influencé par une pluralité d’autres acteurs qui sont des parties prenantes (« Stakeholders ») de son fonctionnement. Les parties prenantes sont définies comme « tout groupe ou individu qui peut affecter ou être affecté par la poursuite des objectifs de l’organisation » (Freeman, 1984 : 46). Cette définition fait des salariés, des syndicats, des élus politiques, des administrations, des clients, des fournisseurs, des concurrents, des médias et de divers autres acteurs autant de parties prenantes de l’entreprise à l’égard desquelles cette dernière est également responsable de ses actions (Mitchell et al., 2016).
Chaque partie prenante n’a pas la même capacité à obtenir de l’entreprise la satisfaction de ses intérêts. Mitchell et al. (1997) proposent trois attributs qui déterminent cette capacité d’influence : 1. Le pouvoir d’interférence de la partie prenante sur le fonctionnement de l’entreprise du fait de la détention de ressources indispensables à son activité; 2. La légitimité de la revendication de la partie prenante au regard des normes collectives; 3. L’urgence de la revendication au regard du fonctionnement de l’entreprise. Une partie prenante peu plus ou moins combiner ces trois attributs. Celle qui combine les trois détient une forte capacité d’influence pour faire aboutir sa revendication.
L’entreprise élabore une stratégie politique de management des parties prenantes pour accompagner ses décisions (Carroll, 1979; Choi et al., 2014). Une stratégie politique se définit notamment par les activités menées dans la sphère non-marchande tels que les actions de lobbying, le financement de partis politiques, les alliances avec des organisations non-gouvernementales ou la participation à des associations professionnelles qui visent à créer de la valeur pour l’entreprise et préserver son avantage concurrentiel (Oliver et Holzinger, 2008).
Quatre stratégies politiques d’entreprise sont identifiées (Carroll, 1979; Vazquez-Brust et al., 2010; Ali, 2017).
La stratégie réactive correspond à un comportement ouvertement conflictuel avec la partie prenante revendicatrice. Elle se traduit soit par une rupture de la relation du fait de l’entreprise ou d’une ignorance volontaire des revendications de la partie prenante. Cette dernière a une faible capacité d’influence. L’entreprise ajuste la structure de l’organisation et prend des décisions managériales dans l’objectif de préserver son intégrité. Dans ce cas, l’entreprise décline sa responsabilité sociale et s’efforce de faire moins que prévu par la loi en termes d’obligation à l’égard de la partie prenante.
La stratégie accommodante consiste à assumer une responsabilité sociale et à entrer dans des relations de négociation pour trouver un compromis entre les intérêts de l’entreprise et les revendications de la partie prenante. Cette dernière a une réelle capacité d’influence sur l’entreprise. L’entreprise peut aller au-delà de ses obligations légales pour accommoder les revendications de la partie prenante. Elle s’inscrit dans une perspective de moyen terme dans laquelle la satisfaction de la partie prenante contribue aussi à la création de valeur pour l’actionnaire.
La stratégie proactive anticipe les revendications de la partie prenante concernée par la décision de l’entreprise afin de préalablement trouver un compromis ou de préventivement l’affaiblir. En elle-même, la partie prenante impactée a peu de capacité d’influence. Il y a une volonté de la part de l’entreprise de gérer proactivement la partie prenante en amont de l’annonce officielle de la décision managériale afin d’éviter qu’elle mobilise d’autres parties prenantes. L’entreprise admet implicitement sa responsabilité sociale et anticipe les potentiels conflits afin de les désamorcer.
La stratégie défensive consiste à faire le minimum nécessaire pour satisfaire les revendications d’une partie prenante. Cette dernière a dans ce cas une réelle capacité d’influence sur l’entreprise. L’entreprise est dans une logique de conformité au cadre légal. Elle tient compte des conséquences de sa décision sur sa réputation mais uniquement dans la mesure où cela peut avoir des impacts économiques à moyen terme. Elle reconnaît sa responsabilité sociale mais l’assume à minima et essaye éventuellement de la contester.
Analyse des réseaux complexes (ARC) et stratégie politique d’entreprise
La TPP met en évidence l’élaboration par les entreprises de stratégies politiques pour gérer leurs parties prenantes. Cependant, elle sous-estime l’importance de la multi-latéralité des relations entre les parties prenantes et n’offre pas un cadre d’analyse de la dynamique d’évolution des interactions entre l’entreprise et ses parties prenantes. Elle réduit la relation entre l’entreprise et ses parties prenantes à une interaction bilatérale et n’inclut pas une éventuelle multi-latéralité. Par exemple, dans la relation bilatérale entre un employeur et un salarié, peuvent également intervenir les autres salariés, les administrations, les syndicats, les élus politiques, les médias ou les clients. D’autre part, les interactions entre l’entreprise et une partie prenante ne sont pas permanentes. Elles connaissent une évolution dynamique en s’initiant, s’arrêtant et variant d’intensité au cours du temps. Enfin, la TPP n’explique pas pourquoi une entreprise choisit telle ou telle stratégie politique pour gérer ses parties prenantes. Ce sont ces limites que l’ARC peut permettre de dépasser.
S’inscrivant dans une perspective systémique héritée de la théorie des systèmes (Le Moigne, 1990; Le Moigne et Simon, 1991; Von Bertalanffy, 1968), l’analyse des réseaux a récemment connu des développements conceptuels avec les travaux sur les réseaux complexes (Barabasi, Newman et Watts, 2011; Jen, 2005). Ces travaux sont venus enrichir l’analyse traditionnelle des réseaux sociaux et ont favorisé l’émergence d’une « nouvelle science des réseaux » (Watts, 2004). Deux outils conceptuels issus de l’ARC permettent d’enrichir l’analyse des parties prenantes. Structurellement, l’ARC appréhende les réseaux comme étant organisés en « petits mondes » (Watts et Strogatz, 1998) et, d’un point de vue dynamique, elle met en évidence le rôle des chocs systémiques dans le déclenchement des interactions entre les composants d’un réseau (Albert et al., 2000; Jen, 2005).
Réseau de « petits mondes » de parties prenantes et position structurelle de l’entreprise
L’ARC s’inscrit dans une compréhension systémique des phénomènes analysés. Ces derniers sont appréhendés comme résultant d’un ensemble de composants qui interagissent dans un enchevêtrement d’interactions en interrelations au sein d’un système ouvert. En cela ils s’inscrivent dans le paradigme de l’analyse systémique (Le Moigne, 1990; Le Moigne et Simon, 1991; Von Bertalanffy, 1968). L’ARC contribue à l’analyse scientifique en explorant une structure spécifique des systèmes, à savoir celle des « petits mondes ». De nombreux travaux scientifiques dans plusieurs domaines académiques (notamment en biologie, physique, informatique et sociologie) ont montré que la structure en « petits mondes » est très largement répandue (Barabasi, Newman et Watts, 2011; Jen, 2005). Watts et Strogatz (1998) montrent notamment que de nombreux secteurs d’activité sont structurés en réseaux de « petits mondes ». Ces réseaux se composent d’un ensemble de sous-réseaux denses d’acteurs reliés par de nombreux liens qui constituent des « clusters » ou des « cliques » (Watts, 2004). Ces différents clusters sont eux-mêmes reliés par un ou un nombre limité de liens (Figure 1).
L’analyse des petits mondes suppose de calculer trois éléments : 1. le nombre de liens que chaque acteur détient (noté K); 2. la mesure dans laquelle les contacts d’un acteur sont également liés entre eux (produisant un coefficient de clustering moyen allant de 0 à 1 et noté C); et 3. la géodésique moyenne (ou chemin le plus court) entre toutes les paires d’acteurs du réseau (noté L) (Watts et Strogatz, 1998). Le coefficient de clustering estime dans quelle mesure, en moyenne, les contacts de chaque acteur sont liés entre eux; il mesure la tendance structurale du réseau à se grouper de façon dense entre acteurs qui ont des relations plus lâches au-delà des frontières du groupe (Corrado et al., 2006). Un réseau en petits mondes à deux caractéristiques : la distance moyenne entre deux acteurs est proportionnelle au logarithme du nombre d’acteurs et, un grand nombre de groupes d’acteurs forment des clusters, c’est-à-dire que les voisins d’un acteur donné sont souvent connectés entre eux (Watts et Strogatz, 1998).
Les propriétés d’un réseau structuré en petits mondes sont de deux ordres. D’une part, au sein d’un cluster, se retrouvent les propriétés d’un réseau social dense (Granovetter, 2005), à savoir que les acteurs sont fortement interdépendants et interagissent fréquemment. Les informations et les ressources circulent aisément entre les membres du cluster. Du fait de leur dépendance aux ressources détenues par les autres membres du cluster, chaque acteur est particulièrement sensible à la coercition économique que les autres acteurs peuvent exercer en menaçant de le priver de l’accès à ces ressources. D’autre part, la densité des liens favorise l’émergence d’une communauté d’acteurs porteuse de normes collectives qui définissent la légitimité du comportement de ses membres. Les acteurs de la communauté exercent une pression sociale pour assurer le respect de ces normes (Granovetter, 2005, 2017). La dépendance en termes de ressources et l’appartenance à une communauté rendent les membres du cluster très sensibles à la coercition économique et à la pression sociale que peuvent exercer les autres membres du cluster. Le degré d’encastrement doit également être appréhendé dans sa multiplixité (Verbrugge, 1979; Dickison et al., 2016). Des acteurs peuvent appartenir à plusieurs réseaux et le degré de chevauchement de ces réseaux influence le degré d’encastrement des acteurs. Plus des acteurs appartiennent aux mêmes réseaux et plus leur degré d’encastrement est fort. Cette multiplexité contribue à la complexité des réseaux.
Au sein d’un réseau de « petits mondes », les clusters sont reliés par un faible nombre de liens. De ce fait, les propriétés du réseau différent. La propriété principale du réseau est de contribuer à la circulation de l’information entre les clusters. On retrouve ici une caractéristique des liens faibles (Granovetter, 1973) et des trous structuraux (Burt, 2005). Un acteur hors du cluster accède à certaines informations du fait de ses liens faibles mais ne bénéficie pas d’un accès privilégié aux ressources des membres du cluster. En revanche, du fait de son faible encastrement dans le cluster, il est peu sensible à la coercition économique et à la pression sociale que peuvent exercer la communauté du cluster.
L’analyse de la position des acteurs au sein d’un réseau structuré en « petits mondes » met en évidence qu’un même acteur peut occuper deux positions structurelles opposées. Il peut être fortement encastré dans un cluster et faiblement encastré dans un autre (Figure 2). Si l’acteur A est fortement encastré dans un cluster à N acteurs, cela signifie que le nombre de liens qu’il entretient avec les autres acteurs du cluster tend vers N-1 (A avec le cluster 1). Si l’acteur A est faiblement encastré dans un cluster, cela signifie que le nombre de liens qu’il entretient avec les acteurs du cluster est très limité et tend vers 1 (A avec le cluster 2). Dans une perspective d’ensemble du réseau de « petits mondes », un acteur est encastré dans un nombre X de clusters dans lesquels son degré d’encastrement varie de 1 à N-1.
La sociologie économique montre que le degré d’encastrement d’un acteur influence sa sensibilité aux propriétés du réseau et donc son comportement (Granovetter, 2005). L’entreprise est sensible à la coercition économique que peuvent exercer les parties prenantes en le privant de l’accès à des ressources nécessaires au fonctionnement de l’entreprise. Au-delà de cet encastrement économique, l’entreprise est indirectement socialement encastrée du fait de l’encastrement social de ses dirigeants. Cet encastrement la rend sensible à la pression sociale que peuvent exercer les membres de la communauté sur ses dirigeants pour faire respecter les critères de légitimité du cluster. Un cluster de parties prenantes a donc une dimension économique et une dimension sociale dont il faut tenir compte dans l’analyse du comportement de l’entreprise. Son degré d’encastrement influence la priorité qu’elle donne à sa responsabilité économique à l’égard des actionnaires ou à sa responsabilité sociale à l’égard d’autres parties prenantes.
Plusieurs chercheurs mobilisent les réseaux de « petits mondes » pour étudier le fonctionnement des grandes entreprises. Kogut et al. (2001) analysent l’impact de la globalisation des marchés financiers sur la structure actionnariale des entreprises allemandes. Historiquement, ces dernières constituaient un réseau national dense caractérisé par des liens étroits entre elles du fait de participations actionnariales croisées directes ou indirectes des banques et de l’Etat. L’internationalisation des capitaux et la dérégulation des marchés financiers ont ouvert l’économie allemande aux investisseurs étrangers sans pour autant remettre en cause la densité du réseau national des participations croisées. Cette coexistence d’un cluster national d’entreprises allemandes fortement connectées entre elles et d’un nombre réduit de liens avec des investisseurs appartenant à des clusters étrangers est caractéristique d’un réseau structuré en « petits mondes ». Les chercheurs de conclure « que la nation – ses frontières, ses lois, son tissu social – et la firme sont étroitement liées entre elles… les réseaux nationaux conservent un pouvoir étonnamment durable… les firmes s’inscrivent dans des clusters locaux » (Kogut et al., 2001). Des conclusions similaires relatives à la persistance de réseaux nationaux denses de grandes entreprises faiblement connectés à un environnement financier globalisé se retrouve également en Italie (Corrado et al., 2006) et aux Etats-Unis (Davis et al., 2003). Les auteurs de conclure que la structure en « petits mondes » des réseaux auxquels appartiennent les grandes entreprises devrait être acceptée comme un élément « naturel » de la structure industrielle de tous les pays (Corrado et al., 2006; Kogut, 2012).
A l’aune de ces travaux, il apparait qu’une entreprise est économiquement fortement encastrée dans un cluster national lorsque son siège social est basé dans ce pays, qu’elle bénéficie de subventions du gouvernement, qu’un nombre important de salariés et de consommateurs sont localisés dans cette même zone géographique. L’entreprise est socialement encastrée si ses dirigeants (conseil d’administration et comité exécutif) sont citoyens du pays considéré, ont effectué leurs études dans ce pays et travaillent ou ont travaillé pour des entreprises de ce pays.
L’analyse des parties prenantes à l’aune de l’ARC permet d’appréhender les systèmes nationaux comme étant des clusters de parties prenantes reliés entre eux par un nombre limité de liens. L’environnement socio-économique des multinationales correspond à un réseau structuré en « petits mondes » de parties prenantes dans lequel une entreprise est fortement encastrée dans son cluster national et faiblement encastré dans les clusters étrangers (Kogut, 2012).
Chocs systémiques et dynamique des réseaux complexes de parties prenantes
L’ARC offre une perspective dynamique dans l’analyse des réseaux en étudiant en quoi les chocs systémiques auxquels ils sont soumis activent les interactions entre leurs composants et influencent leur trajectoire (Jen, 2005; Newman, 2003). L’ARC conceptualise un réseau comme un système stable du fait de l’équilibre entre les intérêts et les forces de ses composants. La question scientifique consiste à s’interroger sur la robustesse de ces réseaux lorsqu’ils sont soumis à des chocs (Albert et al., 2000; Jen, 2003). L’ARC explore en quoi les réseaux sont occasionnellement soumis à des chocs systémiques qui remettent en cause leur équilibre et analyse leur dynamique d’évolution. Ce que montrent de nombreux travaux empiriques dans différents champs scientifiques (notamment physique, biologie, écologie ou informatique) dont certains sont regroupés dans deux ouvrages collectifs (Barabasi, Newman et Watts, 2011, Jen, 2005) est qu’un choc systémique entraîne un accroissement des interactions entre les composants d’un réseau qui cherchent à retrouver une situation d’équilibre. Le système se stabilise dans une structure qui peut être similaire ou différente de la situation d’origine (Callaway et al., 2000). La principale conclusion des différents travaux sur la dynamique des réseaux complexes et que la structure du réseau ex ante influence sa dynamique quand il est soumis à un choc et la structure d’équilibre stable qui émerge ex post. Il apparaît que plus un réseau est dense et plus il est robuste, c’est-à-dire que les interactions entre ses composants tendent à le faire revenir à sa situation d’équilibre initial (Jen, 2005). En revanche, quand le réseau est de faible densité, il se révèle plus fragile et s’éloigne de la situation d’équilibre initial, voire disparaît (Albert et al., 2000). A cet égard, l’ARC s’inscrit dans la perspective de la théorie des systèmes et la notion de robustesse des réseaux fait écho à celle de résilience des systèmes (Webb et Levin, 2005). Sa contribution est de montrer que la robustesse (ou la résilience) d’un réseau en tant que système est déterminée par sa densité.
L’extension de l’ARC à l’analyse d’un réseau de « petits mondes » de parties prenantes amène à appréhender les clusters qui le composent comme étant occasionnellement soumis à des chocs qui remettent en cause leur équilibre et conduisent à une intensification des interactions entre les parties prenantes du cluster pour revenir à une situation d’équilibre. Les clusters qui composent un réseau de « petits mondes » sont par définition des réseaux denses, donc par nature ils sont robustes (ou résilients) et tendent vers un retour à l’équilibre. A cet égard, les travaux de Kogut et al. (2001, 2012) considèrent la globalisation comme un choc systémique qui a déstabilisé le réseau de « petits mondes » dans lequel les systèmes nationaux constituent des clusters de parties prenantes. Ces clusters ont fait preuve de robustesse en maintenant leur structure dans le cadre d’un nouvel équilibre stable.
Une question qu’il convient d’explorer porte sur la contribution de l’entreprise à ce retour à une situation stable. La proposition est qu’une entreprise fortement encastrée dans un cluster contribue grandement au retour à une situation d’équilibre en raison de sa forte sensibilité à la coercition économique et à la pression sociale qu’exercent sur elles les parties prenantes du cluster. En revanche, lorsque l’entreprise est économiquement et socialement faiblement encastrée, elle contribue peu au retour à une situation d’équilibre car elle dépend peu des ressources du cluster et elle est peu sensible à la pression sociale que peuvent exercer ses membres.
L’ARC fait une distinction entre les chocs aléatoires provenant de l’extérieur du réseau et les chocs intentionnels provoqués par un membre du réseau (Jen, 2005; Albert et al., 2000). L’extension à l’analyse des parties prenantes permet de distinguer les chocs aléatoires subis tant par les parties prenantes du cluster que par l’entreprise et les chocs intentionnellement provoqués par l’entreprise mais subis par les parties prenantes. La nature du choc conditionne le degré d’urgence auquel fait face l’entreprise et la légitimité de ses décisions.
Dans le cas d’un choc aléatoire, l’entreprise fait face à une situation d’urgence et elle ne maitrise pas la temporalité des évènements. Il peut s’agir de catastrophes naturelles, de crises politiques, d’accidents industriels, ou de récessions macroéconomiques qui remettent en cause l’existence même de l’entreprise et rendent nécessaire une réaction pour assurer sa pérennité. L’urgence exacerbe la dépendance de l’entreprise aux ressources des parties prenantes. En revanche, la nature aléatoire peut rendre socialement plus légitime une décision visant à assurer la survie de l’entreprise; même si cette décision va à l’encontre des intérêts de certaines parties prenantes. Par exemple, lorsqu’un choc aléatoire entraîne des pertes financières importantes, une restructuration et un plan de licenciement seront socialement plus acceptables au nom de la sauvegarde de l’organisation.
L’entreprise peut également être intentionnellement à l’origine du choc systémique qui déstabilise l’équilibre des intérêts entre les parties prenantes. Ces dernières subissent le choc provoqué par l’entreprise. Il peut s’agir d’une décision d’acquisition hostile d’une autre entreprise, d’introduire une innovation radicale sur un marché ou de s’implanter dans un nouveau pays. Une restructuration industrielle accompagnée de licenciements pour accroître la rentabilité et les dividendes versés aux actionnaires, alors même que l’entreprise est déjà profitable, constitue un choc intentionnellement provoqué par l’entreprise. Dans ce cas, l’entreprise ne fait pas face à une situation d’urgence et sa pérennité n’est pas menacée. L’entreprise maitrise la temporalité puisqu’elle décide du moment de l’annonce officielle de sa décision. Elle peut gérer par anticipation sa dépendance à l’égard des ressources détenues par les parties prenantes. En revanche, quand le choc est intentionnel, sa légitimité à contrevenir aux intérêts des parties prenantes peut être questionnée. Dans le cas d’une restructuration industrielle accompagnée de licenciements massifs, la profitabilité de l’entreprise rend socialement illégitime pour de nombreuses parties prenantes une telle décision. Le qualificatif de « licenciements boursiers » attaché aux entreprises qui suppriment des emplois alors qu’elles sont profitables traduit cette condamnation morale par la société.
Modèle d’analyse des déterminants de la stratégie politique d’entreprise
L’ARC permet d’introduire deux dimensions dans l’analyse dynamique des réseaux de « petits mondes » de parties prenantes et l’élaboration de la stratégie politique des entreprises. D’une part, le degré d’encastrement (fort ou faible) dans un cluster déstabilisé par un choc permet d’appréhender la contribution de l’entreprise à la stabilisation du cluster du fait de sa sensibilité à la coercition économique et à la pression sociale des parties prenantes du cluster. D’autre part, en déterminant l’urgence de la situation et la légitimité de l’entreprise, la nature du choc (aléatoire ou intentionnelle) conditionne les interactions de l’entreprise avec les parties prenantes (Figure 3).
Le croisement des deux dimensions permet de définir quatre configurations distinctes qui orientent le choix de la stratégie politique de l’entreprise (Figure 4).
Illustration du modèle par quatre cas de restructurations industrielles
Une restructuration industrielle accompagnée de suppressions d’emplois ne se limite pas à des interactions entre l’employeur et les salariés licenciés. Elle implique d’autres parties prenantes, notamment les actionnaires, les syndicats, les élus politiques, les administrations et les médias (Ferrary, 2009). L’annonce d’une restructuration accompagnée de licenciements massifs est un choc qui modifie l’équilibre des intérêts des parties prenantes composant un cluster. En réaction, certaines parties prenantes cherchent à influencer l’entreprise pour qu’elle préserve les emplois ou renonce à sa décision. L’incapacité des parties prenantes à influencer l’entreprise se traduit par la disparition des emplois et l’émergence d’un nouvel équilibre sans la présence de l’entreprise au sein du cluster. La vitesse de mise en oeuvre de la restructuration traduit également la capacité d’influence des parties prenantes. Plus cette capacité est importante et plus la mise en oeuvre de la restructuration est lente et les emplois préservés.
Quatre exemples d’importantes restructurations industrielles accompagnées de suppressions d’emplois décidées en France en 2012 par des multinationales sont présentés pour illustrer le cadre conceptuel. Reprenant les conclusions des travaux de Kogut (2012), le système national français est appréhendé comme un cluster de parties prenantes dans lequel les quatre grandes entreprises sont plus ou moins encastrées. Il s’agit de deux entreprises françaises : Peugeot-Citroën (184107 salariés) et Sanofi-Aventis (110000 salariés) et deux étrangères : ArcelorMittal (245000 salariés) et Merck (68000 salariés). Ce choix permet de respecter une unité de temps (2012), de lieu (France) et de taille d’entreprise (effectifs). 2012 fut marquée en France par une crise macroéconomique majeure et un fort accroissement du chômage. Ce fut également une année d’élection présidentielle durant laquelle l’emploi a été un thème central de la campagne électorale. Les rapports annuels et l’importante médiatisation des plans sociaux donnent accès à nombreuses données secondaires (communiqués de presse, interviews, articles de journaux et blogs). Le recours à ce type de données secondaires est désormais bien établi en sciences sociales (Earl et al., 2004; King, 2008).
La chronologie des évènements importe dans l’analyse. Les grandes entreprises publient leurs rapports financiers annuels en février. Le montant des pertes ou des profits publiés permet d’apprécier le degré d’urgence de la situation à laquelle l’entreprise est confrontée. Une entreprise qui réalise des profits importants peut difficilement affirmer légitimement que sa survie dépend d’une restructuration et d’un plan de licenciement. En revanche, l’argument paraît socialement plus légitime pour une entreprise qui réalise des pertes financières conséquentes (Beaujolin-Bellet et Grima, 2011). De même, la politique de versement de dividende est un indicateur de la santé économique de l’entreprise et de sa stratégie de gestion des parties prenantes. Une entreprise qui verse des dividendes conséquents à ses actionnaires, voire les augmente, peut difficilement mobiliser légitiment l’argument des difficultés financières pour justifier une restructuration. En revanche, il est cohérent de considérer qu’une entreprise qui baisse drastiquement ses dividendes, voire les supprime, est objectivement dans une situation financière difficile. A l’aune de ces deux critères, ArcelorMittal et Peugeot-Citröen ont fait face en 2012 à un choc aléatoire lié à la crise macroéconomique qui a entrainé des pertes financières importantes et rendu nécessaire une restructuration ainsi qu’une baisse des dividendes. En revanche, Sanofi-Aventis et Merck sont à l’origine d’un choc intentionnel en décidant, malgré leur haut niveau de profitabilité, de restructurer leur organisation tout en augmentant les dividendes versés aux actionnaires (Tableau 1).
L’autre élément important de chronologie concerne la date de l’annonce officielle de la restructuration. En France, une telle annonce au Comité d’Entreprise est une obligation légale. Son annonce avant ou après l’élection présidentielle révèle la capacité d’influence des parties prenantes, notamment des élus politiques. Une annonce faite avant les élections traduit le peu de pouvoir de ces parties prenantes. Le choix de la date, notamment lorsqu’elle se situe en période de vacances, peut aussi traduire une tactique de l’entreprise pour éviter la mobilisation des salariés et des autres parties prenantes.
L’encastrement économique de l’entreprise est évalué par sa nationalité, le lieu d’implantation du siège de la maison-mère, le pays de cotation financière, la dépendance au marché domestique et aux autorités publiques nationales, notamment en matière de financement de la R&D pour les entreprises dépendantes de l’innovation pour leur compétitivité. Son encastrement social est appréhendé par la nationalité de ses dirigeants (conseil d’administration et comité exécutif), et plus particulièrement, pour les administrateurs, la nationalité des institutions éducatives qu’ils ont fréquenté, des entreprises dans lesquelles ils ont travaillé et celles dont ils peuvent aussi être administrateurs ou dirigeants (Tableau 1). Dans la mesure où les administrateurs représentent les actionnaires, cet encastrement social permet également d’appréhender indirectement une forme d’encastrement économique lié aux liens capitalistiques entre les organisations.
Le degré d’implication de la partie prenante que sont les médias est mesuré par le nombre de mentions pour chacune des quatre restructurations dans les deux principaux quotidiens français (Le Monde et Les Echos) entre janvier 2011 et décembre 2013 (Tableau 1).
Stratégie réactive de l’entreprise faiblement encastrée et choc aléatoire : ArcelorMittal
Dans cette configuration, l’entreprise subit un choc aléatoire au même titre que le cluster de parties prenantes. Elle réagit à un choc imprévisible qui crée une situation d’urgence et entraine une détérioration de sa situation financière. Une crise macroéconomique correspond à ce type de choc. Elle peut conduire l’entreprise à restructurer son organisation et à supprimer des emplois pour assurer sa pérennité.
Le faible encastrement économique de l’entreprise signifie qu’elle est peu dépendante des ressources des parties prenantes du cluster et donc peu sensible à leur coercition économique. Son faible encastrement social induit qu’elle est peu sensible à la pression sociale des membres du cluster pour respecter les normes collectives en matière de préservation des emplois. D’autre part, pour de nombreuses parties prenantes, des pertes financières importantes rendent légitime une restructuration accompagnée de licenciements économiques.
La légitimité liée au choc aléatoire et le faible encastrement de l’entreprise la conduisent à mettre en oeuvre une stratégie politique réactive pour assurer sa pérennité. Des licenciements économiques sont une modalité rapide d’ajustement des coûts qui accorde peu d’importance aux salariés et aux autres parties prenantes concernées, notamment les syndicats et les élus politiques. Du point de vue de l’ARC, le faible encastrement signifie que l’entreprise ne participe pas au retour à l’équilibre initial du cluster. Les interactions entre les parties prenantes favorisent l’émergence d’un nouvel équilibre dans lequel les salariés perdent leur emploi et l’entreprise rompt ou réduit fortement ses relations avec les acteurs du cluster.
ArcelorMittal illustre cette configuration. En 2012, suite à la crise macroéconomique en Europe, le groupe sidérurgique a vu son chiffre d’affaires baissé de 10,4 % (de 93,9 milliards d’euros en 2011 à 84,2 milliards en 2012) et a réalisé une perte opérationnelle importante de 5,3 milliards d’euros (contre un résultat opérationnel positif de 2,6 milliards d’euros en 2011), soit un taux négatif de marge opérationnelle de 6,3 %. Entre 2011 et 2012, le dividende par action a baissé de 73,3 % en passant de 0,75 euros à 0,2 euros (Tableau 1). Pour assurer sa pérennité, l’entreprise a décidé de restructurer l’outil industriel et de fermer les aciéries les moins performantes. En février 2012, dès la publication des résultats financiers, l’entreprise a publiquement annoncé la fermeture en France du site déficitaire de Florange et la suppression de 629 emplois. Face aux difficultés financières, les deux parties prenantes que sont les actionnaires et les salariés ont été directement négativement impactées par la décision de l’entreprise au nom de la survie de l’organisation.
L’annonce de la restructuration a entrainé une forte mobilisation des parties prenantes. Le syndicat CFDT a fait de la lutte contre la fermeture du site un combat symbolique. Les médias ont assuré une couverture importante de la restructuration[1], les élus politiques locaux et nationaux se sont d’autant plus impliqués qu’approchait l’élection présidentielle de mai. La fermeture fut un thème de campagne qui opposa le président sortant, M. Sarkozy, et son principal adversaire, M. Hollande. Ce dernier, lors d’un discours public à Florange en février 2012, s’est engagé à maintenir le site au cas où il serait élu[2]. Pour sa part, le président Sarkozy a convoqué le dirigeant, M. Mittal, à l’Elysée pour essayer d’influencer sa décision[3].
En novembre 2012, le nouveau président élu, M. Hollande, a renoncé à s’opposer à la fermeture du site de Florange et ce dernier fut définitivement fermé en avril 2013. A peine un an s’est écoulé entre l’annonce officielle et la fermeture effective. Un an plus tard, sur les 629 salariés, seuls 120 étaient reclassés en interne, 200 étaient à la retraite et le reste n’avait toujours pas d’emploi[4]. Un nouvel équilibre a émergé avec une moindre présence de l’entreprise dans le cluster français.
La nature aléatoire du choc lié à la crise macroéconomique et le faible encastrement de l’entreprise dans le cluster français expliquent sa stratégie politique réactive qui vise principalement à assurer la survie de l’organisation sans tenir compte des intérêts des parties prenantes du système national. Le faible encastrement économique de l’entreprise est lié au fait que son siège est juridiquement au Luxembourg, la direction opérationnelle est aux Pays-Bas, l’entreprise ne bénéficie pas de la commande publique française et les subventions publiques de recherche ne sont pas stratégiques pour l’entreprise. ArcelorMittal est une entreprise dont la compétitivité est essentiellement liée à sa structure de coûts et peu à sa capacité d’innovation. En 2012, les 285 million de budget de R&D investis par ArcelorMittal ne représentaient que 0,33 % de son chiffre d’affaire et les 1300 personnes employées dans cette direction, dont la moitié en France, ne représentaient que 0,53 % de ses effectifs totaux. Aussi, la capacité des pouvoirs publics d’influencer l’entreprise par l’intermédiaire du financement de sa recherche à travers le Crédit Impôt Recherche ou un autre dispositif se trouve très limitée. D’autre part, les clients d’ArcelorMittal sont des grands groupes industriels et non des ménages qui pourraient éventuellement boycotter les produits de l’entreprise. Seuls 6 % de sa production sont livrés à des clients basés en France[5]. A titre personnel, M. Mittal, est de nationalité indienne, il n’a pas fait ses études en France, il réside à Londres, un seul français siège parmi les onze membres du conseil d’administration et aucun parmi les huit membres du comité de direction de l’entreprise (Tableau 1). L’analyse du rapport annuel montre que seul l’administrateur français a fait ses études supérieures en France, a dirigé une entreprise française et appartient au conseil d’administration d’une autre entreprise française. Les dix autres membres n’ont ni fait leurs études supérieures en France, ni jamais travaillé pour une entreprise française et ne sont dans aucun conseil d’administration d’une entreprise française.
Le faible encastrement économique et social de l’entreprise induit un faible pouvoir de coercition économique de la part des parties prenantes et une faible sensibilité à leur pression sociale. Combiné à un choc aléatoire, cela a conduit à une stratégie politique réactive de la part de l’entreprise.
Stratégie accommodante de l’entreprise fortement encastrée et choc aléatoire : Peugeot-Citroën
Dans cette configuration, l’entreprise réagit également dans l’urgence à un choc aléatoire. La différence avec la configuration précédente réside dans son fort encastrement dans le cluster impacté. L’encastrement économique résulte de la dépendance de l’entreprise aux ressources détenues par les parties prenantes du cluster. De ce fait, ces dernières ont un pouvoir de coercition économique plus important pour influencer le comportement de l’entreprise. L’encastrement social résulte de l’appartenance de ses dirigeants à la communauté sociale du cluster. Cet encastrement induit une plus grande sensibilité de l’entreprise à la pression sociale pour qu’elle respecte les normes collectives qui définissent la légitimité au sein de la communauté.
La stratégie politique accommodante de l’entreprise consiste à publiquement décliner sa responsabilité sociale en légitimant sa décision du fait du choc aléatoire qui provoque des pertes financières importantes et à mener parallèlement des négociations avec l’ensemble des parties prenantes pour obtenir des contreparties en échange d’une prise en compte de leurs intérêts. Dans le cas d’une restructuration, il s’agit pour l’entreprise de limiter les licenciements économiques et de favoriser les reclassements en contrepartie du soutien des parties prenantes dont elle dépend. D’un point de vue dynamique, son fort encastrement amène l’entreprise à participer par ses interactions au retour du cluster à un équilibre proche de la situation initiale.
Peugeot-Citroën illustre cette configuration. En 2011, le constructeur automobile français fut fortement impacté par la crise macroéconomique. La publication de ses comptes en février 2012 montre que son chiffre d’affaires a baissé de 5,3 % (de 58,5 milliards d’euros à 55,4 milliards) et qu’une perte opérationnelle importante de 5,1 milliards d’euros a été réalisée (contre un résultat opérationnel positif de 0,3 milliard en 2011) soit un taux négatif de marge opérationnelle de 9,2 %. Entre 2011 et 2013, Peugeot-Citroën n’a versé aucun dividende à ses actionnaires (Tableau 1). L’entreprise a décidé de restructurer l’organisation et de fermer les sites les moins rentables. D’un point de vue économique, la fermeture de l’usine française d’Aulnay et la suppression de ses 2900 emplois apparaissaient comme la décision la plus rationnelle car l’usine était l’une des moins productives du groupe[6]. Face aux difficultés financières, les deux parties prenantes que sont les actionnaires et les salariés ont été négativement impactées par cette décision de l’entreprise.
Le fort encastrement de l’entreprise dans le cluster français de parties prenantes a influencé sa stratégie politique pour l’orienter vers une stratégie accommodante. Ainsi, l’entreprise n’a pas annoncé la restructuration en février 2012 au moment de la publication de ses résultats financiers. Plusieurs médias ont rapporté les demandes insistantes du ministre du travail de l’époque, M. Bertrand, auprès des dirigeants de Peugeot-Citroën pour qu’ils n’annoncent pas de plan social avant l’élection présidentielle[7]. Le 12 juillet 2012, donc après les élections de mai et pendant la période des vacances estivales, l’entreprise a officiellement annoncé la cessation de la production sur le site d’Aulnay à compter de 2014 et la suppression des 2900 emplois. Cependant, la direction de l’entreprise s’est publiquement engagée à ce que « zéro salarié du site se retrouve à Pôle Emploi » [8], c’est-à-dire sans emploi.
De janvier à mai 2013, les salariés ont mené une grève massive sur le site. Ces mouvements sociaux ont fait l’objet d’une importante couverture médiatique[9]. Cependant, Secafi, une société de conseil proche du syndicat CGT, mandaté par le comité central d’entreprise, a reconnu le bien-fondé économique de la fermeture de l’usine[10]. De plus, un expert mandaté par le gouvernement a également validé la justification économique de la restructuration. Ces avis ont renforcé la légitimité de la décision de l’entreprise. Le 16 mai 2013, la CGT a signé un accord de fin de grève et a validé le plan de sauvegarde de l’emploi. Ce plan prévoyait que 1500 emplois du site d’Aulnay soient reclassés sur d’autres sites de l’entreprise et que les autres soient reclassés sur le bassin d’emploi autour du site. En janvier 2014, l’entreprise a annoncé que 90 % des salariés étaient reclassés[11] et, en avril 2014, le site a été définitivement fermé. Deux ans se sont écoulés entre l’annonce officielle et la fermeture effective.
En échange de sa gestion accommodante de la restructuration, Peugeot-Citroën a obtenu plusieurs aides de l’Etat français. En 2012, ce dernier a accordé sa garantie à la filiale bancaire du constructeur automobile à hauteur de 1,2 milliard d’euros (extensible à 5 milliards) pour lui permettre d’emprunter sur les marchés financiers. En mai 2014, l’Etat a investi 800 millions d’euros dans l’entreprise pour acquérir 7 % du capital. Il a également autorisé le groupe automobile chinois Dongfeng à prendre une participation de 7 % au capital. Enfin, l’Etat a sollicité des entreprises publiques (notamment la RATP et la SNCF) ou dépendantes de la commande publique pour qu’elles recrutent des salariés licenciés par Peugeot-Citroën[12]. En contrepartie de l’aide de l’Etat, l’entreprise s’est engagée à ne pas verser de dividende à ses actionnaires. D’un point de vue dynamique, l’entreprise a participé par ses interactions au retour du cluster de parties prenantes à un équilibre proche de la situation initiale dans la mesure où nombre d’emplois ont été préservé au sein de l’entreprise et qu’aucun salarié n’a été laissé sans emploi.
La nature du choc et le degré d’encastrement de l’entreprise conduisent à cette stratégie politique accommodante qui prend en compte les intérêts de diverses parties prenantes influentes (notamment les salariés, les syndicats et les élus politiques). Peugeot-Citroën est une entreprise fortement encastrée dans le réseau français de parties prenantes. Au niveau économique, l’entreprise est française, le siège social est à Paris, l’actionnaire majoritaire historique est français (la famille Peugeot), l’entreprise est cotée à la bourse de Paris et la France est son principal marché (environ 25 % des ventes). L’entreprise bénéficie de la commande publique et de nombreuses subventions de l’Etat, notamment pour ses activités françaises de R&D. La concurrence dans le secteur automobile étant fortement influencée par la capacité d’innovation, les dépenses en R&D de l’entreprise s’élèvent à 2,047 milliards d’euros, soit 3,7 % de son chiffre d’affaire (en 2009, l’entreprise est le sixième plus important bénéficiaire du Crédit Impôt Recherche). Elle emploie 15900 chercheurs (7,8 % de ses effectifs) dont l’essentiel en France. Sur les 204287 salariés employés par le groupe, 93479 le sont en France (45,7 % des effectifs)[13]. Au niveau social, l’entreprise est également fortement encastrée dans le cluster français. Son dirigeant, M. Varin, est de nationalité française, issu de grandes écoles d’ingénieur publiques (Polytechnique et l’Ecole des Mines) et réside en France. Sur les 14 membres du conseil d’administration de Peugeot-Citroën, 12 sont français. 11 d’entre eux ont fait leurs études supérieures en France notamment dans les grandes écoles (HEC, Essec, ENA, Polytechnique, Centrale Paris, IEP Paris). Ils ont pour l’essentiel fait leur carrière au sein de grands groupes français (notamment Airbus, L’Oréal et Dumez) ou de filiales françaises de groupes étrangers. Huit d’entre eux occupent des postes d’administrateurs dans d’autres entreprises françaises, dont certaines liées à l’industrie automobile (notamment Vallourec, Technip, Zodiac Aerospace, Faurecia, Axa et Bureau Veritas). Enfin, trois d’entre eux sont des membres de la famille Peugeot et l’un d’entre eux est l’ancien président du MEDEF, le syndicat du patronat français. De plus, outre le PDG, les neuf autres membres du comité de direction sont également français (Tableau 1).
Ce fort encastrement économique et social de l’entreprise a induit un fort pouvoir de coercition économique des parties prenantes et une forte sensibilité à la pression sociale des membres du cluster national. Combiné à un choc aléatoire, cela a conduit à une stratégie politique accommodante de la part de l’entreprise.
Stratégie proactive de l’entreprise faiblement encastrée et choc intentionnel : Merck
Dans cette configuration, l’entreprise provoque intentionnellement un choc dans le cluster. Les parties prenantes subissent le choc alors que l’entreprise en est à l’origine. Une restructuration accompagnée de licenciements par une entreprise profitable correspond à cette configuration. Pour une entreprise réalisant des profits, il n’y a pas d’urgence à restructurer pour préserver l’organisation. En revanche, pour de nombreuses parties prenantes, la rentabilité de l’entreprise rend illégitime des suppressions d’emplois, qui sont bien souvent négativement qualifiées par les syndicats, les élus politiques et les médias de « licenciements boursiers » visant à accroître les dividendes versés aux actionnaires.
Dans la mesure où l’entreprise est à l’origine du choc, elle maitrise la temporalité et elle n’a pas à gérer une situation d’urgence. Elle peut planifier la restructuration (choisir la date de l’annonce officielle pour éviter la mobilisation des acteurs, préparer un plan de communication, recourir à des consultants et à des juristes pour organiser la fermeture). Elle peut anticiper les éventuelles réactions des parties prenantes et agir en conséquence en mobilisant des cabinets de reclassement pour aider les salariés à retrouver un emploi, des psychologues pour gérer les possibles traumatismes et des agences de sécurité pour éviter des débordements.
Le faible encastrement économique signifie que l’entreprise est peu dépendante des ressources du cluster de parties prenantes et donc que ces acteurs ont une faible capacité de coercition économique pour l’influencer. Le faible encastrement social de l’entreprise implique qu’elle est peu sensible à la pression sociale pour assumer une responsabilité en matière de préservation des emplois. Dans ce cas, la stratégie politique de l’entreprise vise à satisfaire l’intérêt des actionnaires en accroissant la rentabilité et le versement de dividendes. La rationalité économique la conduit à fermer les sites les moins rentables pour éventuellement les délocaliser et à procéder rapidement à des licenciements économiques sans effort de reclassement interne des salariés. De manière dynamique, le cluster de parties prenantes impacté par le choc évolue vers un nouvel équilibre duquel est absent l’entreprise.
Merck illustre cette configuration. En 2011, le laboratoire pharmaceutique américain a réalisé un chiffre d’affaires de 47,2 milliards de dollars (en baisse de 1,6 % sur un an) pour un résultat opérationnel élevé et en hausse de 8,7 milliards de dollars (contre 7,3 milliards en 2011); soit un taux positif de marge opérationnelle de 18,4 %. En 2012, l’entreprise a versé des dividendes à ses actionnaires (1,7 euros par action). Ces dividendes ont augmenté de 26,6 % entre 2011 et 2013 (Tableau 1). La forte rentabilité ne justifiait donc pas une restructuration car l’existence de l’entreprise n’était pas menacée. Cependant, l’entreprise a décidé de restructurer son activité en France et d’y supprimer 800 emplois, notamment en fermant le site de production d’Eragny-sur-Epte qui employait 247 personnes. En supprimant des emplois et en augmentant les dividendes, l’entreprise agit contre les intérêts de plusieurs parties prenantes, en l’occurrence les salariés, les syndicats, les élus locaux et nationaux, au profit d’une autre, les actionnaires.
L’annonce officielle de la restructuration a été faite lors du Comité d’Entreprise du 30 juin 2012, la veille de la période des vacances et après les élections présidentielles. Les salariés et les syndicalistes locaux se sont mobilisés ainsi que les élus politiques locaux et les médias locaux. Cependant, les médias nationaux[14] n’ont quasiment pas couvert la restructuration. Le gouvernement et les élus politiques nationaux ne se sont officiellement pas impliqués dans le dossier. En février 2013, l’usine d’Eragny-sur-Epte a été définitivement fermée. Sur les 247 salariés, 110 ont bénéficié d’un départ à la retraite et les autres ont fait l’objet d’un licenciement économique. Plus de cinq cents emplois ont également été supprimés sur les autres sites français de l’entreprise. Aucun reclassement interne n’a été organisé. Il s’est écoulé 6 mois entre l’annonce officielle et la fermeture effective du site. D’un point de vue dynamique, un nouvel équilibre a émergé au sein du cluster français de parties prenantes sans la présence de l’entreprise.
L’intentionnalité du choc ainsi que le faible encastrement économique et social de l’entreprise expliquent la stratégie politique proactive caractérisée par une anticipation des réactions des parties prenantes et la priorité donnée aux intérêts des actionnaires. La rentabilité de l’entreprise lui a permis de choisir le moment le plus adapté pour annoncer la restructuration afin d’éviter la mobilisation des parties prenantes, en l’occurrence au cours de la période estivale. Au niveau économique, Merck, est peu encastrée dans le cluster français. L’entreprise est cotée à la bourse américaine. Le siège de l’entreprise est dans l’état du New Jersey aux Etats-Unis. En France, l’entreprise n’a que des sites de production et pas d’activité de R&D qui pourraient bénéficier d’aides publiques (par l’exemple, l’entreprise ne bénéficie pas du CIR). L’essentiel de sa R&D nécessaire à l’innovation est réalisé aux Etats-Unis. Le marché français n’est pas majeur pour l’entreprise[15]. L’entreprise est également peu encastrée au niveau social. M. Frazier, le PDG de l’entreprise, est un citoyen américain qui réside aux Etats-Unis et qui n’a pas fait ses études en France. Aucun des membres du conseil d’administration n’est de nationalité française, ni n’a effectué ses études supérieures en France et aucun d’entre eux ne dirige ou n’a dirigé une entreprise française. De plus, aucun membre du comité de direction de Merck n’est de nationalité française (Tableau 1).
Ce faible encastrement induit un faible pouvoir de coercition économique de la part des parties prenantes et une faible sensibilité à la pression sociale exercée par les acteurs du cluster français. L’intentionnalité combinée à un faible encastrement a permis à l’entreprise de mettre en oeuvre une stratégie politique proactive.
Stratégie défensive de l’entreprise fortement encastrée et choc intentionnel : Sanofi-Aventis
Dans cette configuration, l’entreprise est également intentionnellement à l’origine du choc dans le cluster. Les parties prenantes subissent ce choc. La différence avec la configuration précédente est que le fort encastrement de l’entreprise influence sa stratégie politique et détermine une dynamique différente au sein du cluster. Son fort encastrement économique signifie que l’entreprise est dépendante des ressources détenues par les parties prenantes du cluster. Ces dernières peuvent exercer une coercition économique pour l’influencer. Le fort encastrement social de ses dirigeants la rend sensible à la pression sociale du cluster, notamment pour assumer sa responsabilité sociale en matière d’emploi.
La décision initiale de restructuration prise par l’entreprise vise à satisfaire l’intérêt des actionnaires par une augmentation des dividendes. Cependant, son fort encastrement peut l’obliger à modifier sa décision pour prendre en compte une pluralité d’intérêts de parties prenantes influentes. Sa stratégie politique défensive s’élabore sous l’influence de ces acteurs. De manière dynamique, le fort encastrement de l’entreprise signifie que ses interactions avec les parties prenantes tendent à ramener le cluster vers son équilibre initial.
Sanofi-Aventis illustre cette configuration. En 2012, le chiffre d’affaires du laboratoire pharmaceutique français fut de 34,9 milliards d’euros (en hausse de 4,7 % sur un an) et l’entreprise réalisa un résultat opérationnel positif important de 5,7 milliards d’euros (contre 5,2 milliards en 2011); soit un taux positif de marge opérationnelle de 16,5 %. De plus, en 2012 l’entreprise a versé des dividendes conséquents (2,77 euros par action) et ces derniers ont augmenté de 5,6 % (Tableau 1). Malgré cette forte rentabilité, en juillet 2012, durant la période des vacances et après l’élection présidentielle, Sanofi-Aventis a annoncé qu’aurait lieu en France une réorganisation de l’entreprise. Cette restructuration devait toucher pour la première fois la R&D en France. Le plan initial prévoyait la suppression de 2500 emplois, avec notamment la fermeture du centre historique de recherche de Toulouse qui employait près de 650 personnes. En décidant de supprimer des emplois tout en augmentant les dividendes, l’entreprise visait à favoriser les intérêts des actionnaires au détriment de celui des salariés.
Les salariés et les syndicats se sont fortement mobilisés contre cette restructuration et plus particulièrement contre la fermeture du site de Toulouse. Outre l’organisation de manifestations, ils se sont adressés au maire de la ville, au président de la région Midi-Pyrénées et au commissaire régional au redressement productif qui représente l’Etat. La mobilisation des salariés a entrainé celle des élus locaux puis des élus nationaux. La fermeture du site de Toulouse a été fortement médiatisée[16]. Début juillet, M. Viehbacher, le DG de l’entreprise, a été convoqué à Paris par le ministre de l’Economie. Parallèlement, l’intersyndicale (CFDT, CGT, FO, CGC, CFTC), mandaté par le comité central d’entreprise, a contesté la justification économique de la fermeture et a remis au ministre un rapport d’experts du cabinet Syndex (proche de la CFDT) concluant que « compte tenu de la situation économique et financière du groupe et de ses perspectives, il est parfaitement possible de sauvegarder l›intégralité du potentiel scientifique de Sanofi, en particulier sur sa base française ».
Le 15 octobre 2013, après de multiples négociations, notamment avec le ministre de l’économie, Sanofi a présenté un nouveau plan de restructuration qui prévoyait le maintien du site de recherche de Toulouse et qu’aucun salarié ne serait licencié (364 de ses 617 postes étant préservés, 184 transférés sur d’autres sites et 63 supprimés). En d’autres termes, l’entreprise a renoncé à mettre en oeuvre son plan social de suppressions d’emplois.
D’un point de vue dynamique, le cluster de parties prenantes est revenu à un équilibre proche de la situation initiale puisque le site de Toulouse et les emplois ont été sauvegardés. Cette évolution s’explique à la fois par l’illégitimité affirmée par les parties prenantes de la restructuration d’une entreprise profitable et par le fort encastrement de l’entreprise dans le cluster français. Au niveau économique, ce fort encastrement résulte du fait que Sanofi-Aventis a été créée en France et que son siège s’y trouve. Elle détient 26 sites de production et 9 centres de R&D dans le pays. L’entreprise est cotée à la bourse de Paris. Elle réalise 8 % de son chiffre d’affaires en France et y emploie 28179 salariés sur les 113719 du groupe (soit 24,8 % des effectifs), dont 5000 en R&D[17]. La compétitivité de l’entreprise dépend de sa capacité d’innovation. Pour cela, elle investit 4,92 milliards d’euros en R&D, ce qui représente 14,07 % de son chiffre d’affaire. Sanofi-Aventis bénéfice de subventions publiques pour soutenir ses efforts de R&D (elle est la première bénéficiaire en France du Crédit Impôt Recherche) et dépend des autorités administratives françaises en matière d’accréditation et de remboursement de ses médicaments. Au niveau social, l’entreprise peut paraître moins encastrée dans la mesure où son DG est de nationalité germano-canadienne, n’a pas fait ses études en France et a eu très peu d’expérience professionnelle dans ce pays. Cependant, le président du conseil d’administration de Sanofi-Aventis est français, a effectué ses études supérieures en France (IEP Paris et ENA), a dirigé et dirige toujours des entreprises françaises. 11 des 16 membres du conseil d’administration sont français, ont réalisé leurs études supérieures en France (Insead, Ecole Centrale de Lille, Polytechnique, Ecole des Mines de Paris, HEC, Essec et dans des universités françaises) et dirigent ou ont dirigé des entreprises françaises dont certaines très liées économiquement à Sanofi-Aventis (L’Oréal, Société Générale, Vinci, Total, Axa, Air Liquide, Renault, Vivendi, Orange). De même, sur les 20 membres du comité de direction, 15 sont français (Tableau 1).
Ce fort encastrement économique et social s’est traduit par un important pouvoir de coercition économique de la part des parties prenantes et une forte sensibilité à la pression sociale exercée par les membres du cluster français. Les parties prenantes ont pu collectivement influencer la décision de l’entreprise et la faire renoncer à la fermeture du site de Toulouse et aux autres suppressions d’emplois. De plus, le 29 octobre 2014, M. Viehbacher, le DG de Sanofi-Aventis, a été poussé à la démission par son conseil d’administration.
Ainsi, une stratégie politique défensive fut adoptée car malgré l’intentionnalité du choc, le fort encastrement économique et social de l’entreprise combiné à l’illégitimité de la décision de restructuration l’a obligé à tenir compte des intérêts des parties prenantes et à préserver les emplois au sein du cluster.
Conclusion
L’objectif de cet article était d’explorer en quoi l’encastrement de l’entreprise dans un réseau de « petits mondes » de parties prenantes et la nature des chocs qu’il subit pouvaient permettre d’expliquer la dynamique des interactions entre les acteurs et la stratégie politique de l’entreprise.
La TPP offre un cadre conceptuel pour appréhender la multiplicité des intérêts des différentes parties prenantes que l’entreprise peut avoir à considérer dans son fonctionnement et l’élaboration de sa stratégie politique. Elle permet également de caractériser l’importance que l’entreprise accorde à ces différentes parties prenantes en fonction de leur capacité d’influence liée à la dépendance économique de l’entreprise, la légitimité de sa décision et l’urgence de la situation.
L’ARC contribue à enrichir l’analyse des parties prenantes et la compréhension de l’élaboration de la stratégie politique de l’entreprise. Dans une perspective structurelle, l’ARC permet de considérer un ensemble de parties prenantes comme étant un réseau d’acteurs structuré en « petits mondes » dans lequel l’entreprise est plus ou moins encastrée dans les différents clusters qui le compose. Son degré d’encastrement détermine sa sensibilité au pouvoir de coercition économique des parties prenantes et à la pression sociale que celles-ci peuvent exercer pour qu’elle respecte les critères de légitimité de la communauté. La structure en réseau de « petits mondes » qui caractérise l’économie globalisée des multinationales (Kogut et al., 2001; Kogut, 2012) permet d’identifier deux positions structurelles de l’entreprise. L’une dans laquelle elle est fortement encastrée dans un cluster, en l’occurrence celui qui compose son système national. L’autre dans laquelle elle est faiblement encastrée, notamment les clusters de parties prenantes composés par les systèmes nationaux étrangers. Dans une perspective dynamique, un cluster de parties prenantes est impacté par des chocs systémiques dont la nature aléatoire ou intentionnelle contribue à la légitimité de l’entreprise et à l’urgence de la situation qu’elle à gérer.
L’articulation de la TPP et de l’ARC permet de construire un cadre conceptuel d’analyse des déterminants de la stratégie politique d’entreprise. Le choix entre les quatre stratégies possibles usuellement mobilisées dans le champ de la TPP est influencé par le degré d’encastrement de l’entreprise et par la nature du choc systémique qui déstabilise le cluster.
L’illustration du cadre conceptuel s’est faite à partir de l’analyse de quatre restructurations industrielles accompagnées de licenciements économiques décidées en 2012 en France par des grandes entreprises multinationales. La finalité de la mobilisation de ces quatre cas est, d’une part, d’ordre didactique afin d’illustrer le modèle conceptuel et, d’autre part, d’ouvrir des perspectives en matière de recherche empirique. La fréquence des restructurations industrielles peut permettre de constituer une base de données permettant de tester statistiquement les propositions avancées.
Les quatre cas analysés et les conclusions de travaux de recherche (Kogut et al., 2012) pourraient conduire à réduire le degré d’encastrement d’une entreprise dans un cluster à sa nationalité et à son encastrement dans son système national. Cependant, l’internationalisation des administrateurs et des dirigeants ainsi que la mobilité des sièges d’entreprise favorisent progressivement la rupture d’une stricte identité entre la nationalité de l’entreprise et son degré d’encastrement dans un cluster national. Explorer en quoi cette internationalisation des entreprises influence leur stratégie politique dans le cadre d’une globalisation croissante constitue une piste de recherche.
L’objectif de cet article est de proposer deux dimensions pouvant influencer la stratégie politique de l’entreprise. Il ne prétend pas offrir une explication complète au choix de stratégie politique visant à gérer les parties prenantes. D’autres variables explicatives pourraient s’ajouter pour offrir un modèle élargi d’analyse des stratégies politiques des entreprises et constituer ainsi de futures pistes de recherche. L’intensité du choc systémique induit par une restructuration industrielle mesurée par le nombre de suppressions d’emplois est une possibilité. D’autres variables telles que la structure actionnariale de l’entreprise, son secteur industriel, l’intensité et les formes de concurrence ou l’orientation politique du parti au pouvoir sont autant de dimensions qui peuvent également influencer la stratégie politique de l’entreprise et mériteraient d’être explorées.
Une limite de cet article est liée au type de chocs analysés. L’analyse se focalise sur les restructurations industrielles comme étant une décision de l’entreprise qui constitue un choc systémique. D’autres types de décision telles qu’une acquisition, l’introduction d’une innovation radicale ou une implantation d’une nouvelle activité à l’étranger pourrait être considérées comme des chocs systémiques et donner lieu à une analyse à l’aune de l’encastrement de l’entreprise dans un réseau de « petits mondes » de parties prenantes.
Parties annexes
Note biographique
Michel Ferrary est Professeur de management à l’université de Genève et chercheur-affilié à Skema Business School. Diplômé de l’IEP Paris (Master en gestion), de l’Université Paris VII-René Diderot (Master en sociologie), de l’EHESS/Polytechnique/Université Paris X-Nanterre (Master en économie), il a obtenu un Doctorat en gestion à HEC Paris et a une Habilitation à Diriger des Recherches de l’Université de Toulouse. Ses travaux de recherche portent sur la gestion des ressources humaines, l’analyse des réseaux sociaux et le management de l’innovation.
Notes
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[1]
Une recherche sur LexisNexis montre que, entre janvier 2011 et décembre 2013, la fermeture du site de Florange a été mentionnée 353 fois dans Les Echos et 275 fois dans Le Monde.
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[2]
Le Monde, 24 février 2012
-
[3]
Le Monde, 1 mars 2012
-
[4]
Le Monde 24 avril 2013
-
[5]
Rapport annuel de l’entreprise
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[6]
Le Monde, 11 septembre 2012
-
[7]
Plusieurs journaux ont rapporté cette information, notamment Challenge du 15.02.2012.
-
[8]
Le Monde 12 juillet 2012
-
[9]
Une recherche sur LexisNexis montre que, entre janvier 2011 et décembre 2013, la fermeture du site d’Aulnay a été mentionnée 271 fois dans Les Echos et 176 fois dans Le Monde.
-
[10]
Les Echos, 7 janvier 2005
-
[11]
Challenges, 10 janvier 2014
-
[12]
Le Monde, 17 mai 2016
-
[13]
Rapports annuels de l’entreprise
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[14]
Une recherche sur LexisNexis montre que, entre janvier 2011 et décembre 2013, la fermeture du site d’Eragny-sur-Ept a été mentionnée 2 fois dans Les Echos et 4 fois dans Le Monde.
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[15]
Rapports annuels de l’entreprise
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[16]
Une recherche sur LexisNexis montre que, entre janvier 2011 et décembre 2013, la fermeture du site de Toulouse a été mentionnée 45 fois dans Les Echos et 33 fois dans Le Monde.
-
[17]
Rapport annuel de l’entreprise
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Parties annexes
Biographical note
Michel Ferrary is Professor of Management at the University of Geneva and associate scholar at Skema Business School. Graduated from IEP Paris (Master in Management), University Paris VII-René Diderot (Master in Sociology), EHESS / Polytechnique / University Paris X-Nanterre (Master in Economics), he obtained a PhD in management at HEC Paris and a “Habilitation à Diriger des Recherches” at the University of Toulouse. His research focuses on human resources management, social network analysis and innovation management.
Parties annexes
Nota biográfica
Michel Ferrary es profesor de gestión en la Universidad de Ginebra e investigador asociado en Skema Business School. Máster en Gestión del Instituto de Estudios Políticos de París, Máster en Sociología de la Universidad de París VII-René Diderot y Máster en Economía de EHESS/Polytechnique/Universidad Paris X-Nanterre. El profesor Ferrary obtuvo su grado de Doctor en Gestión HEC París y tiene una “Habilitation à Diriger des Recherches” de la Universidad de Toulouse. Sus trabajos de investigación se centran en la gestión de recursos humanos, el análisis de las redes sociales y la gestión de la innovación.