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La dissociation entre les frontières juridiques et le périmètre économique des firmes transnationales a réduit la capacité de la régulation juridique étatique en renforçant l’autonomie des formes de régulations privées, dans un contexte de double cloisonnement des personnes morales et des ordres juridiques (Arnaud, 2004; Terré, 2007; Robé, Lyon-Caen, Vernac, 2016; Lafarge, 2017). Cette disjonction questionne l’adéquation de certains concepts juridiques du droit privé (contrat de travail, lien de subordination, relations individuelles et collectives de travail, personne morale, responsabilité, etc.) pour appréhender les rapports de travail et la protection du capital humain externalisé dans les entreprises transnationales (Daugareilh, 2010; Chassagnon, 2012; Moreau, 2015; Robé, 2015; Supiot, 2015; Desbarats, 2017; Lafargue, 2017), tant le déséquilibre apparaît croissant « entre les pouvoirs des entreprises qui utilisent l’espace transnational grâce à des règles juridiques instaurant des libertés économiques sans entraves et les possibilités qui existent de soumettre à des règles juridiques de protection sociale les travailleurs qui évoluent dans cet espace social transnational » (Moreau, 2015, p. 145; Delmas-Marty, 2007; Havard, Rovive, Sobczak, 2009; George, 2014; Robé, 2015; Lafarge, 2017; Chavagneux, Louis, 2018).

Dans ce contexte, la responsabilité sociale de l’entreprise (désormais RSE) s’est largement imposée « comme cadre de référence pour fonder une privatisation du processus de régulation de la mondialisation de l’économie » (Daugareilh, 2015, p. 183). Malgré ses vertus, elle semble pourtant impuissante à éviter la récurrence des scandales sanitaires, sociaux et environnementaux (Desbarats, 2017; Sachs, 2017). Cette valorisation sociale de la RSE, qui entretient des relations ambiguës et incertaines avec le droit positif (Daugareilh, 2010, 2017; Trébulle, Uzan, 2011; Caillet, 2014), ne signifie pas pour autant que ce dernier ait cessé d’être un point de référence de la régulation des entreprises à l’échelle internationale (Daugareilh, 2017; Lafarge, 2017). Comme l’illustrent, par exemple, les clauses RSE dans les relations commerciales contractuelles (Queinnec, Mac Cionnaith, 2018), les accords-cadres internationaux (Moreau, 2018) ou encore la reconfiguration du reporting RSE au nom d’un devoir de transparence (Desbarats, 2018), on assiste à une juridicisation[1] croissante de la RSE qui consacre un pluralisme normatif polycentrique ordonné entre hard law et soft law, (Marain, 2016; Daugareilh, 2017; Martin-Chenut, 2017), entre la RSE obligatoire et volontaire (Lado, 2016). Depuis les années 2000, ce mouvement est particulièrement prégnant en France où les pouvoirs publics privilégient un recours marqué au contrôle et à la contrainte pour amener les entreprises à s’engager dans des démarches socialement responsables (Desbarats, 2018). Ce constat n’est pas neutre tant la juridicisation, dans une recherche d’efficacité symbolique propre au droit (Garcia-Villegas, 1995), permet de renforcer l’adhésion et la légitimité de certains comportements et pratiques prescrits par les règles de droit auprès des membres du corps social (Delpeuch, Dumoulin, Galembert, 2014).

Fondamentalement, cet article s’interroge sur la fonction et la place du levier juridique dans la régulation des espaces économiques qui transcendent les territoires nationaux et l’encadrement des pouvoirs économiques privés à une échelle globale (Coppens, 2012; Delmas-Marty, 2013; Daugareilh, 2017; Lafarge, 2017). Pour s’inscrire dans ce débat, nous nous intéresserons ici à un exemple français de juridicisation de la RSE. Il s’agit de l’instauration de l’obligation légale de vigilance et de prévention des risques pour certaines grandes entreprises appelée communément « la loi sur le devoir de vigilance »[2] (désormais LDV). Trouvant son inspiration dans les textes et principes non contraignants de la soft law (Danis-Fatôme, Viney, 2017; Peskine, 2018), cette loi s’inscrit plus largement dans le mouvement international « entreprises et droits de l’homme » (Business and Human Rights) (Brabant, Savourey, 2017). Parmi les multiples foyers de régulation de la RSE (Queinnec, Mac Cionnaith, 2018), la LDV présente néanmoins une spécificité. Replaçant les sources instituées du droit interne au centre du processus de régulation de l’infrastructure des chaînes de valeur transnationales, elle conduit le législateur à transférer une mission de surveillance à la charge de certaines entreprises par le recours à la contrainte légale étatique qui définit à la fois une obligation de vigilance (établissement, mise en place et publicité d’un plan de vigilance), une obligation de réaction (même si la loi n’est pas prescriptive concernant le choix des mesures à prendre en cas de risque constaté) et une logique de sanction (si la surveillance est défaillante). Ce recours à la mécanique de la vigilance n’est pas nouveau dans son principe[3] (Desbarats, 2018) et trouve de multiples déclinaisons dans d’autres pays (Tap, 2018). Dans son objet, la LDV impose à certaines sociétés françaises[4] l’élaboration et la mise en oeuvre de plans de vigilance dans leurs réseaux de sous-traitants ou/et fournisseurs directs et indirects. Si les premiers plans publiés se révèlent hétérogènes[5], cette prescription juridique se traduit par la mise en place des mesures locales d’identification des risques et de prévention des atteintes graves envers les droits humains[6], les libertés fondamentales, la santé, la sécurité des personnes et l’environnement. Elle puise sa justification dans la position privilégiée qu’occupent certaines firmes-pivots dans leurs chaînes d’approvisionnement internationales (Tap, 2018).

Nous chercherons à montrer en quoi la LDV se situe dans une double conception de la loi qui questionne les conditions mêmes de son effectivité, c’est-à-dire la question de son inscription et son application dans les faits ou les pratiques sociales (Leroy, 2011, 2011/a). Pour ce faire, nous reprendrons la distinction proposée par Baranger (2018). Ce publiciste considère que la loi possède une double facette qualifiée de politique et juridique. Dans sa dimension politique, la loi apparaît comme une création finalisée qui traduit la volonté explicite du pouvoir législatif ou exécutif[7]. S’inscrivant dans l’ordre du devoir-être et pétrie de téléologie, la loi politique aspire à ériger une chose (un comportement, une idée, etc.) en normes juridiques porteuses d’une axiologie servant de référence pour l’appréciation des situations ou comportements. Traduisant une intention de constituer ou maintenir un monde social idéal, la technique juridique n’apparaît que comme « la servante d’un certain nombre d’idées et de représentations d’un monde social possible, souhaitable voire nécessaire » (Fabre-Magnan, Brunet, 2017, p. 202-203) indissociables de considérations morales, de valeurs fondatrices (comme la justice, la dignité) socialement et historiquement situés (Troper, 2003; Supiot, 2005; Berguel, 2012; Groulier, 2014; Fabre-Magnan, Brunet, 2017). La loi juridique est, quant à elle, la formalisation technique de la loi politique qui cherche à s’imposer au monde social en fonction d’un certain nombre de buts et donc de valeurs. Elle n’accède à sa normativité qu’à travers l’interprétation juridictionnelle de ses énoncés par les différents professionnels du droit (avocats, experts juridiques, magistrats, fonctionnaires, juristes d’entreprise, responsables de la conformité). Ces actes interprétatifs sont rendus possibles et nécessaires par certains caractères de la règle de droit (incomplétude de ses énoncés juridiques, généralité, etc.) en vue de permettre son application tout en influant sur les conditions mêmes de son effectivité.

Cette distinction est importante pour notre propos et ce, pour au moins deux raisons. Tout d’abord, elle nous rappelle, comme le suggèrent Fabre-Magnan et Brunet (2017, p. 202-203), que « la technique n’est pas la partie la plus importante du droit, car elle n’est que la conséquence et le reflet des buts qui sont assignés au droit (…) c’est bien l’axiologie juridique qui explique les normes de droit, leur genèse et leur évolution ». Sur ce point, la LDV nous semble incontestablement s’ancrer dans cette forme d’axiologie dans laquelle la technique juridique n’est pas maîtresse d’elle-même, mais apparaît plutôt comme la traduction juridique d’une vision normative de ce que devraient être les relations interentreprises dans les chaînes de valeurs transnationales. Ensuite, la nécessaire traduction de la loi politique dans des énoncés formels et institués ayant des effets juridiques pointe l’existence d’un écart irréductible entre l’intention du législateur, le caractère abstrait de la règle et les cas précis auxquels il s’agit de l’appliquer. Cet écart, particulièrement prégnant dans le cas de la LDV, laisse nécessairement une place centrale à l’interprétation des faits et des règles par les différentes catégories d’acteurs concernées par cette loi qui conditionnent l’effectivité même de ses énoncés juridiques.

Ainsi, nous chercherons à indiquer dans quelle mesure la LDV se situe dans un champ de tensions marqué entre ces deux dimensions qui questionne la conception même de son effectivité. En dépit de la force contraignante attachée à ses énoncés, cette loi offre en effet de fortes marges de manoeuvre interprétatives aux acteurs organisationnels tant le champ de surveillance préventive et la latitude de définition des mesures de vigilance « raisonnables » apparaissent larges. Nous verrons qu’elle n’impose pas aux entreprises concernées une conduite obligatoire et déterminée clairement circonscrite par des injonctions normatives, pas plus qu’elle ne dicte de solutions uniques et univoques. Ses propositions juridiques fixent plutôt un résultat à atteindre, à savoir, en l’espèce, la régulation des rapports de travail des entreprises transnationales et la protection de l’environnement dans les chaînes d’approvisionnement transnationales. A travers une lecture constructiviste d’inspiration weberienne dans laquelle une norme juridique agit par la signification, le sens que les individus lui donnent (Weber, 1965,1986; Coutu, Rocher, 2006), il convient dès lors de considérer la LDV comme un modèle idéel abstrait susceptible de recevoir un nombre a priori indéterminé d’applications ayant pour vocation de référence le guidage de l’action (Jeammaud, 1990), un ensemble de ressources mobilisables pour l’action (Ost, Van de Kerchove, 2002) ou encore un système de potentialités à partir duquel se déploient des activités spécifiques de mobilisation des règles par ses destinataires (Rangeon, 1989). La portée pratique de la LDV apparaît inséparable d’un processus d’interprétation et d’appropriation par ses destinataires et des usages qu’ils en feront en vue d’assigner à ses énoncés un sens et une portée empirique (Timsit, 1997) qui ne coïncident pas nécessairement avec les objectifs poursuivis initialement par le législateur. Pour ce faire, nous chercherons à identifier la finalité de la LDV et les valeurs qu’elle véhicule, les cadres d’action à partir desquels les entreprises concernées devront agir, en scrutant les rapports que cette norme juridique rend possible, en décryptant les choix qu’elle consacre et en analysant les différentes façons dont elle peut être prise en compte par ses destinataires.

La première section de cet article reviendra sur la dimension politique de la LDV. Nous pointerons les raisons pour lesquelles l’ambition politique du texte (champ de responsabilisation, périmètre très étendu des mesures à prendre, etc.) concourt à renforcer le caractère indéterminé de ses énoncés juridiques qui se rapportent partiellement à des notions imprécises au contenu flou (droits de l’homme, libertés fondamentales, etc.). La seconde section sera dédiée à sa facette juridique. Nous verrons que le texte lui-même laisse ouvertes certaines questions juridiques susceptibles d’alimenter des opérations de construction de sens qui peuvent affecter ses usages sociaux et ses effets juridiques réels indépendamment des effets escomptés. Nous conclurons sur les limites d’une réponse étatique comme rempart contre les dérives des logiques économiques.

La dimension politique de la LDV

Acte manifeste de la volonté et des intentions portées par la majorité de l’époque à l’Assemblée nationale, la LDV est un texte à visée politique qui a donné lieu à de vifs débats, fait l’objet de plusieurs lectures au sein de chacune des deux chambres (Assemblée nationale et Sénat)[8] ainsi qu’au dépôt d’une question prioritaire de constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel, le 23 février 2017[9]. Elle « s’inscrit résolument dans une perspective de progrès social et d’avancée des droits humains », nous affirme son rapporteur Dominique Potier (2015, p. 7). Il a fallu près de quatre ans pour aboutir à la version définitive du texte (cf. Annexe 1)[10]. La dimension politique de la LDV peut se lire à plusieurs niveaux. Tout d’abord, nous chercherons à montrer dans quelle mesure elle procède d’une forme singulière d’humanisme juridique. Puis, nous verrons en quoi elle questionne les frontières de l’entreprise et la dissociation entre l’employeur de fait et l’employeur de droit à l’échelle internationale en rompant l’équilibre acquis au cours du XXe siècle entre subordination du salarié et responsabilité de l’employeur.

La LDV comme forme singulière d’humanisme juridique

A l’inverse de certains courants du positivisme légaliste, la théorie et la philosophie du droit admettent très largement qu’aucune règle juridique ne peut se concevoir comme dépourvue d’un fondement axiologique (Pariente-Butterlin, 2005; Supiot, 2005; Bergel, 2012; Favoreau & alii, 2015). Etant « aussi et peut-être avant tout un système de valeurs » (Rangeon, 1989, p. 132), le droit reste donc inscrit dans une historicité contingente traversée par des idéologies dominantes, des sensibilités politiques par nature indéterminées et évolutives. La notion « d’humanisme juridique » (Delmas-Marty, 2011, 2013) est une traduction singulière de cette forme d’encastrement du droit dans les attentes normatives et sociétales. Chez Delmas-Marty (2011), elle traduit la place centrale du droit dans l’émergence et la promotion d’une communauté de valeurs supra-étatiques applicable à une échelle globale qui permet de les formaliser (fonction législative) et de les mettre en oeuvre (fonction judiciaire et exécutive). Comme le précise la juriste française, « un tel droit, qui n’est plus identifié à une nation, implique une dimension éthique, c’est-à-dire la référence aux valeurs communes qui humanisent cette communauté à l’échelle humaine » (Delmas-Marty, 2011, p. 13).

La LDV s’inscrit dans cette perspective. Le député Dominique Potier (2015, p. 9) précise que sa rédaction est inspirée par « une philosophie éminemment humaniste » en vue de protéger les droits des personnes affectées par les activités des entreprises transnationales françaises à l’étranger. Sa mise à l’agenda politique semble d’ailleurs étroitement liée à la catastrophe industrielle du Rana Plaza et son nombre important de victimes (1138 personnes décédées et plus de 2000 blessées). Beaucoup d’observateurs considèrent que l’initiative parlementaire a été largement justifiée par ce drame (Supiot, 2015/a; Belporo, 2016; Hannoun, 2017; Martin-Chenut, 2017; Moreau, 2017; Muir Watt, 2017; Queinnec, 2017; Desbarats, 2018; Peskine, 2018; Tap, 2018). La LDV est d’ailleurs quasiment unanimement dénommée « loi Rana Plaza » par la presse française (L’Express, Le Huffingtonpost, Le Monde, Le Point, La Croix, Le Figaro, L’Humanité, Le Parisien, etc.). L’exposé des motifs de la proposition de loi n° 1524 du 6 novembre 2013 cite explicitement le drame du Rana Plaza, et la présence d’étiquettes appartenant à de grandes marques françaises et européennes, pour légitimer la nécessité de rendre les sociétés donneuses d’ordre responsables des dommages causés par une activité économique qu’elle contrôle. Son écho médiatique a pointé les limites de la « diplomatie sociale des multinationales » (Louis, 2018) et rappelé l’impérieuse nécessité d’apporter une réponse politique et législative pour responsabiliser les opérateurs économiques, et particulièrement les grandes sociétés, les groupes de sociétés, quant aux conditions d’utilisation du facteur humain dans leurs réseaux de sous-traitance.

Son humanisme juridique se retrouve au-delà de l’intention normative de son rapporteur. Cette loi consacre en effet juridiquement l’universalité abstraite et la justiciabilité des droits de l’homme nées de la pensée philosophique et politique européenne dans l’analyse des relations de travail des firmes transnationales (Lochak, 2010; Favoreau, 2015; Nollez-Golbbach, 2015). Or, la promotion de ces droits est, par définition, un choix politique et législatif (Nahoum-Grappe, 2017) qui exprime « l’intuition de l’universalité du refus de l’injustice » (Lafourcade, 2018, p. 3) ou encore « la responsabilité collective à l’égard de toute la famille humaine » (Lafourcade, 2018, p. 6). Sur ce versant social, la LDV mêle donc étroitement considérations juridiques et arguments axiologiques, idéologiques, politiques et philosophiques en affirmant un universel de justice sociale aux dimensions de la planète (Tap, 2018), qui s’exprime différemment sur la question de la protection environnementale.

Cette interférence entre le droit et la morale n’est ni étonnante, ni critiquable en soi. Certes, les théoriciens et les philosophes du droit nourrissent des positions opposées sur les relations entre le droit et la morale allant d’une stricte distinction qui renonce à ancrer le droit dans autre chose que lui-même (Kelsen, 1999), à une consubstantialité amenant à considérer que toute interprétation du droit se fonde sur un idéal moral d’égalité (Dworkin, 1995), en passant par l’étroite complémentarité entre l’éthique et le juridique (Kant, 1853). Le paradigme dominant de l’encastrement considère que les systèmes juridiques ne peuvent faire l’économie des normes implicites qui sont à l’oeuvre dans une société historiquement située (Pariente-Butterlin, 2005; Supiot, 2005; Amselek, 2012; Bergel, 2012; Delmas-Marty, 2013). Le système juridique apparaît non seulement « porteur et producteur de valeurs » (Farjat, 2004, p. 34), mais la production du droit elle-même se montre « sur-déterminée par des facteurs dont la source est dans des exigences formulées par la société, par certaines forces qui la composent, par des pouvoirs qui la régulent ou tentent de la réguler » (Commaille, 2015, p. 269). Dans la même veine, Baranger (2018, p. 13-14) considère que la loi touche « à nos conceptions morales les plus profondes, puisque c’est avec la loi que nos sociétés formulent ce qui est bien et ce qui est mal, désignent ce qui mérite l’éloge ou le blâme ». Confirmant l’hypothèse d’une porosité des frontières entre société civile et appareil étatique, le discours juridique fonctionne alors « comme un instrument de légitimation des valeurs sociales qui, du fait de leur reconnaissance par le droit, se chargent et se lestent de légitimité » (Dumoulin, Robert, 2010, p. 15; Delmas-Marty, 2011, 2013).

La LDV comme questionnement des frontières de l’entreprise dans les chaînes d’approvisionnement internationales

Encadrant l’action des firmes qui disposent d’un pouvoir d’imposer des changements aux opérateurs avec lesquels elles contractent, la LDV introduit un principe de « responsabilité solidaire » (Supiot, 2015/a, 2018)[11] ou de « solidarité obligée » (Lyon-Caen, 2006) qui questionne les frontières mêmes de l’entreprise. En pointant les modes d’exercice du contrôle et du pouvoir dans et hors de l’entreprise, elle permet de percer l’écran juridique de la personnalité morale et des contrats successifs qui forment l’infrastructure des chaînes de valeur transnationales (Muir Watt, 2017) tout en obligeant les pouvoirs privés économiques à répondre des conséquences sociales et environnementales de leurs décisions (Delmas-Marty, 2013; Supiot, 2015). S’appuyant notamment sur la promotion d’une vision universelle et indivisible des droits de l’homme et de leurs principes essentiels, cette loi marque ainsi une transition vers une approche renouvelée de l’analyse institutionnelle de l’entreprise en vue de dépasser l’analyse contractuelle (Lafargue, 2017) et d’adopter une solution juridique pragmatique pour conjuguer droits de l’homme et économie et responsabiliser les entreprises multinationales. Le législateur a souhaité ainsi organiser un certain transfert des risques et une redistribution des responsabilités vers les entreprises pivots (extension de responsabilité à des entreprises pour des agissements ou des situations dues à d’autres). Ce choix se traduit par un élargissement des frontières de l’entreprise (c’est-à-dire du champ d’extension des responsabilités des instances sociétaires) au niveau du travail salarié et poursuit la tâche historique d’intégration de ce dernier par une autre voie que le contrat, en l’occurrence par une mutation du principe d’autonomie de la personne morale (Favereau, Lyon-Caen, 2015). La LDV exprime ainsi avec force une vision stratégique de l’usage du droit et du rôle de la régulation judiciaire étatique de l’activité économique transnationale. Face au « flou entourant aujourd’hui la nature des normes RSE » (Restrepo Amariles, Van Waeyenberge, Colombani, 2017, p. 163), cette juridicisation a conduit le corps politique à privilégier la force contraignante et le caractère obligatoire du droit positif par rapport aux démarches RSE qui se construisent sur la base d’initiatives essentiellement volontaires (Lado, 2016). Le formalisme juridique octroie ainsi à l’obligation de vigilance une valeur et une sécurité juridiques portées par l’intention normative du législateur.

Nous allons maintenant chercher à montrer en quoi ce plaidoyer politique peut se heurter à des difficultés d’opérationnalisation. Celles-ci tiennent tant au caractère indéterminé des énoncés juridiques de la LDV qu’à l’opération de construction de sens et d’interprétation de ses énoncés que modèleront nécessairement sa portée pratique et ses effets (prévisibles ou réels).

La dimension juridique de la ldv

Une des originalités de cette loi est d’articuler les processus d’internormativité entre la juridicisation étatique de l’entreprise et l’endogénéité du droit pour rendre impérative la construction de la gestion des risques sociaux et environnementaux dans les groupes transnationaux, et renforcer ainsi la densité normative entourant la RSE (Martin-Chenut, 2017; Moreau, 2017/a; Sachs, 2017). Cette forme d’hybridation et d’interaction entre des modalités différentes de productions des normes peut se résumer comme suit (cf. Figure 1) :

FIGURE 1

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La juridicisation étatique de l’entreprise

Cette forme de juridicisation tient à l’origine même de la règle de droit utilisée, à savoir la loi qui, posée par une formule abstraite, impérative et sanctionnable, a pour vocation d’être d’application générale et catégorique (Deumier, 2011; Berguel, 2012). L’objectif de cette loi est double. D’une part, elle vise à rendre responsable les grands groupes des atteintes graves aux libertés fondamentales et aux droits humains, à la santé, la sécurité des personnes et de l’environnement qui pourraient être constatées dans leurs filiales et dans leurs chaines d’approvisionnement (internationalisation de la responsabilité). D’autre part, elle aspire à permettre à des victimes d’obtenir réparation de dommages que la mise en oeuvre du plan de vigilance aurait permis d’éviter (justiciabilité). Sans répondre à toutes les questions sur les formes de société débitrices de l’obligation de vigilance (Brabant, Savourey, 2017/a; Hannoun, 2017), elle rend obligatoire et public[12] le plan de vigilance pour les sociétés françaises de plus de 5000 salariés, ainsi que pour toutes sociétés employant plus de 10 000 personnes et opérant en France et ce, quel que soit le pays dans lequel est établi leur siège social. Ces firmes ont également la responsabilité de s’assurer de la conformité des pratiques de leurs filiales ou sociétés contrôlées dans un champ de responsabilisation très large (respect des libertés fondamentales, des droits de l’homme, de la santé et de la sécurité des personnes, protection de l’environnement). La LDV impose aux entreprises concernées d’adopter un plan de vigilance qui est la clé de voûte de la loi (Brabant, Michon, Savourey, 2017). Cette prescription comporte une triple obligation : l’établissement d’un plan de vigilance, sa mise en oeuvre effective et la publicité, via un rapport de gestion (Code du commerce, L. 225-102) des mesures prises et des résultats obtenus pour prévenir les dommages dans les filiales et tout au long de la chaîne d’approvisionnement, y compris dans les pays à faible gouvernance (obligation de reporting).

Dans une lecture interne, la loi questionne tant les frontières juridiques des sociétés (comme personnalités morales) que la notion de responsabilité. Sur le premier point, sans remettre en cause les frontières sociétaires et la liberté d’entreprendre des sociétés en relation avec les firmes-pivots, le périmètre de vigilance bat en brèche, selon Sachs (2017, p. 382), une double idée : « la première selon laquelle une personne morale est nécessairement autonome, la seconde selon laquelle la reconnaissance de la dépendance doit conduire à la remise en cause de la personnalité morale ». En d’autres termes, cette loi traduit la volonté de la puissance publique « d’imposer des obligations aux sociétés dépassant leur seule personnalité morale » (Pataut, 2017, p. 834; Supiot, 2015/a). Conduisant à un élargissement historique de la conception des frontières de l’entreprise au niveau du travail salarié (Favereau, 2015), elle introduit en effet un périmètre de responsabilité plus large que celui défini par le droit des sociétés. Cette modification remet en cause le concept d’autonomie juridique et patrimoniale des sociétés (Mac Cionnaith, Jazottes, Sabathier, 2017), ou encore « le principe de responsabilité limitée en droit des sociétés et les conditions très restrictives dans lesquelles le voile sociétal peut être levé » (Drouin, 2016, p. 254; Hannoun, Schiller, 2014)[13]. La LDV instaure une obligation légale de garantie générale et extraterritoriale contraignant les sociétés concernées à attester des conséquences de leur activité économique, alors même que cette activité sera exercée par d’autres personnes morales géographiquement dispersées. Comme le périmètre de vigilance se rapporte effectivement à l’exercice d’une influence dans la chaîne de production et d’approvisionnement, il est « difficile à appréhender » avec précision (Brabant, Michon, Savourey, 2017). Il englobe : 1) la société pivot 2) les sociétés que celle-ci contrôle directement ou indirectement (au sens de l’article L 233-16 II du Code de commerce) 3) les sous-traitants et fournisseurs avec lesquels la société débitrice de l’obligation de vigilance et les sociétés qu’elle contrôle entretiennent une « relation commerciale établie » (C. com, art. L. 225-102-4, I, al. 3). La notion de relation commerciale est un concept englobant qui renvoie à toutes formes d’activités économiques définies par le code de la concurrence (Jazottes, 2018). Pour être établie, la jurisprudence considère que la relation doit être « régulière, stable et significative »[14] (Jazottes, 2018) ou encore « suivie, stable et habituelle »[15] (Sachs, 2017). A ce critère s’ajoute celui, subjectif, par lequel chaque partenaire peut raisonnablement anticiper la poursuite pour l’avenir ou s’attendre à la stabilité de la relation[16] (Brabant, Michon, Savourey, 2017; Jazottes, 2018). Les contractants occasionnels ne sont donc pas concernés, peu importe le montant du chiffre d’affaires réalisé. En revanche, une succession de contrats ponctuels suffit à caractériser la relation commerciale établie. Plus précisément, la jurisprudence considère que la démonstration de la régularité, du caractère significatif et de la stabilité de la relation suffit à caractériser la nature établie d’une relation commerciale[17], peu importe que les liens soient contractuels ou non.

Concernant la responsabilité, l’importance du périmètre de vigilance explique les raisons pour lesquelles son établissement risque d’être « un exercice délicat » (Drouin, 2016), surtout si l’on considère que le droit de la responsabilité civile délictuelle n’a pas été élaboré pour trancher des litiges transnationaux. En effet, l’insertion d’un devoir de vigilance dans le champ de la responsabilité nécessite « de considérer le défaut de vigilance comme devant être la cause du dommage subi par les victimes des actes imputables à la filiale ou à ses sous-traitants (…) Autant dire que l’obligation de vigilance entrerait dans le champ de la responsabilité pour faute, la faute de vigilance pouvant être assimilée à une faute par imprudence » (Hannoun, Schiller, 2014, p. 443). Cette mise en cause de la responsabilité civile des sociétés bouleverse le principe de séparation patrimoniale, en vigueur pour chaque filiale au sein d’un groupe et au-delà, pour leurs co-contractants. En renvoyant aux articles 1240 et 1241 du Code civil, la loi ouvre la possibilité d’une mise en cause de la « responsabilité civile extracontractuelle pour faute personnelle » (Danis-Fantôme, Viney, 2017) d’une société mère relativement à des dommages survenus à l’étranger. Dans un marché du travail sans frontières (Vacarie, 2015) où les salariés victimes d’une violation de leurs droits fondamentaux rencontrent des réelles difficultés (obstacles procéduraux, etc.), et dans une optique d’indemnisation systématique (Boskovic, 2016; Drouin, 2016), la loi élargit considérablement la mise sous contrôle de la chaîne de sous-traitance « au nom de la protection des droits de l’homme au travail » (Desbarats, 2017, p. 35).

Au-delà des questions relatives à l’incidence de la loi sur les frontières juridiques des sociétés et les contours de leur responsabilité, les firmes seront naturellement impactées par le contenu substantiel du plan de vigilance (cartographie des risques, procédures d’évaluation des situations, actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves, etc.). Les séries de mesures prévues relèvent de programmes d’action prescriptifs fixés de manière impérative par la loi (Code du commerce, art. L. 225-104-4). De la même façon, le respect des obligations des firmes soumises au devoir de vigilance (contrôlée par toute personne justifiant d’un intérêt à agir qui en fait la demande auprès du juge judiciaire), la publicité sur le plan et le rapport sur sa mise en oeuvre (inclus dans le rapport annuel présenté par le CA ou le directoire), l’injonction éventuelle à mettre en place le plan de vigilance, la réparation éventuelle d’un préjudice subi par une personne ayant un intérêt à agir (salariés des entreprises partenaires, populations locales, etc.) dès lors que l’exécution de ses obligations de vigilance auraient permis de l’éviter (en permettant aux victimes d’agir en France contre la société mère) sont placés sous le contrôle de l’autorité judiciaire compétente. Nous sommes ici dans le champ des règles de droit exogènes qui prescrivent, imposent, contraignent et éventuellement sanctionnent en consacrant la fonction directrice de l’ordre juridique vu comme un instrument politique.

L’endogénéité du droit

A l’inverse de certains pays de la common law (Bright, 2017), la représentation nationale française a donc opté pour la voie législative porteuse d’obligations juridiques. L’arsenal normatif posé par le législateur encadre la construction et le déploiement de l’obligation de vigilance et structure les jeux d’acteurs nécessaires à sa mise en oeuvre. Le dispositif se caractérise ainsi « par une articulation entre des sphères d’hétéronomie et de l’autorégulation » (Peskine, 2018, p. 46). En suivant certains auteurs issus du courant Law and Organizations (Edelman, 1992, 2011; Edelman, Suchman, 1997, 1999, 2007) dont les travaux s’inscrivent en résonance avec la sociologie weberienne du droit (Coutu, Rocher, 2006), ces règles de référence n’en resteront pas moins traduites, réinterprétées, recréées et réappropriées par les acteurs chargés d’élaborer et de mettre en oeuvre les plans de vigilance (directions fonctionnelles, spécialistes de la conformité (compliance), etc.) : « the content and meaning of law is determined within the social field that is designed to regulate » nous rappellent Edelman, Uggen et Erlanger (1999, p. 407). Concernant la LDV, Muir Watt (2017) considère qu’il « est mêmeassez facile à prévoir que le prochain terrain de lutte sera l’interprétation des concepts retenus par la loi, et par là même, la force et l’étendue de l’obligation ainsi instituée ». En fait, la construction du sens des énoncés juridiques concerne non seulement les juges qui seront amenés, en cas de litige, à être de véritables créateurs de normes (Troper, 2011), mais aussi les acteurs organisationnels qui n’orientent pas leurs comportements en référence au contenu normatif, impératif et substantiel des règles légales. Ces derniers les « endogénéisent » (Edelman, 1992, 2011), c’est-à-dire que, loin d’être passifs, ils les interprètent, les transposent et les adaptent en vue de définir des modèles de pratiques qui cadrent et traduisent les manières dont les organisations se mettent en conformité avec les prescriptions juridiques édictées. Sans participer à l’élaboration du droit officiel, ces modes d’endogénéisation organisationnelle du droit procèdent d’un processus de construction sociale des normativités « qui fait des règles juridiques (…) des références pratiques pour les actions » (Pélisse, 2011). Ce processus socio-cognitif produit continûment, à une échelle et dans un contexte singuliers, des « formes de légalité interne » (Pélisse, 2011/a) qui affectent la manière dont les acteurs organisationnels conçoivent et saisissent les règles de droit et ce, dans une double logique de légalité (conformité avec la législation, alignement des pratiques sur les règles juridiques, consentement à la règle) et de rationalité (capacité à satisfaire ou défendre leurs intérêts, à tirer avantage d’une loi a priori contraignante, à instrumentaliser des normes publiques au service des intérêts de l’entreprise) (Edelman, 2004). En d’autres termes, les organisations vont chercher à agir rationnellement tout en étant contraintes par leur environnement institutionnel (Edelman, Uggen, Erlanger, 1999).

Ce travail de construction symbolique de l’environnement légal ne peut qu’affecter la densité normative de la loi en raison des espaces d’autonomie interprétative qu’elle laisse aux entreprises dans son application. « Plus une norme est dense », nous dit Moor (2005, p. 64), « plus la signification que prend son application concrète sera la reproduction pure et simple du sens qu’elle a déjà complètement défini dans l’abstrait : elle la prédétermine entièrement ». Cette densité normative ne se retrouve pas dans la LDV. Elle énonce pour l’essentiel des modèles d’action et des principes généraux destinés à s’appliquer à des situations très diverses (Hannoun, Schiller, 2014) tout en laissant « le soin aux entreprises de définir les voies qu’elles estiment devoir emprunter pour adopter le processus de vigilance » (Peskine, 2018, p. 46). Le texte ne se caractérise pas par la précision technique du vocabulaire. Il fait référence à de nombreuses notions aux contours flous et imprécis, voire à des notions mal ou pas définies dans le droit positif, comme celles « de vigilance », d’« activité de la société », de « vigilance raisonnable », d’« atteintes graves », « de droits humains et libertés fondamentales ». Dans la même veine, Perrin (2015) considère que « le caractère très large et peu défini des domaines couverts, fait douter que le référentiel fixé par la Loi et le décret soit opérationnel ». Ces imprécisions sémantiques et ambiguïtés du texte ouvrent des marges d’interprétation considérables à des règles juridiques destinées à être concrètement mises en oeuvre dans des contextes d’action singuliers (réseaux de sous-traitance, filières d’approvisionnement) par les entreprises enjointes de les appliquer. Et ces actes interprétatifs du cadre juridique posé par le législateur vont déterminer la signification pratique des normes du « droit en acte », leur densité normative et leur effectivité (Edelman, 1992, 2011).

D’autres éléments illustrent le flou de cette loi. Si le Conseil constitutionnel a censuré l’amende civile initialement prévue, il a validé le reste du texte, dont l’article 2 de la loi qui pose le principe de la mise en jeu de la responsabilité civile de la société en cas de manquement à ses obligations; le cadre de la responsabilité pour faute adopté dans la loi rendra, selon Hannoun (2017), « très difficile à établir » la charge de la preuve qui pèse sur la victime. La démonstration d’un préjudice lié à l’absence de plan de vigilance, tout comme celle selon laquelle sa mise en oeuvre aurait permis d’éviter le dommage évoqué, s’avèrent pour le moins complexes tant sur le plan pratique que technique.

Face à ce flou normatif, le sens de la loi a toutes les chances de subir une série de déformations lorsqu’il passera du champ politique au champ juridique et organisationnel (Edelman, 2011). Ce processus d’endogénéisation n’est toutefois pas sans danger. En effet, comme l’écrit Perrin (2015) : « la hard law ne remplacera pas la soft law, elle plaquera un système de sanctions sur une version appauvrie d’un système normatif dont la richesse vient de la liberté des acteurs, du dialogue entre ONG et entreprises et de l’appropriation des normes qui en découlent ». Sur ce point, la marge d’autonomie interprétative des entreprises sur le devoir de vigilance est certaine. En effet, si l’élaboration et la mise en oeuvre opérationnelle du plan de vigilance restent ordonnées et contrôlées (Sachs, 2017), le législateur laisse aux entreprises pivots la responsabilité directe de choisir les moyens et d’en assurer l’effectivité, de se forger elles-mêmes des solutions sur mesure sans définir a priori les méthodes, les indicateurs, les critères à l’aune desquels la pertinence d’un plan pourra être appréciée (Caillet, 2017; Hannoun, 2017; Peskine, 2018). Chaque société sera en charge d’établir un plan de vigilance, sans qu’il y ait une certitude sur les choix qu’elle opère quant aux thèmes sélectionnés ou à la pertinence et à l’efficacité des moyens mis en oeuvre. Pour Mac Cionnaith, Jazottes et Sabathier (2017, p. 26), le devoir de vigilance « permet à l’entreprise de déterminer la conduite qu’elle doit tenir afin de satisfaire ses obligations » au sein de son périmètre d’influence.

De plus, les plans de vigilance ayant pour vocation à être élaboré avec les parties prenantes internes (services fonctionnels, instances représentatives du personnel, partenaires sociaux, etc.) et/ou externes (ONG, institutions, etc.), ces firmes restent libres de les mobiliser dans une logique de régulation privée co-construite (sans pour autant que la loi ne l’impose) en vue d’atteindre les objectifs fixés par le législateur concernant l’identification des risques et la prévention de ses externalités négatives en matière sociale et environnementale (Beau de Loménie, Cossart, 2017). Comme le note Sachs (2017), l’identité et la légitimité des parties prenantes impliquées restent à la discrétion de la société débitrice de l’obligation de vigilance. Pour une entreprise donnée, le choix de s’associer ou non avec telle ou telle partie prenante choisie ne se fera nécessairement qu’en fonction de la qualité de la relation avec celle-ci (collaboration versus opposition). En ce sens, l’implication des parties prenantes retenues dans le processus de construction du sens des règles juridiques procédera nécessairement d’une interprétation orientée par les intérêts de l’entreprise qui ne pourra pourtant ignorer « la nécessité d’en respecter en partie le sens originel » (Edelman, 2011, p. 100).

Avec la loi sur le devoir de vigilance, les firmes dominantes vont donc se doter d’un ordre normatif structuré par des règles juridiques étatiques imprécises qui leur sera opposables. Pratiquement, le bricolage « des modèles de conformité qui minimisent l’effet de la loi sur les prérogatives traditionnelles » (Edelman, 2011, p. 109) par certains dirigeants d’entreprise sera à n’en pas douter d’autant plus significatif que le périmètre économique des firmes sera vaste. Les difficultés pour établir des plans de vigilance au sein de groupes disposant de centaines de filiales et de milliers d’entreprises partenaires implantées dans des pays différents ont toutes les chances d’être nombreuses, et ce pour au moins deux raisons. D’une part, la multiplication des activités et des intermédiaires tout au long d’une chaîne de valeurs contribue « à diluer les responsabilités » (Caillet, 2017). D’autre part, certaines grandes entreprises ne maîtrisent plus leur chaîne de production et d’approvisionnement « et ne sont plus en mesure de savoir dans quelles conditions sont fabriqués les produits ou les matières premières utilisés pour leur fabrication » (Caillet, 2017, p. 824). La mise en place du dispositif sera très coûteuse, voire impossible à appliquer dans la totalité d’un réseau de sous-traitants et de fournisseurs. Les grandes entreprises concernées demanderont des garanties et des plans de vigilance en cascade à leurs sous-traitants et fournisseurs, créant un poids administratif et financier supplémentaire pour les petites entreprises. La loi, par essence de portée générale, ne pourra pas tenir compte des différences existantes entre les secteurs d’activité et les entreprises, les spécificités économiques et culturelles des pays, etc. et risquera donc d’être inadaptée voire inopérante. Elle couvre tant de thèmes, sans définitions précises des référentiels, qu’elle fait courir un risque d’interprétation et pose un vrai problème d’intelligibilité opératoire.

Discussion et conclusion

Destinée à réglementer une forme de diligence raisonnable (due diligence) dans une véritable démarche de management des risques et à responsabiliser les sociétés mères et donneuses d’ordre, la LDV procède d’une juridicisation de la RSE qui permet incontestablement « de durcir la soft law en hard low » (Delmas-Marty, 2016, p. 141; Lado, 2016; Restrepo Amariles, Van Waeyenberge, Colombani, 2017; Desbarats, 2018). Pouvant être vue comme « une théorisation juridique de la globalisation » (Muir Watt, 2017, p. 53), elle conduit à introduire une dynamique juridique de la solidarité (Supiot, 2015, 2018) entre des entités juridiquement cloisonnées et géographiquement dispersées dans les chaînes de valeur transnationales. Elle appréhende ainsi « l’entreprise en tant qu’agent économique donneur d’ordre, au-delà de la forme sociale et de la situation précise (…) de ses différentes parties constituantes » (Muir Watt, 2017, p. 50). Dans cette tentative de saisir, à travers les catégories du droit, l’exercice du pouvoir, voire la domination économique, exercé par certains opérateurs économiques privés, « le législateur tend, très audacieusement, à écarter l’autonomie des personnes morales en permettant d’engager la responsabilité et de sanctionner la société mère » (Lafargue, 2017, p. 316-317) pour des atteintes graves aux droits de l’homme et à l’environnement commises dans leur chaîne de valeur. Ce choix normatif et politique se démarque de la lecture libérale, volontariste et autorégulatrice de la RSE. Il contribue à consolider la « densification normative » (Thiberge, 2017, 2013) qui l’entoure, c’est-à-dire qu’il renforce le processus de croissance de la normativité, ou de la montée en puissance des normes, autour de la prévention des risques sociaux et environnementaux dans les réseaux d’entreprises.

La largeur et l’imprécision sémantique du champ de responsabilisation de la LDV, l’étendue du périmètre des mesures à prendre consacrent une incertitude avérée de son exacte configuration. Ce point n’est pourtant pas une faiblesse en soi. « L’affirmation du « sens clair » d’un texte normatif tient du mythe ou, au mieux, de l’argument à l’appui d’une lecture déterminée que l’on entend faire prévaloir », nous dit Jeammand (1990, p. 207). Cette « texture ouverte du droit » (Hart, 2006) pointe les limites d’une analyse de la LDV exclusivement focalisée sur de la question de son impérativité centrée sur une ontologie positiviste du droit. En effet, l’endogénéisation de ses énoncés par les acteurs organisationnels, mais aussi leurs futures évaluations juridiques (éventuelles) par des juges en cas de litiges, empêchent de la réduire à son contenu prescriptif ou prohibitif. Cette construction de sens requiert aussi de prendre en considération l’enactment[18] des énoncés de la loi qui procède d’une véritable traduction de la signification normative du texte. Faisant abstraction de la pluralité des modalités opératoires d’élaboration et de mise en oeuvre des plans de vigilance pour respecter les énoncés formulés en langage du droit, ce processus entérine le rôle actif des individus dans la construction de leur environnement par lequel la référence à la règle acquiert un sens pratique. En tant que norme, la LDV doit donc se comprendre comme un « modèle idéel » (Jeammaud, 1990) des actions à venir en référence avec la teneur abstraite du droit positif. Constituant des enjeux de confrontation d’intérêts, ses interprétations diverses (tant par les entreprises que par les professionnels du droit) et son enactment sont susceptibles de produire des effets voulus et non prévus (désirables ou non) par rapport à la finalité et l’esprit (intention de son auteur) du texte. La rencontre entre une source formelle de droit (la loi) et des modes informels de création et d’application de celui-ci par les opérateurs économiques consacre l’émergence d’un processus de création continue. Celui-ci est traversé par des phénomènes d’internormativité tiraillés entre une texture en langage du droit et la mise en acte de propositions juridiques endogénéisées qui façonneront les multiples usages sociaux de la LDV dans lesquels « l’écart entre le droit écrit et sa représentation se double d’un écart entre cette représentation et les comportements qu’elle induit » (Rangeon, 1989, p. 138). En ce sens, la question de son effectivité conduit à se démarquer des lectures classiques de cette notion[19] pour s’inscrire dans ce que Leroy (2011) appelle les « conceptions renouvelées de l’effectivité du droit » visant à apprécier la façon dont les destinataires de la LDV agissent et se déterminent vis-à-vis de ses énoncés normatifs (Leroy, 2011, 2011/a).

Cette loi soulève un certain nombre de questions. Nous en relèverons deux : l’une de nature juridique et l’autre plus politique.

Un niveau de réponse étatique discutable

Sachs (2017, p. 388) souligne que l’efficacité du devoir de vigilance « dépendra (…) de la force d’irradiation de l’initiative française, dont on peut espérer qu’elle saura inspirer d’autres Etats et l’Union européenne ». Ce mouvement de responsabilisation des activités commerciales, industrielles et économiques trouve un écho notamment dans différents pays européens (Caillet, 2017; Desbarats, 2018; Tap, 2018). Toutefois, la LDV sous-tend que le niveau de production normative de l’Etat, « via l’instrument classique du positivisme juridique qu’est la norme d’application territoriale » (Robé, 2015, p. 21), est susceptible de produire un cadre de régulation de la globalisation de l’économie (de Saint-Affrique, 2017). Face aux stratégies globales des acteurs privés les plus puissants (Delmas-Marty, 2013) et à la dissociation de l’espace économique du territoire politique et normatif (Delmas-Marty, 2007), on peut se demander si cette initiative nationale unilatérale n’entretient pas une « autonomie illusoire » (Delmas-Marty, 2006) qui s’inscrit à contre-courant de l’évolution de la régulation de l’économie-monde et de l’entreprise transnationale (Daugareilh, 2017; Lafargue, 2017).

En effet, de nombreux auteurs pointent le déclin de la phase d’étatisation au profit d’un ordre juridique devenu pluraliste (Delmas-Marty, 2007, Bernheim, 2011; Berman, 2013) parfois qualifié de « pluralisme post-moderne » (Robé, 2015). Il peut être analysé à travers l’émergence d’un droit social de la mondialisation (Daugareilh, 2017; Lafargue, 2017) ou encore la constitutionnalisation de la régulation à l’échelle mondiale dépassant le cadre de l’Etat-nation (Robé, Lyon-Caen, Vernac, 2016; Teubner, 2015, 2016) ou encore l’élargissement des sources de droit à l’origine de sa reconfiguration (Lasserre, 2015). Il apparaît ainsi discutable qu’un niveau d’action national non relayé au niveau européen et/ou international et qui, de surcroît, n’impose un devoir de vigilance qu’aux seules sociétés mères françaises puisse entraîner un changement global du comportement des acteurs économiques à une échelle transnationale (Delannoy, 2015; Boskovic, 2016) : « l’espace social transnational doit faire l’objet d’une régulation transnationale ou globale », nous avertit Moreau (2015, p. 142; Daugareilh, 2017; Lafargue, 2017). Il n’est pas certain que la législation nationale soit le bon niveau pour traiter les problèmes de régulation des activités économiques dans les chaînes de production et d’approvisionnement transnationales. Pataut (2017, p. 833) estime ainsi que la loi française « pose d’importantes difficultés de droit international privé » qui se rapportent notamment à la compétence juridictionnelle ou encore au problème (plus aigu selon l’auteur) de conflits de lois. Dans la même veine, Moreau (2015, p. 139) écrit : « L’espace juridique transnational résiste aux droits de portée nationale, c’est une évidence qu’il convient de ne pas passer sous silence ».

Un instrument de protection porteur d’insécurité juridique remettant en cause la souveraineté des Etats

La LDV vise notamment à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes (cf. Annexe 1). Ce point suscite plusieurs remarques. Tout d’abord, les droits de l’homme et les libertés fondamentales sont classiquement garantis par l’Etat (consacrés par le droit positif) et opposables à celui-ci (protection judiciaire par le juge). Sur ce point, la LDV ne demande pas moins à un pouvoir judiciaire étranger (en l’occurrence la justice française) et à des opérateurs privés (les entreprises soumises à l’obligation de vigilance) de se substituer à des Etats nationaux souverains (supposés implicitement faibles ou défaillants) qui devraient pourtant être les garants des droits et libertés fondamentaux, de la protection des travailleurs et de leur environnement sur leur territoire. Dans ce qu’il faut bien considérer comme un partage de souveraineté, une loi extraterritoriale impose au pouvoir judiciaire français une obligation de veiller à la bonne conduite des entreprises rattachées (par leur siège) à la France, supposées dès lors relever « de la responsabilité, morale ou politique, de la communauté nationale » (Muir Watt, 2017, p. 53) et ce, sans aucune limite géographique. On peut se demander si cette forme d’internationalisation de la responsabilité solidaire et l’absence de concertation avec les Etats concernés par le contrôle des entreprises qui opèrent sur leur territoire ne conduisent pas à fragiliser ces derniers au lieu de les aider à renforcer leur capacité administrative, afin qu’ils puissent prendre un rôle actif dans la prévention et la réparation des dommages créés par la globalisation de l’économie. Sur ce point, Daugareilh (2015, p. 199) considère « qu’il serait souhaitable que les Nations unies adoptent un instrument de coopération judiciaire consacrant de manière contraignante un principe d’obligation solidaire entre les Etats pour assurer le respect des droits humains, sociaux et environnementaux ».

Ensuite, comme le note Favoreau (2015, p. 37), si « les droits de l’homme comme idée demeurent importants et utiles, leur imperfection comme instrument de protection apparaît tout aussi incontestable ». Au-delà des critiques relativistes qui y voient un vecteur de l’impérialisme culturel et politique des démocraties libérales occidentales (Lacroix, Pranchère, 2016), leur hétérogénéité et les imprécisions sur leur objet fragilisent leur unité catégorielle et leur traduction opératoire comme concept juridique susceptible de répondre à l’exigence de prévisibilité de la norme juridique. Le Conseil constitutionnel (n° 2017-750 DC du 23 mars 2017) faisait ainsi grief au législateur du « caractère large et indéterminé » des mentions de droits humains et de libertés fondamentales figurant dans la LDV. Celle-ci ne vise pas en effet un corpus de normes de référence préétablies et précisément listées qui s’imposeraient aux entreprises concernées, pas plus qu’elle ne précise l’échelle de mesure avec laquelle la gravité des atteintes doit être appréciée (Brabant, Michon, Savourey, 2017). L’imprécision de leur encadrement juridique tant dans leur objet que dans leur forme, la souplesse et l’incertitude qui les entourent, la prolifération et l’inépuisable stock des normes supra-légales, la place centrale du juge dans le façonnement des normes qu’il applique et ce, sans réelle visibilité pour les justiciables (ex. le contrôle de proportionnalité), sont quelques-unes des raisons pour lesquelles les droits humains sont parmi les plus importants facteurs d’insécurité juridique en droit du travail (Favennec-Héry, 2013). Les risques en termes d’insécurité juridique sont naturellement beaucoup plus prégnants dès lors que leur protection s’applique aux relations de travail à l’échelle internationale. Cette référence louable aux droits et libertés fondamentaux, à bien des points de vue, n’en rend pas moins difficile pour les entreprises transnationales d’apprécier par anticipation et avec précision les conséquences de leurs actes, mais aussi celles des sociétés qu’elles contrôlent directement et surtout indirectement. Cette insécurité juridique se retrouve également avec force dans la question de la protection de la santé et la sécurité des personnes pour laquelle il n’existe pas de principe ou de règle intangible. Ce domaine se révèle être particulièrement complexe non seulement sur le plan juridique, mais aussi technique (Blatman, Verkindt, Bourgeot, 2014), et la transposition des exigences normatives ou des cadres de référence en droit interne ne feront pas forcément sens dans des pays où le droit du travail est embryonnaire et peu protecteur des salariés. En d’autres termes, le quadrillage juridique lâche et imprécis de certains énoncés de la LDV aura certainement un impact central sur les normes pratiques d’application qui en opérationnaliseront les prescriptions. Ces activités de mobilisation et d’interprétation du texte ne signifient pas, bien évidemment, que ce dernier cesse d’être un point de référence dans la régulation des infrastructures des chaînes de valeur transnationales ou que son « esprit juridique » sera dévoyé. Mais la relative faiblesse de sa portée normative sur les thèmes comme les droits de l’homme et/ou de la santé au travail préserve tout de même une marge d’autonomie pour les acteurs organisationnels dans l’application d’un cadre juridique qui les avantage. En ce sens, l’effet normatif de cette loi n’est pas garanti, en dépit de la force contraignante de ses énoncés juridiques, et pointe les limites de la juridicisation de la RSE.

En conclusion, nous pouvons considérer, avec Delmas-Marty (2004, p. 170-171) que l’effectivité d’une norme juridique peut se comprendre dans une double perspective. D’un point de vue instrumental, elle est effective dès lors qu’elle est appliquée, sa transgression sanctionnée et qu’elle peut être invoquée à l’appui d’une contestation devant une autorité compétente. D’un point de vue symbolique, l’effectivité traduit la capacité d’une norme à véhiculer et inculquer « une certaine idée de la normalité, indépendamment de toute obligation juridique et en dehors du cercle restreint de ceux auxquels chaque norme a pour vocation de s’appliquer ». Il est trop tôt pour dire si l’effectivité instrumentale de la LDV se concrétisera à terme. Mais un rapport récent du Centers for Global Workers’Rights (CGWR) indique que le modèle économique de l’industrie textile n’a pas évolué depuis la catastrophe du Rana Plaza et que la pression sur les coûts et les délais n’a fait qu’empirer dans ce secteur industriel[20]. Son effectivité symbolique, par contre, est forte et incontestable. La conversion de la soft law en règle de droit constitue, sans nul doute, une proclamation officielle de l’idée selon laquelle certaines pratiques d’entreprises sont reconnues comme normales, adéquates et légitimes par l’ensemble des pouvoirs économiques privés : « Il y a là une forme d’efficacité propre au droit » (Delpeuch, Dumoulin, Galembert, 2014, p. 42).