Corps de l’article

L’objectif de cet article est de comprendre comment une ressource perçue initialement comme n’ayant pas de valeur par la plupart des entreprises, voire jugée négativement, peut progressivement prendre de la valeur. Cette question n’a, à notre connaissance, pas été explorée empiriquement dans la littérature de l’approche ressources malgré l’importance et la diversité de ses développements. Cette approche qui représente aujourd’hui le paradigme dominant en stratégie (Barney et al., 2011) a davantage contribué à une meilleure compréhension des liens entre possession de ressources dîtes stratégiques, développement d’un avantage concurrentiel durable et type de rentes générées (Mahoney, 2001; Peteraf et Barney, 2003). La question centrale n’est donc pas tant de chercher à comprendre comment les ressources peuvent être valorisées que d’appréhender les relations entre la possession de ressources de valeur et la performance de l’organisation. Notre volonté d’adopter une perspective dynamique en s’intéressant à la question de l’évolution de la valeur d’une ressource nécessite de dépasser trois principales limites de l’approche ressources.

Premièrement, la valeur des ressources ou des compétences est la plupart du temps considérée a posteriori, c’est-à-dire après avoir constaté l’avantage concurrentiel ou au contraire le désavantage de l’entreprise. Le caractère rétrospectif des analyses constitue une limite forte en termes de pertinence pour les managers car il ne permet pas une analyse ex ante des ressources et compétences (Newbert 2007; Warnier, 2008; Lockett et al. 2009). Une analyse ex ante suppose de s’intéresser aux processus d’évaluation des ressources mis en place par les acteurs sur le marché de facteurs mais plus globalement dans leur environnement.

Deuxièmement, la vision objective de la valeur des ressources développée dans l’approche ressources conduit souvent à leur attribuer une valeur intrinsèque et à sous-évaluer le rôle des actions développées par les managers et les entrepreneurs pour évaluer et combiner les ressources (Foss et Ishikawa, 2007; Sirmon et al., 2007; Schmidt et Keil, 2013; Warnier et al., 2013). Même si l’approche ressources en reconnaît aujourd’hui l’importance, elle a finalement peu étudié le rôle de la perception managériale dans l’identification des services productifs potentiels des ressources, ce que Penrose - dont l’approche ressources est l’héritière - avait déjà identifié dans son ouvrage fondateur de 1959. Les travaux de Sirmon et al. (2007) ont néanmoins amorcé une nouvelle ère en appelant la communauté à approfondir l’analyse des processus liés aux ressources et compétences, montrant ainsi que la valeur des ressources n’est pas étrangère aux actions des managers. Selon nous, l’étude de celles-ci permettrait de comprendre le processus de valorisation des ressources, étonnamment absent de l’approche ressources.

Troisièmement, considérer les ressources comme bonnes ou mauvaises en termes de performance a conduit l’approche ressources à adopter un biais de focalisation positive. Elle tend à se concentrer sur l’analyse des ressources jugées comme positives dans leur contribution à la performance de l’organisation, considérant qu’elles seules sont susceptibles d’intéresser les managers. Ceci peut s’expliquer par la conception des ressources traditionnellement admise dans la littérature qui appréhende les ressources comme « tous les actifs, capacités, processus organisationnels, attributs de la firme, informations, savoirs, etc., contrôlés par une firme qui lui permettent de concevoir et de mettre en oeuvre des stratégies qui améliorent son bon fonctionnement et son efficacité. » (Barney, 1991, p.101). Si l’article fondateur de l’approche ressources de Wernerfelt (1984) adoptait une perspective différente en définissant les ressources comme étant ce qui peut être pensé en termes de forces et de faiblesses pour une firme, les ressources perçues comme étant plus communes, voire négatives en termes de performances pour l’organisation, se trouvent aujourd’hui hors de l’agenda de recherche de l’approche ressources. En effet, peu de travaux se sont intéressés aux ressources ordinaires (Branzei et Thornill, 2006; Frery et al, 2015) ou aux ressources négativement perçues (Weppe et al. 2013).

A cause des trois limites énoncées, on peut constater aujourd’hui un manque de recherches sur plusieurs processus relatifs aux ressources. D’une part, les travaux disent peu de choses sur la façon dont une entreprise (via son dirigeant et ses managers) attribue une valeur ex ante à une ressource (Maritan et Peteraf, 2011), c’est-à-dire au processus d’évaluation de celle-ci. Or, ce processus explique pourtant en grande partie les décisions d’investissement en ressources des entreprises et, in fine, leur performance. D’autre part, peu de travaux cherchent à comprendre comment la perception de la valeur d’une ressource peut évoluer dans le temps. Par exemple, on sait peu de choses sur l’évolution de la valeur perçue d’une ressource lorsque celle-ci a été mobilisée avec succès par une ou plusieurs entreprises. De même, peu de travaux cherchent à comprendre comment les acteurs participent au processus de valorisation d’une ressource.

Dans cette recherche exploratoire, nous analysons comment des ressources délaissées par le marché, c’est-à-dire souvent considérées comme peu productives par rapport à leur coût, peuvent progressivement prendre de la valeur pour les organisations. Nous analysons un cas de ressource non-spécifique à une firme, disponible sur le marché de facteurs, l’autiste Asperger. Les personnes présentant un syndrome d’Asperger se caractérisent par une communication défaillante, des difficultés de socialisation et des centres d’intérêts restreints. Elles sont souvent perçues comme étant difficiles à gérer, atypiques et donc peu employables. Nous avons choisi le cas de la ressource « autiste Asperger » pour trois raisons. Premièrement, c’est une ressource humaine jugée négative en termes de performance et délaissée par la plupart des entreprises. D’ailleurs, les travaux existants sur cette ressource attestent tous du fait qu’elle est majoritairement exclue du monde du travail (Richard, 2012). Deuxièmement, la valeur perçue de cette ressource évolue positivement dans certains secteurs d’activités, notamment dans le secteur informatique. Ce contexte représente une opportunité d’explorer les processus d’évaluation et de valorisation. Troisièmement, nous avons choisi ce cas car nous considérons, comme Durand et al. (2009), que les recherches en sciences de gestion doivent être davantage en « prise avec la société ». Nous répondons à cet appel en analysant le cas de l’autiste Asperger et en mobilisant des travaux de sociologie économique sur les « valuation studies » (Lamont, 2012; Vatin, 2013). Cela nous permet d’identifier plusieurs pratiques de « valuation » par lesquelles la valeur est produite, diffusée, évaluée et institutionnalisée (Lamont, 2012). En analysant empiriquement l’évolution des perceptions de la valeur d’une ressource dans une perspective dynamique, nous contribuons à une compréhension plus fine des processus par lesquels une ressource acquiert de la valeur.

Après une revue de littérature sur la valeur d’une ressource, nous présentons le cadre théorique de la « valuation ». Puis, dans une partie méthodologique, nous discutons nos choix concernant le cas, la collecte et l’analyse des données. Les résultats de notre étude empirique sont amenés en deux parties. La première montre l’évolution de la valeur de la ressource humaine Asperger au cours des dernières années. La seconde expose les activités du travail de catégorisation et de légitimation effectué par les acteurs pour évaluer et valoriser la ressource humaine Asperger. Enfin, l’article se termine par une discussion des contributions, des limites et des perspectives de recherche.

La valeur d’une ressource, un concept flou

La valeur est un concept central en gestion qui reste pourtant peu étudié (Lepak et al., 2007) et la littérature sur l’approche ressources n’éclaire pas davantage le sujet. Ce constat est d’autant plus étonnant que la valeur de la ressource y est souvent implicitement considérée.

Les conceptions de la valeur dans l’approche ressources

Les quelques travaux portant sur la valeur des ressources sont avant tout des revues de littérature et des développements théoriques (Bowman et Ambrosini, 2000; Lepak et al., 2007; Pitelis, 2009; Kraaijenbrink et al., 2010; Leiblein, 2011) et ne s’appuient pas sur des études empiriques. En dépit du succès rencontré par les modèles VRIN (Valeur, Rareté, Inimitabilité et Non-substituabilité) et VRIO (Valeur, Rareté, Inimitabilité et Organisation) de Barney et de leur prise en compte du facteur V (pour « Valeur »), l’approche ressources a finalement peu analysé la valeur d’une ressource autrement que par son prix ou par sa valeur d’usage, c’est-à-dire de façon ex post, une fois la ressource acquise et intégrée dans l’organisation (Schmidt et Keil, 2013). Les auteurs constatent que, la plupart du temps, la valeur d’une ressource se réduit à la valeur que les clients accordent au produit qui en résulte (Pitelis, 2009). Cette conception de la valeur d’une ressource peut être critiquée pour la circularité de sa définition (Priem et Butler, 2001). Pour sortir de la circularité de la définition de la valeur de la ressource, Schmidt et Keil (2013) rappellent qu’avant de créer de la valeur sur le marché des produits, les ressources sont acquises et développées. Ils s’intéressent alors à la valeur ex ante de la ressource et la définissent comme le prix qu’une firme est prête à payer pour une ressource sur un marché de facteurs (Barney, 1986) ou le montant maximal qu’elle souhaite investir pour développer la ressource en interne (Dierickx et Cool, 1989).

Adopter une définition ex ante de la valeur nécessite de mieux comprendre les processus d’évaluation et de valorisation à l’origine de la valeur d’une ressource. Au sein de la littérature, nous identifions trois manières d’appréhender ce processus. Premièrement, une majorité des travaux considère que les attributs des ressources sont des caractéristiques inhérentes aux ressources et donc « données objectivement » (Foss et Ishikawa, 2007). Dans cette vision objective de la valeur, l’évaluation d’une ressource est appréhendée comme l’obtention des informations les plus justes possible concernant cette ressource afin de réaliser les investissements les plus efficients (Makadok et Barney, 2001). Le processus de valorisation d’une ressource n’y est pas étudié car la conception objective de la valeur n’incite pas à considérer les actions des acteurs sur la valeur de cette ressource.

Deuxièmement, certains travaux reconnaissent le caractère subjectif de la valeur d’une ressource et considèrent que celle-ci dépend de la croyance de l’entrepreneur à son sujet (Foss et al., 2008; Kor et al, 2007). Dans ce cadre, les processus d’évaluation et de valorisation sont personnels et subjectifs : la connaissance personnelle de l’entrepreneur va le conduire à évaluer et à valoriser chaque ressource spécifiquement en lui identifiant des services potentiellement différents de ceux identifiés par ses concurrents.

Troisièmement, des travaux récents ont proposé une approche intersubjective de la qualification des ressources, dans lesquels la valeur d’une ressource dépend de la perception de sa productivité par la plupart des acteurs du secteur ou du champ organisationnel (Ansari et Munir, 2008; Weppe et al., 2013). Cette perspective intersubjective reconnaît tout autant l’importance du jugement entrepreneurial que l’influence des représentations présentes dans un secteur sur les processus d’évaluation et de valorisation. Ainsi, certaines ressources peuvent être considérées comme très utiles par les acteurs d’un secteur et donc être fortement valorisées alors qu’elles apparaissent peu utiles et sans valeur dans un autre.

La valeur des différents types de ressources

Dans l’approche ressources, une très grande majorité des travaux adoptent une conception objective, c’est-à-dire déterminée, de la valeur. Ainsi, l’importante diffusion du modèle VRIN, et des postulats ricardiens sur lesquels il s’appuie, a incité chercheurs et praticiens à appréhender les ressources de façon objective en considérant que leurs caractéristiques intrinsèques sont sources ou non d’avantage concurrentiel. Ceci les a conduit à se focaliser sur l’identification, l’acquisition, le développement ou le maintien des ressources stratégiques. Cette focalisation « positive » a selon nous limité la créativité stratégique des dirigeants. Même si Barney relativise l’approche positive sous-jacente dans le modèle VRIN en proposant le modèle VRIO dans lequel il insiste sur l’importance de l’intégration des ressources dans l’organisation (O), les caractéristiques V-R-I dominent toujours le modèle et supposent une logique d’identification des ressources ayant ces caractéristiques.

Cette focalisation sur la ressource stratégique a conduit la communauté académique à négliger l’ensemble des ressources présentes dans l’entreprise. Quelques travaux ont néanmoins abordé le versant négatif des ressources mais l’ont surtout traité à travers leurs effets négatifs sur la performance, adoptant le même biais de circularité que pour les ressources stratégiques. Le caractère négatif attribué à ces ressources constitue un jugement ex post sur la valeur de la ressource. West et DeCastro (2001) évoquent ainsi les faiblesses de ressources ou « resource weaknesses » et Arend (2004), les passifs stratégiques ou « strategic liabilities ». Le concept de « resource weaknesses » indique que certaines ressources, même stratégiques, peuvent être ou devenir des faiblesses conduisant à la perte d’un avantage concurrentiel dans certains contextes. Le concept de « strategic liabilities », proche de celui de « resource weaknesses », fait référence à des ressources destructrices de valeur et source de désavantage concurrentiel (ex : un stock important dans un contexte de baisse de la demande, un site de production devenu obsolète, un réseau de magasins dense et coûteux inadapté à un secteur transformé par le e-commerce).

Des travaux récents s’inscrivant dans une conception intersubjective de la valeur tentent de prendre en compte l’ensemble du spectre des ressources en proposant une typologie des ressources (stratégiques, ordinaires, négatives) basée sur la valeur perçue de ces ressources (Weppe et al., 2013). Pour les auteurs, la différence entre les types de ressources provient moins des caractéristiques intrinsèques de ces dernières que des différences de perception de leur valeur. Ils identifient donc, au-delà des ressources stratégiques, des ressources ordinaires et des ressources négatives, avec lesquelles les managers doivent parfois composer. Le Tableau 1 présente les caractéristiques perçues de ces dernières.

Tableau 1

La ressource négative selon Weppe et al. (2013)

La ressource négative selon Weppe et al. (2013)

-> Voir la liste des tableaux

Dans ces travaux, la valeur d’une ressource dépend de la perception de sa productivité par la plupart des acteurs du secteur ou du champ organisationnel (Weppe et al., 2013). Afin de comprendre la valeur de la ressource, il convient donc de donner davantage d’attention à la manière dont les managers, les entrepreneurs et d’autres acteurs influencent et sont influencés par les croyances et les valeurs qu’ils partagent (Vaara et Durand, 2012). Dans une conception intersubjective de la valeur, qu’un acteur change de croyances sur la valeur d’une ressource est sans grande importance. Cependant, si plusieurs acteurs partageant à l’origine les mêmes représentations, changent de croyance, alors la valeur perçue évoluera. Toutefois, nous savons aujourd’hui peu de choses sur les processus par lesquels les acteurs évaluent et valorisent les ressources de leur environnement, changeant ainsi leur valeur perçue.

L’apport des « valuation studies » à l’approche ressources

Afin de répondre aux enjeux d’une meilleure compréhension des processus à l’origine de l’évolution de la valeur d’une ressource, nous proposons de mobiliser les travaux en sociologie économique s’inscrivant dans l’étude des pratiques de « valuation », connus sous l’appellation des « valuation studies ».

Au coeur de la valuation : évaluer et valoriser

Les « valuation studies » (Lamont, 2012; Helgesson et Muniesa, 2013; Vatin, 2013) cherchent à comprendre comment la valeur est produite, diffusée, évaluée et institutionnalisée (Lamont, 2012). La « valuation » regroupe deux processus : l’évaluation de la valeur, c’est-à-dire l’attribution (la reconnaissance) d’une valeur, et la valorisation, c’est-à-dire l’accroissement de la valeur perçue (Vatin, 2013). Comme le souligne Vatin (2013), évaluer une chose, une ressource, c’est déterminer sa valeur, son prix, l’apprécier, la juger. Valoriser, c’est augmenter le prix d’une chose, ou plus globalement accroître sa valeur, l’estime qui lui est portée. Ce retour à la dimension sémantique nous permet de comprendre que les travaux analysant le processus d’évaluation abordent la question de la valeur sous l’angle d’un jugement statique attribuant une valeur à une chose, un bien, une ressource. Ainsi, l’évaluation ne crée pas directement de la valeur, elle permet de mettre à jour la valeur d’une ressource (Vatin, 2013). A l’inverse, aborder la question de la valeur sous l’angle de la valorisation d’une ressource conduit à s’interroger sur le processus d’augmentation de la valeur de celle-ci.

Dans ce cadre, il est important de considérer les dimensions économiques et non économiques du processus de valuation. Dans une conception purement économique, valoriser c’est augmenter la valeur de marché d’un bien ou d’une ressource, autrement dit son prix. Dans une conception élargie, valoriser consiste à accorder de la valeur, de l’importance, à quelque chose, sans que cela repose uniquement sur des critères économiques. La valeur renvoie ici tout autant à la valeur économique qu’aux principes de valeur, c’est-à-dire à ce qui est bon, utile ou légitime (Bidet, 2008). Comprendre la valeur d’une ressource, et son évolution, nécessite d’en considérer les dimensions économique et sociale (Vatin, 2013). Or, l’approche ressources n’a jusqu’à présent envisagé la valeur d’une ressource que du point de vue économique en la réduisant à sa contribution à la performance de l’organisation, soit par la réduction des coûts, soit par l’augmentation des revenus (Barney, 1998). La compréhension globale de la valeur d’une ressource nécessite d’appréhender les processus d’évaluation et de valorisation conduisant à définir et à faire évoluer sa valeur économique au sens strict (son prix) et sa valeur sociale (sa légitimité).

Au coeur de l’évaluation et de la valorisation : le travail de catégorisation et de légitimation

Aborder la valeur sous l’angle de la « valuation » conduit les auteurs à identifier deux types d’activités sous-jacentes composant l’évaluation et la valorisation : la catégorisation et la légitimation (Rao et al., 2005; Navis et Glynn, 2010; Lamont, 2012). Comme le rappelle Lamont (2012), l’évaluation exige au minimum un processus de catégorisation, c’est-à-dire un processus déterminant à quel groupe, à quelle catégorie appartient l’objet, le bien, ou la ressource évaluée. Ce processus de catégorisation permet aux acteurs de classer, d’ordonner l’environnement socioéconomique afin de réduire la complexité du réel en focalisant leur attention sur un nombre restreint d’entités bien identifiées. Les catégories agissent comme des « infrastructures cognitives » (Schneiberg et Berk, 2010 : 257) en réduisant le champ d’actions et en facilitant la décision. Ainsi, le processus de catégorisation s’appuie sur l’identification de caractéristiques communes entre plusieurs entités, ces caractéristiques communes formant le prototype de la catégorie (Rosch et Mervis, 1975; Durand et Paolella, 2013). Si les travaux sur la catégorisation en sciences des organisations ont principalement porté sur la catégorisation des organisations (Hsu et Hannan, 2005; Durand et Paolella, 2013; Hannan et al., 2017), ils peuvent également éclairer les processus relatifs à la valeur d’une ressource. Ainsi, il est intéressant de noter que lorsque le processus de catégorisation concerne les ressources humaines, ces dernières peuvent elles-mêmes être actrices de leur propre catégorisation (Turner, 1991). Les catégories pouvant être associées à des valeurs positives ou négatives (Taijfel et Turner, 2001; Turner, 1991), les ressources humaines peuvent alors chercher à se rapprocher des groupes connotés positivement pour être mieux valorisées.

La littérature sur la catégorisation peut contribuer de quatre façons à la compréhension du processus d’évaluation d’une ressource, enrichissant ainsi l’approche intersubjective de la valeur d’une ressource. Premièrement, l’évaluation de la valeur d’une ressource nécessite de comprendre comment les catégories appliquées dans l’évaluation sont formées et modifiées dans le temps. Deuxièmement, les travaux sur la catégorisation permettent de comprendre que certains biens (ou certaines ressources) se voient attribuer une faible valeur car ils sont à la frontière entre plusieurs catégories et ne correspondent pas à une catégorie particulière (Lamont, 2012). Troisièmement, ils mettent en évidence l’importance d’acteurs-tiers, acteurs d’intermédiation dans la création, la stabilisation et la consolidation de la valeur attribuée à un bien ou une ressource. Les recherches sur la catégorisation nous amènent donc à explorer les modalités pratiques d’évaluation élaborées par les acteurs du champ organisationnel. Quatrièmement, le travail d’évaluation recouvre aussi la création et l’utilisation des dispositifs techniques de mesure relatifs à l’objet étudié.

Le travail de légitimation est une autre activité étudiée dans les travaux sur la valuation (Lamont, 2012). La légitimation renvoie au processus de reconnaissance par les autres (les acteurs du champ) de la valeur d’une entité (une personne, une action, une organisation, ou encore une ressource). La légitimité d’une entité qui en résulte est donc socialement construite. Dans ce cas, la question n’est plus uniquement d’évaluer et de valoriser les ressources au regard de leur valeur économique mais également de faire évoluer les représentations qu’ont les acteurs du champ afin qu’elles soient mieux acceptées socialement.

Les « valuation studies » fournissent un cadre d’analyse pour la compréhension des phénomènes d’évolution de la valeur d’une ressource. Elles permettent notamment d’identifier le travail d’évaluation et de valorisation porté par les différents acteurs du champ organisationnel. Dans la partie suivante nous abordons les raisons de notre choix d’étudier la ressource Asperger, avant de détailler notre dispositif de collecte et d’analyse des données.

Méthodologie de la recherche

Dans cette recherche, nous avons choisi de mener une étude de cas originale avec une unité d’analyse spécifique : la ressource humaine « autiste Asperger ». Nous avons choisi d’étudier cette ressource humaine pour deux raisons : d’une part, la perception négative de cette ressource clairement avérée et largement documentée; et d’autre part, l’existence de stratégies d’évaluation et de valorisation portées par des acteurs cherchant à faire évoluer la perception de la valeur.

Recueil des données

Mener une étude de cas en sciences de gestion sur un sujet si délicat que le syndrome d’Asperger n’est pas chose aisée. Nous nous sommes documentés sur ce syndrome à partir des principaux ouvrages scientifiques sur le sujet, ce qui nous a permis d’être crédibles vis-à-vis des acteurs interviewés. Afin de pouvoir identifier les processus de valuation développés par les différents acteurs concernés par la question de l’employabilité des Aspergers, nous nous sommes appuyés sur un ensemble important de données secondaires donnant accès aux discours des acteurs (Cf. Tableau 2).

Ce corpus de données a été complété par une série de seize entretiens semi-directifs d’une durée moyenne de 1h30 et quinze entretiens informels (non-enregistrés et non-codés). Dans le tableau 3, nous reprenons les entretiens formels et informels réalisés pour le recueil de données primaires.

Afin de faciliter l’analyse, les entretiens ont été enregistrés et retranscrits. Ces entretiens ont été menés auprès de quatre catégories d’acteurs : des spécialistes du monde médical (un médecin pédopsychiatre, une psychologue travaillant avec des autistes), des responsables des principales associations françaises sur le sujet (souvent parents d’autistes Aspergers), des autistes Aspergers, et des entrepreneurs à l’origine de business models intégrant la ressource « autiste Asperger ». Notre collecte s’est structurée en processus itératifs entre les données secondaires et les données primaires (Baumard et Ibert, 1999), permettant de compléter notre matériau empirique tout en affinant notre compréhension du rôle des acteurs en place.

Analyse des données

Notre recherche a pour objectif de comprendre quels sont les processus de modification de la valeur d’une ressource perçue négativement. Plus précisément, nous cherchons à comprendre comment le travail d’évaluation et de valorisation conduit au changement de la valeur de la ressource. L’ensemble des données secondaires et des entretiens a fait l’objet d’un codage « multithématique » reposant sur trois principes : prendre des thèmes en nombre suffisant pour ne pas structurer prématurément l’analyse, chercher l’hétérogénéité des thèmes, rechercher le recoupement des thèmes entre eux (Dumez, 2013). Notre méthode de codage pourrait être qualifiée d’ « a prio-steriori » (Allard-Poesi, 2003) : certains codes sont liés à notre revue de littérature initiale centrée sur l’approche ressources (par exemple, les attributs des ressources); certains sont liés à l’intégration de la littérature sur la « valuation » (par exemple, les processus d’évaluation et de valorisation) et enfin d’autres ont été construits a posteriori au fur et à mesure de l’avancement de l’étude empirique (par exemple, les types de travail de catégorisation présentés dans la partie suivante). Ces thèmes émergents sont issus d’une lecture flottante des données consistant à s’imprégner de l’ensemble du matériau empirique, en laissant venir à soi les impressions, les orientations, les thèmes récurrents (Ayache et Dumez, 2011).

La valeur de la ressource humaine Asperger

Nous retraçons dans cette partie l’évolution de la perception d’une ressource humaine spécifique, l’autiste Asperger, passant d’une ressource humaine négativement perçue, délaissée par les entreprises, à une ressource humaine capable d’apporter un avantage concurrentiel.

Une ressource humaine délaissée par l’entreprise

Si le syndrome d’Asperger est encore mal connu du grand public et des recruteurs, il se dégage aujourd’hui un consensus dans la communauté médicale sur les « altérations » qui lui sont associées, regroupées généralement sous la notion de « triade autistique ». Elles affectent la communication orale et/ou non verbale, les interactions sociales et les comportements de l’individu. Ces « altérations » identifiées par la communauté médicale ont constitué la représentation dominante de l’Asperger dans la société :

1) « Les Aspergers ont une communication défaillante »

Les Aspergers ne présentent pas de retard significatif dans la communication verbale. Ils maîtrisent parfaitement les aspects syntaxiques et grammaticaux du langage mais ne décryptent pas l’aspect conversationnel et relationnel du langage et ne maîtrisent pas la communication non-verbale, ce qui les rend difficilement employables. Les Aspergers ne perçoivent pas non plus le second degré et les sous-entendus liés aux conventions sociales. Les apprentissages relationnels et sociaux, naturels pour la très grande majorité des individus, demandent aux Aspergers de véritables efforts cognitifs.

2) « Les Aspergers ont des difficultés de socialisation »

Les nombreux témoignages d’Aspergers évoquent l’image d’individus dans « leur monde », dans « leur bulle ». Dès leur plus jeune âge, ils éprouvent des difficultés à se faire des amis et ont de grandes difficultés à partager avec d’autres des expériences communes. En entreprise, ces difficultés peuvent rendre difficile leur intégration, le travail en équipe ou en mode projet. Ainsi, de nombreux témoignages d’Asperger relatent leur réticence à participer à des rituels collectifs telles que la pause café, les déjeuners ou les sorties entre collègues. Ils considèrent ces temps de socialisation comme des situations fortement anxiogènes et épuisantes cognitivement, limitant leur efficience.

3) « Les Aspergers ont des centres d’intérêts restreints »

Au delà des difficultés que les Aspergers éprouvent à établir des relations sociales, la plupart d’entre eux présentent une très forte attraction pour ce que les experts appellent les « intérêts spécifiques », ou « centres d’intérêts restreints ». Plus qu’un hobby, il s’agit ici d’une obsession qui se traduit par une recherche intensive et exclusive d’informations sur le sujet choisi. Plus ou moins excentriques, ces centres d’intérêt peuvent porter aussi bien sur l’électricité, l’informatique, la seconde guerre mondiale que les tondeuses à gazon, les rues de Paris ou encore les trains et peuvent perdurer toute la vie ou changer au cours du temps. Grâce à leur souci du détail, à leur attrait pour les tâches répétitives et à leur capacité de mémorisation hors norme, les autistes Aspergers accumulent un nombre impressionnant d’informations et de connaissances les rendant experts de leur centre d’intérêt. Ce comportement obsessionnel fait d’eux des encyclopédies vivantes mais peut aussi freiner toute autre forme d’apprentissage.

Tableau 2

Corpus de données secondaires

Corpus de données secondaires

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 3

Liste des entretiens réalisés

Liste des entretiens réalisés

-> Voir la liste des tableaux

Comme le souligne Tony Attwood, psychologue spécialisé dans la compréhension du syndrome d’Asperger, les difficultés rencontrées par les Aspergers au niveau des compétences relationnelles peuvent affecter leur performance dans des moments clés de la vie professionnelle : entretien d’embauche, réunion de travail avec des collègues, etc. Plusieurs capacités individuelles attendues en entreprises peuvent leur poser des problèmes comme travailler en équipe, interpréter correctement les consignes et les règles, faire face aux imprévus et aux changements, résoudre les conflits, etc. L’entretien d’embauche constitue un obstacle de taille pour les Aspergers. Cet exercice formaté, riche de conventions sociales, fait de plus en plus la part belle aux compétences communicationnelles et relationnelles, qui font justement défauts aux Asperger. Dans une synthèse des recherches menées sur les autistes Asperger dans le contexte de l’entreprise, Richards (2012) parle tout simplement d’exclusion du monde du travail pour les autistes Asperger. L’ensemble des recherches sur le sujet (Nesbitt, 2000; Hurlbutt et Chalmers, 2004) et les retours de la totalité des dirigeants des associations d’Asperger et des professionnels de santé que nous avons interrogés conduisent à ce même constat. Il semblerait donc que la ressource humaine qu’est l’Asperger ne fasse pas partie des ressources humaines potentiellement envisageable pour un recruteur. Il est important de noter que cette situation n’est pas le fait d’un refus de travailler des Aspergers : les études citées plus haut mettent en avant leur volonté de travailler. L’autiste Asperger apparaît donc comme une ressource délaissée par les entreprises, car perçue comme étant négative en termes de performance.

Des acteurs influençant la perception de la valeur de la ressource humaine Asperger

Cependant, au cours des dernières années, certains acteurs ont mené un travail visant à modifier la perception de la valeur de l’Asperger dans un contexte économique. Nous avons identifié trois types d’acteurs principaux agissant volontairement pour accroître la valeur perçue de l’autiste Asperger en tant que ressource humaine : les Aspergers eux-mêmes, les associations d’Aspergers ou de parents d’Asperger, et des entrepreneurs sociaux ayant créé des business models intégrant avec succès ces individus. Dans le Tableau 4, nous reprenons les figures emblématiques des trois types d’acteurs agissant pour faire évoluer positivement la valeur perçue de l’autiste Asperger dans le champ organisationnel et mentionnons le rôle qu’ils se donnent eux-mêmes.

L’Asperger : une ressource pour le secteur informatique 

Sous l’influence de ces acteurs, nous avons observé que la perception de la ressource « Asperger » est en train d’évoluer, notamment dans le secteur informatique. Cette évolution se matérialise dans les médias par le développement exponentiel du nombre d’articles et d’émissions mettant en avant l’intérêt d’embaucher des autistes Asperger, notamment dans le secteur informatique. Depuis 2010, les exemples sont nombreux : deux articles peuvent illustrer la dynamique de renversement des représentations. En 2012, le New-York Times Magazine publie un article au titre explicite : « The Autism Advantage ». En 2015, Peter Thiel, fondateur de PayPal, déclare dans une interview à Business Insider, que « les Aspergers peuvent représenter un avantage important pour la Silicon Valley ». Parallèlement à ce changement de discours dans les medias, plusieurs multinationales communiquent sur leur stratégie d’embauche d’autistes Aspergers. En 2013, SAP annonce son objectif d’embaucher 650 personnes autistes Aspergers pour ses services de R&D d’ici 2020, soit 1 % de ses effectifs. Dans son communiqué, SAP considère que « l’emploi des talents uniques des personnes atteintes d’autisme peut lui apporter un avantage compétitif ». Microsoft, deux ans plus tard, annonce qu’il engage un programme de recrutement de personnes autistes, notamment dans les métiers de l’informatique.

L’évaluation et la valorisation de la ressource humaine Asperger

Nous avons montré, ci-dessus, que la ressource humaine autiste Asperger a vu sa valeur évoluer au cours des dernières années, notamment dans le secteur de l’informatique. Dans cette partie, nous analysons le travail de catégorisation préalable à une nouvelle évaluation de cette ressource et le travail de légitimation à travers la « rhétorique du talent ».

Tableau 4

Les catégories d’acteurs influençant la valeur perçue de la ressource humaine Asperger

Les catégories d’acteurs influençant la valeur perçue de la ressource humaine Asperger

-> Voir la liste des tableaux

La catégorisation de la ressource Asperger

Le travail de catégorisation pour faire évoluer les représentations regroupe quatre types d’activités soutenues par des discours spécifiques : 1) faire évoluer le prototype de l’Asperger pour changer sa catégorie; 2) dissocier la catégorie Asperger des autres formes d’autisme; 3) l’associer à d’autres catégories de ressources auparavant négativement perçues mais mais dont la perception de la valeur a progressé; 4) stabiliser la catégorie avec la création de nouveaux dispositifs techniques d’évaluation pour les Aspergers.

1) L’évolution du prototype de l’Asperger

Premièrement, sous l’influence de quelques associations dans les années 1980, puis via les médias, on a pu voir l’émergence d’un prototype, celui de « l’Aspie » génial. A l’opposé de l’image de quelqu’un présentant des déficiences mentales, le prototype du surdoué un peu étrange s’est diffusé notamment via le succès du film Rainman, mettant en scène le personnage de Raymond Babbitt, génie autiste atypique, extrêmement brillant, présentant des capacités de calcul et de mémorisation extraordinaires. Si le film et tous les discours associés ont amené un autre regard, plus positif, sur le syndrome d’Asperger, le prototype peut apparaître caricatural et ne correspond qu’à une infime minorité d’Aspergers. Depuis les années 2000, les acteurs ont donc développé un discours montrant que des personnalités célèbres, ayant connu une réussite hors-norme, présentent des caractéristiques du syndrome d’Asperger. L’évocation de personnages comme Bill Gates, JK Rowling, Mark Zuckerberg ou encore Albert Einstein (pour reprendre les plus souvent cités) donne à voir un nouveau prototype de la catégorie Asperger : celui d’un individu talentueux, d’un génie capable de réussite dans un contexte professionnel. Un autiste interviewé nous confie ainsi : « ça redonne confiance de voir que des personnes qui vous ressemblent réussissent. Vous savez, il y a le discours des médecins qui me disaient que ça serait très compliqué d’évoluer, mais après on intègre ce discours, et on tend à admettre qu’il est normal de ne pas trouver de travail ».

2) La dissociation des autres troubles autistiques

Deuxièmement, les acteurs tentent parfois de dissocier le syndrome Asperger des « maladies mentales » et/ou des autres types de troubles autistiques. Inclus dans les formes d’autisme depuis son identification par Hans Asperger en 1948, le syndrome d’Asperger est souvent associé aux idées reçues qui accompagnent l’autisme en général : déficience intellectuelle, « personne non verbale » présentant des troubles sévères de comportement, enfermée dans son monde et capable de violences physiques. Comme le note l’une des directrices d’association, « on parle des autistes comme des personnes potentiellement dangereuses, qui crient, se font mal et peuvent faire mal. Cela créé inévitablement des réticences dans le monde du travail pour les Aspergers ». Cette représentation largement répandue concerne les formes les plus sévères d’autisme, mais a également touché les Aspergers qui ont longtemps souffert de la vision de leur syndrome comme maladie mentale. Les acteurs, et notamment les associations, se sont d’abord attelés à changer cette vision erronée du syndrome d’Asperger, en mettant en place des stratégies permettant de détacher le syndrome d’Asperger de l’autisme, évitant notamment de mobiliser les termes d’ « autisme de haut niveau » ou de « troubles autistiques légers » pour privilégier celui d’ « Aspergers » ou d’ « Aspies ». Cette dissociation se retrouve également par le détachement progressif des associations de parents d’Aspergers des associations défendant l’autisme en général et leur spécialisation dans la défense des intérêts des Aspergers.

3) L’analogie avec d’autres types de ressources humaines

Troisièmement, les acteurs réalisent volontairement un travail d’analogie avec d’autres types de ressources humaines ayant connu des difficultés similaires d’intégration dans l’entreprise. L’analogie avec les personnes homosexuelles a ainsi souvent été évoquée au cours des dernières années car elles ont aussi connu pendant longtemps des difficultés d’intégration dans l’entreprise. Une directrice d’association note à ce sujet : « les Asperger sont différents. Nous utilisons souvent l’image de l’homosexualité qui a longtemps été considérée comme une maladie psychiatrique ». Cette analogie vise, là encore, à réduire la stigmatisation des Aspergers en montrant que la logique voudrait que le syndrome d’Asperger finisse par ne plus être considéré comme un trouble. Cette stratégie de re-catégorisation commence aujourd’hui à porter ses fruits : l’Asperger est de plus en plus perçu comme un individu présentant une différence et non comme une personne ayant un handicap. Ce changement de perception est notamment favorisé par la diffusion, par l’ensemble des acteurs, du terme de « neurodiversité », notion qui met en avant la différence neurologique de certains individus comme richesse plutôt que comme inconvénient. Comme le dit un Asperger interviewé : « l’autisme Asperger est une différence et non une pathologie ».

4) La stabilisation de la catégorie « Asperger »

L’émergence de la catégorie « Aspergers » comme des individus « différents », ayant leur place en entreprise, a favorisé la création et l’utilisation de dispositifs de mesure spécifique de leurs capacités cognitives, notamment par les entrepreneurs sociaux cherchant à les intégrer dans le monde du travail. La mesure des compétences professionnelles des Aspergers est complexe car « les personnes peuvent être très fortes sur certains aspects et extrêmement faibles sur d’autres » (Josef Schovanec, Asperger). La conséquence dans le monde professionnel est la très grande difficulté à passer une étape clé de l’évaluation : l’entretien de recrutement. Ainsi, dans les processus classiques d’évaluation des salariés, les Aspergers sont négativement évalués, et sont donc très souvent exclus du marché du travail. Cependant, des entrepreneurs sociaux ont développé des nouveaux dispositifs d’identification des compétences en combinant leurs connaissances personnelles du syndrome et des connaissances scientifiques. Néanmoins, s’il existe des différences entre ces dispositifs de recrutement, ils partagent plusieurs points communs :

  • ils sont plus longs et plus complexes qu’une évaluation classique (un mois chez Spécialisterne par exemple).

  • ils permettent de mettre en lumière les points forts et les potentialités des Aspergers. Les ateliers Lego Mindstorm chez Specialisterne permettent de révéler des potentialités non-verbalisables par l’Asperger dans le cadre d’un entretien classique. Les dispositifs d’analyse des capacités cognitives, développés spécifiquement pour le syndrome d’Asperger, combinent à la fois mesure des capacités et accompagnement-formation permettant le développement des compétences relationnelles.

  • ils sont sélectifs et proposent tous de partir des traits spécifiques de l’Asperger pour identifier le poste et les conditions de travail lui permettant d’exprimer son talent.

Ainsi, ces nouveaux dispositifs permettent de révéler des services que peuvent rendre les Aspergers qui n’étaient pas encore identifiés jusque là, notamment grâce à leurs capacités de concentration et d’attention aux détails supérieures à la moyenne, à leurs habiletés dans certaines tâches répétitives, ou encore à leurs capacités d’analyse et leur esprit logique. L’identification des compétences des « Aspergers » à travers ces nouveaux outils d’évaluation amène les entreprises du secteur informatique à reconnaître la valeur économique de ces ressources humaines. SAP, collaborant avec Spécialisterne, déclare par exemple : « onemploie des gens autistes pour les mêmes raisons qu’on emploie d’autres personnes. On veut attirer les meilleurs talents dans notre industrie, et il y a une pénurie de talents pour remplir ces postes. Nous voulons exploiter une réserve de talents qui n’est pas exploitée ». Si l’ambition sociale est présente dans les modèles développés par les entrepreneurs qui embauchent les Aspergers, ils affirment tous l’importance de la performance économique des Aspergers dans leur environnement hautement concurrentiel. Comme l’évoque l’une d’entre eux : « Ce que j’offre à mes clients, ce sont des compétences de haut niveau, des solutions particulièrement pertinentes et plus efficaces ».

Ainsi, le travail de catégorisation - entrepris notamment par les Aspergers médiatisés, les associations et les entrepreneurs sociaux - a fait évolué la représentation de cette ressource humaine (de la catégorie « autiste-malade » à la catégorie « talent-différent »), notamment dans le secteur informatique.

Un travail de légitimation fondé sur la rhétorique des talents

Parallèlement au travail de catégorisation, les acteurs mettent en place des stratégies discursives pour légitimer la ressource Asperger. Ces stratégies de légitimation de la ressource reposent sur l’utilisation d’une « rhétorique des talents » à travers laquelle les acteurs du champ, notamment les entrepreneurs sociaux, renversent la perspective, en transformant un handicap en avantage. Ils développent l’idée selon laquelle la valeur des Aspergers est avant tout une question de perception. Spécialisterne, l’entreprise pionnière dans cette stratégie, questionne à travers son « modèle du pissenlit » (Dandelion Model), les représentations associées couramment au syndrome d’Asperger : « Mauvaise herbe ou fleur ? Décidez de ce que vous voulez voir. La valeur de ce que vous voyez dépend de la manière dont vous choisissez de regarder ». Handicap ou talent, ces deux représentations autour du syndrome d’Asperger, a priori en contradiction et irréconciliables, apparaissent inextricablement liées à travers la métaphore du pissenlit (Austin et Sonne, 2014). Ainsi, pour Thorkil Sonne, créateur de Spécialisterne, un pissenlit est une mauvaise herbe s’il n’est pas le bienvenu dans l’environnement dans lequel il se trouve. Si ce même pissenlit éclot dans un environnement dans lequel il est bienvenu, valorisé et entretenu, il se transformera en herbe fine ou en jolie fleur. Nous retrouvons la même logique chez Josef Schovanec, Asperger fortement impliqué dans des actions de communication pour faire évoluer les représentations : « je ne souffre pas du syndrome d’Asperger mais de mon environnement lorsqu’il est inadapté et de l’ignorance des gens qui m’entourent ». Afin de soutenir ce changement de perspective nécessaire pour favoriser l’acceptation sociale de l’intégration des Aspergers dans l’entreprise, les acteurs, notamment les entrepreneurs sociaux, utilisent une « rhétorique des talents » pour légitimer la ressource humaine Asperger et dans le même temps convaincre les clients de l’efficacité de leur offre. Le champ sémantique utilisé n’est pas celui de l’autisme, ni celui du handicap, ni celui de la responsabilité sociale de l’entreprise, mais celui de la performance de talents inexploités pourtant source potentielle d’avantage concurrentiel (cf. Tableau 5).

Tableau 5

Un travail de légitimation basé sur la rhétorique des talents[1]

Un travail de légitimation basé sur la rhétorique des talents1

-> Voir la liste des tableaux

Ainsi, les entrepreneurs sociaux développent une rhétorique sur les talents individuels des Aspergers, ne manquant pas de superlatifs pour lever les réticences de leurs clients et les persuader que les services qu’ils proposent sont de qualité, voire de meilleure qualité, que ceux proposés par des entreprises informatiques « classiques ». Le discours met en avant les compétences mises en lumière par les nouveaux dispositifs de mesure et les connecte aux besoins des entreprises du secteur informatique : une excellente attention aux détails même dans les tâches répétitives, compétence utile dans les tests informatiques; des capacités de logique et d’analyse favorisant la reconnaissance des « pattern » dans les grandes masses de données, etc.

Parallèlement à cette présentation des forces de la ressource Asperger, la rhétorique du talent cherche à transformer ce qui est perçu traditionnellement comme des faiblesses en talents utiles aux entreprises. Ainsi, les centres d’intérêts restreints sont décrits comme des « intérêts spécifiques » dans lesquels « l’individu acquiert une expertise très large et un savoir-faire technique » (Auticonsult). Leur handicap est décrit comme une différence, source de créativité, qualité demandée en entreprise : « Les personnes du spectre autistique perçoivent les choses différemment. Nos consultants sont systématiquement créatifs » (Auticonsult). Enfin, leurs difficultés relationnelles, leur manque de compétences en communication sont présentées sous un angle positif : les Aspergers sont des personnes loyales et sincères, intéressées uniquement par leur travail et donc ne perdant pas de temps dans les rituels de socialisation.

Discussion-Conclusion

Dans cet article, nous avons cherché à comprendre comment une ressource négativement perçue prenait progressivement de la valeur dans un champ organisationnel où les acteurs ont perçu de nouveaux services potentiels à cette ressource. Pour ce faire, nous avons tout d’abord montré la valeur traditionnellement associée à la ressource humaine Asperger, puis comment celle-ci a été récemment valorisée. Enfin, nous avons étudié les stratégies mises en oeuvre, par les acteurs du champ organisationnel, pour accroître la valeur de cette ressource négativement perçue. Afin de répondre aux limites de l’approche ressources sur la compréhension de la construction de la valeur ex-ante d’une ressource, nous avons mobilisé un cadre d’analyse original, celui des « valuation studies » issu de recherches en sociologie économique. A travers ce cadre d’analyse, nous avons identifié empiriquement que la valeur d’une ressource négativement perçue n’est pas seulement définie par sa valeur économique ex post mais par des processus réalisés par certains acteurs du champ organisationnel qui contribuent à la définition de sa valeur ex ante. Plus précisément, les résultats de notre étude ont montré que les acteurs du champ organisationnel effectuent un travail de catégorisation et un travail de légitimation sur cette ressource. Ce travail réalisé à la fois par des acteurs économiques (entrepreneurs sociaux, entreprises utilisatrices) et des acteurs non-économiques (associations, etc.) contribue à l’évaluation et à la valorisation de la ressource humaine Asperger. Ces résultats empiriques nous permettent de discuter quatre contributions principales pour cette recherche.

Premièrement, notre travail est certainement le premier à proposer une étude empirique sur l’évolution de la valeur perçue d’une ressource. En effet, les contributions dédiées à la valeur d’une ressource, sont le plus souvent des revues de littérature ou des articles théoriques (Kraaijenbrink et al., 2010 ). Ce manque de recherches empiriques s’explique notamment par la difficulté à identifier une ressource qui n’est pas propre à une entreprise, qui a connu une modification de sa valeur et pour laquelle des processus de changement de valeur sont observables. Dans cette recherche, la perception négative avérée de la ressource étudiée, ainsi que les nombreuses actions de valorisation réalisées par les acteurs du champ de l’autisme Asperger, nous ont permis de percevoir l’évolution de sa valeur ces dernières années. Malgré la spécificité de cette ressource, l’analyse de son évolution constitue une contribution intéressante, en montrant qu’une perspective dynamique peut être adoptée dans l’approche ressource. Cela répond aux appels réguliers de la littérature (Kor et al., 2007; Kraaijenbrink et al., 2010).

Deuxièmement, nos résultats montrent l’importance du travail de catégorisation dans l’évaluation et la valorisation d’une ressource et mettent donc au jour son rôle dans le processus d’acquisition d’une ressource sur le marché de facteurs. Cela n’a, à notre connaissance, jamais été abordé dans l’approche ressources et peut selon nous contribuer à son enrichissement. La compréhension du travail de catégorisation dans les processus d’évaluation et de valorisation des ressources menés par les entreprises permet de donner une autre lecture des processus d’acquisition d’une ressource. En effet, comme les catégories agissent comme des « infrastructures cognitives » permettant d’ordonner l’environnement socio-économique (Schneiberg et Berk, 2010), l’établissement d’une nouvelle catégorie de ressources et sa diffusion peuvent conduire les entreprises à s’intéresser à des ressources a priori délaissées, contribuant ainsi à leur redonner de la valeur. L’importance de la catégorisation sur le changement de valeur perçue a fait l’objet de travaux récents (Delmestri et Greenwood, 2016). Cependant, ces derniers portent uniquement sur le marché de produits ou sur les entreprises elles-mêmes, et notre étude apparaît comme la première tentative de comprendre le rôle de la catégorisation dans l’évaluation et la valorisation d’une ressource. Intégrer les recherches sur la catégorisation à l’approche ressources semble être une piste intéressante pour mieux comprendre comment une ressource est jugée négative, ordinaire, ou stratégique (Weppe et al., 2013). Cela peut inciter les managers à prendre conscience des catégories couramment employées dans leur secteur d’activité : ne les amènent-elles pas à survaloriser certaines ressources au delà de leur productivité réelle ? Ou, au contraire, à délaisser des ressources sous-évaluées à travers le prisme des catégories existantes ?

Troisièmement, nos résultats démontrent que la valeur perçue d’une ressource n’est pas uniquement liée à sa productivité, ou à sa valeur économique attendue, elle dépend également de son acceptabilité et de la légitimité que lui accordent les acteurs du champ, autrement dit, de sa valeur sociale. Cela nous semble être un apport important à l’approche ressources qui, de par ses fondements théoriques, a notamment abordé la question de la valeur quasi-exclusivement sous l’angle économique, délaissant les processus sociaux. Or, la littérature en gestion sur la légitimation a montré, au cours des trente dernières années, l’influence de ce processus social sur la performance économique (Ashforth et Gibbs, 1990). La recherche en management stratégique pourrait ainsi s’enrichir progressivement de l’étude des processus sociaux relatifs aux ressources.

Quatrièmement, nous constatons que les projections stratégiques (Rindova et Fombrun, 1999; Warnier, 2008), c’est-à-dire les actions diverses de communication sur la performance associée à une ressource, un produit ou une entreprise, légitiment progressivement la ressource négativement perçue et font évoluer sa valeur. Ce résultat met en avant le pouvoir performatif des stratégies discursives mises en place par les acteurs du champ. Ceci constitue un apport à l’approche ressources qui considère soit que certaines ressources sont par nature supérieures à d’autres en termes de performance, soit que certaines ressources se combinent mieux avec le stock de ressources déjà détenu. Ce résultat est particulièrement porteur d’espoir pour les entreprises qui ne disposent pas de ressources stratégiques car dans cette perspective, tout type de ressource, même commune ou négativement perçue a priori, est susceptible de prendre de la valeur et éventuellement de devenir source d’avantage concurrentiel. Ce résultat devrait inciter les entreprises à ne pas seulement focaliser leur attention sur les caractéristiques de leurs ressources. Elles devraient également chercher à agir sur les représentations qu’ont les différentes parties prenantes de ces ressources, qu’elles soient jugées stratégiques, ordinaires ou négatives. Pour ce faire, il serait intéressant d’analyser, dans une perspective intersubjective, comment les stratégies hors-marché sociales, politiques et légales (Baron, 1995), mises en oeuvre par des entreprises, contribuent à construire et à faire évoluer la valeur perçue des ressources utilisées. Les résultats de notre recherche constituent aussi un apport sociétal, car ils montrent que même les ressources délaissées sur le marché, perçues négativement par les acteurs économiques, sont valorisables d’un point de vue économique et social. Ainsi, notre recherche apparaît être « en prise avec la société » (Durand et al., 2009) car elle peut être mobilisée par différentes parties prenantes s’intéressant au syndrome Asperger (associations, entrepreneurs sociaux, etc.) pour légitimer leurs actions en faveur de l’insertion professionnelles des Aspergers. Plus globalement, cette recherche portant sur un cas extrême de ressource humaine en général délaissée peut être utile aux acteurs du monde de l’insertion professionnelle qui doivent changer le regard du monde économique sur différentes ressources souvent perçues négativement en terme de performance (chômeurs de longue durée, personnes handicapées, etc.). Cela devrait inciter les organisations à relativiser le poids de la valeur perçue de leur stock de ressources pour privilégier la recherche de services potentiels originaux permettant de les valoriser tout en améliorant leur performance.

Notre recherche présente cependant certaines limites. La première est qu’elle traite d’une ressource humaine très spécifique, l’autiste Asperger. Il serait intéressant pour pouvoir généraliser nos résultats et de voir si d’autres types de ressources, notamment matérielles, bénéficient des mêmes stratégies d’évaluation et de valorisation. Comme nous avons pu le voir précédemment les ressources humaines, contrairement aux ressources matérielles, ont la spécificité, lorsqu’elles sont négativement évaluées, de pouvoir agir elles-mêmes sur leur propre catégorisation en cherchant à se rapprocher des groupes connotés positivement pour être mieux valorisée (Turner, 1991). La seconde limite concerne le niveau d’analyse choisi qui ne permet pas de comprendre les processus organisationnels internes qui permettent à une entreprise de développer des rentes en intégrant ce type de ressource. Une piste de recherche future serait d’analyser comment les organisations conçoivent des Business Models, source de performance, en exploitant des ressources négativement perçues par l’environnement.