Corps de l’article

La littérature en management des connaissances (Amin & Cohendet, 2004; Brown & Duguid, 1991; Lave & Wenger, 1991) a mis en évidence le rôle des communautés de pratique (CoPs) dans la constitution et le partage des connaissances. La notion de communauté de pratique (CoP) met l’accent sur le caractère social et ancré des processus d’apprentissage interindividuels. Elle caractérise le fonctionnement de groupes d’acteurs qui partagent une même pratique et échangent fréquemment afin de la perfectionner. Brown & Duguid (2001) soulignent l’existence de barrières épistémiques entre les communautés, liées aux pratiques qui les fondent, et considèrent que l’avantage compétitif des firmes réside dans leur capacité à coordonner de manière dynamique les développements de connaissances dans ces communautés, malgré ces barrières. Cette coordination entre CoPs est donc centrale mais jusqu’à présent peu étudiée.

Les recherches en management international (Bartlett & Ghoshal, 1989; Birkinshaw, Hood, & Jonsson, 1998; Frost & Zhou, 2005; Gupta & Govindarajan, 2000; Kogut & Zander, 1993; Mayrhofer, 2011; Meyer, et al., 2011) ont modélisé la firme multinationale (FMN) comme un réseau global et différencié de filiales interdépendantes. L’avantage compétitif d’une FMN réside alors dans sa capacité à tirer profit des connaissances acquises par certaines filiales grâce à leurs environnements spécifiques (technologique, réglementaire ou marché) et différenciés (Cantwell, 1989; Figueiredo, 2011; Kogut & Zander, 1993; Meyer, et al., 2011). La notion de CoP a ainsi été mobilisée pour analyser les dynamiques de transfert des connaissances tacites et complexes dans les FMNs (Agterberg et al., 2010; Tallman & Chacar, 2011). Là encore la question de la coordination entre différents types de CoPs apparait centrale et a été peu étudiée.

Les processus d’innovation ont été modélisés dans la littérature comme des processus de mobilisation, de construction et de combinaison de connaissances (Nonaka, 1994; Doz & Wilson, 2012). Les travaux qui ont analysé le rôle des CoPs dans l’innovation conduisent à opposer deux perspectives. Dans la première, les CoPs seraient un vecteur de constitution et de partage des connaissances tacites et complexes favorables aux processus d’innovation alors que dans la seconde, les CoPs sont un obstacle à la combinaison de connaissances développées par des communautés différentes mais nécessaires à l’innovation.

Notre recherche se centre sur les processus d’innovation dans la FMN en nous intéressant à la fois au développement et au déploiement international défini comme les commercialisations successives d’une innovation par différentes filiales et les adaptations aux différents contextes locaux parfois nécessaires (Ben Mahmoud-Jouini & Charue-Duboc, 2014). Nous nous attacherons à comprendre le rôle des CoPs dans ces processus et comment différentes CoPs peuvent se coordonner à l’échelle d’une firme multinationale ?

A partir d’une étude de cas approfondie d’une innovation développée au sein d’une filiale d’une FMN présente dans plus de 80 pays et déployée dans une autre, nous montrons le rôle décisif joué par deux CoPs dans le développement et le déploiement de cette innovation notamment par la création et le partage de connaissances qu’elles ont facilité. Nous montrons que c’est l’implication conjointe de ces deux CoPs, l’une pilotée et soutenue par le top management et l’autre autonome et spontanée, qui a conduit au succès. Nous spécifions enfin les modes de coordination qui ont permis cette implication conjointe dans l’innovation.

L’article se décompose de la manière suivante. Nous commencerons par situer notre question de recherche en présentant d’une part la littérature sur les CoPs et le management des connaissances dans la FMN, et d’autre part celle sur les CoPs et l’innovation. Nous préciserons ensuite la méthode adoptée : le mode de recueil et d’analyse des données ainsi que le choix du terrain de la recherche. Nous présenterons ensuite le cas étudié en détaillant le processus de développement et de déploiement de l’innovation, les différents acteurs qui y ont participé, les relations qui les ont conduits à contribuer à ce processus ainsi que leurs apports respectifs. Nous montrons comment deux CoPs trans-filiales mais de nature différente ont combiné leurs contributions pour aboutir au développement et au déploiement de cette innovation. Nous discuterons enfin ce cas à la lumière de la littérature mobilisée afin de préciser les implications empiriques et théoriques.

Revue de la littérature et question de recherche

Nous présenterons d’abord la notion de CoP et la pertinence de cette notion compte tenu de la place croissante des dynamiques de création et de transfert de connaissances dans l’analyse des entreprises et notamment des FMNs. Nous distinguerons différentes catégories de CoPs qui ont été mises en évidence dans la littérature et soulèvent des questions de coordination.

Nous mettrons ensuite l’accent sur deux perspectives qui relient CoP et innovation : l’une considère que les CoPs sont favorables à l’innovation et l’autre qu’elles constituent un frein compte tenu de l’enfermement qu’elles peuvent générer, qui conduit à limiter la combinaison de connaissances portées par des communautés différentes. Ce qui nous conduira à chercher si certains types de CoPs seraient de nature à soutenir l’innovation ou si la coordination entre CoPs de nature différente permettrait de limiter l’effet inhibiteur des CoPs notamment dans le cas de la FMN.

Nous formulerons enfin la question de recherche que nous souhaitons investiguer pour discuter et contribuer à cette littérature.

Communauté de pratiques et management des connaissances dans les FMNs

CoPs et management des connaissances

Depuis leur conceptualisation par Lave & Wenger (1991), les CoPs ont fait l’objet de nombreux travaux dans la littérature en management des connaissances et au-delà. Originellement les CoPs ont été conceptualisées comme un mode d’organisation émergent permettant le développement et le partage de connaissances communes liées à des pratiques professionnelles.

L’accent mis de plus en plus sur le rôle des connaissances dans l’économie a conduit depuis, à ce que le concept de CoP devienne aussi un cadre analytique pour penser l’organisation. En effet, Amin & Cohendet (2004) considèrent que l’unité d’analyse pertinente dans la constitution des connaissances ancrées dans des pratiques n’est ni l’individu ni l’organisation mais un système d’activités socialement distribuées. En ce sens l’étude des CoPs permet une compréhension plus fine des mécanismes d’apprentissage organisationnel (Brown & Duguid, 1991) : ses membres créent un environnement propice aux échanges via de nombreuses interactions, favorisant la confiance et l’envie d’apprendre (McDermott, 1999).

On distingue les communautés épistémiques, qui se caractérisent par un objectif délibéré de création de connaissances et une structure commune gérée par une autorité procédurale explicite ou non (Cowan, David & Foray, 2000), des communautés de pratiques dont l’objectif de création de connaissance est indirect, la première motivation étant l’échange des meilleures pratiques pour améliorer certaines activités. Mais par abus de langage, elles sont souvent toutes les deux désignées par CoP. Ce sera le cas dans la suite.

Une autre distinction (Roberts, 2006) portant sur le mode de fonctionnement mérite ici d’être soulignée : les communautés spontanées, émergentes et auto-organisées (Amin & Roberts, 2008; Brown & Duguid, 1991; Cox, 2005; Gherardi & Nicolini, 2000; Lave & Wenger, 1991; Wenger, 1998) et les communautés pilotées (Kimble, Hildreth, & Bourdon, 2008; McDermott, 2000; Saint-Onge & Wallace, 2012; Wenger, 2004). Dans sa revue de littérature, Bootz (2015) nous permet de cerner les enjeux à la fois théoriques et managériaux de ces deux types. Dans le premier courant, portant sur les CoPs spontanées, les travaux ont identifié le climat favorable à leur éclosion et leur maintien. Dans le second, portant sur les CoPs pilotées, plusieurs chercheurs (Probst & Borzillo, 2007; Cohendet et al., 2006; 2010; Dupouet & Barlatier, 2011; Gosselin et al., 2010) ont documenté le management de ces CoPs et ont identifié des facteurs de succès (Harvey et al. 2013). Wenger et al. (2002) vont plus loin en affirmant que les CoPs pourraient difficilement réaliser leur potentiel sans une intervention de l’organisation. Gosselin et al. (2010) montrent que la direction doit s’effacer une fois la CoP constituée. Daunais et al. (2010) soutiennent que pour ne pas perturber les relations complexes qui sont à la base de son fonctionnement, une CoP peut être pilotée sans être contrôlée. D’autres travaux encore montrent l’émergence de CoPs hybrides entres spontanées et pilotées : elles sont à la fois auto-organisées tout en étant soumises à des processus de contrôle (Probst & Borzillo, 2007; Dupouet & Barlatier, 2011).

Ainsi, la littérature s’est focalisée sur l’étude du bon fonctionnement des CoPs pilotées et du maintien de l’efficacité des CoPs spontanées en distinguant souvent ces deux types. Daunais et al. (2010) ont reconnu leur coexistence. Brown &Duguid (2001) soulignent que les organisations hébergent des CoPs multiples et hétérogènes et que ces dernières peuvent aussi traverser les frontières de l’organisation (CoPs intra et inter-organisationnelles) et insistent sur l’importance de l’interaction entre les CoPs malgré les barrières qui les délimitent. Pourtant, rares sont les travaux qui ont étudié leur coordination et dans quelle mesure elle pourrait conduire à bénéficier de l’effet conjugué de leurs caractéristiques.

CoPs dans les firmes multinationales

Cette perspective théorique a été mobilisée récemment pour analyser les dynamiques de création et transfert de connaissances dans les FMNs. La littérature en management international a mis en évidence la nature tacite et complexe d’une grande partie des connaissances dans ces organisations et leur caractère distribué entre les filiales et centres de recherche (Bartlett & Ghoshal, 1989; Doz, Santos & Williamson, 2001; Gupta & Govindarajan, 2000). Les filiales étant situées dans des environnements différents, elles sont le lieu de création de connaissances localisées et par nature distribuées au sein de la FMN dans son ensemble.

Cette littérature s’est ainsi attachée à comprendre comment une organisation peut intégrer ces connaissances afin de créer un avantage compétitif durable (Doz & Wilson, 2012; Kogut & Zander, 1993; Zander & Kogut, 1995). Meyer et al. (2011) ont montré que l’avantage compétitif d’une FMN réside dans le double encastrement de ses entités : au niveau local, la filiale dans son environnement proche et, au niveau global, la même filiale dans la firme multinationale dans son ensemble (Figueiredo, 2011). Ce double encastrement permet la mobilisation large dans la FMN de connaissances développées localement.

Le cadre d’analyse des communautés de pratiques a ainsi été mobilisé par Tallman & Chacar (2011a; 2011b) qui distinguent différents types de communautés de pratiques selon leur périmètre (cf. Figure N°1) : (i) les CoPs locales intrafirmes internes à une filiale ou au siège, (ii) les CoPs locales interfirmes (NoP), qui traversent les frontières de l’entité et fédèrent des CoPs ayant émergé chacune dans différentes organisations localisées dans la même géographie (la filiale et son environnement tel que client, fournisseur ou partenaire) et enfin, (iii) les CoPs[1] multilocales intrafirmes internes à la FMN (INoP) qui mettent en réseau des entités différentes et dispersées de la FMN.

figure 1

La FMN : un ensemble de communautés diversifiées adapté de Tallman & Chacar (2011)

La FMN : un ensemble de communautés diversifiées adapté de Tallman & Chacar (2011)

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En adoptant une démarche inductive à partir de l’étude de cas d’une FMN, Agterberg et al. (2010) ont distingué des CoPs multilocales intrafirmes (réunissant des membres internes à la FMN mais distribués dans des entités géographiquement séparées) auto-organisées et pilotés et se sont intéressés à leur management et leurs modes de fonctionnement.

En repérant différents types de communautés de pratiques dans la FMN et en soulignant l’importance des dynamiques d’intégration et de transfert de nouvelles connaissances, la question de la coordination entre ces communautés est posée mais peu de travaux empiriques l’ont éclairé jusqu’ici dans le cas de la FMN.

CoPs et management de l’innovation

En tant qu’instances de création et de partage de connaissances, les CoPs ont attiré l’attention de plusieurs chercheurs étudiant le management des innovations de la firme. Cependant deux visions coexistent, l’une soulignant que les CoPs favoriseraient l’innovation, d’autres qu’elles l’inhiberaient.

Emulation ou inhibition

Amin & Cohendet (2004) et Cohendet, Grandadam & Simon (2008) montrent comment les CoPs étant des vecteurs de l’apprentissage organisationnel favorisent l’innovation. Adoptant un autre angle, Swan, Scarbrough, & Robertson, (2002) analysent le développement d’une innovation en montrant le rôle joué par la constitution d’une CoP qui réunit des acteurs hétérogènes appartenant à des organisations différentes mais tous intéressés par cette initiative. Ainsi l’accent n’est plus mis sur le transfert des connaissances au sein de la CoP mais sur la nature sociale de celle-ci et le rôle qu’elle joue en tant que coalition portant une initiative commune.

Cohendet et al. (2010) revendiquent eux que la capacité d’innovation d’une firme réside dans la combinaison de structures formelles, comme les fonctions et les équipes projets par exemple, avec des CoPs, qu’elles soient épistémiques ou de pratiques. C’est notamment le cas d’équipes projets composées elles-mêmes de membres de différentes CoPs (Sense, 2003).

La littérature sur l’open innovation étudie l’interaction entre des communautés internes et externes à la firme (Lewin et al. 2011; Goglio-Primard & Crespin-Mazet, 2015). Plus récemment, Monteiro & Birkinshaw (2016) se sont intéressés aux scouting unit, qui cherchent à identifier des connaissances externes et faciliter leur intégration au sein des processus d’innovation de l’entreprise mobilisent la notion de boundary spanner pour conceptualiser le rôle de ces entités.

D’autres auteurs cependant soulignent que les CoPs peuvent être un frein à l’innovation. En effet, du fait de la nature sociale de la connaissance construite au sein d’une CoP, celle-ci est plus difficilement « désencastrable ». Brown & Duguid (2001) soulignent en effet que c’est ce caractère social ou embedded qui favorise l’échange de connaissances. Ce qui fait la force d’une CoP c’est-à-dire le partage par ses membres de valeurs communes, d’une confiance réciproque, d’un vocabulaire et l’échange de pratiques, peut alors conduire à un enfermement peu propice à l’innovation (Bogenrieder & Nooteboom, 2004). La focalisation des CoPs sur un thème et un enjeu en particulier pourrait empêcher l’apparition d’innovations qui nécessiteraient de traverser leurs frontières ou impliqueraient la combinaison de pratiques portées par des communautés différentes.

CoPs et innovation dans les firmes multinationales

Cette tension entre les CoPs comme catalyseurs ou inhibiteurs de l’innovation est particulièrement critique dans le cas des FMNs. Les connaissances développées dans les filiales sont sticky au sens de Szulanski, (1996), tacites et complexes selon Doz et al. (2001) et difficiles à partager. Ainsi, les filiales accèdent à des connaissances situées dans leur environnement local qu’elles vont internaliser puis exploiter. Selon McCann & Mudambi (2005), les filiales peuvent transférer les connaissances acquises aux autres entités de la FMN et/ou intégrer des connaissances de la FMN avec les leurs propres.

Pour faciliter les échanges de connaissances au sein de la FMN, Mudambi & Swift (2009) ont mis en évidence le rôle joué par les boundary spanners (Tushman, 1977; Kostova & Roth, 2003). Ils se sont focalisés sur les échanges entre les communautés de scientifiques et de managers au sein de la firme et ont montré comment des boundary spanners peuvent rendre compatibles les objectifs divergents poursuivis par ces deux communautés.

Comme présenté ci-dessus, Tallman & Chacar (2011) proposent un modèle de la FMN qui articule trois types de CoPs (intrafirme, locale et multilocale, et interfirme locale). Les CoPs locales soutiennent la création et l’échange de connaissances ancrées et liées à l’environnement des unités à l’intérieur desquelles elles se développent (filiales ou siège) et, les CoPs multilocales au contraire favorisent les échanges entre sous-cultures locales correspondant aux différentes implantations.

Ce phénomène d’échange entre communautés parait d’autant plus crucial lorsque l’on considère le déploiement des innovations d’une filiale à l’autre défini par Ben Mahmoud-Jouini & Charue-Duboc (2014) comme l’enchaînement des commercialisations d’une innovation par des filiales situées dans des contextes locaux différenciés, et nécessitant à chaque fois son adaptation. Elles différencient ainsi le déploiement de la diffusion des innovations telles quelles ou du transfert de briques technologiques. Dans un article où elles discutent le modèle théorique proposé par Tallman et Chacar et précisent les conditions de sa mise en oeuvre, les auteurs caractérisent des dispositifs pour soutenir le déploiement d’innovations inter-filiales et mettent notamment en évidence le rôle joué par les communautés constituées autour de l’innovation au sens de Swan et al. (2002).

L’objet de cet article est de mettre en lumière des types de CoPs de nature à soutenir les processus d’innovation (à la fois le développement et le déploiement) dans la FMN et plus spécifiquement les modes de coordination entre ces différents types de CoPs.

Question de recherche

A travers cette recherche, nous souhaitons éclairer la tension qui existe dans la littérature en management de l’innovation sur le rôle des CoPs comme inhibiteur ou moteur, dans le cas particulier des FMNs.

La littérature en management international a montré la pertinence de ce concept : les FMNs comprennent plusieurs CoPs qui différent par leur périmètre (interne ou qui traverse les frontières) (Tallman & Chacar, 2011) et leur mode d’émergence et de management (autonomes et/ou pilotées, spontanée et/ou initiées) (Agterberg et al. 2011). Mais elle n’a pas spécifiquement traité de la coordination entre ces communautés notamment dans le cadre de processus d’innovation, sauf quelques exceptions comme Mudambi & Swift (2009).

Cet article propose ainsi d’éclairer le rôle que peuvent avoir différents types de communautés de pratiques dans les processus d’innovation (développement et déploiement) et de spécifier les modes de coordination entre ces communautés à l’échelle de la FMN.

Méthode et terrain de recherche

Dans le but de mettre en lumière le rôle des CoPs dans le développement et le déploiement d’innovations dans la FMN, nous avons opté pour une méthode qualitative basée sur l’étude d’un cas unique d’innovation dans une FMN (Eisenhardt 1989; Eisenhardt & Graebner, 2007). En effet, le rôle des CoPs dans les processus d’innovation des FMNs n’a encore été que peu analysé et une telle méthodologie permet de comprendre finement les phénomènes en jeu (Eisenhardt & Graebner, 2007). Une telle approche nous permet d’analyser en profondeur les apports et implications des différents acteurs dans le processus à l’étude.

Nous présenterons ci-dessous l’entreprise dans laquelle nous avons mené le travail empirique et nous soulignerons en quoi ce contexte est particulièrement pertinent. Puis nous présenterons la méthode de recueil et de traitement des données.

Le contexte de la recherche

L’entreprise sur laquelle a porté notre étude est un des leaders mondiaux des gaz pour l’industrie. Elle est présente dans plus de 80 pays à travers un vaste réseau de filiales qui ont pour principal objectif la vente de gaz dits industriels. En effet, le gaz est utilisé dans les processus industriels des clients pour des applications variées : la surgélation, la combustion, l’injection ou encore la fusion de plasma. Elle a une structure matricielle : quatre grandes divisions, présentes dans l’ensemble du monde et cohérentes en matière d’industrie servie et/ou de mode d’acheminement du gaz (bouteille, conteneur ou unité de production installée sur site), croisent une organisation par zone géographique. Afin de limiter le champ d’étude, notre travail s’est focalisé sur une division que nous avons choisie du fait de son importance en termes de chiffre d’affaires (environ 30 %) et de la diversité des secteurs industriels (automobile, pharmacie, agroalimentaire, etc.) et des applications dans lesquelles les gaz sont utilisés.

Confrontée à une forte concurrence par les prix sur les gaz industriels standardisés, l’entreprise développe pour se différencier des innovations produit, process et d’application. Ces dernières consistent à innover dans le procédé industriel du client qui utilise le gaz. L’innovation, et en particulier l’innovation d’application, peut naître dans deux types d’entités : les centres de R&D, au nombre de 6 répartis entre l’Europe, les Etats-Unis et l’Asie, conduisant à des innovations dites « corporate », et les filiales qui prennent l’initiative de développements décentralisés dites innovations « terrain » malgré leur mandat généralement commercial. Les filiales sont particulièrement impliquées dans les innovations d’application du fait de leur proximité avec les clients mais ces dernières peuvent également être développées en central dans les centres de recherche.

Les filiales sont aidées dans l’innovation « terrain » par des dispositifs de soutien dédiés qui leur apportent des ressources en termes d’expertises technologiques ou de moyens financiers, comme par exemple le dispositif FIL (financement des innovations locales) décrit dans l’encadré ci-dessous. L’étude de ce dispositif nous a fourni l’opportunité de choisir un cas d’innovation dans le portefeuille d’innovations « terrain » soutenues.

Intérêt du cas pour la recherche

Cette FMN nous a paru particulièrement pertinente pour notre question de recherche. Comme évoqué ci-dessus, l’entreprise se caractérise par une multiplicité d’innovations (« corporate » et « terrain ») et par une multiplicité de contextes locaux et de marchés très spécifiques. La question du déploiement de l’innovation au-delà de la première commercialisation est un enjeu fort auquel l’entreprise cherche à apporter des réponses appropriées, d’autant que les filiales sont autonomes dans l’établissement de leur portefeuille. Ce déploiement est d’autant plus difficile dans le cas des innovations de « terrain » nées dans une filiale. C’est particulièrement le cas des innovations d’application qui impliquent des connaissances sur le processus industriel du client et sont de ce fait souvent encastrées localement et ancrées dans des pratiques tacites. En effet, une innovation d’application, est une solution innovante par les conditions d’utilisation du produit commercialisé, qui est ici le gaz. Elle est mise en oeuvre par le client dans son processus de fabrication et le fidélise au fournisseur du produit consommé dans la solution. Ce type d’innovation est rarement étudié dans la littérature, qui différencie généralement l’innovation produit, procédé ou business model. Pourtant ce type pourrait être amené à prendre une place croissante et soulève des difficultés particulières. D’où l’intérêt de préciser les conditions de nature à favoriser son développement et son déploiement. En effet, la forte concurrence avec notamment l’apparition de nouveaux compétiteurs issus des marchés émergents, conduit les acteurs historiques positionnés sur des marchés globaux à enrichir leurs offres et au-delà de la fourniture d’un produit, à proposer des solutions qui l’utilisent au mieux. Cette tendance est déjà fortement présente dans des entreprises de produits en BtoB qui cherchent à satisfaire le client en innovant sur des fonctionnalités et en combinant produit et service. Plus largement Christensen & Raynor (2003) soulignent la nécessité de connaître la fonctionnalité que l’offre doit permettre de réaliser (the job to be done) et qui représente un vecteur de l’innovation.

Or ce type d’innovation s’appuie sur une connaissance approfondie des conditions d’usage du produit vendu par l’entreprise, connaissance à laquelle il est difficile d’accéder. Les travaux en marketing de l’innovation (Le Nagard-Assayag, Manceau & Morin-Delerm, 2015) ont montré la difficulté d’observation de ces conditions d’usage et la nécessité d’adopter des méthodes spécifiques pour cela. Sans s’intéresser exclusivement au cas des innovations d’application, Doz & Wilson (2012) ont montré par exemple l’importance de l’acquisition de connaissances terrain sur la conduite automobile des allemandes dans le développement de véhicules japonais pour ce marché.

De plus, ce type d’innovation doit à la fois s’adapter aux conditions d’usage de clients spécifiques tout en cherchant à atteindre une cible relativement large : c’est là un deuxième obstacle auquel est confrontée l’innovation d’application. Le déploiement se heurte ainsi également au fait que les connaissances tacites, complexes et ancrées dans la situation sont difficiles à transférer.

Nous revendiquons ainsi que ces innovations d’application, quoique spécifiques, soulèvent, compte tenu de l’évolution de la compétition, des questions de nature à intéresser un grand nombre d’entreprises industrielles occidentales principalement BtoB.

Ainsi, le développement de ces innovations de « terrain » et d’application et leur déploiement inter-filiales, représente un terreau particulièrement fertile pour étudier le rôle des CoPs. Ce cas correspond ainsi à un échantillonnage théorique, dans la mesure où cette entreprise constitue un cas emblématique ou révélateur (Yin, 2003) par rapport à notre question de recherche.

Recueil et analyse des données

Le cas d’innovation « terrain » d’application étudié a été choisi dans le portefeuille des innovations soutenues par le dispositif FIL. Existant depuis 6 années, ce dispositif a soutenu au total 115 projets. Comme nous voulions étudier à la fois le développement et le déploiement, nous avons choisi une innovation dont le développement était récent et le déploiement en cours. Le recueil des données se faisant par entretiens et analyse de documents, nous avons ainsi eu un accès aisé aux protagonistes. Nous avons donc recueilli des données a posteriori pour la phase de développement qui a commencé en 2011 et avons analysé le déploiement pendant son déroulement.

Le matériau empirique a été constitué principalement à partir d’entretiens semi-directifs menés auprès des différents acteurs impliqués dans le développement et le déploiement de l’innovation (13 entretiens au total, d’une durée de 1h30 en moyenne). Nous avons pu identifier et sélectionner les personnes clés à travers des réunions de travail avec les membres du dispositif FIL : les membres de l’équipe de développement local au niveau de la première filiale (business development, R&D et ingénierie), les acteurs du corporate (marketing, ingénierie et R&D de la division, unité de soutien aux innovations locales), les membres de l’équipe qui a déployé l’innovation dans la seconde filiale et d’autres acteurs impliqués sans pour autant être situés dans ces entités (filiales de développement ou de déploiement ou corporate). A chaque personne interviewée, nous avons demandé de décrire avec précision les phases du processus d’innovation auxquelles ils ont participé et de mettre en avant les points clés de chaque étape. Nous leur avons également demandé de préciser les compétences qu’ils ont sollicitées dans l’organisation pour le développement de l’innovation et les facteurs et processus ayant conduit au passage de l’innovation d’un pays à un autre. Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits mais n’ont pas donné lieu à un traitement lexical.

Ce matériau a été complété par la participation à 8 réunions de travail internes et par l’analyse de documents internes (rapports, présentations internes, données de suivi des projets). Deux réunions spécifiques au cours desquelles les chercheurs ont pu présenter l’évolution de leurs réflexions et en tester la validité (Girin, 1989) ont été également organisées. Ces comités de pilotage de la recherche étaient composés des chercheurs et de 4 personnes de l’entreprise : une personne de la direction de la division, un directeur de centre de recherche, le directeur produits et marchés de la division et le responsable du réseau d’experts techniques.

Le recueil des données ainsi que ces réunions se sont échelonnés sur 10[2] mois pendant lesquels nous avons interagi de façon régulière avec de nombreux acteurs de l’entreprise, ce qui a facilité la compréhension des différents enjeux.

A partir de ces données nous avons reconstitué l’histoire de cette innovation sous la forme d’une monographie relatant les différentes étapes, que nous présenterons dans la section suivante.

Nous avons procédé de manière abductive, c’est à dire que tout en faisant l’hypothèse, en se basant sur la littérature, que le développement et le déploiement des innovations « terrain » impliquaient le management de connaissances tacites et ancrées, nous n’avions pas de cadre théorique fort et stabilisé au départ du recueil des données. Nous étions intéressés par la compréhension de ce processus d’innovation et notamment par le management des connaissances qui lui était associées. Nous avons donc veillé à reconstituer ce processus et à analyser les connaissances générées et échangées, ainsi que les acteurs individuels ou organisationnels impliqués. Nous avons de ce fait également précisé le fonctionnement de certains dispositifs ayant contribué à ce processus d’innovation.

Étude d’un cas de développement et de déploiement d’une innovation au sein d’une FMN

Nous présenterons dans cette section le processus d’innovation étudié en détaillant les différentes étapes, les acteurs impliqués ainsi que leurs contributions. Nous mettrons en évidence l’intervention dans ce processus de deux « réseaux[3] » que nous appellerons respectivement REXIP et RMFI[4]. Afin de faciliter la compréhension du processus d’innovation, nous présenterons dans un premier temps ces deux réseaux. Le réseau REXIP nous a été présenté dès le début de notre étude comme contribuant régulièrement aux processus d’innovation : c’est une structure qui par ses missions d’innovation est relativement comparable à la R&D mais avec une organisation et des domaines de compétences différents. Nous avons découvert le réseau RFMI en interviewant les porteurs du projet analysé.

De l’identification de l’opportunité locale au premier prototype

Dans la filiale brésilienne de l’entreprise, Pedro, un business developer identifie un besoin en termes d’optimisation des procédés de combustion non satisfait par les offres existantes. L’activité qu’il exerce depuis une dizaine d’années dans la filiale consiste en effet à assister d’un point de vue technique et commercial les vendeurs de la filiale. Il a de ce fait eu l’occasion de se déplacer souvent chez des clients et a acquis une connaissance fine du marché. C’est en discutant avec l’un de ces clients qu’il identifie un problème d’optimisation d’un procédé de combustion utilisant du gaz fourni par l’entreprise. En effet, il s’est rendu compte que les fours des clients ne sont pas assez précis en termes d’injection et de mesure de la concentration en gaz. Ce problème conduit d’une part à un manque d’efficience à cause d’une surconsommation de gaz, et d’autre part, à un problème de qualité du produit final issu de la combustion du fait de la difficulté de maintenir un niveau de concentration de gaz constant lors de ce processus. Il imagine donc une solution pour répondre à ces deux problèmes rencontrés par les clients ne disposant pas de contrôle automatique de la combustion : ajouter un équipement innovant qui s’intègre en plug and play dans le procédé industriel du client. Cet équipement permet d’injecter, de mesurer et de piloter la concentration de gaz dans le procédé de production du client. L’objectif est que le client puisse communiquer sur la qualité de son produit final en mettant en avant la qualité de la combustion mais aussi qu’il puisse optimiser sa consommation de gaz. La conception d’un équipement en plug and play permet de viser un grand nombre de fours avec une faible intrusivité et sans « ouvrir » le procédé industriel du client. Cependant, il reste à concevoir un tel équipement en mobilisant des compétences sur l’écoulement du gaz dans le four et les corrélations entre mesure de débit en amont et qualité de la combustion selon les paramètres du four.

Le management de la filiale soutient le projet et permet à Pedro de travailler avec un ingénieur de la filiale pour développer un premier prototype (proto 1) qui voit le jour au bout de trois mois. Pedro se rapproche d’un client industriel qui souhaite améliorer la qualité de son produit final et est présent dans de nombreux pays. Il lui présente la solution. Le client est intéressé par cette opportunité de création de valeur et laisse à disposition ses installations pour effectuer les tests et les premiers essais. De ce fait il participe au co-développement de l’innovation.

Parallèlement, Pedro partage son projet avec les membres du réseau RMFI (cf. encadré) auquel il appartient et qui, comme lui, s’intéressent au marché des fours industriels, marché composé de clients qui utilisent du gaz dans des procédés industriels de combustion. Pedro interagit particulièrement avec deux membres seniors de ce réseau, Franz et Jack (du fait de leur ancienneté et leur fort niveau d’expertise) en leur faisant part de son idée et en leur montrant (par mails) les premiers résultats de son prototype. Il trouve auprès du réseau et plus particulièrement de ces deux membres un accueil favorable : ils sont très enthousiastes que quelqu’un se saisisse d’une telle idée et qu’un client soit prêt à tester une telle solution. Pedro attend d’eux la validation de son approche d’un point de vue technique et commercial tout en cherchant à capitaliser sur ce qui aurait pu être exploré par le passé pour répondre à cette question.

Franz, depuis l’Allemagne, également membre du réseau REXIP, va apporter une aide technique cruciale au développement de cette innovation. Il indique directement à Pedro de nombreuses améliorations qui peuvent être apportées au premier prototype. De par son appartenance au réseau REXIP, il connait en effet différents équipements visant à réguler la pression de gaz développés pour d’autres procédés industriels et les écueils rencontrés par des projets visant à concevoir des équipements de ce type. Ainsi en plus de la combustion, il maîtrise une compétence industrielle plus large liée au gaz. Fort de cette expertise il conseille à Pedro de réduire la taille de l’équipement afin d’obtenir un design plus simple et moins coûteux. Ces échanges aident Pedro dans la conception détaillée de l’équipement en lui faisant profiter d’expériences passées qui ont conduit à l’identification de facteurs critiques comme l’encombrement ou l’intégration dans le processus industriel du client. Ces recommandations et les évolutions qui en ont découlé ont été précieuses dans la suite du projet. Il est à noter que Pedro n’a pas envisagé de solliciter la compétence de REXIP via une demande formelle et budgétée : c’est via la double appartenance de Franz à RFMI et à REXIP que cette mobilisation a été possible.

Du second prototype aux clients locaux

Pour prendre en compte ces conseils et optimiser la solution, Pedro a besoin de plus de financement. Cependant, le management de la filiale qui a déjà accepté qu’il travaille sur ce projet parallèlement à ses missions ne consent pas à cet effort supplémentaire. Les deux membres du réseau RFMI, Franz et Jack, vont alors soutenir le projet pour obtenir un financement du dispositif FIL (aide au financement des innovations provenant d’initiatives locales des filiales, cf. encadré). En effet, ils participent régulièrement aux comités de sélection des projets éligibles au programme FIL pour leurs expertises technique (Franz) et marketing (Jack). Selon eux, le projet correspond aux critères d’éligibilité à un financement FIL : un client engagé dans le développement, un porteur de projet motivé, un projet estimé comme prometteur par les membres du jury (qui y voient un potentiel de déploiement dans différents pays). Le comité qui se réunira quelques mois plus tard ne sera alors qu’une formalité, on y retrouve Franz et Jack qui ont convaincu les autres membres du comité de soutenir le projet, notamment un manager R&D et le directeur du FIL. Franz et Jack sont légitimes du fait de leur connaissance du marché des fours industriels (RFMI) et, de plus, Franz, étant membre de REXIP, il maîtrise les conditions d’intervention dans le procédé industriel d’un client.

Un financement est ainsi alloué pour finaliser le développement et tester une deuxième version de l’équipement chez le client. Un second prototype est réalisé (Proto. 2). Il est testé et validé par le premier client pilote puis un second. La filiale identifie alors un fabricant local qui produira et assemblera l’équipement. Pedro pourra alors se dédier de nouveau totalement à son activité de business development tout en favorisant l’implantation de cet équipement chez les clients.

Après quelques mois, l’innovation est un succès technique et commercial : sept équipements sont vendus à deux clients d’envergure mondiale. L’innovation fonctionne parfaitement et répond au problème identifié initialement.

Déploiement de l’innovation en Asie

Cette information se diffuse progressivement au sein du réseau RMFI dont l’objet est le marché des fours industriels qui utilisent des procédés de combustion. Jack, directeur marketing corporate, et membre de RFMI joue alors un rôle essentiel en communiquant beaucoup sur cette innovation jusqu’à ce qu’une filiale asiatique en forte croissance en prenne connaissance et souhaite la proposer à ses clients. La filiale chinoise commence alors par démarcher des prospects locaux mais sans réel succès. Un ingénieur commercial de cette filiale s’étonne de cela auprès de son collègue au sein de la filiale, Yuang membre du RMFI et expert REXIP au niveau local, qui relaie l’information au sein du réseau RMFI. Plusieurs hypothèses et explications sont émises lors des échanges au sein de RMFI conduisant à la conclusion qu’il faudrait lancer un projet de déploiement pour soutenir cette filiale. En effet, le déploiement de cette innovation est important pour RMFI qui s’intéresse au développement de ce marché. L’objectif de ce projet de déploiement est d’identifier les compétences notamment marketing nécessaires au déploiement de cette innovation, de prioriser les clients à visiter, etc.

La mise en place de ce projet de déploiement conduira à une division du travail entre différents membres de RFMI : Pedro va aider les équipes chinoises à comprendre l’innovation et les autres membres de RFMI vont mettre tout en oeuvre pour que l’équipement fabriqué au Brésil arrive dans les meilleures conditions. Pedro va donc depuis le Brésil et par conf-calls échanger directement avec ses collègues asiatiques. Ils parviennent dans un premier temps à formaliser la création de valeur pour le client et à déterminer un cas d’usage ainsi qu’un prospect type : des industriels déjà clients et qui ont des machines anciennes non équipées de contrôleurs. De leur côté, Jack et Franz, les deux autres membres de RFMI ayant déjà été impliqués dans le développement de cette innovation, organisent l’arrivée du premier équipement en Chine : ils organisent le travail de rédaction de la fiche technique, sa traduction, la vérification des standards, etc. Franz demande aux experts locaux REXIP de se préparer à prendre en main l’équipement et les incite à échanger avec Pedro sur les expériences sud-américaines d’intégration dans le procédé industriel.

Les échanges à distance entre Pedro et les experts REXIP ne suffisent pas : le déplacement de Pedro en Chine est nécessaire. Malgré l’appui du directeur marketing corporate Jack, membre de RFMI, le management de Pedro ne souhaite pas le laisser partir pour quelques semaines. C’est un employé local qui n’est pas supposé avoir des interventions hors de sa filiale. Encore une fois, les membres de RFMI penseront à mobiliser le dispositif FIL dans la continuité du premier : les frais de déplacement de Pedro seront pris en charge par le dispositif FIL et, ils dédommageront la filiale brésilienne pour son absence.

Après quelques mois, Pedro accompagné de Franz, membre de RFMI/REXIP et un spécialiste ingénierie du siège, Éric (lui aussi membre de RFMI) arrivent en Chine. Leur mission est donc de former les équipes locales, de visiter des prospects et d’installer un premier pilote. En particulier, ils doivent s’assurer que les experts REXIP locaux vont pouvoir prendre le relais à la fois d’un point de vue technique mais aussi marketing. Les interventions de Pedro sont donc essentielles à ce stade car il a accumulé beaucoup d’expérience dans la mise au point de la solution innovante chez le client. Il peut ainsi répondre aux questions des clients relatives aux situations précises propres à leur procédé et leurs attentes spécifiques. Il passera ainsi deux semaines à partager les connaissances acquises au fil des installations avec son interlocuteur asiatique du réseau RMFI et les vendeurs locaux. Des visites chez les clients seront nécessaires pour comprendre les spécificités locales comme la taille des usines, sans commune mesure avec celles situées au Brésil.

Une fois la proposition de valeur associée à l’offre ainsi que ses conditions d’utilisation bien explicitées, la filiale reprend ses prospections avec d’avantage de succès. Même s’il s’agit de commercialiser une offre déjà finalisée, des adaptations aux procédés industriels des clients locaux sont nécessaires (pression de gaz utilisé, type d’injection, traduction des notices). La filiale fait ainsi appel au représentant du réseau d’ingénierie REXIP en Asie, Yuang. Ce dernier mobilise alors ses relations au sein de REXIP pour acquérir rapidement et à moindre coût les connaissances techniques déjà accumulées sur cette offre. Ainsi, l’optimisation qui a été faite dès le deuxième prototype pour la commercialisation au Brésil avec le soutien de Franz -l’expert REXIP-, va aussi permettre d’accélérer sa commercialisation en Chine.

Il est à noter que le client sud-américain qui a été le premier à adopter la solution innovante a également des usines en Asie utilisant le même procédé industriel, cependant il ne contribuera pas au déploiement de l’innovation en Asie. En effet, ses usines sont autonomes dans le choix de leurs équipements industriels et il y a peu d’échanges d’expériences entre elles. La filiale a prospecté d’autres clients locaux et a réussi grâce à la proposition de valeur formalisée à accéder à de nouvelles opportunités de marché.

L’implication du central et le troisième prototype

Avec l’ampleur que prend progressivement l’innovation, le service marketing au niveau corporate demande qu’un examen de mise aux normes standards de l’innovation soit réalisé avant un déploiement global. L’entreprise a en effet un ensemble de standards internes concernant la qualité des équipements consommant du gaz directement en contact avec les clients. Elles concernent la sécurité, la fiabilité en termes de consommation de gaz annoncée et de reproductibilité pour le client. Se pose alors la question de la fourniture des composants qui entrent dans la fabrication de l’équipement et son assemblage. Les services techniques du siège sont favorablement impressionnés par la qualité du design et la facilité d’industrialisation du produit conçu localement, autant d’atouts pour un déploiement global. Peu de changements sont effectués, seule l’interface de contrôle doit être modifiée notamment pour des questions de langue. De même, le contrôleur qui entre dans la composition de l’équipement sera donc approvisionné auprès d’un fournisseur mondial afin qu’il soit accessible pour n’importe quel assembleur dans le monde.

L’assembleur brésilien n’est pas en mesure de suivre la cadence associée à un déploiement international de grande envergure, il sera donc fournisseur régional. Un assembleur chinois sera identifié par les équipes locales de la filiale avec l’aide du réseau REXIP afin de produire l’équipement pour l’Asie et l’Europe. Ce fournisseur global fera également la certification, le SAV et le suivi des commandes.

Cependant, l’étude détaillée du processus d’exportation de l’équipement fabriqué en Asie pour l’Europe, met en évidence des difficultés liées notamment aux taxes et aux contraintes administratives d’export. L’absence de connaissances sur ces sujets par le réseau REXIP conduit à l’abandon de cette piste car chaque transfert de l’appareil vers l’Europe nécessiterait de nombreuses démarches. Le déploiement en Europe se fera à l’aide d’un assembleur européen qui reste à identifier.

Au total l’innovation est un succès dans la première filiale qui a identifié l’idée et piloté la réalisation de prototypes et les premières commercialisations. C’est un succès également dans la deuxième filiale à avoir commercialisé l’innovation.

La figure N°2 ci-dessous représente les phases de développement et déploiement de l’innovation et met en avant les principaux acteurs impliqués dans ces phases. Elle permet de visualiser ainsi l’étude de cas présentée ci-dessus.

figure 2

Schéma du processus de développement et de déploiement de l’innovation

Schéma du processus de développement et de déploiement de l’innovation

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Analyse du cas – caractéristiques des réseaux et rôles dans le processus d’innovation

Le développement et le déploiement de l’innovation que nous avons étudié nous a conduit à mettre en évidence la contribution de deux réseaux RMFI et REXIP. Nous analyserons dans cette section leur nature, leurs rôles respectifs dans le développement et le déploiement ainsi que leur articulation.

Caractérisation des réseaux REXIP et RMFI 

Le cas étudié nous a permis de repérer des réseaux transverses à l’entreprise qui ont contribué au développement et au déploiement de l’innovation. Nous allons ici préciser leurs modes de fonctionnement et leurs contributions pour mieux les caractériser.

Le réseau d’expertise en ingénierie des procédés industriels (REXIP) : une CoP multilocale intrafirme pilotée

Les experts de REXIP sont en contact permanent avec les filiales et les clients, à l’occasion d’audits de process industriels, d’analyses de risques ou encore d’opérations de maintenance. De par leurs interventions dans le process industriel du client, ils développent des connaissances fines et précises sur une grande variété de process et sont aux avant-postes pour identifier des opportunités de solution innovante adaptée au procédé du client et de nature à lui apporter de la valeur. Ils ont une position idéale pour développer une intimité client sur des aspects techniques et se différencient de la relation commerciale assurée par les vendeurs et business developers des filiales. Ces connaissances ainsi acquises sont échangées au sein du réseau et sont de ce fait accessibles à l’entreprise dans son ensemble.

Les connaissances développées par les experts de REXIP, la rareté de cette expertise et son rôle critique dans la relation avec le client industriel et sa fidélisation, sont les facteurs qui ont conduit le top management à créer ce réseau international il y a 10 ans. Sa mission est de favoriser la constitution de ces connaissances et leur mobilisation partout dans le monde où l’entreprise est implantée tant dans les phases de développement que de déploiement des innovations.

Les connaissances développées par REXIP sont souvent encastrées dans des contextes industriels et de ce fait sont tacites et parfois complexes compte tenu des procédés industriels concernés. Certaines consistent à optimiser un process industriel difficile à modéliser et relèvent de ce fait davantage de pratiques et de savoir-faire que de connaissances. Les connaissances constituées par les membres de REXIP sont donc essentielles à leur pratique. Symétriquement la construction et le développement de ces connaissances se fait par la pratique, au fil des interventions chez les clients, des audits, des problèmes à résoudre, des innovations à concevoir. Dans le cas étudié, les experts de REXIP qui se sont impliqués ont développé des compétences approfondies et ancrées sur une famille de procédés en lien avec l’innovation en étant physiquement proche des équipes d’une filiale.

Les échanges entre les membres de REXIP sont nourris, surtout à l’intérieur d’un domaine de compétence (pour rappel REXIP se décompose en 7 domaines de compétences qui correspondent à des familles de procédés utilisant des gaz) et s’organisent autour d’un problème rencontré sur un procédé. Cette facilité de recours aux membres de REXIP, pourtant répartis à travers le monde, et qui est clairement apparue dans le cas étudié, est sans doute entretenue grâce à l’animation assurée par l’équipe de direction avec notamment des rassemblements annuels. On peut donc caractériser REXIP comme une communauté de personnes expertes dans des domaines très précis et qui partagent en permanence leurs pratiques. Cette communauté est distribuée à travers le monde et coordonné au niveau du corporate. Ces différentes caractéristiques de REXIP nous ont conduits à le rapprocher d’une communauté de pratique intrafirme multilocale (ou INoP pour reprendre le terme de Tallman & Chacar (2011)). Cette CoP est initiée et pilotée par le top management (au sens de Wenger et al. (2002) ou Agtberg et al. (2010)) puisque c’est ce dernier qui désigne l’équipe de direction et lui donne des moyens.

La capacité de REXIP à intégrer développement et déploiement

REXIP met en réseau des experts qui ont à la fois une approche locale et une vision globale via les relations entretenues entre pairs présents partout dans le monde. Cette configuration favorise un certain niveau de standardisation des innovations développées localement de nature à faciliter la phase de déploiement ultérieure. En effet, les experts REXIP sont conscients des enjeux du déploiement et pensent donc très en amont à la nécessité de concevoir une innovation standard et reproductible dans d’autres contextes. Cette capacité à standardiser et à optimiser le design facilite le déploiement sur d’autres géographies. Franz dès son intervention dans la phase de développement a cherché à la fois à aider Pedro à résoudre le cas spécifique du client tout en optimisant le design de la solution afin qu’elle puisse être proposée plus largement. Pour cela, il s’est appuyé sur les connaissances acquises lors de développements précédents. Les experts REXIP impliqués dans des processus d’innovation travaillent donc de concert pour que très en amont, les différentes équipes qui auront à déployer l’équipement soient d’abord mises au courant et ensuite formées pour le recevoir. Dans notre cas, le travail en amont, piloté par la direction de REXIP au niveau corporate a permis de bien préparer la venue de Pedro en Chine.

C’est donc le mode de fonctionnement et la répartition géographique des membres qui justifie le qualificatif de CoP multilocale pilotée qui va bien au-delà d’une participation occasionnelle à un dispositif transverse aux lignes hiérarchiques.

Le réseau du marché des fours industriels (RMFI) : une CoP multilocale intrafirme émergente

La nature des échanges repérés entre Pedro et les membres du réseau RFMI nous conduit aussi à le rapprocher de la notion CoP multilocale intrafirme (ou INoP pour reprendre le terme de Tallman & Chacar (2011)). Il réunit en effet des membres au sein de l’entreprise localisés dans des entités différentes et ayant les caractéristiques d’une communauté de pratiques tel que nous le montrons ci-dessous. Contrairement au cas de REXIP, RMFI a émergé de manière autonome à l’initiative de quelques acteurs. En effet, ce sont Jack et Franz qui animent et font vivre cette communauté par la mise en place de réunions téléphoniques ou de rencontres entre les membres à l’occasion de grands salons internationaux. Les fondateurs ont éprouvé le besoin de multiplier les échanges avec des collègues répartis dans le monde et ayant des champs d’expertise différents : certains sur les procédés techniques, d’autres sur l’analyse du marché, d’autres encore sur un panel de clients. Il y a une communauté d’objectif entre les membres : favoriser la croissance du marché des fours industriels notamment par l’innovation. C’est l’intérêt commun des membres de RFMI pour cet objectif qui soutient les échanges entre les membres. Les échanges s’adossent à des connaissances acquises par les uns ou les autres en relation avec leurs champs d’expertises respectifs : segmentation client, amélioration du procédé, besoin d’un client, etc. Les échanges entre membres contribuent à améliorer les pratiques de chacun dans l’objectif collectif poursuivi.

Le caractère multi-compétence de cette communauté spontanée la rapproche en termes de construction de connaissances d’une équipe de développement de nouveau produit. Différents travaux ont mis l’accent sur des dynamiques d’apprentissage collectif (Nonaka 1994, Midler 1993, Carlile 2002) dans les équipes projet. A la différence d’une équipe projet, RFMI se caractérise par des réalisations plus diffuses, une existence informelle et une pérennité au-delà du développement d’une innovation. Les membres de cette CoP sont répartis à travers le monde et peuvent appartenir à d’autres CoPs locales intra ou interfirme. Ils partagent leurs expertises et pratiques via de nombreux échanges souvent non physiques et, leur mode de coordination n’est pas formalisé même si des acteurs comme Jack ou Franz jouent un rôle important dans son animation.

Coordination de REXIP et RMFI 

Dans le cas étudié, le RFMI a été déterminant dans la phase de développement. C’est en effet l’appartenance de Pedro à RFMI qui lui a donné accès à Franz et à Jack appartenant à la fonction marketing corporate et membres de la commission FIL. L’existence des relations informelles entre ces trois acteurs a permis d’obtenir à la fois une aide technique précieuse pour le développement de l’application (et son futur déploiement) et un soutien financier par le dispositif FIL. Ici la double appartenance de Franz à REXIP et RFMI a été cruciale car cela a permis d’offrir à Pedro rapidement l’expertise dont il avait besoin sans passer par les canaux officiels de REXIP. Ensuite, ils ont pu monter le dossier de financement FIL qui exige pour son processus de sélection l’avis d’experts très différents tant par leur savoir que leur appartenance organisationnelle (R&D, marketing corporate, expert en ingénierie). Ici la combinaison de ces deux CoPs a pu faciliter l’obtention du financement puisque les deux membres de RFMI (marketing corporate et expert en ingénierie) sont membres du comité de sélection.

Dans la phase de déploiement, la dimension internationale de REXIP, la position corporate de Jack, et l’animation internationale avec les relais locaux des membres de RFMI ont été déterminantes pour le succès de l’innovation dans le second pays. C’est plus particulièrement dans la division du travail lors de la phase de déploiement que l’on a pu observer les interactions entre RFMI et REXIP. En effet l’idée de déploiement s’est d’abord manifestée au sein de RFMI par l’intérêt qu’ont porté les business developers locaux et membres de RFMI à ce projet suite à leurs discussions au sein de cette CoP. Une fois l’idée de déploiement validée officiellement à travers le financement FIL, les membres de RFMI se mettent en action en partageant le travail. D’un côté ils favorisent les échanges entre Pedro (RFMI) et Yuang (REXIP local) afin de définir la proposition de valeur. Ensuite tout est minutieusement coordonné pour que le marketing international via Jack (RFMI et marketing corporate) apporte son soutien au transfert de l’application depuis le Brésil en impliquant très tôt Eric (REXIP corporate) dans le contrôle de l’appareil par le corporate.

Ce sont donc les multiples appartenances des membres RFMI à d’autres groupes ou communautés et en particulier au REXIP qui ont favorisé l’ensemble du processus d’innovation, du développement au déploiement. Ces acteurs ont ainsi joué le rôle de boundary spanners entre communautés. En effet, RFMI se caractérise par la multiplicité des lieux dans lesquels ses membres sont présents mais aussi la multiplicité des profils et donc des types de connaissances et savoir-faire apportés (technique, commercial, local ou avec une vision plus globale). C’est donc cette diversité de personnes et de lieux qui se trouve connectée par RFMI qui a permis d’anticiper le déploiement. RFMI est en quelque sorte une communauté à travers laquelle d’autres communautés ou fonctions formelles de l’organisation viennent se rencontrer autour d’un projet commun, ici le développement du marché des fours industriel à travers le développement et le soutien d’innovation.

La figure N°3 ci-dessous illustre les CoPs multilocales intrafirmes et leur interaction à travers des boundary spanners qui ont joué ainsi le rôle d’intermédiation.

figure 3

Schéma des réseaux de communautés de pratiques et leur articulation

Schéma des réseaux de communautés de pratiques et leur articulation

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Discussion

Comme énoncé précédemment, cette recherche se propose d’éclairer le rôle que peuvent avoir différents types de communautés de pratiques dans le processus d’innovation de la FMN, et de spécifier les modes de coordination de ces communautés dans ces processus qui seraient de nature à surmonter la tension mise en avant dans la littérature : les communautés sont-elles un frein ou un catalyseur de l’innovation ?

Une autre tension repérée dans la littérature nous intéresse également, celle entre encastrement local et encastrement global des filiales. Pour y réfléchir, nous avons mené une étude de cas détaillée d’une innovation développée et déployée dans une FMN et des acteurs qui ont pris part à ce processus. L’innovation étudiée présente cependant des caractéristiques que nous voudrions rappeler, car elles expliquent l’importance des communautés de pratiques dans son développement et son déploiement. Nous discuterons ensuite à la lumière de la littérature comment les deux communautés impliquées (RMFI et REXIP) se sont coordonnées dans le processus d’innovation étudié et y ont ainsi contribué.

Le rôle des communautés dans le processus d’innovation

Innovation locale et communauté de pratique

Une caractéristique importante de l’innovation étudiée est d’être locale, née dans une petite filiale (au sens du poids de son CA dans la FMN), bien loin des filiales « super star » pour reprendre la catégorie de Blomqvist, Kappen & Zander (2014). Alors qu’une stratégie classique d’innovation de la FMN consiste à développer des innovations pour les filiales historiques avant de les diffuser largement de manière centralisée, des dynamiques plus variées ont été caractérisées récemment dans la littérature (Ben Mahmoud-Jouini, Burger-Helmchen, Charue-Duboc & Doz, 2015; Guerineau, Ben Mahmoud-Jouini & Charue-Duboc, 2015). Ainsi les travaux sur l’innovation frugale (Fukuda & Watanabe 2011; Zeschky, Widenmayer, & Gassmann 2014) ou l’innovation inversée (Govindarajan & Ramamurti 2011; von Zedtwitz et al. 2015) ont montré l’importance d’innovations initialement développées pour des marchés hétérodoxes en impliquant les acteurs locaux. Ces innovations résultent d’une proximité avec ces marchés qui permet d’identifier des besoins spécifiques et d’y répondre avec des solutions adaptées. Cependant les ressources de développement, souvent distribuées géographiquement, sont également concentrées dans des centres de R&D situés à proximité de quelques filiales. C’est la question de la mobilisation de ces ressources en soutien à l’innovation locale qui est alors posée pour développer rapidement la solution innovante et également soutenir son déploiement.

Communautés de pratique et double encastrement des filiales

Notre travail complète le modèle théorique de Tallman & Chacar (2011) qui insiste sur la coexistence de différentes communautés de pratiques dans la FMN qui différent par leur périmètre géographique et organisationnel et permettent d’articuler l’encastrement local (comme les connaissances locales, par exemple) avec l’encastrement global sans cependant préciser plus avant les modes de coordination entre ces CoPs.

En nous centrant sur le développement et le déploiement d’une innovation dans la FMN, nous avons mis en lumière différentes CoPs qui ont soutenu ce processus et les dynamiques de construction et d’échange de connaissances qui l’ont accompagné. Comme souligné précédemment, l’innovation est née localement et s’est développée puis déployée grâce à la mobilisation de compétences distribuées géographiquement. La capacité à mobiliser et coordonner des communautés différentes et transverses aux filiales a constitué une réponse aux challenges de l’innovation locale comme celui de pallier le manque de ressources dédiées localement et son déploiement global. Le cas étudié nous conduit à mettre l’accent sur un type de communauté mis en lumière par les travaux de Tallman & Chacar (2011) : les CoP multilocales intrafirmes (qu’ils nomment INoP). La petite taille de l’équipe de développement explique sans doute que nous n’ayons pas repéré dans notre cas les deux autres types de CoPs, locales intra et interfirmes, soulignées également dans ces travaux.

Ainsi la communauté (REXIP) avec (i) de multiples échanges internes, (ii) un manager (Bootz, 2015; Daunais et al., 2010) qui stimule les échanges de compétences entre les experts et favorise un esprit d’entraide et, (iii) la mobilisation des experts en local là où leur intervention est nécessaire a permis à la FMN de dédier des ressources aux filiales, soutenir certaines initiatives et pallier la carence en capacités d’innovations locales. Elle favorise également le déploiement des innovations ayant fait leurs preuves dans une première filiale dans d’autres régions aux caractéristiques de marché analogues. En effet, les filiales cherchent souvent à réduire le risque lié à la commercialisation d’une innovation. La possibilité de mobiliser des acteurs maîtrisant cette innovation aussi bien sur le plan technologique que d’usage par le client est de nature à réduire ce risque et à en favoriser l’adoption. De plus, la possibilité de s’appuyer sur des experts qui, tout en maîtrisant l’innovation, sont capables de mettre en place les éventuelles adaptations locales à moindre coût est un facteur de succès supplémentaire pour le déploiement de l’innovation (Ben Mahmoud-Jouini et al., 2015).

Une seconde communauté de pratiques (RFMI), elle aussi intrafirme et multilocale a eu un rôle important dans l’innovation étudiée. Son assise internationale est plus parcellaire que la première mais elle traverse, en plus des frontières organisationnelles et géographiques, des frontières fonctionnelles de l’entreprise.

Notre analyse souligne donc la contribution de plusieurs CoPs multilocales intrafirmes ayant des caractéristiques différentes, au développement et au déploiement d’innovation locale. Nous voudrions montrer dans la suite la complémentarité entre ces deux CoPs et la relier à leurs caractéristiques. Nous préciserons ensuite les modes de coordination que nous avons pu repérer.

Complémentarité de communautés de pratique de nature différente

Les communautés mises en lumière ont des caractéristiques communes qui permettent de mieux comprendre leur rôle dans le processus d’innovation. D’une part, elles traversent différents types de frontières internes à l’organisation. RFMI traverse des frontières fonctionnelles (entre marketing, procédé, business development). REXIP transverse des frontières géographiques (entre les filiales) et des frontières structurelles (entre corporate et opérationnels) (cf. Figure N°3). D’autre part, les membres de ces deux communautés ont des relations très étroites avec les clients. Cela conduit à une certaine ouverture de ces communautés de nature à limiter le risque d’enfermement qui peut bloquer l’innovation, comme souligné par certains auteurs.

Ces communautés ont aussi des caractéristiques qui les différencient et leurs confèrent une complémentarité, aussi bien au niveau des connaissances qu’elles portent qu’au niveau de leur positionnement dans l’entreprise (frontières traversées et statut).

En effet, RFMI réunit des acteurs ayant des compétences hétérogènes (marketing, businessdevelopment, technique) et des missions de périmètres variés (local/corporate/mondial). Elle est de petite taille, réunissant une quinzaine de personnes et s’appuie sur une connaissance interpersonnelle forte entre ses membres. Ces caractéristiques sont déterminantes dans le rôle qu’a eu RFMI dans le processus d’innovation et peuvent être associées au caractère émergent et autonome de cette CoP intrafirme multilocale. En effet, la petite taille de RFMI réduit le travail d’animation et ne nécessite pas qu’elle soit instituée pour que son fonctionnement soit pérennisé. Symétriquement, instituer une communauté qui présente autant d’hétérogénéité (en termes de positionnement dans les structures de l’entreprise notamment) peut être difficile.

En revanche, REXIP a une assise beaucoup plus importante, réunissant plus de 130 experts, elle couvre l’ensemble des géographies dans lesquelles l’entreprise intervient en ayant des experts sur chacune des localisations. Elle a une forte visibilité au niveau corporate avec des référents à ce niveau. Il a également une relative homogénéité en termes d’expertises. En effet, bien qu’ayant des spécialisations différentes, tous les membres sont des experts des procédés et appartiennent à une même famille professionnelle. Ces caractéristiques nous paraissent cohérentes avec le mode de fonctionnement d’une communauté pilotée. La taille suppose un travail d’animation significatif. La présence dans toutes les géographies suppose un management des ressources humaines. Enfin, la relative homogénéité en termes d’expertise contribue à justifier l’importance pour l’organisation d’une telle communauté.

L’une étant spontanée et auto-organisée (RFMI) et l’autre initiée et pilotée (REXIP), les deux communautés sont aussi complémentaires dans leur mode d’action dans l’entreprise.

Cette distinction entre communauté pilotée et émergente, n’est pas faite dans le travail de Tallman & Chacar (2011) alors qu’elle contribue à mieux comprendre la complémentarité des deux CoPs mises en évidence. C’est là un premier apport que nous avons au modèle de ces auteurs.

La communauté pilotée et instituée étant visible par les structures formelles de l’entreprise, elle a facilité la mobilisation de ressources. De plus, elle a donné de l’ampleur à l’innovation identifiée par la communauté spontanée, grâce à sa densité et à l’intensité des interactions entre ses membres. Nous proposons ainsi que la légitimité (Suchman, 1995) de la première, de par son caractère institué, permet de cibler des ressources et d’attirer l’attention de la direction en faveur de la seconde qui puise sa force et son agilité dans son caractère spontané. En ce sens, la légitimité organisationnelle de l’une se met au service de l’autre.

Contrairement aux travaux qui s’attachent à comprendre principalement les conditions de fonctionnement des communauté pilotées ou auto-organisées et qui s’interrogent sur la supériorité ou pas de l’une sur l’autre (Probst & Borzillo, 2007; 2008; McDermott & Archibald, 2010), nous insisterons nous sur leur complémentarité, rejoignant en cela Agterberg et al., (2010). Cette complémentarité ne conduit pas à des contributions séquentielles de ces communautés. Ainsi, dès le début du processus d’innovation, REXIP va contribuer conjointement avec RFMI au projet. Sa contribution est déterminante pour concevoir une offre à la fois adaptée au premier client et qui pourra, avec des adaptations relativement mineures, être déployée dans d’autres pays. Plus en aval, lorsque le déploiement en Asie est conduit, RFMI est déterminante pour consolider une compréhension du marché et organiser le travail pour aider cette filiale à commercialiser cette offre innovante.

Nous voudrions préciser les facteurs qui ont favorisé la coordination des communautés, et leur rôle effectif dans le processus de développement et de déploiement.

Modes de coordination des communautés

L’appartenance de certains acteurs aux deux communautés est un premier facteur. En effet, le caractère hétérogène des compétences coeur des membres de la communauté RFMI permet ces « points doubles ». Ces acteurs agissent ainsi en qualité de boundary spanners entre les deux communautés permettant de les articuler (Katz & Tushman, 1983; Mudambi & Swift, 2009).

Les connexions entre les communautés d’une part et des fonctions et dispositifs corporate de l’entreprise d’autre part (les commissions de sélection des projets du dispositif FIL, la structure de financement d’innovation locales, la fonction marketing corporate, etc.) constituent un second facteur. En effet, l’obtention d’un financement corporate, grâce au dispositif FIL, va favoriser la mobilisation des experts de la communauté instituée de l’entreprise. La visibilité de l’innovation au niveau corporate grâce à la connexion de RFMI avec la fonction marketing corporate va également conduire à la mobilisation de REXIP lors du déploiement en Asie. Ainsi l’articulation des communautés aux structures hiérarchiques de l’organisation, rarement mise en avant dans la littérature (Cohendet et al., 2010), apparait clé ici. Elle est rendue possible par des dispositifs formels (Zhao & Anand, 2013) qui jouent aussi le rôle de boundary spanner.

Plusieurs travaux mettent l’accent sur le rôle de sponsor dans les communautés (Dupouët & Barlatier, 2011) qui les protègent et facilitent leur fonctionnement. Wenger et al. (2002) et, soulignent aussi que le sponsor contribue à la reconnaissance de la communauté au sein de l’entreprise. Ce rôle est mis en avant dans les communautés pilotées contribuant à assurer un certain contrôle organisationnel de celles-ci. Dans notre travail, ce rôle de sponsor paraît particulièrement important pour les communautés émergentes. Il est tenu par des acteurs qui soit appartiennent conjointement à une communauté instituée et à la communauté émergente dont ils deviennent le sponsor, soit par des acteurs qui ont une fonction corporate et appartiennent à la communauté émergente. Ainsi, au-delà d’un rôle de protection de la communauté émergente, ils facilitent l’accès à des expertises de l’entreprise extérieures à la communauté émergente exerçant ainsi un rôle de boundary spanner. Ils contribuent également à la reconnaissance par le corporate des connaissances portées par la CoP et leur mobilisation lors des décisions de développement et de déploiement. Ils participent ainsi à la coordination entre les communautés.

Un troisième facteur est la présence de membres d’une communauté dans les différentes régions et pays. En effet, le fait que des acteurs de RFMI aient coopéré avec des membres de REXIP colocalisés dans leur filiale a facilité le recours à des collègues de cette communauté (REXIP) dans des régions où RFMI n’avait pas les ressources ou compétences disponibles.

Nous complétons donc le modèle théorique de Tallman & Chacar (2011) sur plusieurs facettes. Nous distinguons deux types de CoPs intrafirmes multilocales : instituée et émergente. Nous avons montré comment en s’appuyant sur leurs complémentarités, ces communautés peuvent se coordonner, ce qui n’est pas abordé dans leur modèle. Nous mettons enfin l’accent sur l’articulation entre ces CoPs et la structure formelle de l’organisation, notamment des fonctions et dispositifs corporate, qui contribuent également à la coordination entre CoPs.

Nous complétons également les travaux de Agterberg et al. (2010) qui, comme nous, se focalisent sur un type spécifique de communautés intrafirme multilocale et les distinguent par leur mode de fonctionnement et d’émergence, mais ne précisent pas leur mode d’articulation et d’échange. Tout en reconnaissant leurs différences, ils n’en étudient pas les complémentarités et, ils s’intéressent à comment la direction de l’entreprise peut favoriser le fonctionnement de ces communautés mais en les considérant de manière indifférenciée.

Notre travail contribue enfin à la question essentielle de l’alignement (Dupouët & Barlatier, 2011) des communautés. Ces travaux insistent sur l’articulation à l’organisation formelle et sur le rôle de sponsor comme permettant un alignement entre les CoPs pilotées et les objectifs de l’organisation. En mettant en perspective sur le rôle conjoint d’une communauté émergente et d’une communauté pilotée dans un processus d’innovation, nous mettons l’accent sur la coordination entre ces deux communautés comme contribuant à cette dynamique d’alignement. En effet, que ce soit lors de la phase de développement ou de déploiement de l’innovation, un nombre d’acteurs important de la communauté est en jeu. Nous avons montré comment il est possible d’intéresser des acteurs aux attentes et enjeux très différents - local et global, vision court ou long terme, stratégie personnelle- et par leur participation à une réalisation commune, le développement et le déploiement d’une innovation, ainsi que de construire un alignement entre ces contributeurs et les objectifs de l’entreprise. Il nous semble alors que les modes de coordination entre ces communautés que nous avons précisés, ont contribué à un alignement des acteurs.

Conclusion

Pour introduire notre question de recherche, nous avons d’une part souligné un débat dans la littérature sur le rôle des communautés de pratiques dans les processus d’innovation, certains auteurs considérant qu’elles contribuent à stimuler l’innovation, d’autres qu’elles conduiraient à l’inhiber. D’autre part, nous avons présenté la tension qui existe dans la FMN entre l’encastrement local des filiales et leur encastrement global. Nous avons également rappelé le modèle de Tallman & Chacar (2011) qui propose de surmonter cette tension grâce à des communautés de pratiques d’ampleur géographiques différentes qui permettent le double encastrement des filiales.

Pour éclairer le débat sur le rôle des communautés de pratiques dans les processus d’innovation et notamment dans la FMN, nous avons analysé le développement d’une innovation locale (née dans une filiale et développée à son initiative) et son déploiement dans la FMN.

Nous nous sommes appuyés sur les typologies des communautés de pratiques (périmètre, mode d’émergence et de management) que nous prolongeons puisqu’elles n’ont pas spécifiquement traité de la coordination entre ces communautés notamment dans le cadre de processus d’innovation.

Alors que les premiers travaux ayant introduit la notion de communauté de pratiques insistaient sur la colocalisation des membres, condition aux échanges fréquents entre eux, nous mettons en évidence une CoP émergente multi-locale qui a joué un rôle important dès la formulation du concept innovant et ensuite pendant les premières itérations ayant conduit à son ajustement. C’est là un résultat original par rapport au modèle de Tallman & Chacar (2011) selon qui le développement de l’innovation se serait appuyé sur une CoP locale avant qu’elle ne soit diffusée par d’autres filiales grâce au soutien de CoPs multilocales.

Au-delà de ce premier résultat, nous mettons en évidence le rôle de deux CoPs, l’une émergente et l’autre pilotée. La CoP pilotée regroupe des acteurs porteurs de connaissances techniques et d’ingénierie et comprend des membres distribués dans toutes les entités de la FMN (siège et filiales). La CoP émergente et auto-organisée regroupe des membres ayant des compétences dans des métiers différents (technique, marketing,…) autour d’un même domaine d’application (les fours industriels) et distribués dans quelques entités. Nous complétons ainsi les travaux de Ben Mahmoud-Jouini & Charue-Duboc (2014) portant sur le déploiement des innovations inter-filiales qui soulignent l’importance de la constitution et de l’animation d’une communauté fédérant les différents experts ayant été impliqués dans la mise en oeuvre des innovations dans les filiales et ayant des expertises sur la technologie et/ou le marché.

Nous montrons que c’est le soutien conjoint de ces deux CoPs qui a contribué au succès de l’innovation. Nous dépassons ainsi l’opposition entre CoP pilotée et CoP émergente (Probst & Borzillo, 2007; 2008; McDermott & Archibald, 2010) pour montrer leur complémentarité. Une seconde originalité de nos résultats est de mettre en évidence que le soutien apporté par les deux CoPs n’est pas séquentiel, chacune intervenant spécifiquement à une phase : au contraire, elles interviennent conjointement tout au long du processus de développement et de déploiement.

Plus spécifiquement, nous avons ainsi mis en évidence les modalités qui ont favorisé la coordination entre ces deux CoPs, toutes deux multilocales, l’une pilotée et l’autre émergente. Nous mettons l’accent sur la complémentarité entre le caractère piloté de l’une et émergent de l’autre comme un vecteur ayant contribué à leur coordination, rejoignant en cela Agterberg et al. (2010). Nous insistons également sur la double appartenance de certains membres à ces deux communautés leur conférant un rôle de boundary spanner. Enfin nous mettons l’accent sur l’articulation de ces communautés aux structures et dispositifs formels de l’organisation rejoignant les travaux de Cohendet et al., (2010). En effet, nous avons spécifié les interconnexions entre les communautés et la structure formelle de l’entreprise, que ce soit par les fonctions comme le marketing, par exemple ou par les comités de sélection des projets d’innovation à financer. Cette dernière interconnexion permet aux communautés d’entraîner les structures formelles et d’obtenir des financements pour initier l’innovation. De ce fait, elle rend l’implication des communautés dans le développement et le déploiement des innovations au sein de la FMN effectif. Ce ne sont pas les CoPs seules qui rendent l’innovation possible, elles forment un cadre favorable à la création et au transfert des connaissances sur lesquelles la firme s’appuie pour décider de développer ou déployer l’innovation.

Nous contribuons aux débats soulignés dans la littérature, en montrant que la première tension pilotée/spontanée permet de résoudre la seconde inhibitrice/émulatrice et de montrer comment la combinaison des communautés a permis le développement et le déploiement de l’innovation dans la FMN.

Nous rejoignons les travaux de Cohendet, Grandadam & Simon (2009) qui s’intéressent aux villes créatives et insistent sur le rôle favorable des CoPs qui traversent des frontières organisationnelles dans l’innovation. Pour notre part, nous mettons en lumière ce phénomène au niveau de la FMN. 

Notre travail présente des spécificités notamment du fait des caractéristiques propres de l’innovation (locale) et de l’entreprise (BtoB) étudiées. L’innovation analysée a émergé au sein d’une petite filiale locale non reconnue pour sa capacité d’innovation. Ce type de filiale est plus dépendant de la mutualisation des ressources et donc potentiellement du soutien des CoPs. C’est une des limites de notre travail. Nous pensons dès lors qu’il serait intéressant de poursuivre les recherches sur le rôle des CoPs dans le processus d’innovation, aussi bien dans les phases amont de création et développement que dans les phases aval de déploiement, dans différents contextes industriels et développer ainsi une démarche comparative.