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« En survivant aux crises successives qu’elles traversent, certaines organisations sont capables de faire de leur passé un héritage qui leur ouvre l’avenir ». On peut lire cet extrait dans la quatrième de couverture de l’ouvrage d’Alain Bloch et d’Isabelle Lamothe!.
La relation entre les chocs exogènes (crises, mutations technologiques, etc.) et les trajectoires des organisations a fait l’objet de nombreuses publications. Pourquoi et surtout comment certaines organisations défient le temps et ces chocs ? Où puisent-elles leurs capacités à s’adapter en permanence aux turbulences de plus en plus fréquentes, de plus en plus profondes ? Cette résilience, cette capacité à résister est donc au coeur de l’ouvrage d’A. Bloch et d’I. Lamothe.
Dans une précédente recherche[2], il a été démontré que les plus grandes entreprises familiales se distinguaient de leurs concurrentes non familiales par une résilience supérieure face aux crises. Le livre d’A. Bloch et d’I. Lamothe s’interroge sur l’extension du modèle explicatif proposé aux entreprises non familiales avec pour objectif ambitieux de déchiffrer la nature profonde des capacités qui permettent cette résilience et de montrer ainsi que les entreprises familiales n’ont pas le monopole de la pérennité. L’étude s’appuie sur une analyse et des interviews auprès des dirigeants de 19 entreprises centenaires non familiales.
Les secrets de la résilience sont d’emblée annoncés dans l’ouvrage : « la résilience organisationnelle, qui renvoie à la capacité de faire face à l’inattendu voire à l’imprévisible, a pu être explicitée autour de trois dimensions structurantes : la première qui consiste à supporter et à absorber les chocs, la seconde qui permet ensuite le renouvellement de l’organisation et enfin, au-delà du rebond, la troisième qui vise à l’appropriation positive de l’épisode par un processus d’apprentissage. Encaisser, rebondir, apprendre ».
Selon les auteurs, les organisations ambidextres ont cette faculté d’encaisser, de rebondir et d’apprendre. Elles savent mettre en oeuvre des compétences distinctives et des capacités dynamiques quasiment opposées.
Vous avez dit ambidextrie ? Concept qui remonte aux travaux de March (1991)[3], l’un des premiers auteurs à avoir fait la distinction au sein d’une organisation entre l’exploration innovante et l’exploitation traditionnelle qui vise l’efficience dans les champs de prédilection de l’organisation en question. Selon March, l’exploration est la recherche de nouvelles idées, de nouveaux marchés, de nouvelles relations. Elle inclut des notions telles que recherche, variation, prise de risques, flexibilité, découverte et innovation. March insiste sur le rôle de la diversité humaine dans l’entreprise pour entretenir des activités d’exploration et la création de nouvelles connaissances. Ainsi, l’exploration consiste à prendre de nouvelles directions en s’appuyant sur l’expérimentation, sur de nouvelles interactions voire sur une prise de risque. Une organisation peut ainsi développer de manière simultanée des activités d’exploitation et d’exploration pour devenir ambidextre. L’objectif est, dans la mesure du possible, d’assurer un transfert des innovations générées par les activités d’exploration vers les activités d’exploitation.
Au niveau théorique, Tuschman et O’Reilly (2013)[4] distinguent trois types d’ambidextrie :
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Ambidextrie séquentielle où l’organisation évolue en fonction de son environnement par étape.
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Ambidextrie structurelle qui permet l’ambidextrie grâce à la structure duale : les activités d’exploration sont abritées par des structures spécifiques en termes de composition, de cultures, de processus.
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Ambidextrie contextuelle qui repose davantage sur les individus et renvoie à une série de processus qui encourage les individus à répartir leur temps et leurs activités entre les demandes conflictuelles d’exploitation et d’exploration (adaptation aux nouvelles missions).
Tuschman et O’Reilly ont identifié des antécédents favorables à la mise en oeuvre de l’ambidextrie au sein d’une organisation : un environnement incertain en évolution qui amène l’organisation à s’interroger sur sa structure, une compétition croissante entre établissements, la disponibilité de ressources (car la mise en oeuvre simultanée d’activités d’exploration en plus de celles d’exploitation nécessite des moyens) et une grande taille.
Notons que, bien souvent, dans une organisation ambidextre, exploration et exploitation ne constituent pas seulement deux activités mais bel et bien deux cultures intégrées simultanément dans une même organisation. Pour concilier ces deux cultures et relever les nombreux défis, les théoriciens des organisations ambidextres insistent sur l’indispensable autonomie qu’il faut donner aux « exploreurs » pour réussir leurs activités d’exploration. Autonomie ne signifie cependant pas dissemblance des activités : le fameux tableau de Tushman et O’Reilly (2004)[5] présente plutôt l’ambidextrie structurelle comme alignement stratégique de deux types d’activités avec notamment le rôle toujours déterminant du leadership dans les activités d’exploitation (autoritaire, top down) et d’exploration (visionnaire, implication).
La nouveauté apportée par A. Bloch et I. Lamothe réside dans les résultats de leurs enquêtes auprès de 19 entreprises centenaires non familiales[6] : « ne pas se satisfaire de la distinction exploitation et exploration, mais décomposer les activités d’exploration en deux, exploration appliquée et exploration fondamentale pour faire l’analogie avec recherche fondamentale et recherche appliquée ». La métaphore utilisée est celle des trois étages d’une fusée que sont devenues les firmes dans un environnement marqué par la vitesse : core, new et new-new.
Les auteurs insistent sur la gestion de l’exploitation, le premier étage, qui supporte l’exploration tout en étant imbriquée à celle-ci. Dans un environnement dominé par l’innovation permanente, les activités de base, core ou exploitation, n’ont plus rien de traditionnelles et bénéficient en permanence de l’irrigation des activités d’exploration, deuxième étage de la fusée dont elles permettent l’accélération. Ce deuxième étage, new, joue un rôle clé au sein d’une entreprise même s’il n’est pas déterminant : « sans ce deuxième étage, les risques de l’organisation sont de deux ordres : soit appauvrir l’activité d’exploration fondamentale en la tirant vers le bas et en l’opérationnalisant exagérément, soit priver l’exploitation du bénéfice de connaissances nouvelles faute de transférabilité de celles-ci vers une valeur perceptible par les clients ».
Le troisième étage, new-new, projette l’organisation dans le futur et le long terme. Il s’agit, on l’aura compris, de l’exploration fondamentale (les labs) avec une créativité hors du commun et une réelle inspiration visionnaire. Il s’agit aussi d’explorer et de découvrir avec, et c’est important, le droit à l’erreur. Les auteurs soulignent ainsi le rôle crucial des activités d’exploration et de l’innovation dans la construction de la résilience des organisations.
L’ambidextrie, telle que la conçoivent les auteurs, est un facteur important parmi d’autres qui expliquerait la résilience des organisations. Il faut aussi intégrer dans l’analyse le concept de fiabilité qui « se comprend comme la capacité à résister ou à limiter l’impact d’une crise d’une part et à en résorber les conséquences d’autre part ». Les organisations hautement fiables doivent répondre à cinq critères ou caractéristiques : obsession de la défaillance, méfiance vis-à-vis des simplifications, sensibilité aux opérations, volonté de survie (pérennité), déférence à l’expertise.
Par ailleurs, une organisation qui considère ses ressources humaines comme une simple variable d’ajustements n’a aucune chance de survivre. Il importe de valoriser les hommes et de les respecter en suscitant une véritable fierté d’appartenance. A. Bloch et I. Lamothe notent que cette fierté d’appartenance a été retrouvée dans toutes les entreprises centenaires de leur panel. La raison ? Un management qui n’a pas les yeux rivés uniquement sur les chiffres où l’homme et son travail sont rendus « invisibles »; un attachement du personnel à une communauté humaine où les dirigeants tentent avant tout de rendre le travail « visible » dans leur gestion des ressources humaines.
Ces mêmes dirigeants inscrivent leurs actions dans la durée, dans le long terme, ce qui impose une autre façon de diriger : « des dirigeants enracinés pour leur parcours dans leur entreprise, disposant d’un horizon de temps suffisamment long, vecteurs inspirés de l’identité narrative du groupe, suscitant le désir de durer et instituant la sagesse comme attitude sont ainsi pour nous la quatrième pilier de la résilience des organisations ». Le désir de durer et donc d’avoir l’éternité en héritage.
Une juxtaposition des quatre piliers de la résilience organisationnelle (ambidextrie, leadership durable, frugalité et fiabilité, pacte social ou sentiment fort d’appartenance à une communauté) n’a aucun sens tant ils sont étroitement interdépendants. Comme le soulignent les auteurs, « il n’y a pas d’ambidextrie du troisième type sans leaders inspirés, la frugalité ne traverse pas seulement la fiabilité mais irrigue aussi l’innovation et est un véritable état d’esprit, l’esprit de corps des organisations résilientes ne se nourrit pas que de l’activité narrative des dirigeants, il s’enracine aussi dans les projets innovants du futur comme dans la vigilance collective face aux menaces du présent ».
Les apports de ce passionnant ouvrage sont donc nombreux. Le concept d’ambidextrie a été enrichi avec le découpage en deux du processus d’exploration. L’analyse empirique approfondie à travers les 19 entretiens de dirigeants d’entreprises centenaires non familiales conforte les enseignements sur les capacités de résistance des firmes aux chocs et crises successives qu’elles traversent. Ces leçons de management ne s’appliquent pas seulement aux entreprises mais aussi aux organisations au sens large du terme. A titre d’exemple, de récents travaux ont montré comment certaines universités ont su « encaisser, rebondir, apprendre » en développant un nouveau processus d’adaptation organisationnelle (basé sur l’ambidextrie) face à des changements réglementaires majeurs et aux « nouvelles » missions des universités plus orientées vers le monde socio-économique[7].
Nous ne pouvons qu’encourager les auteurs à poursuivre leurs recherches dans ce domaine afin d’avoir une analyse dans le temps permettant d’enrichir le modèle proposé.
De plus, une comparaison avec les autres travaux sur ce thème de la résilience des organisations aurait permis une confrontation des approches.
Enfin, on aurait aimé avoir en conclusion des recommandations aux décideurs politiques pour alimenter le débat sur l’efficience de la politique industrielle dans un environnement instable. Comment le décideur politique peut-il s’inspirer du concept de résilience des organisations dans le cadre de la formulation et la mise en oeuvre de son action ?
Parties annexes
Notes
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[1]
A. Bloch et I. Lamothe : « L’éternité en héritage : enquête sur les secrets de la résilience des organisations », Descartes & Cie, octobre 2014, 244 pages.
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[2]
A. Bloch, N. Kachaner, S. Mignon, « La stratégie du propriétaire : enquête sur la résilience des entreprises familiales face à la crise », Pearson, Village Mondial, 2012. 188 pages.
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[3]
J. March, « Exploration and exploitation in organizational learning », Organization Science, Vol. 2, n° 1, P. 71-87.
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[4]
C. O’Reilly, L. Tushman (2013), « Organizational Ambidexterity: Past, Present, and Future », Academy of Management Perspectives, Vol. 27, n° 34. p. 324-338.
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[5]
L. Thushaman, C. O’Reilly (2004), « The Ambidextrous Organization », Harvard Business Review, Vol. 82, n° 4, April, p. 74-81.
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[6]
Parmi ces entreprises, 5 sont d’origine nord-américaine et 14 d’origine européenne. Un tiers d’entre elles sont numéros un mondial sur leur marché, mais leur taille est extrêmement variable : 400 000 salariés pour IBM, 500 pour Potel et Chabot. Exemples d’entreprises centenaires : Saint-Gobain, Air Liquide, General Electric, Solvay, Brink’s, Accenture, Alcatel, DCNS, etc.
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[7]
D. Alis, M. Baslé, J-M. Dubois, A. Mouline, (2015), « Développer au sein de l’Université l’objectif d’insertion professionnelle des étudiants. Une étude de cas d’ambidextrie organisationnelle », Politiques et Management Public, Vol. 32, n°1, janvier-mars, p. 45-61