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L’engagement des entreprises en faveur de l’écologie s’est largement généralisé dans les pays développés. Beaucoup d’entreprises adoptent un comportement environnemental proactif. Ainsi, le rôle de la réglementation se réduit, laissant plus de pouvoir aux autres parties prenantes (Menguc et Ozanne, 2005). À l’opposé, dans les pays en voie de développement (PVD), les politiques environnementales restent relativement laxistes. Même si quelques initiatives commencent à émerger au sein des entreprises locales, elles sont souvent motivées par la recherche d’un accès aux marchés occidentaux, notamment européens, très exigeants sur les questions environnementales et sociales (Achabou et Dekhili, 2012). De même, sur le plan de la recherche académique, la majorité des travaux qui se sont intéressés à l’enjeu du développement durable se sont focalisés sur le cas des pays développés, et peu de recherches ont concerné les PVD (Belal, 2001). Dans le cadre de cet article, nous proposons de nous intéresser à la contribution de l’engagement environnemental des entreprises, dans le cas des PVD, à la création d’un avantage concurrentiel. Nous avons choisi de nous intéresser au contexte particulier de la Tunisie. Située au nord de l’Afrique et avec une population d’une dizaine de millions d’habitants, la Tunisie est classée au premier rang africain et arabe en termes de compétitivité globale (PNUD, 2007). Il s’agit de l’un des pays en voie de développement qui déploie le plus d’efforts (humains, financiers et techniques) afin de protéger l’environnement. En effet, depuis le début des années 1990, le ministère de l’environnement et de l’aménagement du Territoire tunisien a mis en place un projet dans le cadre du programme national de sensibilisation, d’éducation et de culture environnementale, dit « projet de sensibilisation », visant à faire prendre conscience aux citoyens des problèmes qui touchent la planète et à initier les changements de comportement. De surcroît, le gouvernement tunisien affirme son engagement écologique à travers sa participation aux programmes des Nations Unies pour le développement durable et la signature des accords de l’OMC. Des avantages fiscaux et financiers sont réservés aux activités en rapport avec la protection de l’environnement. Aussi, plusieurs programmes et fonds sont proposés afin d’inciter les entreprises tunisiennes « au respect d’un seuil minimum de normes environnementales » (Ben Boubaker-Gherib et al., 2009). En effet, en 2001, un projet pilote de mise à niveau environnementale a démarré et a bénéficié entre 2003 et 2006 à une centaine d’entreprises, majoritairement des PME (GTZ, 2006). De plus, en 2007, un écolabel tunisien a été créé.

La législation environnementale tunisienne est en perpétuel enrichissement. Elle s’inscrit dans une stratégie environnementale de maîtrise de l’urbanisation, de la gestion de l’espace naturel et des zones sensibles, de la prévention de la pollution marine accidentelle, de la protection des espaces insulaires et de la protection de la biodiversité (Labaronne et Gana-Oueslati, 2011). Cependant, cette législation souffre d’un problème d’exécution qui lui donne un caractère peu dissuasif dans certains secteurs industriels (OTED, 2007).

L’objectif de cette recherche est de contribuer à combler le manque de recherches empiriques sur le management environnemental dans les contextes émergents. Plus particulièrement, nous cherchons à examiner le rôle médiateur de la capacité d’innovation dans la relation entre le management environnemental[1] et l’avantage concurrentiel. Pour ce faire, nous procédons dans cet article en quatre sections. Nous explorons dans une première section la revue de littérature qui a pour objet de rappeler les spécificités des entreprises des PVD, et de mettre en lien le management environnemental et l’avantage concurrentiel tout en identifiant le rôle de la capacité d’innovation. Nous présentons à l’issue de cette partie un modèle théorique reprenant les hypothèses de recherche. Nous développons dans une deuxième et troisième sections respectivement la méthodologie adoptée et les résultats obtenus. Dans une quatrième section, nous discutons les principaux résultats. Nous terminons par un exposé des apports et limites qui appellent de nouvelles pistes de recherche.

Le cadre conceptuel et les hypothèses de la recherche

Spécificités des entreprises des PVD et impacts sur les pratiques environnementales

Les enjeux du développement durable impliquent une responsabilité collective et planétaire ainsi que l’élargissement de cette notion dans le temps et dans l’espace, pour concerner les PVD (Brodhag et al., 2004). D’ailleurs, depuis quelques années, les organisations internationales notamment l’ONU[2] et l’OCDE[3] ont tenté d’institutionnaliser le développement durable au niveau mondial et véhiculer un discours universaliste autour de ce sujet. Des normes et principes de comportement ont ainsi vu le jour, ils apparaissent comme les fondamentaux qui devraient guider, selon ces organisations internationales, toutes les entreprises à travers le monde, indépendamment des contextes nationaux (Gnanzou et Fosse Wamba, 2014). 

L’engagement des entreprises des PVD dans le développement durable est donc inévitable pour assurer la pérennité de ce mouvement planétaire. Les PVD doivent tenir compte de ces préoccupations environnementales dans leur développement afin d’assurer une attractivité des investisseurs étrangers (Ben Boubaker-Gherib et al., 2009), améliorer leur compétitivité et leur légitimité dans la concurrence mondiale (Gnanzou et Fosse Wamba, 2014), et répondre aux exigences des clients étrangers, particulièrement les occidentaux (Labaronne et Gana-Oueslati, 2011).

Mais au-delà de l’intérêt de la démarche d’institutionnaliser le développement durable au niveau mondial et les avantages que les pratiques environnementales pourraient apporter aux entreprises, les PVD présentent plusieurs spécificités qui limitent la perméabilité du tissu économique à une démarche environnementale, et qui influencent les managers dans la façon de concevoir la durabilité (Labaronne et Gana-Oueslati, 2011). En effet, les économies des PVD sont en général confrontées, en matière de compétitivité, à un certain nombre de défis qui tournent autour de cinq principaux facteurs. Le premier facteur porte sur le cadre légal et institutionnel dans lequel les entreprises exercent leurs activités. La plupart des PVD sont des zones à déficit de gouvernance où les autorités n’arrivent pas à assumer leurs responsabilités (OCDE, 2006). Ces manquements de la puissance publique engendrent une vulnérabilité économique et sociale élevée qui, à son tour, crée des conditions qui favorisent la corruption (Gnanzou et Fosse Wamba, 2014). Le second facteur est relatif à la surface financière limitée (Berger-Douce, 2006) et à la problématique des infrastructures qui sont dans la plupart des cas déficientes. En effet, les retards dans le transport, les coupures d’électricité font partie du quotidien des entreprises dans les PVD. Le troisième facteur est lié à la quasi inexistence de standards professionnels (Berger-Douce, 2006) et à la centralisation forte du pouvoir décisionnel (Spence et al., 2011). Dans le cas spécifique de la Tunisie, les systèmes de gouvernance sont encore largement fondés sur des relations interpersonnelles et informelles. Ils s’opposent à ceux observés dans les pays développés plus transparents et davantage respectueux des règles de droit (Labaronne et Gana-Oueslati, 2011). Par ailleurs, Omri (2003) indique que les entreprises tunisiennes ont une structure de direction moniste. Cette pratique tend vers une concentration du pouvoir entre les mains d’une seule personne à savoir le président-directeur général. Dans une telle situation, le contrôle du dirigeant par le conseil d’administration est inefficace, et les pressions externes en faveur du développement durable s’exercent avec moins de force et de vigueur (Labaronne et Ben Abdelkader, 2008). S’ajoute à tous ces facteurs le manque d’information et de ressources humaines pour instaurer un management environnemental dans le contexte des PVD (Shrivastava, 1995). Enfin, les normes sociales et les valeurs religieuses locales peuvent influencer la sensibilité des responsables d’entreprises à l’enjeu du développement durable (Tsalikis et Lassar, 2009).

Management environnemental et avantage concurrentiel

La perception de la problématique du développement durable a fortement évolué ces dernières années au sein des entreprises. En effet, on est passé d’une perception négative considérant l’introduction d’un management environnemental comme une source de coûts supplémentaires vers une perception plus positive faisant du management environnemental un facteur stratégique important (López-Gamero et al., 2010).

Les premières recherches qui ont exploré l’engagement des entreprises dans une démarche environnementale ont identifié quatre motivations principales : la règlementation, la pression des parties prenantes, les opportunités économiques et les motivations éthiques (Bansal et Roth, 2000). De Bakker et al., (2002) estiment que la recherche d’opportunités économiques, notamment l’obtention d’un avantage concurrentiel, constitue aujourd’hui l’une des principales motivations qui poussent les firmes à opter pour le management environnemental. Cette conception suscite d’ailleurs de plus en plus l’intérêt des chercheurs (Chen, 2008). Certains ont établi un lien positif entre le management environnemental et l’avantage concurrentiel (Rosen, 2001). Porter et Van Der Linde (1995) et Shrivastava (1995) figurent parmi les premiers chercheurs à avoir confirmé l’impact positif des pratiques écologiques sur l’avantage concurrentiel. Cette relation peut être expliquée par un avantage en termes de coûts (réduction de la consommation de matériaux et d’énergie) (Christmann, 2000) ou par une différenciation plus importante (Shrivastava, 1995). López-Gamero et al., (2010) ont montré via une investigation empirique auprès de 208 firmes espagnoles que le management environnemental contribue à l’acquisition d’un avantage concurrentiel à la fois en termes de coût et en termes de différenciation.

Les entreprises se différencient par un comportement responsable et des produits écologiques qui séduisent les clients (Molina-Azorin et al., 2009), mais aussi par la création de nouveaux marchés afin d’améliorer leur avantage concurrentiel (Chen, 2008). Shrivastava (1995) associe pour sa part le management environnemental à plusieurs bénéfices susceptibles de permettre à l’entreprise de créer un avantage concurrentiel : une réduction des coûts, une amélioration des revenus, une détention d’un avantage compétitif, un renforcement des relations avec les fournisseurs, une amélioration de la qualité, une réduction des responsabilités, une réalisation de bénéfices sociaux et sanitaires, une image publique favorable et un dépassement des normes réglementaires.

Le développement d’une stratégie environnementale proactive augmente la probabilité de disposer d’un avantage concurrentiel moyennant deux dimensions : « coûts » et « différenciation » (Claver et al., 2007). Dans le contexte tunisien, Gherib et Ghozzi-Nékhili (2012) indiquent que réduire le coût des déchets est la principale motivation qui pousse les entreprises à adopter la certification ISO 14001. Toumi (2012) affirme pour sa part que la mise en place d’un programme de gestion environnementale dans l’industrie tunisienne de chimie permet de réduire d’environ 50 % la consommation d’eau et de produits chimiques.

À partir de ce qui précède, nous pouvons avancer l’hypothèse suivante :

H1 : Le management environnemental est relié positivement à l’avantage concurrentiel.

Le management environnemental et la capacité d’innovation

Nous pouvons définir la capacité d’innovation comme la « capacité de l’entreprise à transformer continuellement les connaissances et les idées dans de nouveaux produits, procédés et systèmes pour le bénéfice de la firme et ses parties prenantes » (Lawson et Samson, 2001, p.384).

Ces dernières années la question des innovations environnementales a reçu une attention croissante des décideurs politiques et des universitaires (Rennings et al., 2006) en raison notamment de leur contribution aux « objectifs de Lisbonne » pour la croissance et l’innovation, et les « priorités de Göteborg » pour le développement durable (Cainelli et al., 2011).

Au niveau académique, de nombreuses recherches ont été menées sur cette thématique. Certains auteurs ont exploré les déterminants des innovations environnementales. La recherche de Porter et Van Der Linde (1995) est l’une des premières à mettre en évidence le lien positif entre le management environnemental et l’innovation. Les auteurs conditionnent ce lien par une règlementation environnementale sévère. Dans le contexte tunisien, Depret et Hamdouch (2009) considèrent que la réglementation joue un rôle incitatif à l’innovation environnementale.

Au-delà de la question des déterminants de l’innovation environnementale, plusieurs recherches mettent en avant l’effet positif de l’engagement environnemental sur la capacité d’innovation dans les entreprises. Ainsi, Hart (1995) stipule que la prévention de la pollution au niveau des produits est une ressource stratégique nommée « amélioration continue » qui peut être interprétée comme une innovation continue. La réduction permanente des émissions, des effluents et des déchets inscrit l’entreprise dans une dynamique d’amélioration continue en vue d’atteindre le « zéro pollution ».

Des changements importants dans le processus de production et au niveau de la conception des produits sont nécessaires à l’adoption des technologies préventives. Partant de cette perspective, Christmann (2000) estime que les entreprises qui déclenchent les meilleures actions environnementales possèdent une plus grande capacité d’innovation au niveau des processus. Dans le même sens, Wagner (2008), à travers une étude basée sur un baromètre qui inclue neuf pays européens, montre que le système de management environnemental est associé surtout à des innovations de processus.

Mathieu et Soparnot (2006), en se référant à l’approche par les ressources, ont constaté qu’une orientation envers la protection de l’environnement permet aux firmes de développer une capacité d’innovation non seulement au niveau des processus mais aussi au niveau des produits. L’entreprise est la cible de pressions de la part des clients, elle acquière donc une capacité d’innovation en créant des produits à fort contenu écologique pour répondre à la demande. Abbrassart et Aggeri (2007) vont dans le même sens en considérant que les stratégies environnementales se basant sur la prévention sont à l’origine des innovations au niveau des produits et des procédés.

Les éléments théoriques présentés ci-dessus nous permettent de formuler l’hypothèse suivante :

H2 : Le management environnemental est relié positivement à la capacité d’innovation.

La capacité d’innovation et l’avantage concurrentiel

L’innovation environnementale est un facteur clé de succès pour les entreprises (Ar, 2012). Elle permet à l’entreprise de créer de la richesse économique et à partir de là de croitre et devenir plus compétitive. Elle permet aussi de réduire les déchets et les dommages environnementaux sur la planète, de créer des emplois, etc. Pour Robinson et Stubberud (2013), l’innovation est un moyen important pour réduire les dommages environnementaux. Elle présente un double avantage : un impact positif sur l’environnement et des bénéfices financiers qui peuvent contribuer à l’amélioration de la compétitivité de l’entreprise et sa réussite globale.

Plusieurs chercheurs se sont référés à l’approche par les ressources pour montrer que la capacité d’innovation est une ressource critique favorisant la compétitivité des entreprises (Shi et Yip, 2007). En conduisant une étude longitudinale (du milieu des années quatre-vingt jusqu’à 2002) auprès de 4 firmes industrielles chinoises des équipements de télécommunication, Fan (2006) a montré que leur compétitivité s’est améliorée grâce au développement de leur capacité d’innovation. Dans le même sens, Tuominen et Antilla (2006), en menant une étude auprès de 327 firmes finlandaises opérant dans le secteur industriel et de service, ont montré que la capacité d’innovation favorise une meilleure position concurrentielle.

Karagozoglu et Lindell (2000) ont testé le modèle « win-win » sur un échantillon de 83 entreprises américaines. Ils ont montré que la stratégie environnementale favorise l’innovation et améliore la compétitivité environnementale des entreprises.

À partir de ce qui précède, nous pouvons avancer l’hypothèse suivante :

H3 : La capacité d’innovation est reliée positivement à l’avantage concurrentiel.

Le rôle modérateur de la taille de l’entreprise 

La taille de l’entreprise peut jouer un rôle modérateur dans l’ensemble des relations présentées précédemment.

Le rôle modérateur de la taille de l’entreprise dans la relation entre le management environnemental et l’avantage concurrentiel

L’abondance des ressources et l’économie d’échelle favorisent l’acquisition d’un avantage concurrentiel à travers les pratiques environnementales (Del Brio et Junquera, 2003). Par opposition, le manque des ressources réduit la profitabilité des entreprises lorsqu’elles adoptent une stratégie environnementale proactive ce qui peut conduire à la non application de l’approche par les ressources naturelles de Hart (1995) dans le cas des PME (Aragon-Correa et al., 2008).

Selon Turki (2012), les grandes entreprises disposent de suffisamment de ressources financières et de services de type « hygiène et sécurité » permettant l’implantation de nouvelles pratiques environnementales qui sont plus efficaces que les pratiques traditionnelles. Elles investissent dans la recherche et développement ainsi que dans le management des connaissances (Aragon-Correa et al., 2008). Grâce à leurs ressources financières structurelles et humaines, les grandes entreprises utilisent plus que les petites entreprises les indicateurs de performance environnementale (Hourneaux et al., 2014). L’utilisation de ces indicateurs permet de suivre et d’améliorer l’efficacité des pratiques vertes en optimisant l’utilisation des ressources. Les solutions « fin de cycle » utilisées par les PME sont moins efficaces que les processus de contrôle total ou des technologies propres adoptés par les grandes entreprises (Rao et al., 2006). En ce sens, Martin-Tapia et al., (2010) ont confirmé, à travers une étude auprès de 123 managers dans des entreprises agro-alimentaires exportatrices en Espagne, le rôle modérateur de la taille d’entreprise dans la relation entre les stratégies environnementales et la performance de l’export.

Par ailleurs, les grandes firmes assurent la promotion des normes environnementales les plus élevées, et bénéficient ainsi des « avantages au premier entrant » (Sanchez, 1997). Elles sont également souvent bien informées des incitations de l’État (Ben Boubaker Gherib et M’hissen, 2010). De plus, le respect de la réglementation environnementale augmente le coût unitaire pour les petites structures, plus que pour les grandes, en raison du volume de production limité (Drake et al., 2004).

À partir de ce qui précède, nous pouvons avancer l’hypothèse suivante :

H4 : Plus la taille de l’entreprise est grande, plus la relation entre le management environnemental et l’avantage concurrentiel est forte.

Le rôle modérateur de la taille de l’entreprise dans la relation entre le management environnemental et la capacité d’innovation

Quelques auteurs (Wagner, 2008) ont souligné que la taille de l’entreprise ne favorise pas l’adoption des innovations environnementales. À travers une étude auprès d’usines dans l’industrie chimique leaders dans le management environnemental, Theyel (2000) a confirmé l’absence de différences entre les grandes usines et les petites en matière d’innovation visant la réduction des déchets. Ainsi, le développement durable peut être considéré comme un « levier d’innovation » indépendamment de la taille de l’entreprise (Berger-Douce, 2011). Cependant, plusieurs autres travaux laissent penser que la taille de l’entreprise peut jouer un rôle dans le développement des innovations des processus et des produits. Les grandes entreprises adoptent souvent des stratégies environnementales explicites avec des innovations radicales qui nécessitent des ressources financières, notamment lors de la phase de développement (Noci et Verganti, 1999). En effet, une stratégie environnementale proactive peut nécessiter la réconception des procédés qui est considérée comme un investissement important comportant un risque conséquent (Russo et Fouts, 1997). Par ailleurs, les grandes firmes répondent à la réglementation environnementale avec un degré plus élevé de radicalité dans les innovations que les petites entreprises (Sanchez, 1997). Les grandes entreprises disposent d’un département R&D formel (Blau, 1970) qui est capable de générer des innovations radicales au niveau des produits et des processus permettant de respecter la réglementation environnementale (Leonard, 1984). En répondant à la réglementation environnementale par des innovations radicales, les grandes firmes fixent les normes technologiques de leurs secteurs qui deviennent difficiles à atteindre pour les petites entreprises (Sanchez, 1997).

En revanche, les PME adoptent des stratégies environnementales implicites et réactives favorisant les innovations incrémentales continues qui offrent des avantages marginaux par rapport à l’étendue de l’innovation environnementale (Noci et Verganti, 1999). Même si certains auteurs (Noci et Verganti, 1999) ont montré que les PME peuvent innover, ils reconnaissent cependant l’existence d’obstacles au développement des innovations vertes dans le cas de ce type d’entreprises. Il s’agit notamment de l’orientation à court terme, le manque des ressources financières (Galliano et Nadel, 2013), d’expertise, de temps (Biondi et al., 2000), des ressources technologiques et humaines (Galliano et Nadel, 2013), et le faible accès à l’information relative à l’innovation environnementale (Biondi et al., 2002).

Enfin, les relations des entreprises avec leurs parties prenantes occupent une place centrale dans le développement des pratiques environnementales, et plus particulièrement dans le développement de nouveaux produits écologiques (Del Brio et Junquera, 2003). Les techniques, les méthodologies et les règles de conception liées au développement d’une innovation environnementale nécessitent un pouvoir de négociation important avec les partenaires de la chaîne de valeur que les PME n’ont pas (Del Brio et Junquera, 2003).

À partir de ce qui précède, nous pouvons avancer l’hypothèse suivante :

H5 : Plus la taille de l’entreprise est grande, plus la relation entre le management environnemental et la capacité d’innovation est forte.

Le rôle modérateur de la taille de l’entreprise dans la relation entre la capacité d’innovation et l’avantage concurrentiel

Certaines recherches qui se sont intéressées à l’effet de la taille de l’entreprise sur l’innovation indiquent un effet positif mitigé. En effet, Wakasugi et Koyata (1997) n’ont pas trouvé de lien significatif entre la taille de la firme et l’efficience de l’activité d’innovation avec une absence d’économie d’échelle dans le développement des produits. Par ailleurs, si Jiménez-Jiménez et Sanz-Valle (2011) ont confirmé le rôle modérateur de la taille de la firme dans la relation entre l’innovation et la performance, d’autres travaux ont montré des résultats divergents. Pour Terziovski (2010) et Pinho et al., (2008), l’innovation contribue à la performance des PME. Dans le même sens, Bhaskaran (2006) a confirmé que l’innovation incrémentale permet aux PME de rivaliser avec les grandes entreprises dans les secteurs d’activité hautement compétitifs. En effet, plusieurs travaux ont montré que l’innovation mineure est bénéfique pour les PME (Oke, 2007) et que la capacité d’innovation contribue, à travers l’amélioration des produits, à leur croissance (Wolff et Pett, 2006).

Si le coût de l’innovation est plus important pour les PME que pour les grandes entreprises (Laforet, 2013), l’agilité des premières les aide toutefois à obtenir des avantages (Rosenbusch et al., 2011). Les PME sont plus flexibles, capables de s’adapter, et affichent moins de difficultés à implanter des changements (Garcia-Morales et al., 2007). Aussi, les PME sont plus informées que les grandes entreprises des changements de la demande (Garcia-Morales et al., 2007) et réagissent plus rapidement pour satisfaire les nouvelles attentes des consommateurs et saisir les opportunités (Li et Mitchell, 2009). 

La focalisation des PME sur le développent de l’innovation interne crée une expertise technologique et réduit la complexité. Ainsi, le processus d’innovation est géré plus facilement ce qui pourrait augmenter le ratio de réussite (Rosenbusch et al., 2011).

À partir de ce qui précède, nous pouvons avancer l’hypothèse suivante :

H6 : Plus la taille de l’entreprise est grande, plus la relation entre la capacité d’innovation et l’avantage concurrentiel est faible.

Partant de ce cadre théorique, la capacité d’innovation a été identifiée comme une ressource immatérielle générée par le management environnemental et qui influence positivement l’avantage concurrentiel. En outre, la taille de l’entreprise joue un rôle modérateur sur l’ensemble des relations. Ainsi, notre modèle théorique se présente comme suit :

FIGURE 1

Modèle théorique

Modèle théorique

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Pour tester le modèle ci-dessus, nous avons mené une étude empirique via un questionnaire sur un échantillon d’entreprises tunisiennes. L’approche méthodologique adoptée est détaillée dans la section qui va suivre.

Méthodologie de recherche

Opérationnalisation des variables 

Dans l’objectif de sélectionner les instruments de mesure adéquats, nous avons recensé les échelles de mesure des concepts étudiés via une revue des études empiriques (voir annexe 1). L’échelle de mesure de González-Benito et González-Benito (2005), comportant 27 items, a été sélectionnée pour mesurer le management environnemental. Cette échelle a l’avantage d’être fiable avec un alpha de Cronbach de 0.85 à 0.95 et de refléter les différentes dimensions du management environnemental.

Pour mesurer la capacité d’innovation, nous avons retenu l’échelle de Calantone et al., (2002) comportant 6 items. Cette échelle a été largement mobilisée dans des recherches antérieures (Hughes et Morgan, 2007; Lin, 2007). Aussi, elle présente un niveau de fiabilité élevé avec un alpha de Cronbach de 0.89. Bien qu’intéressante, l’échelle de Perdomo Ortiz et al., (2006) comporte un nombre très élevé d’items, ce qui rend sa mobilisation difficile.

Enfin, plusieurs échelles ont été créées dans la littérature pour mesurer l’avantage concurrentiel. Notre choix s’est porté sur l’échelle de Cater et Cater (2009) adaptée de l’échelle de Sun (2007), au détriment de l’échelle de Lopez-Gamero et al., (2009). Les deux échelles appréhendent les deux dimensions fondamentales de l’avantage concurrentiel à savoir le coût et la différenciation. Toutefois, l’échelle de Cater et Cater (2009), comportant 6 items, présente l’avantage d’être plus fiable avec un Alpha de Cronbach de 0.93 pour la dimension « coût » et 0.89 pour la dimension « différenciation ».

Les échelles et leurs items sont détaillés dans le tableau 1.

Échantillon

Malgré le progrès dans la protection de l’environnement naturel en Tunisie, un nombre réduit d’entreprises ont adopté des pratiques environnementales. Par conséquent, nous avons constitué un échantillon par jugement recommandé par des experts en management environnemental. La politique de la Tunisie en matière d’incitation des entreprises à la protection de l’environnement naturel est marquée par l’encouragement à la certification environnementale selon la norme ISO 14001. Ainsi, nous avons surtout identifié pour notre échantillon des entreprises certifiées et en cours de certification selon cette norme en se basant sur les données obtenues de l’Unité de Gestion du Programme national de promotion de la Qualité (UGPQ) et du Centre International des Technologies de l’Environnement de Tunis (CITET). Aussi, nous avons considéré d’autres entreprises qui ont mis en place des pratiques environnementales, sans être ni certifiées ni en cours de certification. Au final, notre échantillon comporte 108 entreprises tunisiennes. Nous présentons dans le tableau 2 les principales caractéristiques des entreprises enquêtées.

Pour l’administration du questionnaire (voir annexe 2), nous avons choisi la méthode en face à face qui s’adapte au contexte socio-cultuel de la recherche et qui permet de présenter les éclaircissements nécessaires en cas de besoin (Baumard et al., 1999).

Résultats

Qualité psychométrique des instruments de mesure

Nous avons évalué la qualité psychométrique des échelles de mesure en deux phases. La première phase, exploratoire, a porté sur des analyses en composantes principales (ACP) et des analyses de la cohérence interne. Ainsi, nous avons vérifié les conditions de factorisation des trois échelles de mesure adoptées. L’indice KMO indique des valeurs supérieures à 0.5 et les tests de Bartlett sont significatifs. Nous avons effectué une ACP avec rotation « Varimax » sur les trois échelles de mesure. Le critère de Kaiser et le critère de coude de Cattel conduisent à retenir cinq dimensions du management environnemental, deux dimensions de l’avantage concurrentiel et une solution unidimensionnelle de la capacité d’innovation. Toutes les contributions factorielles des items retenus sont supérieures à 0.5. Après avoir vérifié la dimensionnalité des variables de la recherche, nous avons vérifié la cohérence interne. L’alpha de Cronbach pour chaque dimension dépasse le seuil critique de 0.6.

La deuxième phase est confirmatoire avec des analyses factorielles confirmatoires (AFC) qui permettent de certifier la structure factorielle issue de la phase exploratoire et d’évaluer la validité et la fiabilité des instruments de mesure. Nous avons utilisé le logiciel LISREL 8.8 pour effectuer ces analyses. Dans notre recherche, nous avons mobilisé les indices absolus, les indices incrémentaux et les indices de parcimonie les plus utilisés dans la littérature (Roussel et al., 2002). En effet, nous avons retenu le RMSEA (Root Mean Square Error of Approximation), le GFI (Goodness of Fit Index), l’AGFI (Adjusted Goodness of Fit Index) et le RMR (Root Mean Square Residual) parmi les indices absolus, le CFI (Comparative Fit Index), le IFI (Incremental Fit Index), le NFI (Normed Fit Index) et le NNFI (Non-Normed Fit Index) parmi les indices incrémentaux et le χ2 normé (Chi2 normé), l’AIC (Akaike Information Criterion), le CAIC (Consistent Akaike Information Criterion) et l’ECVI (Expected Cross Validation Index) parmi les indices de parcimonie. Les indices d’ajustement des modèles de mesure sont excellents.

TABLEAU 1

Synthèse des instruments de mesure retenus

Synthèse des instruments de mesure retenus

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TABLEAU 2

Caractéristiques des entreprises enquêtées (n=108)

Caractéristiques des entreprises enquêtées (n=108)

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TABLEAU 3

Résultats de la phase exploratoire

Résultats de la phase exploratoire

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TABLEAU 4

Indices d’ajustement des modèles de mesure

Indices d’ajustement des modèles de mesure

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TABLEAU 5

Indices d’ajustement des modèles de mesure

Indices d’ajustement des modèles de mesure

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Le rhô de Jöreskog adapté aux équations structurelles est supérieur à 0.7 pour tous les construits, ce qui témoigne d’une bonne fiabilité. Toutes les contributions factorielles sont supérieures à 0.5 et présentent des t de Student significatifs à un seuil de 5 %. Outre ce critère, nous avons choisi le rhô de validité convergente de Fornell et Larcker (1981) qui mesure la moyenne de variance entre le concept abstrait et les items. Cet indice dépasse la valeur de 0.5 et témoigne ainsi de la validité convergente de toutes les dimensions.

La validité discriminante consiste à s’assurer que les items mesurent spécifiquement le concept en question et non pas d’autres. Ainsi, la variance partagée entre les concepts et leurs indicateurs doit être supérieure à la variance partagée entre les concepts du modèle (Fornell et Larcker, 1981). De ce fait, la validité discriminante des variables de la recherche est vérifiée.

TABLEAU 6

Validité discriminante

Validité discriminante

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TABLEAU 7

Test des modèles structurels

Test des modèles structurels

***Significatif au seuil de seuil de 1%

**Significatif au seuil de seuil de 5%

*Significatif au seuil de seuil de 10%

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Test du modèle de recherche

Les deux phases, exploratoire et confirmatoire, ont permis de valider la qualité psychométrique des échelles de mesure. Nous avons testé nos hypothèses théoriques par les méthodes des équations structurelles.

Après avoir vérifié l’ajustement du modèle global, nous avons testé le modèle de recherche. Les relations entre les variables du modèle ont été étudiées moyennant le logiciel LISREL 8.8.

Nous avons mobilisé la démarche de Ping (1995) pour tester le rôle modérateur de la taille de l’entreprise dans les relations entre les variables de la recherche. Ainsi, nous avons considéré deux modèles structurels. Tout d’abord, nous avons testé un premier modèle composé du rôle médiateur de la capacité d’innovation dans la relation entre le management environnemental et l’avantage concurrentiel ainsi que l’impact de la taille de l’entreprise sur la capacité d’innovation et l’avantage concurrentiel. Ensuite, nous avons créé deux variables d’interaction à savoir « management environnemental x taille de l’entreprise » et « capacité d’innovation x taille de l’entreprise ». Puis, nous avons testé un deuxième modèle comprenant les relations du premier modèle, les effets de la variable « management environnemental x taille de l’entreprise » sur la capacité d’innovation et l’avantage concurrentiel, et l’effet de la variable « capacité d’innovation x taille de l’entreprise » sur l’avantage concurrentiel. Nous avons vérifié que l’intégration de deux variables d’interaction ne détériore pas la qualité d’ajustement du modèle et améliore son pouvoir prédictif (R2). Le rôle modérateur de la taille de l’entreprise est évalué par la significativité des coefficients de régression entre les variables d’interaction et les variables dépendantes. Les résultats des deux modèles sont présentés dans le tableau 7.

Pour le premier modèle structurel, les indices d’ajustement sont acceptables. Le RMSEA (0.031) présente une valeur en dessous de la barre de 0.1. Le RMR (0.035) est satisfaisant avec une valeur très proche de 0. Le GFI et l’AGFI affichent respectivement des valeurs de 0.91 et 0.87. Le CFI et le NNFI s’élèvent à 0.99. Le NFI et l’IFI s’élèvent respectivement à 0.96 et 1. Le χ2 normé s’élève à 1.102. L’AIC, le CAIC et l’ECVI sont respectivement inférieurs à ceux des modèles saturés ce qui dénote la parcimonie du modèle.

Le management environnemental exerce un effet positif et significatif sur l’avantage concurrentiel. Cette relation est confirmée à un seuil de significativité de 5 % (Coefficient de régression = 0.82; t de Student = 2.28). Par conséquent, l’hypothèse H1 est validée. Le management environnemental est relié positivement et significativement à la capacité d’innovation. Ce lien est confirmé à un seuil de significativité de 1 % (Coefficient de régression = 0.86; t de Student = 6.35). Ainsi, l’hypothèse H2 est validée. La capacité d’innovation n’exerce pas d’effet significatif sur l’avantage concurrentiel. Cette relation n’est pas significative (Coefficient de régression = -0.01; t de Student = -0.06). Ainsi, l’hypothèse H3 est infirmée.

Afin de réaliser la première étape de la validation du rôle modérateur de la taille de l’entreprise, nous avons testé son effet direct sur l’ensemble des variables endogènes de la recherche. La taille de l’entreprise n’exerce pas d’effet significatif sur l’avantage concurrentiel (Coefficient de régression = 0.08; t de Student = 0.68). De même, elle n’a pas de lien significatif avec la capacité d’innovation (Coefficient de régression = -0.13; t de Student = -1.56). Les coefficients de détermination (R2) de l’avantage concurrentiel et de la capacité d’innovation s’élèvent respectivement à 0.68 et 0.71.

Pour le second modèle structurel, les indices d’ajustement obtenus sont excellents. Le RMSEA atteint une valeur nulle, le GFI et l’AGFI, avec des valeurs respectives de 0.91 et 0.87, sont acceptables et le RMR (0.042) affiche une valeur inférieure à 0.08. De même, tous les indices incrémentaux (CFI, IFI, NFI et NNFI) sont supérieurs à 0.9. Le χ2 normé est excellent avec une valeur de 0.954. Les autres indices de parcimonie sont acceptables avec l’AIC, le CAIC et l’ECVI qui sont inférieurs à ceux des modèles saturés. À ce stade, l’introduction des variables d’interaction a confirmé les résultats obtenus dans le premier modèle.

Nous avons vérifié les conditions d’existence des effets modérateurs. En premier lieu, nous avons constaté que la qualité d’ajustement du deuxième modèle est meilleure que celle du premier modèle. En effet, le RMSEA a baissé de 0.031 pour une estimation nulle. Le GFI, l’AGFI et l’IFI ont gardé leurs valeurs initiales qui sont excellentes. Le RMR affiche une valeur acceptable. Les valeurs du CFI et du NNFI se sont améliorées. Le NFI a légèrement diminué de 0.01. Le χ2 normé a baissé de 0.148. L’AIC, le CAIC et l’ECVI sont restés inférieurs à ceux des modèles saturés, ce qui témoigne de la bonne parcimonie du modèle. En deuxième lieu, nous avons observé que le coefficient de détermination (R2) de la capacité d’innovation est resté à son niveau initial avec une valeur de 0.71. Le coefficient de détermination (R2) de l’avantage concurrentiel a été amélioré en passant de 0.68 à 0.72.

Enfin, une fois les conditions de modération assurées, nous avons vérifié la significativité de l’impact des variables d’interaction sur l’avantage concurrentiel et la capacité d’innovation. La variable d’interaction « management environnemental x taille de l’entreprise » est reliée positivement et significativement à l’avantage concurrentiel. Cette relation est confirmée à un seuil de significativité de 10 % (Coefficient de régression = 0.32; t de Student = 1.76). Par conséquent, l’hypothèse H4 est validée. Par ailleurs, la variable d’interaction « management environnemental x taille de l’entreprise » n’exerce pas d’effet significatif sur la capacité d’innovation (Coefficient de régression = 0.02; t de Student = 0.20). Ainsi, l’hypothèse H5 est infirmée. Enfin, la variable d’interaction « capacité d’innovation x taille de l’entreprise » a un effet négatif et significatif sur l’avantage concurrentiel. Cette relation est significative au seuil de 5 % (Coefficient de régression = -0.39; t de Student = -2.08). L’hypothèse H6 est donc validée.

Discussion

Notre recherche montre que dans le cas des entreprises tunisiennes l’introduction de pratiques écologiques présente un effet positif sur l’avantage concurrentiel. Le management environnemental induit une baisse des coûts de production (Toumi, 2012) et permet aux entreprises de se différencier de leurs concurrents (Claver et al., 2007).

Nos résultats confirment également que le management environnemental présente un effet positif sur la capacité d’innovation dans les entreprises tunisiennes. Ce résultat conforte les conclusions des recherches antérieures (Hart, 1995; Porter et Van Der Linde, 1995). L’innovation environnementale est stimulée par la règlementation qui pousse les entreprises principalement à respecter les normes en vigueur ou à éviter de payer des taxes ou amendes (Depret et Hamdouch, 2009).

Un autre résultat de notre recherche indique que les innovations environnementales mises en place dans les entreprises tunisiennes ne leur permettent pas de créer un avantage concurrentiel. En effet, bien qu’elle soit favorisée par le management environnemental, la capacité d’innovation n’a pas d’effet significatif sur l’avantage concurrentiel. Ce résultat est en contradiction avec les conclusions (Karagozoglu et Lindell, 2000; Fan, 2006) qui soutiennent l’idée que la capacité d’innovation joue un rôle dans l’acquisition d’un avantage concurrentiel et que l’innovation est la clé de succès de toute entreprise qui veut améliorer sa compétitivité. Nous pensons que le contexte spécifique des entreprises tunisiennes (pays émergent) peut expliquer ce résultat. En effet, en Tunisie et comme observé dans d’autres cas de pays en voie de développement, l’exemple du Brésil (De Abreu, 2011), l’intervention de l’État est importante. Les entreprises tunisiennes ont été soutenues par les pouvoirs publics pour développer une capacité d’innovation environnementale (Ben Boubaker-Gherib et al., 2009). Les programmes nationaux, tels que le PMI[4] favorisent l’innovation dans l’entreprise, celle-ci reste néanmoins au niveau incrémental. Aujourd’hui, les entreprises tunisiennes peuvent être qualifiées de « suiveuses » puisqu’elles se contentent de quelques innovations mineures sans impact significatif sur leur compétitivité. La capacité d’innovation dans ces entreprises n’a souvent pas de répercussion sur le coût, dont la minimisation nécessite une rupture par rapport à l’existant. Les pouvoirs publics ont bien souvent tendance à privilégier, pour des raisons politiques ou sociales, des actions tangibles (incrémentales) de court terme plutôt que des mesures moins visibles (radicales et incertaines) dont les retombées potentielles ne seront observables qu’à moyen ou long terme. Les politiques environnementales n’incitent donc pas les entreprises à investir dans des technologies intégrées ou des procédés alternatifs plus respectueux de l’environnement (Depret et Hamdouch, 2009). Gherib et Ghozzi-Nékhili (2012) ont déjà observé dans le cas tunisien, que l’introduction de la certification ISO 14001 dans les entreprises s’accompagne souvent de changements limités aux prescriptions formelles de la norme. Dans le même sens, Toumi (2012) indique que dans le cas de l’industrie chimique tunisienne, les entreprises procèdent très généralement à des innovations de processus de production, aucune entreprise n’opte pour une innovation produit. Ce choix est expliqué par le faible intérêt qu’accorde le consommateur tunisien à la dimension écologique dans sa décision d’achat (Gherib et Ghozzi-Nékhili, 2012).

Par ailleurs, notre étude suggère que la taille de l’entreprise joue un rôle modérateur entre le management environnemental et l’avantage concurrentiel, ce qui conforte l’étude de Martin-Tapia et al., (2010). L’accroissement de la taille des entreprises est accompagné d’une augmentation des ressources qui leur permettent d’implanter des pratiques environnementales rentables (Turki, 2012). Les grandes entreprises sont mieux informées que les PME des incitations de l’État tunisien qui leur offrent plusieurs avantages et opportunités (Ben Boubaker-Gherib et M’hissen, 2010). La majorité des dirigeants des PME, en revanche, ne sont pas au courant de la réglementation environnementale et ne peuvent pas anticiper son changement (Ben Boubaker-Gherib et al., 2009).

La taille réduite des entreprises apparaît comme une difficulté majeure à un engagement environnemental élevé en raison du coût prohibitif de l’investissement. Les technologies vertes ne sont pas proportionnelles au volume de production et les investissements environnementaux sont très coûteux. Ainsi, le coût unitaire additionnel diminue avec la taille de l’entreprise et favorise un avantage concurrentiel basé sur les coûts (Drake et al., 2004). Certaines PME tunisiennes arbitrent d’ailleurs en comparant entre le coût des pratiques vertes et les pénalités à payer (Turki, 2012).

Notre recherche a, en revanche, infirmé le rôle modérateur de la taille de l’entreprise entre le management environnemental et la capacité d’innovation. Ce résultat va dans le sens des travaux antérieurs (Wagner, 2008) qui confirment l’absence du rôle de la taille de l’entreprise dans le développement des innovations environnementales. Comme indiqué par Berger-Douce (2011), le développement durable semble constituer un « levier d’innovation » indépendamment de la taille de l’entreprise.

Enfin, nos résultats soulignent que la taille de l’entreprise assure un rôle modérateur négatif entre la capacité d’innovation et l’avantage concurrentiel. Ces résultats contredisent les conclusions de Jiménez-Jiménez et Sanz-Valle (2011). En effet, la stratégie d’innovation améliore la performance des PME industrielles avec un rôle important de la formalisation dans cette relation (Terziovski, 2010). Pinho et al., (2008) ont montré que l’innovation dans les processus administratifs, le développement de nouvelles technologies et la capacité de développer des produits différenciés améliorent la performance des PME. Malgré les ressources limitées des PME, la capacité d’innovation améliore les produits ce qui contribue à leur croissance mesurée par le total des ventes et la création de nouveaux produits ou services en comparaison avec les concurrents (Wolf et Pett, 2006).

Oke et al., (2007) ont confirmé un lien positif entre l’innovation et la croissance du chiffre d’affaires des PME britanniques qui optent plutôt pour une innovation incrémentale que radicale. Les PME tunisiennes peuvent quant à elles développer des innovations de micro-rupture capables de générer un avantage concurrentiel durable. Généralement, ces innovations mineures sont l’initiative des employés des PME, et ne nécessitent pas un investissement lourd en R&D qui augmenterait substantiellement le coût unitaire du produit.

Malgré l’importance de l’investissement, les risques et l’incertitude, l’innovation permet aux PME de se différencier de la concurrence, de fidéliser leurs clients et de former des barrières à l’entrée aux nouveaux imitateurs.

Apports, limites et pistes de recherche

Cette recherche présente des apports théoriques. En effet, même si certains auteurs (Shrivastava, 1995) ont exploré l’impact du management environnemental sur l’avantage concurrentiel, les recherches antérieures se sont souvent contentées d’analyser le lien direct entre les deux concepts. En proposant un modèle théorique, notre étude contribue à une meilleure compréhension de la relation entre le management environnemental et l’avantage concurrentiel. De même, en mettant en évidence le rôle d’une ressource intangible -la capacité d’innovation-, notre recherche se distingue des études antérieures (Simpson et al., 2004) qui ont attribué l’avantage concurrentiel lié aux pratiques environnementales essentiellement à des bénéfices en termes de réduction des coûts, d’augmentation des revenus, de réduction des déchets, d’amélioration des produits et de satisfaction des parties prenantes.

D’un point de vue pratique, les résultats de cette recherche ouvrent de nouvelles applications. Si les bénéfices concurrentiels des pratiques vertes ont été souvent analysés dans les pays développés, notre étude s’intéresse au contexte d’un pays en développement. Aujourd’hui, les programmes adoptés par l’État tunisien pour soutenir les projets éco-innovants ne sont plus suffisants. Nous pensons que la mise en place d’un marché pionnier peut être une solution intéressante. Les innovations environnementales radicales se développent plus efficacement sur un marché pionnier, pour se diffuser par la suite vers d’autres marchés périphériques (Depret et Hamdouch, 2009). Ce marché pionnier doit être mis à l’abri, dans le cadre d’un cluster ou d’une niche. Le secteur oléicole tunisien constitue à notre sens un bon exemple. Il s’agit d’un secteur hautement stratégique[5] qui est confronté à une importante problématique environnementale, celle de la margine. Si les entreprises européennes ont globalement pu maitriser cette problématique grâce au passage à un système de trituration à deux phases (Ruiz-Méndez et al., 2013), les entreprises tunisiennes sont encore dans l’incapacité de répondre à ce défi environnemental en raison de leur petite taille et des faibles ressources financières dont elles disposent. Le coût des technologies nécessaires pour la valorisation et le traitement des sous-produits, des déchets et des effluents liés à la production de l’huile d’olive reste encore trop élevé. En se regroupant au sein de clusters, les huileries tunisiennes seront en mesure de contourner la contrainte financière et de développer des innovations plus radicales (trituration à deux phases).

Ensuite, nous pensons que la règlementation environnementale tunisienne doit être renforcée. L’objectif étant d’augmenter le coût relatif de la non-conformité comparativement au coût marginal de conformité à la règlementation. La règlementation environnementale doit également promouvoir davantage les investissements des entreprises dans les technologies et procédés propres au détriment des investissements incrémentaux.

Enfin, la promotion des innovations environnementales radicales passera par une meilleure sensibilisation des consommateurs tunisiens. Comme le suggèrent Beise et Rennings (2005), la demande peut avoir un effet plus important dans la promotion des innovations environnementales que celui de la règlementation. S’ils sont sensibilisés, les consommateurs peuvent stimuler à travers leur comportement d’achat les actions RSE dans les pays en développement.

De même, un travail de sensibilisation des entrepreneurs tunisiens est nécessaire. Les dirigeants tunisiens expliquent leur engagement environnemental plus par les économies de charges et les subventions étatiques que par la volonté de protéger l’environnement et d’améliorer l’image de marque (Ben Hadj Youssef et Dziri, 2012).

Malgré l’intérêt des résultats obtenus, notre recherche présente certaines limites. La première est en lien avec le nombre de variables testées. Dans notre étude, nous nous sommes intéressés à une seule variable modératrice (la taille de l’entreprise) pour expliquer l’impact des pratiques environnementales sur l’avantage concurrentiel. Nous pensons qu’intégrer des facteurs contextuels tels que la réglementation environnementale et les instruments économiques en tant que variables modératrices peut contribuer à améliorer le pouvoir explicatif du modèle de recherche mobilisé. La deuxième limite concerne les relations entre les variables qui ont été étudiées dans un seul sens. Il serait donc intéressant de considérer un modèle bidirectionnel qui prend en compte les relations inverses. En effet, les pratiques environnementales développent un avantage concurrentiel qui se matérialise par un excédent de ressources qui peut être investi dans le management environnemental qui peut, à son tour, contribuer à l’avantage concurrentiel. Néanmoins, seule une étude avec des mesures effectuées sur plusieurs séquences temporelles permettra de valider un modèle bidirectionnel (Endrikat et al., 2014). La troisième limite porte sur la question de la généralisation des résultats puisque l’étude a été menée dans un contexte spécifique, celui de la Tunisie. Un modèle de RSE conçu dans un pays donné ne peut pas être automatiquement appliqué dans un autre contexte institutionnel et culturel sans prendre en compte les différences contextuelles. Une piste qui nous semble prometteuse est celle de conduire l’étude dans d’autres pays afin de mettre en évidence les éventuelles différences en termes de management environnemental, qui peuvent être liées à la culture.