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Banlieue Nord de Tunis, centre d’appels B2. Pressé par les chiffres rouges qui clignotent au mur, Mohamed prend un appel et lit la première phrase du script qui lui est imposé : « Bonjour, mon nom est Pierre. Comment puis-je vous aider ? ». Il n’a pas le droit de communiquer en Arabe sur son lieu de travail. Il est supposé savoir le temps qu’il fait à Martigny (Suisse) puisque c’est le lieu de travail qu’on lui a imposé d’indiquer à ses clients. Comment Mohamed vit-il ce camouflage culturel et géographique ? Quelle stratégie identitaire développe-t-il pour réduire la tension entre Pierre, l’identité qui lui est imposée par le donneur d’ordre suisse et, Mohamed, son identité personnelle ?

Cet article propose l’idée que le modèle de management choisi par une entreprise a un impact sur les stratégies identitaires de ses salariés. Les dynamiques identitaires sont depuis longtemps au coeur de la littérature sur le management interculturel (Lee, 2010; Schwartz et al. 2006). Il est en effet assez rapidement apparu nécessaire de compléter le concept de culture, plutôt considéré comme global (Ganesh, 2015), par celui d’identité culturelle, lequel permet d’analyser les manifestations individuelles et localisées de la culture (Iribarne, 2009; Mahadevan, 2011). Ce dernier concept a permis de mettre l’accent sur les effets induits par les identités multiples (Lee, 2010) et a révélé le rôle des conflits identitaires dans les comportements des individus (Stephan et Stephan, 1985; Dalton et al. 2007).

Cet article prolonge cette réflexion en analysant une situation qui, à certains égards, peut être considérée comme extrême : celle du camouflage culturel imposé dans les centres d’appels offshore. En effet, lorsqu’ils ont recours aux services de centres d’appels étrangers (par exemple au Maghreb), les donneurs d’ordres occidentaux francophones exigent que ceux-ci se fassent passer pour des Français. Il en résulte un véritable camouflage culturel : les salariés du centre d’appels doivent, dans leurs échanges avec les clients du donneur d’ordre, faire croire qu’ils sont Français alors qu’ils ne le sont pas. Plusieurs auteurs ont relevé les effets délétères de cette injonction à l’assimilation culturelle sur la satisfaction au travail, mais aussi, sur la loyauté des téléconseillers des centres délocalisés au Maghreb et en Afrique de l’ouest (Hechiche-Salah et al., 2009; Tine, 2011; Bah et alii, 2013). Toutefois, aucun n’a étudié spécifiquement les réactions des salariés à cette injonction.

Les acquis de la littérature sur les identités sociales (Turner, 1982; Ashforth and Mael, 1989; Dubar, 2010) permettent d’analyser la dynamique de ces situations de camouflage culturel. Cette littérature a souligné l’importance de distinguer l’identité pour autrui (l’identité imposée par le donneur d’ordre) de l’identité pour soi (l’identité personnelle du salarié du centre d’appels) (Leong, 2015; Dubar 2010). Elle a montré que ces identités sont influencées par le parcours de l’individu, en particulier par sa formation (Dubar, 2010) et par l’organisation à laquelle il appartient (Ashforth, 2000; Lorenz, 2013). Ces dynamiques identitaires ont été mobilisées dans la littérature en management international. Par exemple, Fernandez et al. (2006) montrent comment elles expliquent les mobilités professionnelles des cadres français expatriés en Chine. Cette littérature a, en particulier, révélé qu’il existe trois grands types de stratégies identitaires (Dubar, 2010; Camilleri et al., 1990). Les stratégies de transaction externe valorisent plutôt l’identité imposée par autrui. A l’inverse, les stratégies de transaction interne tendent à valoriser l’identité pour soi et rejettent donc globalement l’identité imposée par autrui. Les stratégies mixtes s’efforcent tant bien que mal d’établir un équilibre entre l’identité prescrite et l’identité pour soi.

Ces travaux incitent à s’interroger sur l’origine et la formation de ces stratégies identitaires en examinant notamment les modèles de management des entreprises. Scouarnec et Silva (2006) ont réalisé une synthèse de la littérature sur les modèles de management au Maghreb. Ils y ont identifié quatre modèles : le modèle paternaliste, le modèle mosaïque, le modèle global et le modèle bureaucratique. Les deux premiers s’efforcent de prendre en compte la culture locale, tandis que les deux suivants valorisent plutôt le respect de règles et de procédures (modèle bureaucratique) ou des éléments de la mondialisation (modèle global) comme la compétitivité, la standardisation et l’harmonisation des pratiques, sans réellement prendre en compte les contextes culturels, politiques, économiques et sociaux.

A partir de la littérature que nous venons de présenter, notre question de recherche se formule de la manière suivante : les modèles de management influencent-ils les stratégies identitaires des salariés ?

Les données que nous présentons ont été recueillies dans quatre centres d’appels offshore tunisiens. Ces entreprises, qui correspondent aux quatre modèles de management proposés par Scouarnec et Silva (2006), ont été identifiées et sélectionnées lors de la première phase de notre enquête, laquelle associait entretiens et observation. L’accès à ces centres d’appels n’est pas aisé car les donneurs d’ordres ne souhaitent généralement pas que les pratiques de camouflage culturel soient connues des clients et du public.

La première partie de l’article présente les travaux sur les identités et les stratégies identitaires, en particulier dans la littérature en management international. La seconde détaille les définitions conceptuelles et opérationnelles des modèles de management. La partie suivante présente les quatre centres d’appels ainsi que les données qui y ont été recueillies. Les deux dernières parties sont consacrées aux résultats de la recherche et à leur discussion.

Identités culturelles et stratégies identitaires dans la littérature en management international

Identités culturelles

Le concept d’identité a été à de nombreuses reprises mobilisé dans les travaux en management international. Dans cette littérature, le courant dominant s’attache à la comparaison internationale des cultures (Hofstede, 1980; Hofstede, 2001). La perspective est ici positiviste et ne prend pas réellement en compte les dynamiques identitaires (Primecz et al., 2009). Mais ce courant est complété par des approches interprétativistes des comparaisons culturelles internationales (Iribarne, 1997; Redding, 2005). Dans ces travaux, les cultures nationales sont considérées comme des univers de sens que le chercheur doit s’efforcer de décoder (Iribarne, 2009). Cette perspective interprétativiste se rapproche ainsi d’un second courant dans la recherche sur le management interculturel qui est lui centré sur les interactions interculturelles (Primecz et al., 2009). Ainsi, lorsqu’on analyse le comportement d’un individu donné, il est nécessaire de prendre en compte les dynamiques culturelles qui existent à la fois au niveau de la nation, du secteur d’activité, de l’organisation et même du groupe ou service dans lequel l’individu se situe. Ce courant est donc particulièrement attentif aux dynamiques d’identités multiples (Lee, 2010) et aux conflits identitaires (Stephan et Stephan, 1985; Dalton et al., 2007).

Stratégies identitaires

Dans la littérature en management international, la mise en évidence de la multiplicité des situations de conflits ou de tensions culturelles a conduit à mettre en avant le concept de stratégies identitaires (Camilleri et al., 1990; Fernandez et al., 2006). Cette littérature a mis en évidence que l’individu développe des stratégies identitaires lorsqu’il a le sentiment qu’autrui lui assigne une identité dévalorisante et, en particulier, des stéréotypes « racistes et xénophobes » (Malewska-Peyre, 1990). Les stratégies identitaires sont des « procédures mises en oeuvre (de façon consciente ou inconsciente) par un acteur (individuel ou collectif) pour atteindre une, ou des, finalités (définies explicitement ou se situant au niveau de l’inconscient), procédures élaborées en fonction de la situation d’interaction, c’est-à-dire en fonction des différentes déterminations (socio-historiques, culturelles, psychologiques) de cette situation » (Lipiansky et al., 1990). Elles présupposent donc la poursuite d’un objectif précis qui consiste à faire accepter, à masquer ou à imposer sa différence (Kastersztein, 1990). Les stratégies identitaires impliquent une adaptation constante au contexte, à l’interlocuteur et à la situation (Kastersztein, 1990; Taboada-Leonetti, 1990).

Trois types de stratégies identitaires ont été identifiées : les stratégies de transaction interne, les stratégies de transaction externe et les stratégies mixtes (Camilleri et al., 1990). Les premières mettent plutôt en avant l’identité pour soi. Elles visent à préserver la manière dont l’individu se définissait avant qu’autrui lui impose une autre identité. Elles correspondent par exemple à des stratégies de « contournement » : l’individu conserve son identité d’origine malgré l’injonction identitaire, parce qu’il bénéficie du soutien financier et institutionnel de sa communauté d’origine (Taboada-Leonetti, 1990). Une telle stratégie n’est généralement possible que si les contraintes de l’assignation identitaire sont peu coercitives. Les stratégies de transaction interne peuvent aussi correspondre à du « déni ». Dans ce cas, l’individu réfute complètement l’identité imposée par autrui parce qu’il ne s’y reconnait pas, mais aussi parce qu’il estime que ce n’est pas à autrui de définir son « moi » (Taboada-Leonetti, 1990). La « singularisation » est une autre forme de stratégie de transaction interne. Selon Kastersztein (1990), elle vise à sauvegarder l’identité originelle et se concrétise par un affichage de sa différence à travers des vêtements, des propos ou des comportements caractéristiques de la culture d’origine.

A l’inverse, les stratégies de transaction externe sont plus favorables à l’identité qui est imposée par autrui. Elles visent à limiter le conflit identitaire en adoptant le plus possible cette identité imposée. Les stratégies de transaction externe peuvent correspondre, par exemple, à une « intériorisation » qui conduit à accepter et à intérioriser l’injonction identitaire y compris lorsqu’elle est dévalorisante (Kastersztein, 1990; Taboada-Leonetti, 1990; Camilleri et al., 1990). L’intériorisation peut aller jusqu’à « l’assimilation au dominant » qui conduit alors l’individu à se désolidariser de son groupe d’origine afin de se « débarrasser » d’une identité infériorisée (Taboada-Leonetti, 1990). Dans ce cas, l’individu tente de ressembler le plus possible au dominant « physiquement et culturellement » (Malewska-Peyre, 1990) pour pouvoir échapper aux « traitements discriminatoires » (Kastersztein, 1990).

Enfin, les stratégies mixtes tentent de concilier l’identité pour soi et l’identité imposée. Elles peuvent par exemple correspondre à « la pondération différentielle des valeurs en opposition » (Camilleri 1990). Dans ce cas, l’individu qui vit avec des représentations ou des valeurs contradictoires modère le conflit intérieur en n’accordant pas le même poids à ces dernières « c’est-à-dire en s’y investissant inégalement » (Ibid.). Il tente d’établir une hiérarchie entre ces valeurs/représentations et s’investit dans celles qui lui semblent les plus importantes. Ces stratégies mixtes peuvent aussi correspondre à « l’alternance systématisée des codes », laquelle consiste à valoriser les traditions de l’identité pour soi en dehors du contexte professionnel (par exemple, en observant des rites religieux dans sa vie privée) afin de contrebalancer les « préjudices » liés à l’adoption de l’identité imposée dans le contexte professionnel (Camilleri, 1990). Enfin, les individus peuvent aussi développer une stratégie mixte en cherchant des « similitudes », c’est-à-dire en trouvant des points communs entre l’identité pour soi et l’identité pour autrui (Malewska-Peyre, 1990; Kastersztein, 1990).

Le tableau 1 ci-dessous détaille ces trois types de stratégies identitaires et les différentes formes qu’elles peuvent prendre.

Tableau 1

Présentation détaillée des stratégies identitaires internes, externes et mixtes

Présentation détaillée des stratégies identitaires internes, externes et mixtes

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Modèles de management et stratégies identitaires

Les travaux sur la gestion des ressources humaines dans les centres d’appels décrivent une organisation du travail taylorienne avec un travail fortement prescrit par des scripts et une surveillance omniprésente de la hiérarchie. Les tâches y sont monotones, répétitives et peu épanouissantes (Pichault et Zune, 2000; Nohara, 2009). Certains auteurs ont cependant souligné que malgré la forte division du travail, les téléconseillers mobilisent de nombreuses qualités relationnelles (capacité d’écoute, patience, maitrise de soi). Il y a donc un intérêt pour les centres d’appel à fidéliser les téléconseillers qui correspondent le mieux à ce profil afin d’accroitre la satisfaction du donneur d’ordre dans un contexte fortement concurrentiel tout en limitant les frais de recrutement et de formation (Simen et Tidjani, 2008). Dans la suite des travaux de Knights et MacCabe (2003), Pierre et Tremblay (2012) ont souligné que le management de proximité a une influence sur l’implication au travail et la rétention des téléconseillers. Benion (2014) a lui aussi montré « …le rôle prépondérant des cadres intermédiaires dans la construction du bien-être au travail d’opérateurs en centres d’appels » (p.8). Qu’en est-il de l’influence des pratiques de management sur les stratégies identitaires ?

La littérature a mis en évidence que les identités individuelles et les stratégies identitaires sont influencées par des facteurs individuels (parcours personnels, projets et attentes de l’individu, etc.) (Ashforth and Mael, 1989; Dubar, 2010) mais aussi organisationnels (Ashforth, 2000; Ravasi and van Rekom, 2003). Les identités ne sont pas que nationales. Elles sont également professionnelles, liées à un métier, à des savoir-faire et des fonctions dans les organisations (Sainsaulieu, 1977; Osty et al., 2007; Dubar, 2010). Une synthèse de Scouarnec et Silva (2006) nous permet de prolonger cette perspective en management international en nous interrogeant sur la capacité des modèles de management à influencer les stratégies identitaires des salariés.

En analysant la littérature, Scouarnec et Silva (2006) identifient quatre modèles de management au Maghreb (cf. figure 1 ci-dessous).

Le modèle « paternaliste » correspond aux éléments classiques des entreprises de la première moitié du XXème siècle en Europe et en Amérique du Nord. Il se caractérise par une discipline stricte, et une autorité associant considération, bienveillance et intégrité morale (Farh et Cheng, 2000). Le dirigeant y est à la fois « le père et le maître » de ses collaborateurs et gère « en bon père de famille » avec l’aide de ses proches, les affaires de l’entreprise (Scouarnec et Silva, 2006). Les normes de fonctionnement sont très largement informelles. La qualité des relations compte souvent plus que le professionnalisme, la performance, la responsabilité et l’esprit de challenge (Mezouar et Semeriva, 1998). La GRH – au sens « politique et pratiques » – n’existe pas véritablement dans ces entreprises (Louart et Scouarnec, 2005). Le modèle bureaucratique se caractérise lui par l’impersonnalité des règles et des relations sociales. Il a été identifié et étudié depuis longtemps par Weber (1922, 1978) et Crozier et Friedberg (1977). Les salariés y produisent un rendement prédéfini. En contrepartie, ils bénéficient de la sécurité de l’emploi, de la promotion interne, et s’engagent à respecter les règles prescrites. L’environnement de travail y est relativement stable. Ce modèle est peu flexible et peine souvent à s’adapter à un environnement changeant. Le modèle global valorise les « best practices » (Ferner, Quintanilla, 1998; David et al., 2012; Barabel et al.; 2006; Hayden et Edwards, 2001) et considère qu’elles sont applicables à tous les contextes, sans tenir compte des spécificités politiques, sociales, institutionnelles et culturelles des différents pays (Morrell et Learmonth, 2015). Les travaux de Perlmutter (1969) sur les firmes globalisées ont été parmi les premiers à caractériser ce modèle de management. La performance économique y étant le but recherché, c’est elle qui oriente les pratiques de GRH. Dans ce modèle, les salariés travaillent généralement sous pression car ils craignent de perdre leur emploi en cas de performance insuffisante. Enfin, le modèle mosaïque articule différents éléments des modèles présentés jusqu’alors. Il tente de tenir compte à la fois des caractéristiques de la mondialisation (diffusion internationale de normes, poursuite d’objectifs explicitement définis, recherche de la compétitivité) et des contextes locaux (spécificités culturelles, institutionnelles, sociales, etc.). La GRH y est alors hybride. Elle oscille entre la nécessité de converger vers les normes globales et l’impératif de respecter les spécificités locales (Frimousse et Swalhi, 2014; Yahiaoui, 2015). La figure 1 synthétise les caractéristiques de ces quatre modèles de management tandis que le tableau 2 présente les critères qui permettent de les opérationnaliser et les différencier. Dans un contexte de travail fortement contraint par une division taylorienne du travail et par une injonction de camouflage culturel, nous cherchons à savoir si les pratiques de management considérées au travers de quatre modèles idéaux-types peuvent avoir une influence sur les stratégies identitaires des salariés.

FIGURE 1

Typologie de la fonction RH en Euro-Méditérranée selon Scouarnec et Silva (2006)

Typologie de la fonction RH en Euro-Méditérranée selon Scouarnec et Silva (2006)

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Tableau 2

Synthèse des critères d'opérationnalisation des quatre modèles de management

Synthèse des critères d'opérationnalisation des quatre modèles de management

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Méthodologie

La Tunisie occupe une place de choix dans les processus de délocalisation des entreprises françaises. Selon le rapport Le Fur (2012)[1], elle est après le Maroc, la première destination offshore des investissements français. Elle accueille 20 % du marché de l’offshore français tandis que son voisin marocain en héberge 50 % (Relation Clients Magazine, 2012). En 2013, les centres d’appels délocalisés en Tunisie employaient un total de 20.000 personnes dont seulement 6.000 déclarées à la sécurité sociale tunisienne. Le poids dans l’économie du pays est tel que le premier employeur privé est un centre d’appels (Caisse nationale de la sécurité sociale tunisienne).

Design de la recherche

Notre démarche empirique repose sur une démarche qualitative, centrée sur l’étude de quatre cas de type « illustratif » au sens défini par Siggelkow (2007) : les centres d’appels tunisiens B1, B2, B3 et B4. Ces cas étudiés en profondeur ont une valeur illustrative et nous les avons choisis pour des raisons théoriques (Eisenhardt, 1989) : ils sont l’occasion d’opérationnaliser les modèles de management de Scouarnec et Silva (2006) et de montrer que ces derniers ont un effet sur les stratégies identitaires des salariés. Ces cas n’ont toutefois pas d’objectif de généralisation. Dans le cadre de cette contribution, nous ne cherchons pas à mettre en évidence des régularités empiriques entre les cas au sens d’Eisenhardt (1989), mais à donner des exemples du lien entre modèles de management et stratégies identitaires.

Conformément aux recommandations communes des recherches qualitatives centrées sur les études de cas (Eisenhardt et Graebner, 2007; Yin, 2013), la sélection de nos cas a relevé d’une démarche raisonnée. Nous avons investi nos études de cas en étant à la recherche de cas « emblématiques » de la problématique que nous traitons.

Recueil et analyse des données

Nous avons réalisé une enquête qualitative auprès d’un échantillon de 85 salariés et dirigeants de quatre centres d’appels localisés dans le Nord de la Tunisie et sous-traitant pour des donneurs d’ordres occidentaux. Nous les appellerons B1, B2, B3 et B4. Ils réalisent la prise de rendez-vous, les enquêtes et les sondages, le recouvrement, la vente à distance ou encore l’assistance technique. Ceci, pour le compte de grandes entreprises basées en France, en Belgique ou en Suisse. B2, B3 et B4 sont des entreprises de petite taille ou de taille moyenne dont le siège social se trouve en Tunisie. B1 est une multinationale présente dans une cinquantaine de pays. Son siège social se situe en France.

Notre enquête a été réalisée en deux temps. En 2010 (première phase), nous avons conduit une première série d’entretiens à la fois en France et en Tunisie. Au cours de cette phase, nous avons interrogé 30 acteurs (téléopérateurs, superviseurs et acteurs RH) via des entretiens semi-directifs d’une durée inférieure ou égale à 1 h 30 chacun. Cela nous a permis de nous rendre compte qu’il y avait de fortes différences dans les modes de management, en particulier entre B1 et B3.

Dotés du cadre conceptuel des modèles de management (Scouarnec et Silva, 2006), nous avons alors pu mener en 2011 et 2012 (deuxième phase), une enquête plus approfondie. Celle-ci nous a confortés dans l’idée que les quatre centres d’appels étudiés correspondaient aux quatre modèles de management identifiés par Scouarnec et Silva (2006).

Cette deuxième phase de l’enquête porte sur 85 acteurs (51 femmes et 34 hommes) dont 81 tunisiens. Parmi eux, 30 sont issus de B1 (soit 0,6 % de la population de l’entreprise en Tunisie et 3,53 % de l’effectif du site étudié[2]), 24 sont de B2 (29,26 % de l’effectif de l’entreprise), 17 de B3 (94,44 % de l’effectif) et 10 de B4 (16,66 % de l’effectif). Ils sont âgés de 19 à 43 ans et sont majoritairement (54 sur 81) titulaires d’un diplôme supérieur ou égal au BAC+2. Nous avons mené une enquête qualitative associant analyse documentaire, entretiens semi-directifs (Gavard-Perret et Helme-Guizon, 2008) et observation directe (Arborio et Fournier, 1999). L’analyse documentaire s’est traduite par l’examen minutieux de nombreux documents et outils tels que les règlements intérieurs des entreprises, les communications électroniques, les contrats de travail des salariés, les notes de services ou encore les sites internet. Ensuite, nous avons réalisé des entretiens semi-directifs individuels d’une durée allant de 30 minutes à 1 heure chacun, auprès de 81 Tunisiens et 4 Français, soit au total 85 acteurs (59 téléconseillers, 17 managers ou assimilés, 2 consultants indépendants en management interculturel de nationalité française, 3 membres de la direction et 4 acteurs RH). Nous avons choisi les dirigeants, gérants, professionnels RH et managers opérationnels en raison de leurs contacts réguliers avec les donneurs d’ordres occidentaux (et donc, de leur connaissance pointue des exigences de ces derniers), mais aussi, de leur participation à la mise en place des pratiques managériales et organisationnelles dans leur entreprise. Nous avons par ailleurs choisi, parmi les téléconseillers, ceux affectés à des échanges (téléphoniques) quotidiens avec les clients européens des donneurs d’ordres. Les téléconseillers des quatre entreprises ont été sélectionnés au hasard par nos soins durant leur temps de pause, ce qui limite le risque d’un biais d’échantillonnage. Nous n’avons essuyé aucun refus de leur part suite à notre demande d’entretien. Nous avons quitté l’entreprise lorsque nous arrivions à la saturation de nos données (Glaser et Strauss, 1967).

Lors des entretiens, nous avons abordé les thèmes suivants : les exigences des donneurs d’ordres et clients finaux occidentaux, les pratiques managériales et organisationnelles des quatre centres d’appels, les réactions des salariés suite à la mise en demeure de leur donneur d’ordres d’adopter une identité culturelle occidentale.

Craignant d’être inquiétés par leurs employeurs et leurs donneurs d’ordres, 43 salariés tunisiens sur 81 ont refusé l’enregistrement des entretiens. Nous avons donc dû procéder à une importante prise de notes. Les autres entretiens ont été enregistrés et ont fait l’objet d’une retranscription complète.

Nous avons par ailleurs réalisé des observations directes auprès de chacune des quatre entreprises. Leur durée variait de trois jours chez B4 à dix jours chez B2 (à raison d›environ 10 heures d’observation par jour en moyenne). Nous avons principalement observé les salariés tunisiens en communication téléphonique avec leurs clients français, belges et/ou suisses et les managers en communication téléphonique avec leurs donneurs d’ordres occidentaux. Par ailleurs, nous avons accompagné et interrogé les salariés (quel que soit leur statut) durant leur temps de pause aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de leur entreprise. Nous avons suivi les nouvelles recrues durant leur période de formation ainsi que les acteurs lors de certaines de leurs activités extraprofessionnelles organisées par leur entreprise (restaurant, match de football, etc.). Ces observations nous ont permis de renforcer nos données primaires et de mieux cerner le contexte de notre étude.

L’ensemble des données recueillies a été analysé par le biais de la codification thématique selon les recommandations de Miles et Huberman (2003). Cette analyse s’est faite en trois grandes étapes : dans la première, nous avons identifié les modèles de management de chacun des quatre centres d’appels en suivant le cadre d’analyse de Scouarnec et Silva (2006) (cf figure 1). Nous avons ensuite repéré les stratégies identitaires des salariés tunisiens rencontrés en respectant la grille présentée précédemment (cf. tableau 1). Enfin, dans l’ultime étape, nous avons établi une relation entre les modèles de management identifiés et les stratégies identitaires des salariés. Nous désignerons chacun des salariés de l’étude par son identité réelle (prénom tunisien).

Résultats

Nous allons tout d’abord utiliser les critères d’opérationnalisation (cf. tableau 2 ci-dessus) des modèles de management pour montrer que les quatre centres d’appels correspondent aux quatre modèles de management identifiés par Scouarnec et Silva (2006). Ensuite, nous montrerons que l’on retrouve une identité imposée dans les quatre entreprises. Conformément à ce qui est proposé par la littérature (Camilleri et al. 1990), nos résultats souligneront que cette identité imposée conduit principalement les salariés à avoir des stratégies identitaires de type « mixte ». Néanmoins, nous constaterons que les stratégies identitaires « externes » (qui valorisent l’identité imposée) sont plus présentes dans le modèle de management « mosaïque ». A l’inverse, les stratégies « internes » (qui valorisent l’identité personnelle) sont plus fréquentes dans le modèle « global ».

Résultat de la première phase d’enquête : L’identification de quatre centres d’appels qui illustrent les quatre modèles de management

La première phase de notre enquête nous a permis d’identifier quatre centres d’appels qui illustrent les quatre modèles de management. La multinationale B1 propose des pratiques homogènes et standardisées. Celles-ci, qui sont pensées par le siège français, sont généralisées à tous les sites de l’entreprise, situés dans une cinquantaine de pays à travers le monde, quels que soient les contextes nationaux. Cette entreprise recourt plus que les trois autres, aux emplois précaires et propose une rémunération faible[3] comparativement à deux de ses concurrentes (B2 et B4). Les expatriés français qui seraient nombreux dans l’entreprise à en croire les Tunisiens, auraient de meilleurs avantages : « il y a encore des Français qui occupent des postes stratégiques dans l’entreprise, comme le directeur nearshore et sa collaboratrice, la DRH et plusieurs managers. Les Tunisiens ont les postes les moins stratégiques […]. Je travaille dans la société depuis 9 ans. Actuellement, je gagne 700 DT [Dinars Tunisiens, NdA]. Mon N+1 français gagne au moins dix fois plus. ». Riadh (Responsable d’unité opérationnelle, B1).

Par ailleurs, les salariés de B1 sont incités à travailler davantage (10 h par jour, contre 8 h chez B2, B3 et B4) et acceptent cette situation par crainte de perdre leur emploi. Cela permet à B1 de réaliser des économies et d’atteindre la performance qui est son objectif primordial. Enfin, B1 tient peu compte des particularités individuelles et culturelles de ses collaborateurs. Par exemple, elle leur confie des responsabilités professionnelles durant des périodes normalement dédiées aux manifestations traditionnelles et religieuses (l’Aïd). Elle ne planifie pas leur temps de travail en fonction de leurs situations personnelles. Firas considère que « c’est difficile d’avoir un planning préférentiel chez B1 ». Notre enquête chez B1 souligne que les femmes enceintes et les salariés pratiquants ont le même emploi du temps que les autres collaborateurs de l’entreprise alors que dans d’autres organisations (B3 et B4), ils bénéficieraient d’un planning personnalisé. Ces différentes caractéristiques permettent d’associer B1 au modèle de management « global ».

Chez B2, les relations entre subordonnés et managers sont particulièrement formelles et impersonnelles. Il y a une forte distance hiérarchique entre les salariés. Toute demande doit être formulée par écrit et obtenir l’approbation de plusieurs acteurs (N+1, N+2, N+3 et RRH/DRH). La communication écrite et indirecte est privilégiée. L’application de procédures est au coeur de la plupart des pratiques managériales comme la formation, le contrôle de la performance et le recrutement. La gestion de l’emploi privilégie des contrats stables et à long-terme. La rémunération prend en compte des critères jugés objectifs par les salariés, tels que la compétence, la performance et l’assiduité. Comme B1, B2 ne tient que très peu compte des caractéristiques individuelles et culturelles de ses salariés. « On essaie de prendre des gens qui ne sont pas trop religieux. Ici, on est Français. On peut parler d’alcool, de tous les sujets. On regarde la télé française, France 24, etc. […] » (RRH de B2). Le règlement intérieur de B2 interdit le port de tenues traditionnelles et religieuses locales. La pratique de la religion et la référence à cette dernière y sont prohibées comme le rappelle ce Responsable Production : « Ici, la pratique de la religion est interdite. C’est clairement mentionné dans le règlement intérieur et communiqué aux candidats lors des recrutements. Soit ils l’acceptent et intègrent la société sans discuter, soit ils ne l’acceptent pas, dans ce cas, ils poursuivent leur recherche d’emploi ailleurs ». B2 pratique un management bureaucratique. Elle est focalisée sur le respect de procédures et de règles et n’attache que très peu d’importance à la culture locale.

Chez B3, les relations entre les membres reposent sur des liens informels. La communication orale est préférée à la communication écrite qui n’est utilisée qu’exceptionnellement. Par exemple, lorsqu’un salarié souhaite s’absenter quelques jours de l’entreprise, il n’a pas à remplir des formulaires comme chez B1 et B2. Il lui suffit d’en discuter oralement avec son manager. Par ailleurs, l’entreprise recrute exclusivement les proches de ses salariés. Ainsi Nizar et Hamdi, les deux propriétaires de l’entreprise, sont des amis d’enfance. Ensemble, ils ont recruté Marwen, superviseur, qui n’est autre que leur ami. Ce dernier se trouve être l’époux de Farah, la call coach mais aussi le beau-frère de Wafa, téléopératrice dans l’entreprise... Dans toutes ses pratiques, B3 tient toujours compte des particularités (familiales, traditionnelles et religieuses) de ses collaborateurs au point de leur proposer des plannings préférentiels : « Avant, il y avait une fille catholique dans l’entreprise. Je sentais que ça ne l’arrangeait pas de travailler samedi matin[4], parce qu’elle chantait dans une chorale à l’église de Tunis[5] et devait s’y rendre tous les samedis. […] J’ai donc décidé de lui accorder son samedi pour lui permettre de se consacrer à sa chorale » (Marwen, superviseur, B3). Contrairement aux trois autres entreprises de notre étude, B3 ne dispose pas de service RH. La fonction RH y est assurée par Marwen. Ce dernier s’improvise en plus, formateur et gérant adjoint. D’après nos observations, c’est lui qui oriente les pratiques managériales de l’entreprise. Nous qualifierons B3 de paternaliste car en plus d’être dépourvue de pratiques RH stratégiques, elle accorde à Marwen, la place de « maitre à bord » (Scouarnec et Silva, 2006).

Enfin, B4 respecte le contexte culturel local tout en tenant compte des impératifs en termes de compétitivité, d’atteinte des objectifs et de performance. Elle planifie comme B3, le temps de travail de ses collaborateurs selon leurs obligations familiales et religieuses. Lors de notre enquête, nous avons par exemple constaté que Hanene, 27 ans et Najla, 30 ans, téléopératrices et enceintes toutes les deux, étaient autorisées à interrompre leur travail à 14 heures au lieu de 17 heures. Chez B4, les deux jours de l’Aïd sont considérés comme fériés conformément à la réglementation locale. Les salariés peuvent donc pleinement les célébrer avec leurs proches, contrairement à leurs homologues de B1 et B2. L’entreprise ne tolère pas pour autant toutes les manifestations traditionnelles. B4 interdit certains signes, généralement considérés comme traditionnels et/ou religieux par les centres d’appels locaux : « Ici, on évite les extrêmes. On ne veut pas de nikab […] » (Riadh, Responsable RH, B4). « Chez nous, les extrémistes et les barbus ne sont pas les bienvenus », (Radhia, Responsable Production, B4).

Par ailleurs, les relations entre les managers et leurs subordonnés sont directes et informelles, ce qui correspond à la culture locale tunisienne (Zghal, 2005; Yousfi et al, 2005). Mais ces relations sont parallèlement distantes et formelles (séparation des salariés pendant les pauses déjeuners, contrôle renforcé de la performance). Ainsi, contrairement à B3, B4 respecte comme B1 et B2, des normes et procédures spécifiques lors du recrutement (analyse des CV, entretien de présélection, test, mise en situation, etc.) ou encore de la formation. Ces différentes caractéristiques nous permettent d’associer B4 au modèle de management « mosaïque ».

A présent, nous allons voir quelles sont les stratégies identitaires individuelles de leurs employés respectifs.

Dans les quatre centres d’appels, l’identité imposée implique un camouflage culturel

Les données recueillies montrent que dans les quatre centres d’appels, l’identité imposée nécessite que ces entreprises agissent pour maquiller les caractéristiques identitaires intelligibles (patronymes, langue, accent) de leurs collaborateurs tunisiens pour être selon elles, en accord avec les exigences de leurs clients occidentaux.

« Le client attend d’avoir une Française en ligne »

Raja, 32 ans, téléopératrice chez B2

« Si on dit à un client qu’on est à Tunis, il raccrochera »

Emna, 26 ans, Téléopératrice chez B2

« Les clients [suisses et français] ont un avis négatif sur les Arabes »

Amani, 23 ans, téléopératrice chez B3

En plus d’être encouragés à adopter des pseudonymes occidentaux, les salariés rencontrés sont incités à modifier leur accent, leurs habitudes vestimentaires et leurs coutumes. Il leur est interdit de s’exprimer en Arabe sur le plateau et de manifester ostensiblement leurs convictions religieuses.

« Seul l’usage des langues usitées par les clients de l’entreprise est autorisé sur le lieu de production, dans les services supports ainsi que dans les salles de pause et les sanitaires […] »

Règlement intérieur de B2, Article 7, p.6

« Interdiction de parler dans une autre langue que la langue de l’opération sur le terrain et dans les bureaux. Tout manquement à cette règle sera sévèrement puni »

extrait du règlement intérieur de B4

Dans le camouflage géographique, les salariés sont priés de s’abstenir de révéler à leurs clients occidentaux, les noms de leur pays et de la ville depuis laquelle ils communiquent. Ils sont encouragés dans cette voie par l’outil technologique, qui leur permet de maquiller l’origine géographique de leurs appels.

Une identité imposée qui produit principalement des stratégies identitaires mixtes

Les salariés tunisiens vivent une tension forte entre cette identité imposée et leur identité personnelle. Les citations que nous venons de présenter montrent que ces salariés considèrent que les clients occidentaux ont souvent des préjugés racistes à l’égard de leurs origines ethniques et de leur religion, qu’ils les voient plutôt comme des individus peu compétents, maitrisant approximativement le Français et peu dignes de confiance.

Pour faire face à ce sentiment de dévalorisation, les salariés ont majoritairement développé des stratégies mixtes, qui visent aussi bien à préserver leur identité que celle attendue par leurs clients.

Montassar explique ainsi : « C’est inhumain d’avoir des pseudonymes, mais c’est comme ça […] les Français n’aiment pas qu’un étranger, par exemple Mohamed, les appelle. Je fais ce travail pour m’occuper et aussi parce qu’il n’y a rien d’autre à faire en Tunisie. Dans les autres secteurs, les possibilités d’emplois sont très limitées. […] », Montassar, 22 ans, alias « Pierre Lescure », téléopérateur chez B3.

Comme Nizar, beaucoup de téléopérateurs expliquent cette stratégie mixte baptisée « pondération différentielle des valeurs en opposition » (Camilleri., 1999) par la difficulté de trouver un emploi et un salaire stable dans le contexte économique tendu de la Tunisie :

« Dans la vie il y a des priorités. La mienne c’est de gagner ma vie. En Tunisie, être chômeur, c’est très mal vu ».

Nizar, alias « Cédric Barrancos », 33 ans, Téléopérateur confirmé chez B2

Vivant au quotidien la tension entre l’identité imposée et leur identité pour soi, ces téléopérateurs tentent souvent, comme le fait Inès, alias « Julia Dumas », 30 ans, Téléopératrice confirmée chez B2, de rattraper à leur domicile ce qu’ils n’ont pu faire au travail (alternance systématisée des codes) : « Je suis pratiquante, je le fais à la maison quand je rentre, […]. Ils n’acceptent pas les femmes voilées ici ».

Beaucoup de téléopératrices parviennent à concilier leur rôle (celui de Française) avec leur identité d’origine. Elles assument parfaitement ce côté bipolaire et lorsqu’on leur demande comment elles s’appellent, elles répondent avec humour : « prénom français ou prénom tunisien ? ». Elles semblent épanouies dans ce rôle qu’elles décrivent comme un travail d’acteur de cinéma comme en atteste le témoignage de Sabrine (B2) : « Quand Julia Roberts tourne un film, elle change bien de nom, d’apparence et d’histoire. C’est comme cela que je conçois mon métier. Je fais un travail d’actrice ». La téléopératrice semble donc prendre plutôt à la légère son « apparente » transformation culturelle.

Au total, parmi les 81 salariés tunisiens interviewés, notre codage thématique nous permet d’identifier 40 stratégies mixtes, 28 stratégies de transaction externe et 25 stratégies de transaction interne (cf. tableau 3)[6]. Les stratégies mixtes sont nettement plus sollicitées par nos interlocuteurs. En analysant les résultats par entreprise, nous constatons toutefois d’importantes différences. Alors que les salariés de B2 ont préféré les stratégies mixtes, ceux de B1 ont majoritairement opté pour les stratégies internes et en particulier pour le « contournement » tandis que ceux de B4 ont développé nettement plus de stratégies externes. Chez B3 par contre, aucune stratégie identitaire ne se distingue.

Des stratégies externes plus fréquentes dans le modèle « mosaïque »

B4 a adopté le modèle de management « mosaïque ». On y constate un nombre important de stratégies favorables à l’identité imposée, soit des stratégies de transaction externe.

Le comportement de Myriam, 36 ans, alias « Carole Dubois », et de Béchir, 35 ans, alias « David Geoffroy », Téléopérateurs dans l’entreprise, correspond à la stratégie d’« assimilation au dominant ». Afin de se rapprocher le plus possible de la France, pays de leurs clients, les deux acteurs affirment privilégier des relations avec les citoyens de ce pays. Ainsi, dans leur vie extraprofessionnelle, ils fréquentent préférentiellement des « amis français ». Comme eux, Chiraz, 34 ans, formatrice dans l’entreprise, avoue ne fréquenter que des Français et ne pratiquer que la langue française avec les membres de sa famille[5]. Toutefois, malgré ses efforts, elle estime qu’il est extrêmement difficile de « passer pour » une Française et d’être acceptée comme telle par ses clients : « Parfois il y a des clients qui me disent « mais vous ne savez même pas parler Français ! on dit ceci, on ne dit pas cela […]. ». Les propos de la formatrice laissent supposer que malgré ses efforts d’assimilation à la culture française, certains de ses clients continuent de lui assigner l’identité de citoyenne du Maghreb.

On retrouve par ailleurs chez B4, des stratégies d’intériorisation. Amani, 23 ans, alias « Cécile Delman », trouve plus avantageux de porter un patronyme français. Selon elle, « on ne peut pas travailler avec le nom que j’ai » en faisant référence à son patronyme tunisien. De la même manière, Riadh (34 ans, RRH chez B4) affirme : « On se sent toujours plus faible quand on est Arabe ».

Tableau 3

Répartition des stratégies identitaires[8] par entreprise

Répartition des stratégies identitaires8 par entreprise

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Des stratégies internes plus fréquentes dans le modèle « global »

La société B1, qui pratique un management global, connait le nombre le plus important de stratégies internes, lesquelles valorisent l’identité pour soi et rejettent l’identité imposée.

Par exemple, Rim (30 ans, téléconseiller, B1) déclare : « Moi j’utilise beaucoup mon vrai nom. Quand j’ai des clients racistes, je raccroche. Tant pis ! »

Dans cette même entreprise, bien que le règlement intérieur l’interdise et prévoit des sanctions explicites pour cela, quatre téléconseillers (Karim, 28 ans, Bessem, 29 ans, Akram, 29 ans, et Monjia, 31 ans), nous ont affirmé qu’ils pratiquent régulièrement leur langue maternelle sur leur lieu de travail, expliquant qu’ « ici, même les managers s’expriment en Arabe ».

Cette entreprise constate une multiplication de revendications culturelles (en particulier religieuses), qui sont souvent portées par les représentants syndicaux. Alors même qu’elle a accepté l’installation de plusieurs salles de prières dans l’établissement, qu’elle finance entièrement les repas de ses collaborateurs durant le Ramadan, les revendications se multiplient et plus d’un salarié de B1 se retrouveraient sans doute assez bien dans le propos tranchant d’Akram (31 ans, téléopérateur, B3) : « Désormais, je n’accepte plus de travailler dans une entreprise qui ne respecte pas mes convictions religieuses ».

Les choix des quatre entreprises en termes de modèles de management ont donc un impact important sur les stratégies identitaires de leurs salariés. Les salariés de l’entreprise bureaucratique (B2) sont plus nombreux que les autres, à avoir adopté des stratégies mixtes (cf. tableau 3). D’après la littérature (Zghal, 2005; Yousfi et al, 2005), la bureaucratie se focalise sur l’application de règles et procédures plutôt que sur le contexte culturel local. De ce fait, chez B2, comme indiqué précédemment, la pratique des traditions tunisiennes est limitée, voire interdite. Les salariés sont donc obligés de les pratiquer à l’extérieur. C’est pourquoi ils sont les seuls à avoir mobilisé « l’alternance systématisée des codes ». B3, au contraire, qui a choisi un modèle paternaliste encourage ses collaborateurs à respecter leurs codes culturels sur leur lieu de travail. Du fait du recrutement par parrainage, les salariés de l’entreprise ont pour collègues leurs conjoints, frères, soeurs, ou amis, ce qui est plutôt conforme aux attentes des travailleurs tunisiens (Zghal, 2003). Les salariés de B4 (et aussi de B3) apprécient le fait que leur employeur s’investisse activement et les accompagne dans la pratique de leurs coutumes [autorisation de s’absenter lors de l’Aïd, autorisation pour prier à la mosquée, présence de salles de prières dans l’entreprise, acceptation totale (B3) ou partielle (B4) de signes ostentatoires de la religion ou de la tradition (barbe, voile, djellaba)]. Toutes ces raisons facilitent l’acceptation par ces salariés, de l’identité imposée. Le respect par l’entreprise de la culture locale peut ainsi induire des stratégies partiellement ou totalement favorables à l’identité prescrite, soit des stratégies mixtes (B3) ou de transaction externe (B3 et B4). Néanmoins, ce respect n’exclut pas complètement la présence de stratégies internes. Chez B3 par exemple, on constate un nombre relativement important de ce type de stratégie (soit 6 stratégies internes sur un total de 17 personnes). L’explication réside sans doute dans le management paternaliste pratiqué par l’entreprise. Effectivement, le relationnel étant primordial chez B3, l’entreprise est plus clémente à l’égard des acteurs qui rejettent les éléments de la culture occidentale, dans la mesure où ces acteurs sont unis les uns des autres, par les liens conjugaux, de sang, ou d’amitié.

Les employés de B1, entreprise globale, considèrent que les pratiques de leur entreprise, qui sont édictées de manière unilatérale par le siège français, sont inadaptées au contexte local. Responsable d’unité opérationnelle dans l’entreprise, Riadh juge le contrôle de la performance « inadapté » aux Tunisiens car il négligerait le rôle des managers opérationnels locaux. Aussi, la majorité des salariés rencontrés trouve contestable, la différence de rémunération entre elle et les expatriés français. Cela les incite à désapprouver les règles de l’entreprise et donc à rejeter l’identité imposée. Ce rejet est l’expression de leur frustration vis-à-vis du management global, importé de l’Occident.

Discussion

Les résultats que nous venons de présenter permettent d’enrichir la littérature sur trois points complémentaires. Tout d’abord, ils démontrent que le concept de stratégie identitaire (Fernandez et al., 2006; Camilleri et al., 1990) est indispensable pour analyser le comportement des salariés dans des situations de travail multiculturelles. Ensuite, ils permettent d’opérationnaliser et de mettre en perspective les modèles de management de Scouarnec et Silva (2006). Enfin, nos résultats permettent de proposer des outils de management des stratégies identitaires dans les organisations multiculturelles.

Les stratégies identitaires, un concept heuristique pour penser les comportements des salariés dans les situations de travail multiculturelles

Les résultats obtenus confirment la pertinence du concept de stratégie identitaire en management interculturel. Ce concept met en évidence la variété des dynamiques identitaires individuelles (Salk et Shenkra, 2001). Allant dans le sens des travaux de Lee (2010), nous confirmons que pour comprendre le comportement des individus confrontés à des situations de travail multiculturelles, il est nécessaire de prendre en compte non seulement les caractéristiques culturelles nationales, mais aussi les dynamiques culturelles au niveau de l’organisation et de l’individu. Les conflits identitaires décrits par Dalton et al. (2007) sont au coeur des dynamiques individuelles. Nos résultats obtenus dans des centres d’appels ont particulièrement mis cela en lumière. Dans ces entreprises, les conflits sont exacerbés car les téléopérateurs sont au contact direct, par téléphone, avec le client final localisé en Europe. Les trois stratégies identitaires identifiées par Camilleri et al. (1990) nous ont permis de décrire finement la manière dont les salariés gèrent cette tension induite par le décalage existant entre l’identité qui leur est imposée et leur propre identité.

Nous avons enrichi cette littérature en l’appliquant à un nouveau secteur d’activité (les centres d’appels) et à une nouvelle zone géographique (Tunisie) mais surtout, nous avons mis en évidence que ces stratégies identitaires doivent être analysées avec précision. En effet, nos résultats soulignent la très forte hétérogénéité des stratégies identitaires présentes dans ces organisations. Certains salariés rejettent radicalement l’identité imposée en refusant de travailler dans une entreprise qui ne leur laisserait pas la possibilité de pratiquer leur religion, alors que d’autres semblent s’en accommoder. Nos résultats montrent donc qu’il n’est pas possible, de savoir a priori, quelle stratégie identitaire va être choisie par un salarié placé dans une situation de travail multiculturelle. Le concept de stratégie identitaire permet de mener cette investigation spécifique et fournit, pour toutes les études en management interculturel, une clé supplémentaire de compréhension du comportement des salariés impliqués dans une situation de travail multiculturelle.

Une opérationnalisation des modèles de management identifiés par Scouarnec et Silva

Nos résultats enrichissent aussi la littérature sur les modèles de management. Les travaux d’Ashforth (2000) puis Lorenz (2013) ont clairement établi que, dans un même secteur d’activité, les organisations peuvent avoir des modes de fonctionnement et des dynamiques identitaires très différents. Les modèles de management au Maghreb proposés par Scouarnec et Silva (2006) sont la seule typologie des pratiques de management actuellement disponible pour catégoriser les entreprises de cette partie du monde. Nos résultats montrent que ces modèles paraissent effectivement pertinents sur un plan heuristique car ils nous ont bien permis de caractériser les entreprises étudiées. En revanche, constatant que les critères d’opérationnalisation de ces modèles n’étaient pas clairement définis, nous avons proposé des critères pour chacun d’eux (Cf. tableau 2 ci-dessus). Ces critères permettent désormais une évaluation beaucoup plus stricte du modèle de management choisi par une entreprise.

Mais surtout, nos résultats ont montré qu’on ne retrouvait pas les mêmes stratégies identitaires dans chacun de ces modèles de management. Les stratégies mixtes sont particulièrement présentes dans le modèle bureaucratique. Les stratégies externes sont plus courantes dans le modèle « mosaïque » et les stratégies internes (qui refusent l’identité imposée) le sont nettement plus dans le modèle « global ». Nos résultats permettent donc de faire du modèle de management une caractéristique qu’il faut absolument prendre en compte pour analyser les stratégies identitaires des salariés. Nous ajoutons donc ici un élément d’analyse important pour la compréhension des contextes dans lesquels émergent les stratégies identitaires des salariés placés dans des situations de travail multiculturelles.

Vers un management des stratégies identitaires ?

Nos résultats fournissent aussi des outils utilisables par les managers pour mieux gérer les stratégies identitaires de leurs collaborateurs. Tout d’abord, ils permettent de sensibiliser les managers sur le fait que leurs salariés qui sont dans des situations de travail multiculturelles développent des stratégies identitaires. Dans les centres d’appels étudiés, ce constat, qui pourrait paraître comme relevant du simple bon sens, n’était pas souvent fait.

Ensuite, nos résultats informent les managers que leur entreprise a choisi un modèle de management, qu’elle aurait pu sans doute en choisir un autre, mais surtout que ce choix a un impact fort sur la probabilité de voir émerger telle ou telle stratégie identitaire. Nos résultats outillent donc aussi les managers en leur recommandant d’identifier le modèle de management qu›a adopté leur entreprise car cela a un impact majeur à la fois sur le fonctionnement de cette dernière, et sur les stratégies identitaires qu’ils vont ensuite avoir à gérer. Le travail des managers de proximité chez B1 est ainsi très différent de celui des managers chez B3.

Enfin, nos résultats permettent d’identifier pour les managers, des leviers d’action sur les stratégies identitaires qui sont spécifiques à chacun des modèles de management. Les stratégies de transaction interne sont les plus problématiques pour les managers car elles peuvent induire des comportements de retrait (absentéisme, démissions) et de contestation (interruption des appels, grève) qui peuvent dégrader les performances économiques et la qualité de la relation client. A contrario, les stratégies de transaction externe sont les plus favorables aux centres d’appels. Elles sont recherchées via la sélection rigoureuse des profils lors du recrutement (exigence de maitrise de la langue française, connaissance de la culture européenne, attrait des profils binationaux). Elles sont aussi renforcées par les formations auxquelles sont soumis les téléconseillers après l’embauche et avant chaque nouvelle mission. En dépit de tous ces efforts réalisés dans les quatre entreprises, nos résultats montrent que seule B4 (modèle mosaïque) parvient à obtenir une prédominance de ces stratégies. Ce résultat obtenu par le modèle mosaïque confirme, pour les managers, l’intérêt des modèles de management hybrides qui s’efforcent de concilier les normes globales de performance et les spécificités locales, rejoignant ainsi les travaux de Yahiaoui (2015).

Il semble vain de s’efforcer d’obtenir une adhésion de tous les téléconseillers à la culture du client final. Il est plus réaliste de rechercher une prédominance des stratégies mixtes dans lesquelles les individus hiérarchisent et pondèrent leurs valeurs pour supporter la dualité culturelle vécue. Même si elle est la plus fréquente, cette stratégie nous paraît pourtant fragile car nos résultats montrent que si les téléconseillers acceptent de supporter la culture du client final, c’est souvent en raison de la difficulté de trouver un autre emploi dans un contexte économique particulièrement difficile en Tunisie (près de 32 % des diplômés de l’enseignement supérieur étaient au chômage au 4ème trimestre de 2013). En cas d’amélioration du marché du travail, les stratégies mixtes pourraient être nombreuses à se muer en transaction interne exacerbant ainsi les tensions. La littérature a mis en évidence le rôle du management pour développer l’implication au travail et la loyauté des téléconseillers (Knights, MacCabe, 2003; Pierre, Tremblay, 2012). Nos résultats y ajoutent clairement le rôle des stratégies identitaires et du modèle de management.

Conclusion

Cet article posait la question de l’impact du modèle de management d’une entreprise sur les stratégies identitaires de ses salariés. Nos résultats montrent que face à une identité imposée, les salariés recourent le plus souvent à une stratégie mixte (40 stratégies mixtes identifiées sur un total de 81 salariés) mais que les proportions varient beaucoup d’une entreprise à l’autre. Dans un contexte de management « mosaïque », on trouve beaucoup de stratégies de transaction externe (favorables à l’identité imposée) tandis que dans un contexte de management « global », on retrouve plutôt des stratégies de transaction interne, qui rejettent cette identité imposée. Ces résultats semblent pleinement valides pour le secteur d’activité (les centres d’appels) et le pays (la Tunisie) étudiés. Pour étendre leur validité, il serait intéressant, dans des travaux futurs, d’élargir l’analyse à d’autres pays du Maghreb et à d’autres secteurs d’activité qui connaissent eux aussi des situations de travail multiculturelles. Enfin, deux perspectives de recherche émergent de ces résultats. Tout d’abord, il paraît utile de renforcer la robustesse des critères d’opérationnalisation des modèles de management. Ensuite, en liaison avec les travaux institutionnalistes (Kostova et Roth, 2002; Yahiaoui, 2015), il serait intéressant d’approfondir la réflexion sur le modèle « mosaïque » qui semble capable d’hybrider dans les pratiques de management les normes globales et les spécificités locales de chaque pays.