Corps de l’article

« Pourquoi devrions-nous transmettre au futur des méthodes, recettes et théories qui furent rarement très satisfaisantes dans le passé et qui ne le seront probablement pas du tout dans l’avenir? » (Le Moigne, 2007, p. 32). Cette réflexion constitue une invitation pour les membres de notre communauté académique à poursuivre le débat sur les modalités de l’activité scientifique. En, effet, si le processus de recherche est souvent retracé comme le fruit d’un travail maîtrisé (notamment lors de communications ou publications de travaux), le chercheur est, dans sa pratique, confronté à un cheminement plus sinueux (comme l’indiquent, par exemple, les travaux de Latour et Woogard (1988) sur le travail de scientifiques californiens). Pourtant, il est étonnant d’observer qu’en sciences de gestion, peu de travaux abordent la question du chercheur au travail (Solé, 2007).

À la suite de ce constat, cet article propose une réflexion sur le travail des chercheurs mobilisant une méthodologie de recherche : la recherche-intervention (Moisdon, 1984; Whyte, 1991; Greenwood et Levin, 1998; Plane, 2000; Hatchuel et al., 2002, Jönsson et Lukka, 2007). Cette dernière est définie comme « un processus démocratique et participatif qui doit permettre le développement de connaissances pratiques […]. Rassemblant l’action et la réflexion, la théorie et la pratique, ce processus ambitionne, avec la participation des acteurs, de développer des solutions pratiques visant à répondre aux besoins des acteurs »[1] (Reason et Bradbury, 2001, p. 1). En optant pour cette méthodologie, le chercheur s’engage activement dans un projet de changement. Concrètement, afin de développer des connaissances scientifiques actionnables (Argyris, 1995), il se confronte directement, au cours de son activité, à un projet de transformation porté par une organisation et ses acteurs. Cette caractéristique première des recherches-interventions fait émerger une thématique centrale, et cependant peu étudiée, celle de la responsabilité sociale du chercheur-intervenant (Pichault et al., 2008). Pourtant, l’application de la notion de responsabilité sociale aux activités de recherche constitue une véritable opportunité pour débattre des méthodologies scientifiques (Wright et Wright, 1999). Cette recherche s’inscrit dans ce courant. Pour mener cette étude, ce travail s’appuie sur l’analyse secondaire de deux recherches-interventions. Réalisées au sein d’organisations publiques, ces dernières ont comme objectif pratique de construire une instrumentation de gestion qui réponde aux attentes des acteurs et comme finalité scientifique d’explorer le processus d’instrumentation des activités de l’organisation publique. La relecture de ces deux recherches-interventions conduit à analyser les interrogations, les tensions, les dilemmes auxquels s’est confrontée la responsabilité sociale du chercheur-intervenant. Cette recherche tente ainsi de montrer comment l’étude de la responsabilité sociale du chercheur-intervenant questionne les modalités de réalisation d’une recherche-intervention. Son apport est donc d’ordre méthodologique. Indirectement, elle répond au constat de Lorino sur le manque de travaux dédiés à la méthodologie en sciences de gestion : « Aucun article n’est spécifiquement axé sur la question de la méthode de recherche comme sujet central […] Au-delà de ses aspects classificatoires, le discours méthodologique dominant soulève de nombreuses interrogations. Il s’organise souvent autour d’alternatives binaires dont la pertinence n’est pas évidente. Ce constat, réalisé à propos de la recherche en contrôle de gestion, pourrait sans doute s’étendre au domaine de la gestion en général » (2008, p. 151-152).

Trois parties structurent cet article. La première définit la notion de responsabilité sociale des chercheurs en sciences de gestion pour ensuite l’appliquer au cas de la recherche-intervention. La seconde partie présente la méthodologie de la recherche ainsi que deux expériences de recherche. Enfin, la dernière partie, à partir de ces deux illustrations, met en évidence les questions relatives à la responsabilité sociale du chercheur-intervenant et leurs conséquences méthodologiques.

Intégrer la notion de responsabilité sociale au cours des recherches-interventions

Après avoir qualifié la responsabilité sociale émergeant des activités de recherche, cette première partie explore les enjeux de l’application de cette notion aux chercheurs-intervenants.

Responsabilité sociale et recherche en sciences de gestion

Historiquement, la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) est définie comme l’obligation pour les dirigeants d’entreprise de poursuivre des politiques et de prendre des décisions conformes aux valeurs portées par la société (Bowen, 1953). Cette définition évoluera sous l’impulsion des travaux de Carroll (1979) qui appréhende la responsabilité sociale comme l’intégration des attentes de la société en matière économique, légale, éthique et discrétionnaire. Plus récemment, la commission européenne définira à son tour la responsabilité sociale de l’entreprise comme « l’intégration volontaire, par les entreprises, de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes » (2001). Ces définitions pourraient laisser penser que le concept de responsabilité sociale intéresse principalement les grandes organisations privées et leurs liens sociaux (les rapports employeurs-salariés). Aussi, à la suite des travaux menés dans le cadre de l’établissement de la norme ISO 26 000 (2010), la notion de Responsabilité Sociétale des Organisations apparaît. Cette terminologie engage une double évolution : d’une part, intégrer plus fortement la dimension sociétale et donc marquer les conséquences de l’action des organisations sur l’ensemble des composantes de la société (en remplaçant « sociale » par « sociétale ») et, d’autre part, élargir la responsabilité sociétale à l’ensemble des organisations : PME, ONG, collectivités territoriales, associations etc. (en remplaçant entreprise par organisation). Ce mouvement (l’élargissement de la responsabilité à la société et à l’ensemble des organisations) permet, indirectement, de réaffirmer la responsabilité sociétale des organisations publiques (Rousseau 2008, Bento 2009, Ruwet 2010). En appliquant ce constat aux activités de recherche en sciences de gestion, trois niveaux de responsabilité sont identifiés.

Le premier niveau est individuel. Il fait référence aux compétences, explicites et tacites, mobilisées par le chercheur dans l’exercice de son métier. La notion de responsabilité renvoie ici à la capacité du chercheur à mettre en oeuvre une démarche de recherche qui lui permette de générer des connaissances scientifiques nouvelles. L’adjonction du qualificatif « social » fait référence à la notion de morale et à la manière dont le chercheur va l’intégrer dans son activité. Pour Ricoeur (1990), la morale gouverne le choix des individus. Elle est définie comme un système de règles que l’individu suit ou doit suivre. Toutefois, comme le souligne Kant, la morale ne s’impose pas aux Hommes, elle est liée à un raisonnement et possède un caractère universel : « agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle ». Ce premier niveau de responsabilité correspond donc à la vision développée par le chercheur sur sa propre activité. Sans être exclusifs, les questionnements relatifs à la morale du chercheur interviendront en amont de l’action et pourront influencer le déroulement de son projet de connaissance.

Le second niveau de responsabilité est institutionnel. Pour Socrate, la responsabilité consiste à assumer son pouvoir et donc à accepter de répondre de ses actes et d’en subir les conséquences ici et ailleurs, aujourd’hui et demain. Tout au long de son parcours, le chercheur doit montrer qu’il maîtrise les « canons » (épistémologiques et méthodologiques) qui l’amènent à produire des connaissances valides d’un point de vue scientifique. Ainsi, la responsabilité ne s’exerce pas uniquement sur des niveaux ontologiques et phénoménologiques, elle va au-delà d’une interrogation sur ce qui est bien ou mal de faire (la morale). Ce second niveau dévoile le caractère collectif de la responsabilité : être responsable, c’est être capable de répondre de ses actions. Ici, la dimension sociale des activités de recherche se retrouve dans les notions de déontologie ou encore d’éthique. La déontologie rassemble un ensemble de devoirs et d’obligations d’une profession envers ses parties prenantes (Bergadaa, 2004). Elle régit une profession et donc le comportement de ceux qui l’exercent. A titre d’exemples, l’AIMS a rédigé en avril 2010 une charte mettant en évidence les principes déontologiques de l’évaluation. De la même façon, l’AFC a créé, en juin 2011, une commission déontologique qui peut être saisie en cas de problème de plagiat suspecté par l’un des membres de la communauté. L’éthique semble aller plus loin que la déontologie : il ne s’agit plus seulement de respecter des règles, mais d’interroger sa pratique au regard d’idéaux non codifiés comme la justice ou encore l’égalité (Gendron, 2005). La recherche menée par Bell et Bryman (2007) indique comment l’essor des codes éthiques dédiés aux activités scientifiques engendre le développement de nouveaux modes d’action. Ce deuxième niveau opère donc un déplacement de l’analyse en se concentrant sur le travail du chercheur. En permettant d’intégrer aux opérations de « réédition » une dimension sociale, la mise en oeuvre de charte déontologique ou de code éthique constitue donc un enrichissement des pratiques de recherche (Le Menestrel et VanWassenhove, 2009).

Le troisième niveau élargit la responsabilité collective du chercheur en révélant la dimension sociétale des activités de recherche. Comme l’indique Jonas (1990), l’impératif universel du devoir Kantien est dépassé au profit d’une anticipation des conséquences sociales des actions : « Agis de façon à ce que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentique humaine ». La notion de responsabilité sociétale semble donc aller plus loin que celles d’éthique ou de déontologie. Elle devient la juste contrepartie de la liberté comme principe d’action : l’acteur n’est libre que dans la mesure où il assume l’ensemble des conséquences de ses actes. Le chercheur, comme tout acteur de la société, doit être capable de répondre de ses actions et de leurs conséquences sociétales. Au sein de ce troisième niveau, le chercheur ne doit plus seulement respecter une contrainte supplémentaire émanant de codes déontologiques ou éthiques (vision anglo-saxonne de la responsabilité sociale) mais adopter un comportement novateur visant à placer la dimension sociétale au coeur de son activité (vision latine de la responsabilité sociale). Finalement, il s’agit pour le chercheur non seulement d’intégrer les attentes sociales dans son action mais aussi d’être capable d’identifier les conséquences sociétales de son activité.

En synthèse, ces trois niveaux renvoient à des interrogations auxquelles un chercheur peut être confronté au sein de sa pratique. Plus fondamentalement, ces réflexions témoignent du besoin de dépasser une vision de la responsabilité sociale cantonnée à une seule et unique attitude individuelle pour définir une responsabilité collective (cf. tableau 1). A la suite de cette analyse, nous proposons de définir la responsabilité sociale du chercheur comme une responsabilité individuelle (liée au choix du chercheur), collective (liée à l’appartenance du chercheur à une communauté de recherche) mais aussi sociétale (liée à l’intégration des dimensions sociétales dans l’action du chercheur et dans l’analyses de ses conséquences).

Tableau 1

La responsabilité sociale et les activités de recherche

La responsabilité sociale et les activités de recherche

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Intégrer la responsabilité sociale aux activités de recherche : le cas de la recherche-intervention

Afin d’explorer les contours de la responsabilité sociale des chercheurs, notre réflexion se focalise sur une méthodologie de recherche : la recherche-intervention (David et al., 2002; Jönsson et Lukka, 2007). En effet, il semble que les caractéristiques premières de cette méthodologie de recherche questionnent la responsabilité sociale des chercheurs. Comme l’indique David (2000) la recherche-intervention repose sur la construction d’une réalité commune entre un chercheur et une organisation. Dès son commencement, elle s’ancre dans un collectif : le chercheur est engagé avec les acteurs de l’organisation dans un processus d’apprentissage collectif (Moisdon, 1984), un mécanisme de co-construction d’une solution permettant de résoudre une situation de gestion délicate (Plane, 2000). Le développement d’une recherche-intervention est donc lié à la volonté de transformer une situation vécue comme étant problématique par les acteurs en une situation plus favorable (Greenwood et Levin, 1998). De plus, il convient de distinguer la recherche-intervention de la recherche-action. Ces deux méthodologies sont souvent confondues, employées pour désigner toute recherche dans laquelle il y aurait une intervention directe du chercheur dans un projet de changement. Néanmoins, si ces deux méthodologies participent à la construction d’une réalité concrète impliquant directement le chercheur, leur mode d’intervention est distinct (David, 2000). Dans le cadre de la recherche-action, le chercheur s’appuie uniquement sur des dispositifs relationnels (groupes de travail, entretiens) qui permettent de faire émerger les représentations des acteurs afin de piloter un processus de transformation. Dans le cadre d’une recherche-intervention, le chercheur intervient activement en proposant et concevant lui-même un certain nombre d’outils permettant de mener le processus de changement. Ainsi, la recherche-intervention donne plus d’importance à l’action du chercheur sur le terrain. Ce dernier ne fait pas qu’expliciter les représentations des acteurs il peut aussi les influencer par le biais de son action. Dès lors, il semble que la question de la responsabilité sociale du chercheur se pose avec plus d’acuité au sein de cette méthodologie. En s’appuyant sur la définition de la responsabilité sociale proposée précédemment, l’activité des chercheurs-intervenants est analysée.

Le niveau individuel de la responsabilité fait référence aux décisions prises par le chercheur. Au cours d’une recherche-intervention, une des principales responsabilités de l’intervenant consiste à élaborer un dispositif de recherche qui lui permette de répondre aux impératifs de sa recherche. Le design de la recherche relève d’une décision personnelle qui engage la responsabilité sociale du chercheur-intervenant. Dans un premier temps, si les conditions d’une recherche-intervention sont souvent négociées entre une personne issue de l’organisation (désireuse de voir le chercheur intervenir) et un chercheur, il est important de constater que le processus pourra aussi impliquer, plus ou moins directement, d’autres acteurs. Pourtant, ces derniers n’auront pas nécessairement participé à la définition des modalités de l’intervention. Dans ce cas, le premier enjeu, lié à la responsabilité sociale du chercheur, consiste à négocier la possibilité d’un accès aux acteurs concernés par le périmètre de l’étude. Il s’agit donc d’ouvrir l’espace de la recherche aux personnes concernées par le projet. Cette attitude permet de dépasser une responsabilité sociale qui serait confinée aux relations entretenues par le chercheur et son interlocuteur au sein de l’organisation. Dans un second temps, le chercheur doit aussi s’assurer que sa démarche méthodologique lui permet de concilier sciences et pratique (Godelier, 2004). Ainsi, les choix du chercheur sont aussi directement reliés aux conditions de réalisation de l’intervention et notamment aux modalités permettant de garantir la scientificité des futurs résultats de la recherche. Le danger consiste ici à céder à la tentation de l’affairisme (Pichault et al., 2008) et à perdre de vue les impératifs méthodologiques permettant de répondre aux critères de validité d’une démarche scientifique. À l’origine de la recherche, une des premières responsabilités du chercheur consiste à clarifier son rôle et l’intérêt de son action pour une organisation.

Au niveau institutionnel, la finalité même de cette méthodologie fait écho à la notion de responsabilité sociale : créer des connaissances scientifiques qui soient aussi actionnables pour les acteurs de l’entreprise (Argyris, 1995). Cet impératif place le chercheur au centre d’une double dialectique : le chercheur et son institution mais aussi le chercheur et l’organisation dans laquelle il intervient. Comme le précise David (2002), le chercheur s’engage sur un terrain de recherche pour aider une organisation à résoudre un problème. Il participe à la définition de ce dernier et peut proposer, voire concevoir, un certain nombre d’outils permettant de le résoudre. Conformément à cette définition, l’intervention peut se conclure lorsque le chercheur solutionne le problème identifié. En ce sens, l’idéal de l’Action Research de Lewin (1951) est confirmé : la recherche est utile aux acteurs de l’organisation car les solutions élaborées leur permettent de résoudre leurs difficultés. Néanmoins, comme indiqué précédemment, le chercheur doit aussi faire émerger de cette expérience de nouvelles connaissances. Dès lors, une question apparaît : à quel moment un chercheur peut-il considérer qu’il a répondu aux attentes de l’entreprise et que cette réponse va lui permettre de produire des connaissances scientifiques? Autrement dit, quel est l’instant opportun pour quitter l’organisation? Si développer un partenariat de recherche est une opération difficile et souvent chronophage, la fin de la relation peut se révéler compliquée. Le chercheur peut précipiter la fin de la collaboration : ayant collecté suffisamment de données pour répondre à l’impératif de création de connaissances, il quitte l’organisation avant que toutes les garanties soient prises sur la durabilité des solutions proposées. A contrario, le chercheur peut connaître des difficultés à mettre un terme au partenariat et être tenté de prolonger son intervention (pour raisons relationnelles ou encore financières) en négligeant l’intérêt scientifique de l’allongement de son intervention. Le financement d’une recherche-intervention peut ainsi amener le chercheur (même inconsciemment) à se préoccuper essentiellement de la réponse managériale qu’il apporte au détriment des enjeux liés au processus de création de connaissances. Au final, ces réflexions témoignent de la délicate réconciliation des attentes liées au processus de recherche et à l’organisation dans laquelle le chercheur évolue.

Le niveau sociétal de la responsabilité sociale se positionne au-delà de l’action du chercheur et constitue une proposition visant à enrichir l’analyse de l’intervention du chercheur. Il s’agit ici de ne pas limiter les résultats de l’intervention à un seul objet : l’organisation dans laquelle le chercheur évolue. En effet, les conséquences des activités de recherche peuvent transcender les frontières d’une organisation et ainsi influer sur un environnement plus large. Concrètement, des règlementations, des techniques de gestion, peuvent être imposées aux organisations à la suite de recherches ayant démontré leur utilité. Les avancées de la recherche remettent donc en question des catégories fondamentales et les systèmes de valeurs sur lesquelles repose l’organisation de la société à un moment donné. Un tel constat suppose de ne pas limiter l’enjeu de la responsabilité à des choix et des pratiques individuels mais bien d’y inclure une ouverture solidaire envers l’ensemble des parties prenantes. Finalement, le chercheur ne peut faire abstraction de son implication sociétale. Il doit donc intégrer à l’analyse l’ensemble des conséquences probables de ses actions afin d’en rendre compte devant la communauté scientifique mais aussi devant les composantes de la société qui pourraient être affectées par son activité : des clients, des citoyens, des associations, des fédérations, des partenaires, etc. Ainsi, la recherche faisant partie intégrante de la société, le chercheur ne doit pas être séparé du citoyen (Argyris, 1993).

Pour conclure, l’intégration de la notion de responsabilité sociale (telle que définie au sein de cette première partie) aux activités du chercheur intervenant permet de discuter de la mise en application de cette méthodologie. Si ces interrogations ne sont pas nouvelles, il semble pourtant qu’elles permettent d’identifier des tensions, des dilemmes entourant la mise en oeuvre d’une recherche-intervention. À la suite de ce constat, cette contribution se propose de mettre en évidence comment l’étude de la responsabilité sociale de l’intervenant permet de porter un nouvel éclairage sur les modalités de réalisation d’une recherche-intervention.

La responsabilité des chercheurs-intervenants : présentation de deux études de cas menées dans le champ du management public

Afin d’explorer la manière dont la responsabilité sociale questionne la recherche-intervention, cette réflexion est fondée sur l’analyse secondaire de deux recherches-interventions. Après avoir rappelé les éléments centraux de cette méthodologie, la seconde partie décrit les principales caractéristiques de ces deux études en présentant leur contexte, leur déroulement et leurs finalités.

Méthodologie de la recherche : l’analyse secondaire

Cette recherche s’appuie sur l’analyse secondaire de deux recherches-interventions. Cette méthodologie « consiste dans le réexamen d’un ou plusieurs ensemble de données qualitatives dans l’optique de poursuivre des questions de recherche qui sont distinctes de celles de l’enquête initiale » (Thorne, 2004, p. 1006). Une typologie des recherches mobilisant l’analyse secondaire de données qualitatives a été développée par Heaton (2004). Ce dernier distingue cinq types d’analyse secondaire :

  1. La supra-analyse : l’étude se consacre à de nouvelles questions non abordées lors de l’analyse primaire.

  2. L’analyse supplémentaire : cette analyse aborde une question qui a émergée lors de la l’analyse primaire mais qui n’a pas pu être considérée.

  3. La ré-analyse : les données sont mobilisées une nouvelle fois pour vérifier les analyses primaires.

  4. L’analyse amplifiée : cette analyse secondaire regroupe plusieurs recherches afin de mener des comparaisons entre ces travaux.

  5. L’analyse assortie : cette étude combine des données issues de recherches secondaires avec une étude reposant sur des données primaires.

La recherche secondaire que nous avons menée peut être qualifiée d’analyse supplémentaire. En effet, dans le cadre des deux recherches-interventions, la question de la responsabilité sociale du chercheur avait émergé mais n’avait pu être explorée. L’analyse secondaire reste encore peu utilisée par les chercheurs en gestion (Chaubaud et Germain (2004) soulignent que si les réflexions sur l’analyse secondaire paraissent en avance, ces pratiques de recherche restent encore peu développées). Pourtant, elle apparait comme un moyen de « revisiter » un terrain de recherche, dans le cadre de notre étude, d’éclairer le rapport entre le chercheur intervenant et les partenaires de la recherche sous l’angle de sa responsabilité sociale. De plus, le choix de cette méthodologie est renforcé par le fait que le chercheur est pleinement participé aux recherches-interventions. Dès lors, cette analyse secondaire repose sur des données collectées par le chercheur et non sur l’analyse d’une recherche menée par une autre personne[2].

En synthèse, la mobilisation de l’analyse secondaire vise à réinterpréter les enjeux méthodologiques liés à la recherche-intervention (Corti 2007). Elle permet d’interroger les modalités du déroulement de la recherche et particulièrement les relations entretenues par le chercheur avec les différentes parties prenantes de son projet de recherche et, in fine, de dévoiler les dimensions de la responsabilité sociale du chercheur susceptibles d’émerger au cours du processus de recherche.

Contexte de la recherche : l’organisation publique

Ces deux études s’inscrivent dans le courant de recherche portant sur l’instrumentation des organisations publiques : le New Public Management (NPM) initié par les travaux de Hood (1991). Plus précisément, elles participent aux travaux de recherche menés sur le transfert des outils de contrôle de gestion traditionnellement mobilisés par les entreprises privées au sein d’organisations évoluant dans la sphère publique (Ittner et Larcker, 1998). Deux raisons peuvent expliquer le choix de ces deux recherches-interventions pour mener une réflexion sur la responsabilité sociale du chercheur-intervenant.

Dans un premier temps, le contexte des recherches. La responsabilité sociale constitue l’essence même des organisations publiques. Si de nouveaux qualificatifs viennent affiner la responsabilité de ces organisations[3], la responsabilité sociale a toujours été l’ambition première de ces structures. De part sa vocation d’intérêt général et l’application des principes de continuité, d’égalité et de mutabilité de ses activités, l’organisation publique est redevable de ses activités vis-à-vis de ses parties prenantes (usagers, citoyens, associations, entreprises, etc.). La responsabilité sociale se place donc au coeur de l’existence de l’organisation publique (Boisvert, 2011). Ainsi, l’étude de la responsabilité sociale du chercheur-intervenant dans ce contexte permet de dépasser des attitudes qui relèveraient uniquement de choix de management ou de marketing (Comte Sponville, 2004[4]). Dans un second temps, l’hétérogénéité des résultats de recherches menées sur les outils de contrôle de gestion adoptés par les organisations publiques. Si ces résultats soulignent les apports de ces démarches, ils mettent aussi en exergue les difficultés de ces réformes. Les études réalisées dans le cadre du NPM génèrent donc des attitudes très contrastées (Bouckaert et Halligan, 2008) allant des commentaires les plus enthousiastes faisant du pilotage de la performance la seule chance de salut pour le secteur public, aux critiques dénonçant les effets pervers de l’obsession du chiffre que ces systèmes véhiculent. Les travaux académiques suivent ainsi de nombreuses directions qui remettent en cause leur utilité sociale pour ces organisations (Barzelay, 2001). Indirectement, derrière cette dernière affirmation, c’est la responsabilité sociale des activités de recherche qui est visée.

Origine et déroulement de la recherche : instrumentaliser l’action publique

L’origine de ces deux recherches-interventions est étroitement liée à la volonté d’une organisation de s’engager dans un projet de changement en impliquant un chercheur dans la définition du projet et dans son déroulement.

La première recherche-intervention s’intéresse à la rencontre entre un outil de contrôle de gestion (une comptabilité de gestion) et une organisation publique (l’Agence De l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie – ADEME). Créée en 1992, l’ADEME tente de promouvoir un développement économique et technologique respectueux de l’environnement. Au cours de ces dernières années, le développement du secteur des déchets se traduit, pour les collectivités locales ayant en charge le financement de ces investissements, par une pression financière accrue. En effet, la mise en place de solutions techniques pour éliminer les déchets (déchetteries, centres de tri, centres d’incinération) engendre une perte de visibilité sur le coût du service public d’élimination des déchets. Face à cette situation et conformément à ses missions, l’ADEME tente d’apporter une solution aux collectivités locales en s’engageant dans un nouveau projet : implanter une méthode de suivi des coûts du service déchets. À partir de ce projet, une recherche-intervention est réalisée sur une période de deux ans.

La seconde recherche-intervention concerne le processus de création d’un outil de pilotage (un tableau de bord) au sein d’une organisation publique (un conseil régional). À l’origine, la région s’engage dans la création d’un dispositif visant à favoriser l’emploi des jeunes de 16 à 25 ans. L’objectif affiché est de créer 5 000 emplois pendant la durée du mandat. Avec ce projet, la nouvelle équipe dirigeante se donne comme objectif d’initier une dynamique régionale en favorisant l’implantation de nouveaux emplois dans le domaine des éco-industries sur l’ensemble du territoire régional. Au niveau économique l’objectif est de favoriser l’emploi sur des secteurs considérés comme porteurs. Afin d’organiser la transparence de la région sur ce nouveau dispositif, le Président décide de l’instrumentaliser. Aussi, il demande au directeur général adjoint d’initier la création d’un outil permettant de maîtriser les actions de l’établissement en matière d’emploi. A la suite de cette volonté politique, le contrôleur de gestion de la région s’engage dans un nouveau projet : créer un système de tableaux de bord pour évaluer cette politique publique. A partir de ce projet d’instrumentation, une recherche-intervention est menée sur une période de six mois.

Concrètement, quatre étapes caractérisent ces deux recherches-interventions. Le tableau suivant présente les activités du chercheur au cours du processus d’instrumentation de ces organisations.

Tableau 2

Déroulement des recherches-interventions

Déroulement des recherches-interventions

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Finalités de la recherche : créer et déployer des connaissances actionnables

Ces deux recherches-interventions ont été initiées à la suite d’une demande faite par une organisation à un laboratoire de recherche. Aussi, elles se donnent un double objectif : d’une part, répondre à cette demande et, d’autre part, enrichir les connaissances scientifiques sur le processus d’instrumentation des activités de l’organisation publique.

Au niveau managérial, la première recherche-intervention a permis la création et l’expérimentation d’un outil de suivi des coûts permettant aux membres de l’ADEME, et surtout aux responsables du service public d’élimination des déchets, de mettre en oeuvre un pilotage de leurs activités. L’apport managérial de la seconde recherche est lié à la création d’un système de tableaux de bord permettant de piloter les actions des services de la région en matière d’emploi. Au niveau scientifique, ces deux études se focalisent sur le processus d’élaboration de l’instrumentation de gestion et mobilisent des grilles de lecture sociologiques. Plus précisément, la première recherche tente d’approfondir le rôle joué par les acteurs lors de la construction de l’outil en empruntant la théorie des représentations sociales (Jodelet, 1997). La seconde explore les conditions de succès et d’échec du processus d’instrumentation à l’aide de la théorie de la traduction (Latour 1987; Callon 1988). Afin de garantir la scientificité de la démarche, ces deux recherches-interventions ont été encadrées par la création d’un comité de pilotage composés du chercheur-intervenant, de chercheurs issus du laboratoire de recherche[5] et d’acteurs de l’entreprise (cette structure s’approche de « l’instance de contrôle » préconisée par Girin (1990a)). De plus, le chercheur a programmé, dès les prémices de son action, des phases de distanciation, nécessaires à la mise en place d’une démarche réflexive (De La Ville, 2003) et rédigé un journal de recherche afin de retracer l’évolution du processus de recherche (Wacheux, 1996).

Au final, ces deux recherches-interventions connaîtront des destins très différents. Néanmoins, l’analyse de ces deux itinéraires de recherche, et plus précisément de l’activité du chercheur, laisse entrevoir les dilemmes et les tensions (relatifs à sa responsabilité sociale) auxquels le chercheur s’est confronté et les éléments de réponse qu’il a pu apporter.

La recherche-intervention : un révélateur des enjeux sociétaux de l’activité de recherche

En écho au constat de Martinet « il devient nécessaire de s’interroger avec un minimum de conscience lorsque l’on prétend, en ce début de 21e siècle, faire des recherches en sciences du management » (2007, p. 3), cette troisième partie met en évidence les questions relatives à la responsabilité sociale de l’activité de recherche et les arbitrages réalisés par le chercheur-intervenant pour, dans une certaine mesure, tenter d’intégrer cette responsabilité au sein de sa démarche. Cette réflexion aboutit à une double proposition : redéfinir l’espace de la recherche et repenser le temps de l’intervention.

Redéfinir la dimension spatiale de la recherche-intervention

L’engagement dans une recherche-intervention réaffirme la dimension praxéologique de la recherche en gestion (Martinet, 1990; Charreire et Huault, 2002) et, dans le même temps, étend la responsabilité sociale du chercheur.

La première manifestation de la responsabilité sociale du chercheur est liée à sa capacité à impliquer l’ensemble des acteurs directement concernés par le projet. Au démarrage de la première recherche, les membres de l’ADEME désirent construire seuls l’outil de calcul des coûts pour ensuite le proposer aux membres des collectivités afin qu’ils l’implantent au sein du service public d’élimination des déchets. Cette situation est délicate à gérer pour le chercheur car l’Agence finance la recherche, elle a donc la possibilité d’imposer ses choix. Néanmoins, la responsabilité du chercheur a consisté à indiquer aux membres de l’Agence les risques liés à ce mode de gestion du projet. Face aux arguments apportés par le chercheur, l’outil de calcul des coûts est créé par un collectif rassemblant les membres de l’Agence, le chercheur mais aussi des membres des collectivités locales. Cette attitude d’ouverture aux acteurs du secteur des déchets s’est manifestée de nombreuses fois au sein de la construction de l’outil. Ainsi un conseil régional, une fédération de métier, l’administration sociale et fiscale et une association locale ont aussi participé à l’élaboration de l’outil. Au final, ce projet a reconfiguré l’espace social en créant des lieux d’échange qui ont sécurisé les étapes de la construction de l’outil. A titre d’exemple, la participation des collectivités locales a permis de mettre à jour leurs attentes (différentes de celles des membres de l’ADEME) et de faire évoluer l’outil. De la même façon, les membres de l’administration fiscale ont pu confirmer que les règles de calcul envisagées pour évaluer le coût étaient conformes à celles utilisées dans le calcul de la taxe ou de la redevance demandée à l’usager pour l’enlèvement des ordures ménagères.

Toutefois, la notion de responsabilité sociale questionne l’activité du chercheur au-delà de ses rapports avec les parties prenantes de l’intervention. Ainsi, l’application de cette notion amène le chercheur à répondre de ses actes devant tout acteur ou organisation qui serait lié à la recherche. Au sein de la première recherche-intervention, une des premières conséquences sociales est l’utilisation de l’outil par les membres des collectivités locales. Une étude de l’ADEME, menée en septembre 2012, indique que 900 collectivités ont été formées à l’outil de calcul des coûts. Toutefois, les conséquences sociétales de l’action de chercheur dépassent les frontières des organisations ayant participé activement à la création de l’outil. En effet, l’outil créé va aussi être mobilisé pour évaluer le montant de la taxe pour le ramassage des ordures ménagères demandée aux citoyens. Dès lors, l’analyse des débats ayant émergé au cours de la construction de l’outil, notamment sur le choix de l’outil, doit être menée en intégrant les conséquences de ce choix pour le citoyen. De plus, ce dernier n’est pas le seul acteur de la société à subir les conséquences de cette recherche. En effet, à la suite du projet et notamment pour contourner les difficultés comptables de la conception de l’outil, l’Agence engage une réflexion sur l’élaboration d’une norme comptable spécifique aux « déchets ». L’objectif est d’identifier, à l’instar du développement d’une normalisation comptable spécifique au secteur de l’eau (M52), la possibilité de créer une norme comptable qui s’appliquerait à l’ensemble des organisations de ce secteur.

Au cours de la seconde recherche-intervention, les conséquences sociétales de l’action du chercheur sont aussi identifiées. A l’origine, le tableau de bord est destiné aux membres de la région pilotant l’aide au retour à l’emploi. A priori, les citoyens ne sont pas directement concernés par la création de l’outil. Pourtant, un retour sur l’histoire du processus d’instrumentation indique le rôle que le citoyen a joué dans l’arrêt de l’intervention. En effet, au cours de la phase d’expérimentation, le tableau de bord est présenté aux élus de la région afin d’obtenir leur accord sur sa mise en place. Face aux caractéristiques intrinsèques de l’outil, aux réponses qu’il apporte aux besoins identifiés et à l’engouement suscité par son développement, cette dernière est vue comme « une formalité ». Néanmoins, le Président va refuser la mise en place de cet outil et ainsi mettre un terme au processus de recherche. Ce refus est motivé par les acteurs de l’organisation par une volonté de réorienter l’action du service contrôle de gestion sur un pilotage plus actif des coûts générés par les projets de la région. Au-delà de cette justification officielle, de nombreux contacts indiqueront que derrière cette décision se cache, plus probablement, une crainte des élus sur la diffusion des données issues du tableau de bord auprès des citoyens. En effet, pour les habitants de la région, l’information fournie par un tel outil offrirait la possibilité de juger de l’efficacité et de l’efficience de la gestion publique. Face à cette situation, les élus pourraient craindre une évaluation trop étriquée de leur politique, qui pourrait être retenue contre eux. Au final, le citoyen peut expliquer, en partie, l’abandon de l’outil par les élus de la région.

En synthèse, l’analyse secondaire de ces deux recherches-interventions apporte un éclairage sur le niveau individuel de la responsabilité sociale du chercheur-intervenant mais aussi sociétal. La responsabilité sociale du chercheur s’est trouvée dans sa capacité à recomposer l’espace de son activité : d’une part, son action doit amener les acteurs de l’organisation à construire une solution qui résulte d’un collectif pouvant dépasser les frontières de leur structure (niveau individuel) et d’autre part, l’analyse des conséquences de son activité ne peut se limiter à sa relation avec l’organisation, elle doit tenter d’intégrer l’ensemble de ses effets (niveau sociétal). Ainsi, comme tout problème social, un problème de gestion revêt une dimension spatiale (Girin, 1990b). Néanmoins, si l’extension spatiale est de facto présente dans toute situation de gestion, la question de son rôle s’avère central. Comme l’indique Raulet-Croset (2008) : « l’espace rend visible certaines relations, ces relations contribuent à le construire tout comme il les oriente lui-même ». Ainsi, l’espace, le territoire, devient une véritable ressource pour l’action. Dans notre cas, ce dernier se veut à la fois délimité (il convoque un certain nombre d’acteurs et en exclut d’autres) mais aussi construit et émergent (il s’appuie sur la création de liens et d’usages nouveaux entre différents acteurs). En ce sens, ce constat rejoint la notion de « territoire pertinent pour l’action » développée par Mancebo (2010). Au-delà de sa dimension identitaire et matérielle, le territoire possède une composante organisationnelle qui réorganise les relations entre acteurs. Le territoire doit être envisagé comme une construction sociale ou il devient nécessaire d’ouvrir des espaces de dialogue, de concertation, de négociation afin que les acteurs coordonnent consensuellement leurs actions. Cette reconfiguration de l’espace social de la recherche devient un enjeu méthodologique fort d’une recherche-intervention qui affirme et fait émerger une des figures concrètes de la responsabilité sociale du chercheur.

Repenser la dimension temporelle de la recherche-intervention

L’analyse de la responsabilité sociale du chercheur-intervenant au sein de ces deux études permet de débattre du temps de l’intervention en questionnant directement l’utilité sociale de la recherche.

Dans un premier temps, la notion de responsabilité sociale se traduit dans la nécessité, pour le chercheur, d’éclaircir les fondements scientifiques de sa démarche, de mettre au jour la cohérence de ses choix épistémologiques, méthodologiques et théoriques. La qualité de la recherche dépendra de la capacité du chercheur à prendre conscience de ses choix et donc à les expliciter (Reason 2006). Aussi, afin d’explorer le rôle des représentations des acteurs dans l’instrumentation des activités publiques, la première recherche peut s’appuyer sur deux théories : la théorie du noyau (Abric, 1994) ou la théorie des représentations sociales (Jodelet, 1997). La première fait référence à une vision positiviste de la réalité, elle cherche à décrire les éléments constitutifs d’une représentation. À l’inverse, la seconde appréhende les représentations comme des éléments construits et manifestés dans et par les échanges. Au sein de la seconde intervention, le chercheur se retrouve face à un choix. Il peut étudier la diffusion de l’outil au sein de la région via des modèles déterminismes (comme, par exemple, celui de Rogers (1995)) ou des modèles interactionnistes (comme ceux proposés par Giddens (1987) ou encore par Callon (1988) et Latour (1987)). Les premiers cherchent à caractériser les phases de l’innovation en soulignant que l’acceptation de l’outil dépend de ses caractéristiques intrinsèques. Les seconds insistent sur l’interaction acteurs / outils en mettant en évidence que l’acceptation de l’outil résulte de la constitution d’un réseau d’acteurs qui le portent tout en le façonnant. Ces situations obligent le chercheur à positionner son ancrage théorique. Or, l’explicitation de ses décisions est un enjeu majeur de sa responsabilité sociale. Dans notre cas, les discussions sur les fondements théoriques de ces études, et finalement la mobilisation de la théorie des représentations sociales et de la théorie de la traduction, ont permis de préciser davantage la cohérence entre le positionnement épistémologique (constructivisme), le choix méthodologique (recherche-intervention) et les théories utilisées au cours de ces deux recherches. À ce niveau, le chercheur doit prendre conscience que ce choix n’est pas seulement individuel, il est aussi contraint institutionnellement. Ainsi, le laboratoire de recherche, l’association disciplinaire participent indirectement à son positionnement. Dès lors, sa responsabilité sociale semble être de mettre au jour cette cohérence, de la discuter et d’identifier l’ensemble des possibles pour les intégrer à son étude.

Dans un second temps, la notion de responsabilité sociale permet d’approfondir les finalités associées à la recherche-intervention. Le constat d’un manque de mobilisation de résultats de recherche par les praticiens (Schapiro et al., 2007; Lorino, 2008) questionne la notion de responsabilité sociale des activités de recherche et renforce directement l’idée d’une nécessaire utilité pratique des activités scientifiques. Ainsi, à la fin de la première recherche-intervention, l’outil créé est utilisé par 5 collectivités locales. Dix années après la fin de cette collaboration, ce sont 900 collectivités qui ont été formées sur cet outil (ce qui représente un taux de couverture de 60 % de la population française). Pour autant, la responsabilité sociale du chercheur peut-elle se réduire à l’efficacité de sa recherche pour l’organisation? Les éléments de réponse apportés à cette question permettent de nuancer l’obligation proclamée d’une utilité pratique de la recherche. En premier lieu, la recherche-intervention est reliée au projet de connaissance porté par le chercheur. Ainsi, au cours de sa recherche, le chercheur devra mettre en oeuvre des principes méthodologiques qui lui permettront de faire émerger de nouvelles connaissances. Si l’utilité pratique ne constitue pas une entrave à l’application de ces principes, elle ne doit pas, pour autant, les faire perdre de vue. En effet, en réduisant l’efficacité de la recherche à son utilité pratique la frontière entre le chercheur et le consultant s’atténue, le chercheur étant enrôlé sur le projet pour sa seule expertise technique. De plus, l’utilité pratique peut ne pas se déceler dans le temps de la recherche sans pour autant remettre en cause la qualité scientifique de l’étude. Lors de la recherche menée avec la région, le système de tableau de bord a été rejeté et cet abandon a scellé la fin de la collaboration. L’utilité pratique semble donc inexistante. Pour autant, des connaissances peuvent émerger de l’analyse de cette situation notamment en questionnant les facteurs d’échec ou de succès des processus d’instrumentation au sein de ces organisations. Enfin, plus fondamentalement, le chercheur ne peut être considéré comme responsable de l’utilisation qui est fait de l’outil par l’organisation. Or, des différences peuvent apparaitre entre l’idée initiale (portée par le chercheur et les acteurs lors de la construction de l’outil) et sa mise en oeuvre. Dans ce cas, l’utilité pratique n’entretient pas de relation de causalité avec le développement de nouvelles connaissances.

Somme toute, ces réflexions renvoient à la délicate question de la prédictibilité des effets sociétaux des résultats d’une recherche. Cette anticipation reste très incertaine : un décalage temporel peut exister entre l’activité de recherche et ses conséquences sociétales. Comment sortir de ce paradoxe? Plus que l’appréhension de ses effets, il semble nécessaire de discuter de l’utilité sociale de la recherche. Par exemple, un an après l’arrêt de la recherche menée avec la région, des contacts ont permis de constater que même si l’outil n’avait pas été mis en place un an plus tôt, la structure utilisait maintenant un tableau de bord qui reprenait, en partie, les indicateurs choisis au cours de la recherche-intervention. L’abandon du projet peut donc s’analyser comme une étape, nécessaire aux acteurs du terrain, qui a permis de créer les conditions de l’implantation d’un nouvel outil. Dans le cadre de cette recherche, le temps « politique » peut expliquer l’abandon de l’outil (les élus de la région craignant de voir l’évaluation utilisée contre leurs actions). Ainsi, malgré l’absence d’utilité pratique, l’outil n’a pas été implanté dans la forme initialement proposée par le chercheur, l’utilité sociale apparait un an après la fin de la collaboration. Au final, un échec du processus de recherche constitue une opportunité d’apprentissage pour les organisations et leurs acteurs. De la même façon, le chercheur peut aussi mettre à profit ces situations. En effet, comme le signalent March et al. (1991), étudier des situations d’échecs engendre la production de connaissances théoriques mais aussi pratiques. Ainsi, cette situation d’échec se révèle une situation d’apprentissage pour les organisations, les acteurs et le chercheur. La responsabilité sociétale du chercheur-intervenant n’est donc pas uniquement reliée à l’utilité pratique de son action, elle peut aussi se révéler dans l’utilité sociale de son action.

En synthèse, le temps de la recherche n’est pas forcément celui de l’organisation, ni celui de la société. La responsabilité sociale de l’intervenant consiste à prendre conscience du temps de sa recherche. Dans un premier temps, le chercheur doit expliciter les fondements de son étude (niveau institutionnel). Comme le précise Avenier (2007), les savoirs actionnables deviennent génériques si sont explicitées les hypothèses du référentiel épistémologique dans lequel ils s’argumentent et la manière dont ils sont légitimés au sein de ce référentiel. Dans un second temps, le chercheur doit tenter d’identifier l’utilité sociale de sa recherche et non simplement son utilité pratique (niveau sociétal). Pour cela, il s’engage dans un questionnement approfondi des conséquences de son action pour les organisations participant à la recherche mais aussi pour les composantes de la société qui les subissent, directement ou indirectement. Or, comme nous avons tenté de le montrer, ce questionnement est délicat à mener car le temps de la recherche n’est pas celui d’une organisation ou encore de la société.

Conclusion

Cette recherche tente d’identifier les principales questions posées par la recherche-intervention en matière de responsabilité sociale. L’étude de deux recherches-interventions a permis d’identifier des situations qui amènent un chercheur à se positionner et à engager sa responsabilité sociale. Cet engagement n’est pas feint, car il détermine fortement la trajectoire de la recherche. En effet, les réponses apportées ont clairement influencé le destin de ces recherches-interventions. Sans adopter une attitude normative, ces réflexions soulignent que les réponses à ces questionnements ont engendré une adaptation de la méthodologie utilisée notamment dans ses dimensions temporelle et spatiale. Ainsi, l’intégration de la responsabilité sociale amène le chercheur à redéfinir l’espace de sa recherche et à envisager les conséquences de son action au-delà de ses relations avec son institution et l’organisation avec laquelle il a travaillé. Si les solutions appliquées au cours de ces deux recherches ne visent pas à la neutralité, elles doivent davantage être envisagées comme un engagement idéologique à l’égard de principes qui visent à orienter l’action pour faire advenir un état jugé désirable. Nous rejoignons ici le processus de conscientisation décrit par Freire (1980) : le chercheur doit adopter une attitude critique, fondée sur une approche dialogique où il n’est plus seulement celui qui éduque mais celui qui, en même temps qu’il éduque, est éduqué.

Au-delà des adaptations méthodologiques envisagées, cette recherche est aussi une invitation à une réflexion sur les critères de validité des démarches scientifiques empruntant un positionnement constructiviste. Aujourd’hui, de nombreux débats entourent la définition de ces critères (Girod-Seville et Perret, 2002). Une piste de recherche consisterait à étudier les possibilités d’inclure dans la définition de ces critères des enjeux relevant de la responsabilité sociale du chercheur. Dans ce sens, Gohier (2004) propose d’adjoindre aux critères de d’ordre scientifique des critères d’ordre éthiques pour juger la validité interne et externe d’une recherche constructiviste. La question centrale consiste donc à savoir comment appréhender une évaluation de la responsabilité sociale. Il ne s’agit pas ici d’adopter une position de censeur afin de déterminer quelles pratiques de recherche sont responsables ou, à l’inverse, socialement irresponsables. L’intérêt de ce débat consiste davantage à comprendre comment il devient possible d’adapter une méthodologie aux enjeux posés par la responsabilité sociale. En effet, en tant qu’acteur de la société, les conséquences sociétales des activités d’un chercheur doivent être éclairées. Si cet exercice est délicat, il semble difficile de faire l’économie d’une réflexion sur l’intégration de cette responsabilité, notamment au sein de méthodologies où l’interaction avec les acteurs est centrale dans le processus de création de connaissances.