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Dans Family Business, film de Sydney Lumet (1989), un jeune homme que ses parents promettent à un avenir rangé et cossu, propose à son grand-père – cambrioleur d’origine irlandaise – le braquage tranquille d’un laboratoire pharmaceutique. Son père, après quelques années dans le métier et avoir gouté la prison, a lui tout fait pour fuir l’héritage paternel. Pour protéger son fils, il s’engage dans l’affaire qui vire au fiasco. De retour de la seconde guerre mondiale, Michael Corleone n’a pas particulièrement non plus la fibre pour les affaires familiales dans Le Parrain (1972) de Francis Ford Coppola. Il fait d’ailleurs plutôt la fierté de Don Vito Corleone qui souhaite le tenir à l’écart des aventures familiales. C’est seulement pour mener les représailles contre un clan concurrent qui a tenté d’assassiner son père qu’il s’y engage et il n’en sortira qu’avec la mort de sa propre fille (Le Parrain 3) à l’occasion d’une autre vengeance. La transmission et la culture de l’esprit entrepreneurial au sein des entreprises familiales recèlent ainsi un certain nombre de mystères que l’ouvrage récent de Franck Hoy et Pramodita Sharma contribue à lever.
L’entreprise familiale – et non seulement patrimoniale – fait l’objet d’une attention ancienne. Déjà, il y a cinquante ans, Stéphan Cambien, l’un des premiers promoteurs de la méthode des cas en France, écrivait : « Les actionnaires sont devenus un groupe d’hommes tellement extérieur à l’entreprise, qu’ils finissent par ne la plus connaitre que par un seul critère : les dividendes. Au contraire, dans l’entreprise familiale, la séparation entre responsabilité théorique et responsabilité réelle n’existe pas » (1959, pp. 265-266). Sa dynamique entrepreneuriale est longtemps restée à l’arrière-plan des réflexions tant académiques que managériales. Le titre et les premières pages de l’ouvrage de F. Hoy et P. Sharma informent ainsi le lecteur du point de vue qui y est défendu. L’ambition des auteurs est de proposer un ensemble de conduites entrepreneuriales qui permette d’éviter l’épuisement ou la dégénérescence en cours de cycle de vie des entreprises familiales. Il n’est donc ici pas question de traiter des « firmes de papa et maman » qui développent des comportements patrimoniaux destinés à simplement pérenniser une affaire. Et le format choisi – celui d’un ouvrage destiné avant tout à un lectorat d’affaires dans l’esprit de la collection mère – est l’indication d’une part de la volonté d’inciter au développement des pratiques entrepreneuriales et d’autre part de la percée de l’entrepreneuriat familial en tant que champ d’intérêt scientifique. Dans ce sens, l’ouvrage distille astucieusement les avancées académiques les plus récentes pour livrer quelques recommandations managériales. Il s’appuie par ailleurs sur de très nombreux cas pertinents d’entreprises familiales, souvent inédits, dénichés pour partie via le magazine Family Business et qui introduisent chaque chapitre. Il est enfin agrémenté de questions de discussion, d’exercices d’apprentissage et d’annexes en forme d’outils actionnables.
Il est intéressant de souligner à la fois la manière dont les termes sont posés par F. Hoy et P. Sharma et les lignes forces qui orientent leur ouvrage (ce travail occupe les cinq premiers chapitres). Les auteurs offrent a priori une délimitation simple et pragmatique de l’entreprise familiale. Les entreprises familiales sont des organisations au sein desquelles les individus créateurs ou acquéreurs de l’entreprise ou bien leurs descendants influencent de manière significative les décisions stratégiques et l’évolution de l’entreprise. Cette influence peut être exercée par le levier managérial et / ou patrimonial. Ainsi, si l’on paraphrase l’anthropologue Maurice Godelier (2007), les liens de parenté ne suffisent pas à faire firme familiale. Une entreprise peut devenir familiale par un processus culturel d’« adoption » ou de re-création; le caractère familial n’est pas exclusivement lié à l’acte naturel de création. En fait, selon les auteurs, c’est l’influence ou le niveau d’ingérence de la famille dans le business qui va de manière plus certaine attester du caractère familial de l’affaire. Franck Riboud, Président du Groupe Danone, est ainsi fréquemment décrit comme « l’héritier sans capital » : successeur « managérial » de son père, fondateur de l’empire agro-alimentaire. Plus encore, F. Hoy et P. Sharma regrettent le divorce infructueux de la famille et de l’entreprise dans les réflexions là où il s’agirait plus certainement de les imbriquer par et pour une compréhension simultanée. Etrangement, la famille tend en effet au mieux à faire partie de l’intrigue secondaire des recherches autour de l’entreprise familiale. Au pire, elle est réduite à une variable universelle et statique qu’il s’agit de considérer, sinon de délimiter. On notera au détour les dangers d’une naturalisation, en partie ethnocentrique, de la famille dans sa forme nucléaire. Il y a pourtant lieu de tenir compte des métamorphoses de la parenté (au-delà de la filiation unilinéaire) et de la diversification des formes d’alliance, de germanité ou de filiation qui influencent nécessairement la conduite des affaires et les pratiques entrepreneuriales. Le travail de P. Sharma et F. Hoy évite l’écueil du stéréotype familial et prend en compte de manière relativement nuancée les familles du 21e siècle en distinguant notamment la famille d’origine et la famille d’attachement (chapitre 3). La dimension prescriptive de l’ouvrage invite toutefois à une nécessaire réduction des traits de l’objet instable « famille ».
L’imbrication des niveaux en jeu passe avant tout pour les auteurs par la compréhension parallèle et entrecroisée des cycles de vie de l’individu potentiellement entrepreneur (chapitre 2), de la famille (chapitre 3) et de l’entreprise. Cette meilleure prise en compte doit entre autre permettre une anticipation des questions posées à chaque étape du cycle de vie de l’entreprise familiale (naissance, croissance, maturité, déclin ou régénération). Par exemple, chaque étape du cycle de vie familial pose des problèmes spécifiques et crée son lot d’opportunités pour les membres de la famille aspirant au cours de leurs propres cycles à devenir entrepreneurs. Notamment, le niveau de ressources uniques – familiness – que possède une entreprise suite aux systèmes d’interactions entre la famille, les membres de la famille et l’activité (Habbershon et Williams, 1999) – freinera ou facilitera selon l’étape concernée la transformation de ces aspirations. Chaque stade du cycle de vie familial correspond également à une étape dans le développement et l’« alimentation » de l’orientation entrepreneuriale familiale (p. 68) qu’il est par exemple possible de mettre en évidence à l’aide d’outils tels que le « génogramme familial ». Ce dernier permet de visualiser les relations clés entre membres de la famille, les événements majeurs dans l’histoire familiale, le niveau d’orientation entrepreneuriale d’une famille et les aspirations entrepreneuriales des membres de la famille. Là encore, on pourra objecter des limites de l’analogie biologique du cycle de vie (introduite par Raymond Vernon au sujet des produits internationaux) qu’elle soit appliquée aux familles ou aux organisations : tant la variété des cycles pris dans leur idiosyncrasie parait évidente, tant l’idée de cycle de vie semble contraire à celle de dynamique entrepreneuriale. Cependant, une perspective nomothétique permet de repérer ce(s) moment(s) de faiblesse potentielle dans la trajectoire où il y a lieu de relancer le moteur entrepreneurial des entreprises familiales.
Si le niveau d’ingérence de la famille permet d’attester du caractère familial de l’affaire, on peut s’interroger sur le type d’influence exercée sur l’affaire permettant d’attester de sa dynamique entrepreneuriale. C’est la seconde imbrication que prône l’ouvrage : la rencontre de l’entrepreneuriat et du Family Business, de la création et du management selon F. Hoy et P. Sharma. Ces derniers proposent une délimitation des « entreprises familiales entrepreneuriales » : « Entrepreneurial family firms engage in innovative actions across generations of leaders, products, and economic life cycles. Large or small in size, such firms are influenced by enterprising families that create value across generations and achieve longevity while sustaining their firm’s competitive advantages over time » (p. 7 & p. 254). La dynamique entrepreneuriale est ainsi envisagée comme la génération d’innovations, qu’il s’agisse de nouveaux processus ou produits, qui sont la conséquence directe des interactions entre les membres de la famille d’une ou plusieurs générations. Elle est toutefois fonction de l’aptitude à suivre efficacement les tendances et les cycles de l’environnement dans lesquels évolue la firme (chapitre 5). Le pilotage entrepreneurial de la firme familiale est donc affaire de paradoxes et de régénération car il s’agit à la fois de préserver les avantages acquis au fil des générations et d’explorer les voies inédites de la croissance afin de ne pas stagner dans la maturité ou de ne pas sombrer dans le déclin (chapitre 4). Ce renouvellement stratégique peut être le fait de la génération en place qui développe de nouveaux marchés, produits et / ou produits. Dans les « firmes familiales entrepreneuriales », il est plus sûrement assuré dans un mouvement synchronique à l’occasion d’un passage de témoin entre générations. Ainsi, il n’est pas rare de constater que les ruptures stratégiques les plus fortes soient infligées par le successeur faisant oeuvre de « re-création d’entreprise ». Le rôle primordial des « Enterprising Families » est alors en quelque sorte de préparer des transitions sereines qui assurent la longévité de l’affaire et permettent la création de valeur par-delà les générations.
La deuxième partie de l’ouvrage (les chapitres 7 à 10) – plus rapide – revient sur la manière de déployer et maintenir une dynamique entrepreneuriale au fil de chacune des étapes du cycle de vie. Les problèmes, opportunités et stratégies sont détaillées pour chaque étape aux niveaux de l’individu, de la famille, de l’entreprise et de son environnement. L’étape de création se caractérise en général par une sous-capitalisation et une contrainte de ressources fortes. La famille peut s’avérer source de soutien autant que de découragement pour le fondateur. Les parties prenantes (stakeholders) au projet entrepreneurial peuvent de leur côté se trouver dans des phases très différentes et conflictuelles. Enfin, il se peut que l’entreprise soit créée dans une industrie présentant un cycle de vie différent. Il se peut également que son offre soit composée de produits ou services à cycles de vie différents. Durant cette phase, le créateur doit en d’autres termes veiller à la synchronisation de son projet avec des attentes internes et externes lourdes et différentes, des cycles très variés... La phase de croissance de l’« entreprise familiale entrepreneuriale » a beaucoup à voir avec celle d’une firme « traditionnelle ». La croissance peut être due autant à des stimulations fortes de l’univers stratégique de l’entreprise (évolutions de la demande et du marché, interactions concurrentielles, innovation technologique, etc.) qu’à des comportements proactifs à l’entreprise (introduction de nouveaux produits, changement de management, etc.). Cette étape de croissance s’accompagne en général de changements internes qui peuvent être l’objet de résistances nombreuses. Elle se caractérise également par une professionnalisation de l’entreprise familiale. La « firme familiale entrepreneuriale », en période de maturité, se distingue des entreprises familiales « qui plafonnent » (plateaued). Notamment les économies d’échelle sont mobilisées afin de soutenir la régénération de l’entreprise et non pour maintenir le niveau de vie de l’entreprise. La stabilité de la gouvernance permet elle d’institutionnaliser l’esprit entrepreneurial. Durant cette période, l’entreprise s’engage simultanément dans des innovations incrémentales, progressives et radicales afin d’assurer sa croissance à court moyen et long terme. S’il est inéluctable s’agissant des organismes vivants, le déclin, dernière étape du cycle de vie, peut correspondre à une dégénérescence autant qu’à la régénération de l’entreprise et de la famille. Les causes du déclin peuvent se trouver dans une désagrégation de l’unité familiale autour du projet productif (conflits entre sur l’affectation des ressources, perte de vision commune, entrée de nouveaux membres, …). Elles ont aussi à voir avec des formes d’épuisement des ressources familiales individuelles : la perte soudaine du leader, le retard dans le plan de succession, la perte de l’enthousiasme pour l’affaire familiale ou bien l’émergence d’intérêts extra-familiaux. La régénération du business est possible, selon P. Sharma et F. Hoy, mais ne se produit que rarement par accident. Seul l’engagement stratégique dans des approches entrepreneuriales peut prolonger les cycles de vie à la fois de la famille et de l’entreprise. Les auteurs indiquent que la mise en place d’organes familiaux de gouvernance, la définition de programmes d’accompagnement des jeunes générations, le renouvellement des formes d’engagement au sein de la famille peuvent également constituer des voies intéressantes de régénération à l’échelon de la famille.
A la lecture de ces chapitres, on relèvera la difficulté à concrètement imbriquer les différents échelons (individus, famille, entreprise, environnement) concernés dans la fabrication des outils de la dynamique entrepreneuriale au sein des entreprises familiales. En d’autres termes, la compréhension fine des entreprises familiales entrepreneuriales nécessite le « débrouillage » des « oeufs brouillés » nous disent les auteurs (p. 12); ce en distinguant efficacement les niveaux d’analyse. Toutefois, dans la pratique managériale, ces niveaux demeurent « brouillés » et cela nécessite sans doute un retour à des formes de complexité dans la proposition d’outils praticables. Ensuite, on peut regretter la relative absence des réflexions autour du corporate entrepreneurship (ou de l’intrapreneuriat) notamment dans les développements consacrés à la maturité et à la régénération des affaires familiales. On sait par exemple depuis Baden-Fuller et Stopford (1992 [1996]) que la maturité relève bien plus de la perception que du phénomène objectif au sein des organisations, autre manière d’enterrer l’analogie du cycle de vie. La diffusion « bottom-up » des pratiques entrepreneuriales au sein de l’entreprise constitue ainsi un des leviers proactifs de la régénération et une des clés de sa longévité. Toutefois cela nécessite de bâtir une véritable « organisation entrepreneuriale » et, s’agissant des entreprises familiales entrepreneuriales, cela passe sans doute en premier lieu par la régénération du tissu symbolique familial ou du « paradigme familial ». Cela nécessite également de réintroduire une autre catégorie quelque peu éludée de l’ouvrage de F. Hoy et P. Sharma : les individus qui fabriquent l’organisation au-delà de la famille.
L’ouvrage se ferme sur deux chapitres consacrés aux leçons retenues de l’examen du parcours de « firmes familiales entrepreneuriales » et relève l’importance de la gouvernance et de l’esprit entrepreneurial afin de traverser sans encombres les différentes étapes. D’une part, F. Hoy et P. Sharma insistent sur l’élaboration de mécanismes de gouvernance qui permettent la « soutenabilité » de l’affaire familiale. Notamment, des structures telles que les « rencontres familiales » ou les conseils de famille facilitent le maintien d’une information partagée par les membres de la famille et constituent un lieu consensuel afin de partager les points de vue. Par ailleurs, la simplicité de la gouvernance peut être atteinte grâce à un élagage opportun de l’arbre généalogique.
D’autre part, les auteurs proposent la panoplie de 25 « recettes gagnantes » qui permettent la culture et la préservation de l’esprit entrepreneurial en entreprise familiale. Ces recettes sont scindées au sein des différentes étapes du cycle de vie de l’affaire familiale. Il s’agit d’abord de semer l’esprit entrepreneurial au sein de la famille en générant des opportunités pour les membres de la famille, par le respect des différences et le dégagement de règles, de responsabilités et de rôles clairement établis. La création de l’entreprise familiale entrepreneuriale est l’occasion de « solidifier les fondations » afin de générer de la valeur à l’aide de « facilitateurs » que peuvent être par exemple la délégation ou la tolérance à l’échec dans le processus d’apprentissage. Différentes formalisations sont utiles durant la phase de croissance : par exemple, la professionnalisation des pratiques (développement de routines et systèmes), la formation d’un conseil de famille qui développe une politique autour de la participation de la famille dans l’entreprise. L’étape de la maturité est notamment celle de formes proactives de planification : qu’il s’agisse des carrières entrepreneuriales des membres de la famille ou des individus clés de l’entreprise, ou bien des besoins financiers de l’entreprise et des membres de la famille. L’entreprise entrepreneuriale familiale doit également être plus à l’écoute des tendances de son environnement et s’engager dans des formes plus variées d’innovation. Enfin, l’entreprise familiale sur le déclin peut mettre en oeuvre un certain nombre de stratégies afin de se régénérer. Ces stratégies ont en commun de rechercher la dissolution de quelques paradoxes. Il s’agit de préserver les valeurs clés de l’entreprise tout en explorant de nouvelles voies de progrès, d’être guidé par les occasions plus dirigé par les réalisations passées. Il s’agit aussi de trouver un consensus entre les générations afin de permettre la régénération. Il s’agit également d’utiliser les « pièces rapportées » de la famille afin de susciter un renouvellement qui va au-delà des aptitudes ou des intérêts des membres de la famille.
Au sortir de la lecture de cet ouvrage à vocation managériale de Franck Hoy et Pramodita Sharma, éclairant pour le praticien et stimulant pour le chercheur, le point de vue du lecteur est lui aussi pareil à des oeufs brouillés : convaincu par le plaidoyer en faveur d’une orientation entrepreneuriale de l’entreprise familiale, mais dans le même temps persuadé qu’il faut aller plus loin dans la conversation entre les champs de l’entrepreneuriat, de l’entreprise familiale et du management stratégique, conversation qui conduirait probablement à une relativisation des caractéristiques distinctives de l’entreprise familiale.
Parties annexes
Bibliographie
- Baden-Fuller, Ch.; Stopford, J. M. (1996), Rejuvenating the mature business The competitive challenge, 2nd édition, Routledge. 1ère édition : 1992.
- Cambien, S. (1959), « L’entreprise familiale ou le complexe de l’autorité », Bulletin de l’École française de meunerie, Septembre-octobre, pp. 265-270.
- Godelier, M. (2007), Au fondement des sociétés humaines Ce que nous apprend l’anthropologie, Albin Michel.
- Habbershon, T. G.; Williams, M. L. (1999), « A resource-based framework for assessing the strategic advantages of family firms », Family Business Review, vol. 12, n° 1, pp. 1-25.