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Alain Bloch : Danny Miller, vous avez été classé dans une publication récente de Journal of Management comme le 5e chercheur en gestion le plus cité dans le monde : c’est dire que votre production scientifique est particulièrement riche. Ce numéro de Management International est consacré au concept émergent « d’entrepreneuriat familial ». Vous qui avez approfondi tant le domaine de l’entrepreneuriat que celui des entreprises familiales, comment analysez vous ce concept qui se veut à la croisée des deux champs ?
Danny Miller : Lorsqu’Isabelle et moi avons écrit notre livre[1] sur les familles en affaires nous voulions trouver des organisations qui n’étaient pas obsédées par le court terme et qui suivaient un modèle différent des entreprises typiquement nord américaines. Les entreprises entrepreneuriales – c’est-à-dire avec uniquement un fondateur sans la présence de la famille – et les entreprises familiales, ont des propriétaires ayant beaucoup d’influence et qui peuvent envisager de suivre ce genre de parcours peu orthodoxe.
Luis Cisneros : Vous nous dites que vous avez trouvé des entreprises qui avaient ces caractéristiques de management à long terme et que vous avez vu ensuite qu’il s’agissait d’entreprises familiales ?
Danny Miller : Non, pas tout à fait aussi vite, mais la corrélation nous a frappée assez rapidement. Nous avons commencé à lire sur les familles en affaires et en fait, nous avons été surpris par l’image assez noire que nous avons découverte. On dresse en effet un portrait négatif de ces dernières à partir entre autres d’une des caractéristiques qui nous intéressait, cette orientation sur le long terme. Ça nous a semblé un paradoxe intrigant car durant la même période sortaient des études en finance sur la performance supérieure des entreprises familiales. Cela nous a suffit pour vouloir nous pencher sur ces entreprises. Et nous avons avancé sur cet axe : à quoi ressemblent-elles ? Regardons leur stratégie : y a-t-il des apprentissages qui peuvent en être tirés ? Il faut bien comprendre que nous n’avons pas écrit ce livre initialement pour des familles en affaires : nous l’avons écrit pour toutes les entreprises en constatant que les entreprises familiales avaient une manière différente d’avoir du succès et de se comporter, sur le marché comme en interne.
Isabelle Le Breton-Miller : Et nous nous sommes dits : pourquoi sont-elles différentes ? Pourquoi ont-elles du succès ? Et nous avons conduit notre enquête en partant d’une liste de ce qui est enseigné dans les MBA sur ce qui fait d’une organisation une organisation à succès. Aucune de ces caractéristiques ou meilleures pratiques ne ressortait. Nos entreprises familiales à succès étaient dans la moyenne et ne se distinguaient pas sur ces aspects là.
Danny Miller : Elles avaient donc du succès pour des raisons différentes. Et c’était clair dans le processus d’écriture du livre que nous aurions à faire des allers-retours entre processus inductif et déductif.
Isabelle Le Breton-Miller : Ce livre était d’autant plus difficile à écrire qu’il n’y avait pratiquement pas de recherche sur le sujet. Nous devions donc faire la recherche et à la fois écrire le livre. Ce fut finalement un projet beaucoup plus ardu que prévu mais ô combien gratifiant quand tout est fini et que les familles en affaires nous disent qu’elles se retrouvent dans ce livre et qu’il leur est utile !
Danny Miller : En fait le lien avec l’entrepreneuriat est venu seulement plus tard. J’ai étudié l’entrepreneurship tôt dans ma carrière même si je n’étais pas à proprement parler un spécialiste de l’entrepreneuriat. J’ai écrit sur l’entrepreneurship à nouveau il y a quelques mois, ce que je n’avais pas fait depuis plus de 20 ans, et cela a été pour moi l’occasion de réfléchir aux parallèles et contrastes existants entre ce que font les familles en affaires et les entrepreneurs. Par exemple les entreprises familiales sont capables de prendre des décisions difficiles rapidement, pour autant qu’il n’y ait pas trop de membres de la famille impliqués, ce que les entrepreneurs peuvent faire aisément. Spécialement dans la génération du fondateur, et même dans la première génération des membres de la famille, il y a cette compréhension intime qui est utilisée pour prendre des décisions difficiles rapidement. Un autre aspect est la gestion du risque : le grand danger avec les entrepreneurs est qu’ils peuvent grandir trop vite, ils peuvent prendre trop de risques et peuvent atteindre très facilement un taux de faillite très élevé. Les familles en affaires ont de leur côté une plus de longévité que les autres petites entreprises en partie parce qu’elles sont très concernées par leurs enfants et le processus de transmission. Il y a donc un contraste entre la gestion du risque que les entrepreneurs vivent et ce que les entreprises familiales ont tendance à faire. Autre point de comparaison, et je pense que les entreprises familiales ont aussi un petit avantage là-dessus, c’est la façon dont ils traitent leurs collaborateurs. Puisque, encore une fois, elles sont très concernées par leur entourage et la pérennité, elles essaient de construire une culture et des relations avec les personnes avec qui elles travaillent ou des fidèles qui vont les supporter dans les temps plus difficiles, tandis que je ne suis pas sûr que les entrepreneurs aient toujours la volonté de faire cela.
Luis Cisneros : Votre modèle des Four C’s[2] que vous introduisez dans votre ouvrage Managing for the Long Run publié avec votre épouse Isabelle a-t-il pour les managers une portée prédictive ou prescriptive ?
Isabelle Le Breton-Miller : Les « 4 C » sont applicables à d’autres types de compagnies que les entreprises familiales. C’est le but du livre de présenter à travers plusieurs configurations les éléments clés de succès utiles à tous types de firme.
Danny Miller : Absolument. Je voudrais souligner la question de la cotation sur le marché qui est un point critique. Je crois que les entreprises familiales non cotées ont un très grand avantage comparativement aux autres et cela transparaît dans toutes les recherches que nous effectuons. En effet, quand il y a une implication importante de la famille dans les entreprises familiales qui deviennent cotées, particulièrement dans les générations subséquentes, elles deviennent comme tout le monde et donc ne performent pas moins bien, mais ne performent pas mieux non plus. Mais si vous cherchez à comparer la performance entre la première génération dans une famille d’entrepreneurs et les suivantes, alors c’est le jour et la nuit. L’entrepreneur a définitivement l’avantage. Quand vous devenez une entreprise cotée, c’est un signal : c’est premièrement un geste qui annonce la plupart du temps que vous désirez prendre une somme importante d’argent auprès du public et deuxièmement que vous allez prendre vos distances, que vous êtes prêts à lâcher le contrôle de l’entreprise. Tandis que pour les fondateurs, c’est leur bébé, ils ont construit quelque chose, ils se sentent investis en quelque sorte d’une mission.
Isabelle Le Breton-Miller : Quand ce n’est plus vraiment son argent, tout devient différent.
Alain Bloch : Alors justement, tout ce que vous venez de dire est très intéressant dans la perspective du concept de « family entrepreneurship ». Comment est-ce que les entreprises familiales arrivent à transmettre l’esprit de l’entreprise, l’« entrepreneurship spririt » ? En fait, qu’est-ce qui permet aux entreprises familiales de rester entrepreneuriales en quelque sorte ?
Danny Miller : Dans la plupart des cas cela n’arrive probablement pas. Vous savez, la dimension réellement entrepreneuriale se limite le plus souvent à la génération du fondateur, à la première génération. Il y a des exceptions, mais le fondateur est souvent une sorte de génie et il n’y a pas beaucoup de génie dans ce monde ! Mais nous avons aussi eu plusieurs contre-exemples qui étaient très intéressants. Dans le cas de compagnies comme Coca-Cola, Procter & Gamble,... elles étaient à l’origine des entreprises familiales, pendant plusieurs années, 50-80 ans. Puis, elles ont cessé d’être des entreprises familiales. Pourtant elles se sont comportées pour les 50 années suivantes comme elles le faisaient ou de façon très similaire à ce qu’elles faisaient lorsqu’elles étaient des entreprises familiales. Parce qu’il y avait, pas toujours, mais souvent, une culture entrepreneuriale instaurée dans la compagnie à travers les personnes engagées, les critères pour être promu, les critères pour être récompensé, la mission, la manière dont elle est articulée, la saga, les mythes de la compagnie, les procédures, les systèmes, leurs méthodes de travail, le code vestimentaire… : tout cela constituait effectivement une sorte d’ADN de l’entreprise.
Isabelle Le Breton-Miller : Ce qui arrive souvent également c’est que la sélection de la haute direction de l’entreprise est faite par la dernière génération familiale aux affaires et cette sélection a même inclut les jeunes cadres prometteurs qui allaient devenir les futurs dirigeants dans les 20-30 prochaines années à venir.
Danny Miller : Absolument. Je me rappelle pour Procter & Gamble, le dernier membre de la famille qui était PDG a sélectionné ses 2 successeurs suivants. Aujourd’hui les PDG restent en poste 4 ans, mais à cette époque ils restaient là pour plus ou moins 10 ans. De ce fait, ce membre de la famille a eu un impact essentiel à travers cette sélection des futurs PDG. C’est un point important d’autant que les membres de famille sont extrêmement sélectifs. Pour ces derniers, leurs valeurs, la culture de la compagnie, la façon dont elle est reflétée par tous les systèmes sont importants. De ce fait, les personnes qu’ils engagent, et avec eux les systèmes, changent très lentement. Par exemple toujours chez Procter jusqu’à il y a 15 ans, les récompenses, les promotions, les systèmes comptables, la méthodologie, et même la manière d’écrire un mémo d’une page (« il ne peut en effet y avoir de mémos plus long qu’une page ») ou encore le genre d’innovations qui y sont faites (« nous ne faisons pas d’innovations incrémentales ») sont les mêmes depuis les origines de la compagnie. Vous savez c’est ce genre de culture puissante qui devient structurante pour la communauté[3]. Ce n’est pas avec la stratégie, c’est avec la structure de l’organisation et la culture que l’on conserve cette dimension entrepreneuriale.
Alain Bloch : Dans un autre article de ce numéro une équipe de chercheurs français s’intéresse au processus d’innovation dans les entreprises familiales. Dans votre ouvrage Managing for the Long Run vous abordez également cette problématique : vous paraît-elle importante pour ce concept d’entrepreneuriat familial ? La capacité à innover des entreprises familiales vous parait elle révélatrice de leur culture entrepreneuriale ?
Danny Miller : Une culture d’innovation nécessite de la tolérance pour les erreurs et les échecs, une capacité à prendre des initiatives et un certain manque d’orthodoxie à plusieurs niveaux, une équipe motivée de collaborateurs compétents et des relations de confiance solides avec les partenaires extérieurs, qu’ils soient banquiers, consultants, clients ou fournisseurs. Je pense que nous montrons dans notre livre que certaines entreprises familiales, principalement du fait de leur orientation à long terme, bénéficient d’avantages sérieux sur tous ces aspects.
Luis Cisneros : Toute la partie de votre livre sur le profil « innovateur »[4] de certaines entreprises familiales pointe tout de même une certaine contradiction entre la prise de risque que suppose l’innovation, et la prudence traditionnelle des entreprises familiales. Est-ce finalement un frein pour cette dimension entrepreneuriale de l’entreprise familiale ?
Danny Miller : Vous savez, lorsque nous parlons avec Isabelle des innovateurs, il y a bien sûr des similarités entre eux et les entrepreneurs. Mais si vous prenez des exemples comme Gore ou Corning[5] ils avaient une entreprise qui leur permettait d’expérimenter pendant des années avant même de récolter quelque revenu que ce soit. Aujourd’hui, pour la plupart des entrepreneurs, il ne pourrait pas s’y prendre de la même façon, personne ne leur laisserait ce temps. Les entreprises que nous avons étudiées pour caractériser ce profil ont conçu des produits radicalement innovants. Elles ont changé le monde avec leur produit, dans plusieurs cas. Mais elles bénéficiaient d’un horizon de temps très long ce qui leur a permis de se démarquer davantage. Parce que lorsque vous avez des plans aussi ambitieux, cela implique de gros investissements à long terme, une stabilité dans le management et cela requiert suffisamment de diversité dans la haute direction – des financiers, des gens de marketing tout comme des ingénieurs, des inventeurs – pour contrebalancer tout excès. Cela implique de bâtir une culture anti-bureaucratique favorisant l’initiative, la collaboration, la tolérance face à l’erreur avec des personnes motivées très talentueuses capables de créer ensemble quelque chose de vraiment innovatif. Cela requiert également d’excellentes « connexions »[6] avec les partenaires extérieurs. Tous ces aspects étaient très importants pour ces entreprises à profil « innovateur ». J’hésite par contre à dire que cela est toujours important pour les entrepreneurs. J’ai parlé avec l’actuel dirigeant de Corning qui est un membre de la famille fondatrice, et je lui ai dit : « cela vous a pris plus de 10 ans avant de faire de l’argent avec la fibre optique ! », et il m’a rectifié : « non, cela a pris 17 ans ». Donc ce sont des organisations extraordinaires. De ce point de vue, il faut être prudent et ne pas faire de raccourcis simplificateurs avec les entrepreneurs.
Alain Bloch : Dans votre article « Combler le vide institutionnel » que j’ai traduit en français dans ce numéro, vous vous intéressez aux entreprises familiales du secteur de la haute technologie dans une économie émergente : en quoi cette étude peut elle contribuer selon vous au concept d’entrepreneuriat familial ?
Danny Miller : Clairement l’entrepreneur a autre chose à nous apprendre que son leadership courageux et résolu, et sa capacité à innover ! Il nous parle aussi de la combinaison harmonieuse des ressources requises pour le succès, de sa capacité à créer un cadre motivant pour ses collaborateurs comme pour ses partenaires extérieurs. Et cela est particulièrement intéressant dans les économies où le marché du travail y est faiblement structuré, tout comme le cadre juridique et financier, à l’inverse des pays développés. C’est là que la confiance créée par les entreprises familiales avec leurs employés et partenaires devient un actif particulièrement décisif. Et l’on vérifie que les entreprises familiales dans les secteurs de haute technologie ont aussi dans ces économies émergentes un avantage dès leur création parce qu’elle se soucie de la pérennité pour les générations suivantes. Ainsi leurs propriétaires ont le pouvoir de s’engager et sont incités à respecter ces engagements, ce qui comble, au moins en partie, le « vide institutionnel » de ces économies.
Luis Cisneros: Comment expliquer d’ailleurs que dans les pays développés il est plus courant de voir une entreprise familiale très spécialisée dans un secteur, tandis que dans les pays en voie de développement, on voit plutôt des conglomérats familiaux ?
Danny Miller : Parce qu’ils veulent diversifier leurs richesses, ils ont un portfolio varié. Un de mes amis dans un de ces pays émergents qui est à la tête d’une très grande entreprise familiale m’a dit : « tu sais, dans notre contexte, tu deviens tellement gros que tu te dois d’être dans diverses industries ».
Isabelle Le Breton-Miller : Ceci étant on peut penser, par exemple, à Wal-Mart ou Corning dans les pays développés qui se sont eux aussi beaucoup diversifiés…
Danny Miller : C’est vrai. Pensez à Wal-Mart qui s’est diversifié en ajoutant entre autres récemment la vente de produits alimentaires et pharmaceutiques. Ils sont nés aux États-Unis puis ils ont pris de l’expansion dans plusieurs pays du monde, on peut penser à la Chine ou au Mexique par exemple.
Alain Bloch : « Poursuivre le rêve », c’est votre « C » de Continuity, c’est aussi d’une certaine façon ce qu’on essaie de traduire là encore par « family entrepreneurship » finalement : s’agit-il de cette capacité qu’ont certaines entreprises familiales à effectivement poursuivre le rêve, alors qu’on voit bien que pour d’autres le rêve s’essouffle ?
Danny Miller : Je pense que sur ce point la définition de la mission est très importante. Les missions de plusieurs excellentes entreprises familiales sont non seulement socialement importantes, elles sont socialement profondément motivantes. Je dis bien la mission car je n’ai jamais été confortable avec le mot vision : cela a l’air plus explicite que le mot mission, mais pour moi la vision n’implique aucun thème central.
Isabelle Le Breton-Miller : La mission c’est substantiel, c’est durable et suffisamment intemporel pour se poursuivre avec la compagnie pendant des décennies.
Danny Miller : Par exemple pour Hallmark[7], qui est une compagnie centenaire, championne mondiale et toujours familiale, ce serait quelque chose comme « Faire naître des sentiments humains positifs afin d’améliorer les relations humaines ».
Luis Cisneros : Au début il y a l’entrepreneur et les membres de la famille, mais après quelques générations le « consortium des cousins » devient très important et on arrive à peine à voir encore quelques membres de la famille qui dirigent, puis on observe par exemple des pactes familiaux qui finissent par quasiment interdire à la famille d’être dans l’entreprise…Que peut devenir alors cette « Continuité » et avec elle l’entrepreneuriat familial ?
Danny Miller : La sélection des membres de la famille, ce que nous appelons « l’élagage », c’est très important, c’est tout à fait critique. Si vous avez plusieurs personnes de la famille activement impliquées dans le management, cela peut créer un désastre. Pas seulement dû à une éventuelle incompétence, elles peuvent être des personnes très compétentes, mais à cause des conflits, « mes enfants versus tes enfants », « je veux que ce soit mon enfant qui soit le président », « je suis un propriétaire actif versus tu es un propriétaire passif et tu veux des dividendes »… Certaines des grandes entreprises familiales que nous avons étudiées existaient depuis longtemps et avaient plusieurs branches propriétaires dans la famille, mais qui n’étaient pas impliquées dans le management. Tous les 5 à 7 ans, ils élisaient les représentants ou un groupe de représentants qui à leur tour élisait le Président du Conseil d’administration chargé de les représenter et de superviser les opérations. Ils ont eût beaucoup de succès grâce à cette organisation. Mais quand vous commencez à voir un enchâssement excessif entre la famille et l’entreprise, ça peut devenir très compliqué. C’est la nature humaine. Ce n’est pas : « tu es mon patron, je suis l’employé », c’est : « tu es mon père, je suis ton fils ». Ce peut être positif, mais ce peut aussi être très négatif. Spécialement lorsqu’il y a plusieurs enfants d’un même couple dans une relation avec leurs parents et que vous avez toutes les dynamiques psychologiques que vous pouvez imaginer sans oublier maintenant les défis reliés aux familles recomposées. Vous savez, c’est déjà assez dur d’administrer une entreprise sans en plus avoir cela à gérer!
Isabelle Le Breton-Miller : Nous avons vu d’autres entreprises qui optaient pour la solution qui consiste à avoir autant de secteurs d’activités que de membres de la famille ou presque. Donc chaque enfant peut trouver sa place…
Alain Bloch : En France le groupe Mulliez/Auchan n’est pas si loin de ce modèle…
Danny Miller : Je me souviens aussi de ce PDG d’un très grand conglomérat indien qui disait à Isabelle: « nous n’engageons jamais de femmes de la famille dans l’entreprise, jamais ». Isabelle piquée au vif de lui répliquer : « C’est plutôt radical et pour le moins discriminatoire ! D’où vous vient ce préjugé ? » Et candidement il nous a répondu : « attendez, attendez, restez calmes, ce n’est pas que nous traitons mal les femmes. Nous sommes une famille riche et elles s’occupent du volet philanthropique. Par ailleurs, si elles veulent de l’argent, peu importe le montant, pour bâtir leur propre entreprise mais à l’extérieur de la compagnie, on leur donne ». Nous lui avons alors demandé : « pourquoi exclure d'office les femmes ? » Et il a répondu : « ah les femmes, vous savez, elles sont très jalouses ».
Isabelle Le Breton-Miller : Il y a des familles que nous avons vues ici au Canada, et qui agissent aussi comme une sorte de banque ou d’investisseur en capital. Cela permet de former les générations successives à construire et présenter un plan d’affaires et réaliser leur rêve entrepreneurial. La famille se transforme en quelque sorte en fond de « Venture Capital ».
Danny Miller : Oui, c’est une voie originale. Mais il faut bien admettre qu’en règle générale les talents individuels ont une tendance assez naturelle à régresser vers la moyenne d’une génération à l’autre dans une famille ! Vous avez des personnes qui ont réussi à établir telle ou telle firme de premier plan parce qu’elles sont exceptionnellement talentueuses et d’une manière qui leur est très personnelle. Et il n’y a aucune raison de penser que d’autres personnes de la famille pourraient avoir ce même type de talent ! Et même si elles avaient le talent, elles pourraient ne pas vouloir l’exercer. Voilà pourquoi ce concept intergénérationnel d’entrepreneuriat familial peut tout de même être très acrobatique. Je me souviens que nous intervenions dans une entreprise américaine de plusieurs milliards de dollars, et la veille d’une réunion familiale de travail, dans le New York Times un article très critique était consacré à l’héritière désignée de cette entreprise. Et nous nous sommes dit : cette femme gère des milliards de dollars, elle est extrêmement intelligente et regarde ce qu’elle est en train de subir… je ne changerais jamais de place avec elle pour rien au monde !
Luis Cisneros : Dans mon pays on dit : quand la famille commence à présenter ses chicanes à la presse avant de les présenter à la famille…
Isabelle Le Breton-Miller : Mais là ce n’était pas une chicane, c’était le monde extérieur des affaires qui regardait et qui critiquait. Non, ici on avait affaire à une famille unie, nous avions un repas de famille, mais durant le week-end elle avait fait la manchette de la section affaires et ils l’ont passé sur le grill : c’était affreux d’autant que le père était toujours présent, en charge de la compagnie et toujours aussi brillant...
Danny Miller : Absolument. C’était pire que la télé réalité ! Donc d’un côté nous célébrons ce modèle d’affaires complètement différent, et qui est très positif, et de l’autre côté nous devons rester très attentifs aux membres de la famille impliqués dans le management et à la façon dont ils sont sélectionnés et ne pas rêver ou souhaiter que la génération suivante tout en étant compétente soit identique avec les mêmes talents, le même charisme que la précédente. Cela fait partie des défis du modèle…
Isabelle Le Breton-Miller : Quelles sont finalement les probabilités pour cette femme ou cet homme qui est un entrepreneur ayant un énorme succès, d’avoir quelqu’un qui, premièrement, va faire un transfert parfait à la génération suivante, et qu’ensuite ses enfants soient brillants à leur façon, s’entendent bien, trouvent chacun leur place et soient heureux dans leur rôle… ? Cela fait tout de même beaucoup de conditions !
Danny Miller : Quelqu’un doit se pencher sur cette question, mais j’ai par ailleurs l’intuition que plusieurs entrepreneurs ne font pas nécessairement de bons parents. Parce qu’ils sont talentueux, impatients, occupés comme personne, ne se fatiguent jamais, aiment le risque, aiment l’aventure…
Luis Cisneros : Parlez-vous de mon père ? (rires)
Danny Miller : Vous savez, à Hollywood il y a des films populaires sur le sujet. Il y a par exemple un très bon film dans lequel la fille reproche à son père de ne pas avoir été présent dans son enfance et le père de se défendre : « mais je t’ai tout donné ». Et la fille répond : « je n’ai jamais voulu tout avoir, je voulais seulement être avec toi de temps en temps… ». Et puis le père se retourne en montrant son usine et dit : « j’ai mille employés, ces personnes dépendent toutes de moi, je dois faire mon devoir et tu dois l’accepter, j’ai des responsabilités envers mes clients, mes fournisseurs, mes employés… ». C’était tout à fait le cas de plusieurs des gestionnaires de famille que nous présentons dans notre livre. Ils étaient toujours au travail. Ils vivaient à l’usine... ils dormaient littéralement à l’usine.
Alain Bloch : Votre programme de recherche va-t-il évoluer vers la gouvernance des entreprises familiales ?
Danny Miller : Oui, on n’a pas le choix ! Les questions là-dessus sont très nombreuses vous savez : quel type d’implication familiale est le bon ? Quel type de structure pour les propriétaires est la meilleure ? Quel est l’impact de chacune des différentes façons de gouverner l’entreprise familiale, en tant que propriétaires, membres du conseil, ou managers ? Quelles relations entre toutes ces considérations ? Quel est le bon degré de contrôle ? Ce sont toutes des questions reliées à la gouvernance. Comment peut-on en définitive faire ressortir le meilleur côté d’une entreprise familiale sans en avoir les aspects négatifs ?
Isabelle Le Breton-Miller : Tout cela est effectivement relié aux règles de gouvernance.
Danny Miller : Et cela doit être fait de manière intelligente, en ce sens où, si vous avez une politique qui est beaucoup trop rigide par rapport à la famille, ce peut être également contre-productif. Prenez le cas de JP Morgan, qui est très intéressant parce que JP Morgan était un génie. Son fils n’était pas mauvais lui non plus. La troisième génération quant à elle laissait plutôt à désirer et les autres actionnaires ont alors dit : « nous allons les garder comme partenaire seulement à une condition : qu’il n’y ait plus de Morgan dans la direction par la suite ». Mais la génération suivante a vu réapparaitre un nouveau petit génie. Il était presqu’aussi bon que JP Morgan, le fondateur… mais il était d’office interdit dans la firme de son arrière grand-père. Donc vous devez vous assurer de pouvoir maitriser ce genre de flux parce que le talent peut sauter les générations. Vous ne pouvez pas être trop dogmatique ou inflexible, la bonne trajectoire reste pour beaucoup fonction des circonstances.
Parties annexes
Notes
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[*]
Ce texte est l’adaptation et la traduction de l’entrevue réalisée initialement en anglais.
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[1]
Managing for the Long Run, Boston, MA : Harvard Business School Press, 2005
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[2]
NDLR : Four C’s : Continuity (poursuivre le rêve), Community (unifier la tribu), Connection (devenir de « bons voisins »), Command (agir et s’adapter librement).
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[3]
NDLR : au sens de « Community » qui est un(e) des Four C’s (voir ci-dessus).
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[4]
NDLR : Les innovateurs sont un des cinq profils d’entreprises familiales championnes mondiales de leur secteur que caractérise l’ouvrage Managing for the Long Run, au moyen d’une combinaison spécifique des Four C’s pour chacun d’entre eux.
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[5]
NDLR : www.gore.com, www.corning.com
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[6]
NDLR : au sens de « Connection » qui est un(e) des Four C’s.
- [7]