Plusieurs auteurs de ce numéro thématique de Management international soutiennent que les sciences sociales et humaines, sur lesquelles prennent largement appui les sciences de gestion, ont tendance à relativiser, voire nier la liberté humaine. Force est d’admettre en effet que ces sciences se donnent généralement pour objet des « réalités » – économiques, sociales, politiques, psychologiques ou autres – censées limiter la « marge de manoeuvre » des êtres humains ou même déterminer leur conduite. Ce faisant, ces disciplines alimentent une rhétorique de l’« a-responsabilité », qui consiste à présenter une décision comme n’en étant pas vraiment une, le « décideur » étant soumis en fait à des forces qui s’imposent à lui et le dépassent, telles que le marché, la mondialisation, la culture, la résistance au changement, etc. Cette critique philosophique des sciences humaines et sociales nous semble pour l’essentiel justifiée. Elle néglige toutefois le fait que certaines perspectives théoriques, loin d’entretenir cette rhétorique de l’a-responsabilité, débouchent au contraire sur l’idée que la réalité n’est pas quelque chose qui s’impose à nous de l’extérieur, mais que nous contribuons activement à la produire et que nous en sommes par conséquent responsables. Un certain nombre de travaux en sciences humaines s’inscrivant dans cette perspective sont utilisés en sciences de gestion depuis un moment déjà, et sont donc assez bien connus. Nous pensons notamment aux recherches menées par Harold Garfinkel, Peter Berger et Thomas Luckmann, Paul Watzlawick ou encore Karl Weick. Nous voudrions ici attirer l’attention des lecteurs de Management international sur un travail qui, tout en participant de ce courant de pensée, reste à ce jour relativement ignoré nous semble-t-il, y compris en sociologie, bien que son auteur soit l’un des « grands noms » de la discipline. Il s’agit de l’ouvrage d’Erving Goffman intitulé Les cadres de l’expérience, paru aux États-Unis pour la première fois en 1974, sous le titre « Frame Analysis ». Dans les premières pages de ce gros livre, bien moins souvent cité que La mise en scène de la vie quotidienne ou Asiles, Erving Goffman annonce, avec l’autodérision dont il est coutumier, son intention de traiter à son tour, et après bien d’autres, de la question de la réalité. Mais, au lieu de se demander tout simplement ce qu’est la réalité, le sociologue reprend à son compte une question posée par William James il y a plus d’un siècle : « Dans quelles circonstances pensons-nous que les choses sont réelles ? ». Le présupposé de cette question est que l’être humain a besoin d’être convaincu de la réalité des situations qu’il rencontre pour pouvoir s’y engager, y compris en tant que simple observateur. Selon Goffman, la conviction qu’un événement possède bel et bien cette qualité particulière que l’on appelle « réalité » suppose la mise en oeuvre de cadres de références – ou schèmes interprétatifs - pertinents, c’est-à-dire susceptibles d’être confirmés par la suite des événements dans lesquels on se trouve engagé, au minimum en tant qu’observateur (l’observation n’étant qu’une forme d’action parmi d’autres, une forme d’engagement parmi d’autres). Plus précisément, pour le sociologue, la sensation d’avoir affaire à un événement « réel » dépend de notre capacité à appliquer à ce qui se passe un « cadre primaire ». « Est primaire un cadre qui nous permet, dans une situation donnée, d’accorder du sens à tel ou tel de ses aspects, lequel autrement serait dépourvu de signification. » (p. 30). Ces cadres primaires sont, en quelque sorte, des réponses « toutes faites » à la question « que se passe-t-il ici ? ». Ils constituent un stock acquis lors de la socialisation ou …
Parties annexes
Bibliographie
- Berger, P. (1973). Comprendre la sociologie, Paris : Éditions du Centurion, 263 p.
- Callon, Michel; Latour, Bruno (1997). « ‘Tu ne calculeras pas !’ ou comment symétriser le don et le capital », Revue du MAUSS semestrielle, n° 9, septembre 1997, pp. 45-70.
- Callon, M. (1999). « La sociologie peut-elle enrichir l’analyse économique des externalités ? Essai sur la notion de cadrage-débordement » dans D. Foray et J. Mairesse (sous la direction de), Innovations et performances. Approche interdisciplinaires, Paris : Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, pp. 399-431.
- Czarniawska, B. (2006). «A Golden Braid: Allport, Goffman, Weick», Organisation Studies, n° 27 (11), pp. 1661-1674.
- Glasersfeld (Von), E. (1988). « Introduction à un constructivisme radical », dans P. Watzlawick (sous la direction de), L’invention de la réalité. Contributions au constructivisme, Paris : Éditions du Seuil, p. 19-43.
- Goffman, E. (1968). Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris : Éditions de Minuit, 447 p.
- Goffman, E. (1973). La mise en scène de la vie quotidienne.1. La présentation de soi, Paris : Éditions de Minuit, 251 p.
- Goffman, E. (1991). Les cadres de l’expérience, Paris : Les Éditions de Minuit, 573 p.
- Latour, B. (1988). La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris : La Découverte, 300 p.
- Latour, B. (1994). « Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité », Sociologie du travail, n°4, p. 587-607.
- Latour, B. (1995). La science en action. Introduction à la sociologie des sciences, Paris : Gallimard, 663 p.
- Solé, A. (1997). « A propos de l’‘A-responsabilité’ du dirigeant d’entreprise », Éthique des affaires : le phénomène éthique, octobre 1997, p. 13-28.
- Solé, A. (2000). Créateurs de mondes. Nos possibles, nos impossibles, Paris : Éditions du Rocher, 313 p.