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Le Tournant des rêves. Traduire en français en 1936 regroupe plusieurs contributions qui ont été présentées lors d’un colloque organisé à Tours en 2013 et auxquelles sont venus s’ajouter deux articles supplémentaires (dont les auteures, Carole Fillière et Tatiana Victoroff, ont d’ailleurs été fâcheusement oubliées dans la table des auteurs figurant à la fin du recueil). Du point de vue de son inscription dans le champ traductologique, l’ouvrage se revendique ouvertement comme la continuité des grands travaux réalisés en histoire de la traduction durant cette dernière décennie (notamment pour le contexte français). Ainsi, d’une part, les directeurs soulignent la filiation à la série monumentale des Histoire des traductions en langue française. D’autre part, le recueil, qui propose un coup de projecteur sur l’année 1936, doit permettre de poursuivre l’analyse par coupe chronologique déjà entamée par la parution de trois publications s’intéressant respectivement aux années 1830, 1886 et 1943 (Lombez : 2012 ; Humbert-Mougin, Arnoux-Farnoux et al. : 2015 ; Lombez : 2018).

Dans cette exploration détaillée de l’activité traductive en France en 1936, le lecteur est invité, après avoir été mis en condition par une introduction, à une découverte en trois étapes, définies selon la dimension politique saillante des contextes. Il parcourra ainsi les sections « Une Europe en crise : quelles perspectives pour la traduction ? », « Le ressourcement des formes et genres littéraires par la traduction » et « Ouvertures culturelles extra-européennes ».

L’introduction, rédigée par les deux directeurs de l’ouvrage, Bernard Banoun et Michaela Enderle-Ristori, est en réalité une contribution à part entière extrêmement riche. Elle permet une triple mise en contexte. Tout d’abord, elle précise l’orientation générale de l’ouvrage, notamment en explicitant les filiations que nous venons de mentionner. Ensuite, elle rappelle le contexte politique et littéraire de l’époque. Enfin, elle offre un premier panorama bibliométrique de la production traductive.

La première section, « Une Europe en crise : quelles perspectives pour la traduction ? », s’intéresse aux « traductions venues de pays dont la situation politique était alors brûlante : Allemagne, Espagne, Italie, URSS » (p. 26). C’est également, avec six contributions, la section la plus importante de l’ouvrage.

Elle s’ouvre par un article intitulé « “Une urbanité cannibale”. Walter Benjamin, L’Oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique : version de 1936 ». Dans ce texte, Robert Kahn s’intéresse à la traduction de L’Oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique effectuée par Walter Benjamin lui-même, en collaboration avec Pierre Klossowski[1]. Plus particulièrement, il explore trois aspects : premièrement, les relations entre Benjamin et l’équipe éditoriale, qui se sont révélées houleuses, la revue à laquelle l’essai était destiné poussant à une dépolitisation du texte ; deuxièmement, les relations entre Benjamin et Klossowski, qui, elles, étaient sereines ; troisièmement, la traduction en tant que telle.

La deuxième contribution, « Réseaux rouges et filets bruns. Traductions et traducteurs de l’allemand en 1936 », de Michaela Enderle-Ristori, est une étude bibliométrique recensant les traductions d’ouvrages allemands. L’analyse proposée a pour point de départ une polémique lancée en 1934 dans les milieux littéraires français : on se demandait alors si les ouvrages traduits de l’allemand étaient représentatifs de l’âme allemande ou si les auteurs traduits étaient ceux promus par le régime nazi. L’étude montre que c’est dans les écrits relevant des sciences sociales plutôt que dans les oeuvres littéraires que résidaient les enjeux idéologiques. Michaela Enderle-Ristori clôt son article en dressant le portrait de trois traducteurs aux allégeances politiques très variées.

Dans son article « “Il faut faire à Heine une place exceptionnelle…” Réception et traduction des oeuvres de Heinrich Heine par les militants et sympathisants communistes », Claire Placial invite quant à elle le lecteur à s’interroger sur la quasi-absence de traductions de Heine, alors même qu’Aragon avait lancé un appel à traduire l’écrivain allemand en 1936. Pour la chercheuse, ce désintérêt pour Heine s’explique principalement de deux manières : premièrement, en 1936, la préférence est accordée à des auteurs allemands contemporains ; deuxièmement, un article d’Anatole Lounatcharski paru la même année critique Heine, l’accusant d’avoir une compréhension erronée du marxisme. Il faudra attendre encore quelques années avant que Heine ne soit (re)traduit.

Dans le quatrième article, « Les fronts de la pensée et le sang de la culture. L’Espagne de 1936 en guerre et en traduction », de Carole Fillière, le lecteur tourne son regard vers l’Espagne. La guerre civile espagnole et les réactions qu’elle a pu susciter en France sont ici au coeur de la réflexion. Carole Fillière remarque que, dans un premier temps, l’élan de solidarité des milieux intellectuels français envers les républicains espagnols se concrétise peu par une activité de traduction. Il faut attendre la fin de l’année 1936 pour constater ce que la chercheuse appelle un « sursaut traductif » (p. 113). Celui-ci prend en particulier la forme d’une reprise, dans la revue Commune (numéro de décembre 1936), de divers poèmes de résistance qui composent, en espagnol, le Romancero de la guerra civil[2]. Ce travail se poursuivra en 1937 sous la forme d’une anthologie du Romancero.

Tatiana Victoroff nous offre le cinquième article de cette première section. Dans sa contribution intitulée « Paris, arène culturelle et intellectuelle de la Russie », elle montre à quel point la sélection des ouvrages à traduire reflète le débat qui faisait alors rage au sujet de l’URSS. On trouve ainsi des ouvrages représentatifs de chaque « camp ». D’une part, les éditeurs soviétiques assurent une littérature en ligne avec le régime. D’autre part, les autres éditeurs se chargent de traduire des classiques russes (dont certains proscrits par le régime) ou des auteurs exilés.

Enfin, cette première section se clôt sur une contribution d’Anne-Rachel Hermetet, intitulée « Pirandello, mais encore ? Les traductions en français de la littérature italienne contemporaine autour de 1936 ». Dans cet article, qui traite, comme le titre l’indique, des traductions de l’italien vers le français, la chercheuse relève que la détérioration des relations diplomatiques entre les deux pays voisins ne s’accompagne pas d’un bouleversement des flux traductifs : les traductions en français, notamment d’oeuvres contemporaines, restent peu nombreuses. Pour finir, Anne-Rachel Hermetet propose une analyse de trois traductions parues en 1936 : Poissons rouges d’Emilio Cecchi, traduit par Jean Chuzeville ; Les Soeurs Materassi d’Aldo Palazzeschi, traduit par la comtesse Filippi de Baldissero ; et Les Hommes gris d’Ettore Settanni, traduit par Adeline E. Auscher[3].

Cette première partie aborde des configurations dans lesquelles les enjeux politiques sont évidents et est suivie d’une deuxième, qui « porte sur des textes manifestement moins dépendants du contexte politique immédiat » (p. 27). Celle-ci est d’ailleurs intitulée « Le ressourcement des formes et genres littéraires par la traduction ».

Rédigée par Muguraş Constantinescu, la première contribution de cette deuxième partie a pour titre « Traduction et autotraduction de la poésie d’Ilarie Voronca autour de l’année 1936 ». Ayant comme cadre temporel les années 1930 plutôt que l’année 1936 précisément, cette étude a comme sujet le poète roumain Ilarie Voronca et donne un aperçu de la trajectoire suivie par certains écrivains émigrés en France qui, à un moment donné, ont décidé d’écrire en français, ainsi que des réseaux artistiques et littéraires de l’époque. S’intéresser à l’oeuvre de Voronca, c’est constater un passage « de l’écriture dans la langue maternelle à la traduction en collaboration, ensuite à l’autotraduction, et enfin à l’écriture en langue française, sur un fond de bilinguisme, en l’occurrence, roumain-français » (p. 200). Cette évolution et l’importance des réseaux sont ici illustrées par l’analyse de trois oeuvres du poète roumain.

Vient ensuite un article de Mathilde Lévêque, intitulé « Traduire pour l’enfance et la jeunesse en 1936 ». L’auteure souligne que les années 1930 sont une époque pendant laquelle le secteur de la littérature pour l’enfance et la jeunesse subit plusieurs évolutions, et elle relève trois tendances principales. Tout d’abord, elle note un intérêt pour la modernité et la création contemporaine, qui est porté par un petit nombre d’éditeurs nouveaux. Ensuite, elle remarque une volonté d’établir un patrimoine international de la littérature pour la jeunesse. On assiste ainsi à des rééditions d’ouvrages considérés comme des classiques, avec un travail de modernisation qui ne passe d’ailleurs pas nécessairement par une retraduction, mais qui peut être réalisé par le choix de nouvelles illustrations, par exemple. Enfin, il faut prendre en compte la nouvelle réalité médiatique qui se met en place, notamment avec l’arrivée des bandes dessinées et le phénomène Disney, qui ouvre la voie à des transferts médiatiques.

Avec la contribution suivante, nous passons de la littérature pour la jeunesse aux chansons populaires. Dans son article « Traduction et adaptation dans la chanson populaire française en 1936 », Audrey Coudevylle-Vue s’intéresse à la production musicale en France dans les années 1930, dont une partie est marquée par l’influence d’autres cultures, que ce soit par des éléments strictement musicaux (genres musicaux tels que le jazz ou le tango) ou par des reprises de chansons. Dans ce dernier cas, la chercheuse souligne que les paroles font généralement l’objet d’une adaptation-appropriation, par laquelle les nouvelles versions des chansons répondent aux points de repère culturels français. Elle l’illustre par l’analyse de deux chansons : celle d’Un seul couvert please James, adaptée de l’anglais et jouant avec l’image du crooner américain, et celle de Sombre dimanche, reprise du hongrois, qui, dans sa version française, s’inscrit dans le courant réaliste, en vogue alors en France.

La troisième et dernière section de l’ouvrage collectif, « Ouvertures culturelles extra-européennes », est réservée aux cultures sources plus éloignées de la France que celles intervenant dans les deux sections précédentes.

Le premier article de cette section, rédigé par Émilie Audigier, est intitulé « 1936. Une représentation exotique de la littérature brésilienne. La première traduction française de Dom Casmurro de Machado de Assis ». Il s’intéresse à la traduction en français de Dom Casmurro de Machado de Assis, qui a été publiée en 1936 par l’Institut international de coopération intellectuelle, dans une traduction de Francis de Miomandre[4]. Cette oeuvre se démarque de la poignée de romans brésiliens traduits jusque-là en français du fait qu’elle ne repose pas sur un certain exotisme. Émilie Audigier analyse quelques passages de la traduction, notamment en ce qui concerne le traitement de l’ironie.

L’ouvrage collectif s’achève sur une contribution d’Issam Toualbi-Thaâlibî, intitulée « Louis Massignon et le Recueil des oraisons du mystique musulman Al-Hallâj (1936). D’un essai de traduction à la genèse d’une école littéraire ». Il est question ici de la traduction des Akhbâr al-Hallâj effectuée par Louis Massignon et publiée en 1936 aux éditions Larose et Calame[5]. Issam Toualbi-Thaâlibî souligne que, si elle vient à la suite de nombreuses études orientalistes, cette traduction présente deux spécificités qui permettent de renouveler le genre : premièrement, la posture de la suprématie occidentale est abandonnée ; deuxièmement, le travail de Massignon est marqué par une méthodologie particulièrement rigoureuse (analyse du lexique musulman, prise en compte des chaînes de transmission, etc.).

En résumé, le lecteur se trouve ici face à un recueil riche qui allie des études à la fois variées — entre analyses bibliométriques et études de cas — et complémentaires. Si le risque de se perdre existe bel et bien dans certains passages, tant ceux-ci sont touffus (plus particulièrement dans les études bibliométriques), cette analyse commune et pointue de l’année 1936 permet une lecture de l’époque qui gagne en épaisseur, pour ainsi dire ; elle permet, tout en préservant les nuances et en évitant de présenter de façon monolithique et homogène la situation de l’époque, de discerner des éléments ou des thèmes qui, se retrouvant dans telle et telle contribution, apparaissent dans toute leur importance, qu’il s’agisse, par exemple, des réseaux, de la large influence de certaines personnalités ou encore des déplacements de personnes et de la figure de l’auteur exilé. En ce sens, nous serions tentée d’affirmer que la valeur de chaque contribution, déjà élevée en soi, est ici encore rehaussée par les perspectives qu’offrent les autres articles.

Enfin, il faut souligner que, face à cette richesse, il serait aisé d’oublier que l’ouvrage collectif n’est pas (ne peut pas être) exhaustif et qu’il reste bien sûr des angles morts. L’un d’entre eux, qui est mentionné par les directeurs du recueil eux-mêmes, renvoie à l’absence de contribution traitant spécifiquement de l’anglais, même s’il est question de cette langue de façon ponctuelle, notamment dans les contributions d’Audrey Coudevylle-Vue sur la traduction des chansons et de Mathilde Lévêque sur la traduction pour l’enfance et la jeunesse (deux articles qui optent pour une démarche par genre plutôt que par étude des transferts entre deux cultures données). À partir de là, on ne peut qu’espérer que ce passionnant ouvrage qu’est Le Tournant des rêves. Traduire en français en 1936 inspire des études, voire des projets, supplémentaires.