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Les marques peuplent les discours de la vie quotidienne : si cet énoncé paraît de prime abord un truisme, en ce début de xxie siècle où objets et services de toutes sortes saturent nos espaces, Michela Tonti s’est attelée à le démontrer en suivant une perspective linguistique. Son ouvrage intitulé Le nom de marque dans le discours au quotidien, prisme lexiculturel et linguistique, publié en 2020 et préfacé par John Humbley de l’Université de Paris et celle de Vérone, est basé sur une démarche méthodologique et théorique des plus rigoureuses. Au croisement entre l’onomastique commerciale, le marketing, la linguistique, la sémiologie et le droit, cet ouvrage s’avère une version remaniée de la thèse de la docteure en sciences linguistiques et traduction française de l’Université de Bologne, soutenue en 2019. L’auteure vise l’approfondissement des recherches en linguistique de corpus sur les noms de marques à partir de corpus électroniques, à l’heure où celles qui existent ont davantage étayé « des questions étymologiques, morphologiques ou typologiques : il s’agit alors de proposer une vision d’ensemble sur la question » (p. 43).
S’inscrivant de façon assumée dans la lignée des études de Robert Galisson sur les appellations commerciales (rappelons que ce linguiste, disparu en 2020, avait publié avec Jean-Claude André le Dictionnaire de noms de marques courants), Michela Tonti souhaite montrer à quel point les noms de marques peuvent constituer des vecteurs de sèmes culturellement partagés au sein de la société française. En effet, elle développe trois hypothèses selon lesquelles : (i) le nom de marque embrasse une vie discursive et sémantique, échappant alors à sa seule inscription juridique ; (ii) ce nom fonctionne comme d’autres noms de la langue commune ; et enfin (iii) qu’il est l’objet d’innovations sémantiques et morphologiques. Pour ce faire, elle s’appuie sur un corpus électronique de grande taille, Araneum Francogallicum[1]. Celui-ci capitalise des écrits authentiques (afin de se soustraire à toute influence de textes publicitaires) d’origines diverses, que ce soit sur le plan du genre, du registre de langue ou du type des textes. Son approche, « guidée sur corpus », s’inspire de Tognini-Bonelli (2001).
Dans un premier temps, elle définit l’objet « nom de marque » et affirme le dépassement terminologique de son « mentor » (p. 20) Galisson, en délaissant l’expression « appellation commerciale » que celui-ci employait. Elle emprunte néanmoins au célèbre linguiste la conceptualisation du nom de marque, en tant que lieu de sédimentation dynamique lexiculturelle (p. 20). Cette dernière notion est fondamentale dans l’ouvrage, dans la mesure où les noms de marques, comme dispositifs lexicaux, semblent participer, selon l’hypothèse de base, à la circulation de savoirs/créations culturels et de dépôts mémoriels au sein d’une société donnée (voire parfois à l’échelle internationale). Le premier chapitre explicite donc l’objet tant sur le plan définitoire, discursif que sur le plan marketing ou juridique. L’auteure y déploie quelques réflexions servant à baliser les contours de son parcours heuristique, notamment au sujet de la différence entre nom commun et nom de marque sur le plan grammatical et sémiotique, ou encore sur l’unicité référentielle que les marques cherchent à forger autour du nom de marque.
Dans un second temps, Michela Tonti définit avec la plus grande précision ses choix méthodologiques : l’approche inductive se sert des données observées pour créer une configuration théorique. Elle explicite de quelle façon le processus de recherche linguistique prend en compte le statut commercial du produit ou du service promu par la marque, en prenant soin de distinguer les marques ombrelles ou encore les marques gamme. Après une extraction informatique suivie d’une exploration manuelle, il ressort un peu moins de 2000 noms de marques (composés et simples) observables pour son analyse. Les variables que la chercheuse exploite, en utilisant les outils de la linguistique de corpus, concernent la classe des marques attribuée par le marketing, le nombre d’occurrences ainsi que la classe commerciale d’appartenance (classement provenant de l’INPI[2]).
Ce qui suit se présente comme un développement des résultats en trois parties, les chapitres 3, 4 et 5. En premier lieu, Michela Tonti explore les phénomènes de construction de sens ainsi que le « dépôt lexiculturel » transmis par la circulation des noms de marques dans le langage quotidien. S’appuyant sur le concept de palimpsestes verbo-culturels de Galisson (1993), phénomènes qui témoignent de comportements discursifs surgissant de la culture au sein d’une société donnée, Michela Tonti examine à quels niveaux les noms de marques s’élaborent comme « activateurs lexicaux et culturels […] et fonctionnent comme une réserve de noms de communs » (p. 59). Visant l’étude de la polysémie des noms de marques, Michela Tonti choisit d’analyser ceux basés sur des lexies existantes. Elle montre, avec des exemples tels que les sigles (BHV) ; les noms de saints (Saint Maclou) ; les emprunts aux langues étrangères (Sharpie) ou régionales (Ch’ti) ; les références à la culture gastronomique traditionnelle (La Laitière) ou à la culture mythologique (Midas), qu’il faut envisager les noms de marques en fonction de leurs environnements énonciatifs et également considérer leurs cooccurrents relativement à leur dimension axiologique. La linguiste démontre comment l’impasse sur cette démarche analytique peut aboutir à des hésitations sémantiques et référentielles. De fait, le chapitre trois s’avère un outil précieux pour les études ultérieures en linguistique, pragmatique ou sémantique.
En second lieu, Michela Tonti met à l’épreuve les outils méthodologiques sélectionnés sur des corpus de grande taille. Elle effectue, dans le chapitre 4, non seulement l’exploration du nombre d’occurrences (notoriété), mais aussi celle de la réputation (niveau appréciatif/dépréciatif). Les résultats de cette recherche sont d’autant plus intéressants qu’ils se basent sur la théorie de l’évaluation de Hunston (2011) (à partir des affects, des jugements et de l’appréciation), et qu’ils font aussi ressortir les démarches méthodologiques opérées sur des corpus totalisant plus de 1000 termes. Ainsi, la linguiste dresse un panorama d’adjectifs, de verbes et d’expressions évaluatives cooccurrents aux noms de marques et débouche notamment sur la conclusion que ces derniers constituent de bons candidats en tant que noms courants d’un point de vue lexiculturel (p. 108). De plus, elle montre que les noms de marques peuvent favoriser l’intercompréhension par le biais de l’humour (p. 118). En ne s’attachant pas seulement aux noms de marques jouissant d’une circulation importante, Michela Tonti clôt le chapitre en examinant la portée mémorielle de noms de marques capitalisant peu d’occurrences (Sodebo, Canada Dry, Sophie la Girafe, etc.).
Enfin, le chapitre 5 s’attache à la découverte, au sein du corpus, de variations linguistiques, qu’elles soient orthographiques, morphosyntaxiques ou sémantiques des noms de marques. Dans cette dernière partie, l’auteure nous montre la validité de l’hypothèse de départ, qui postulait que les noms de marques s’avèrent des dispositifs linguistiques n’échappant pas à la créativité des locuteurs et locutrices les manipulant. Qu’il s’agisse de trémas, d’accents, de variations en nombre, d’emploi de partitifs, d’hypernéologie, d’emplois métaphoriques, etc., les noms de marques deviennent eux aussi le témoin, comme d’autres termes, du dynamisme linguistique qui habite toute langue vivante.
L’apport majeur de l’ouvrage réside dans la proposition que les noms de marques, loin de ne constituer que des appellations commerciales dévolues au domaine juridique et marketing, produisent des discours qui participent d’une fonction de dynamisation linguistique propre aux autres noms. En outre, la proposition méthodologique, qui découle d’une approche théorique solide et bien documentée, ne laisse aucune ambiguïté s’immiscer quant aux résultats exposés. On regrette en revanche que les différents processus étudiés ne soient pas plus reliés à la dimension idéologique ou argumentative de la circulation des noms de marques au sein des discours. L’ouvrage illustre cependant de manière persuasive et soignée à la fois la façon dont la linguistique de corpus peut être employée pour l’onomastique que Humbley qualifie de parent pauvre de la linguistique dans la préface (p. 13), et les variations que les noms de marques peuvent revêtir.
Parties annexes
Notes
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[*]
L’auteure est membre de LADISCO.
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[1]
Accessible à l’adresse suivante : http://unesco.uniba.sk/aranea_about/_francogallicum.html
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[2]
Institut National de la Propriété Industrielle
Bibliographie
- Galisson, Robert (1993) : « Les palimpsestes verbaux : des révélateurs culturels remarquables, mais peu remarqués ». Repères. Recherches en didactique du français langue maternelle. 8 :41-62.
- Galisson, Robert et André, Jean-Claude (1998) : Dictionnaire de noms de marques courants, Essai de lexiculture ordinaire. Paris : Didier Érudition.
- Hunston, Susan. (2011) :Corpus Approaches to Evaluation : Phraseology and Evaluative Language. Londres : Routledge.
- Tognini-Bonelli, Elena (2001) : Corpus Linguistics at Work. Amsterdam : John Benjamins.