Corps de l’article

Le collectif dédié à la mémoire de Stefan Kaempfer et dirigé par Franziska Humphreys réunit des textes de langues française et allemande, dont la plupart sont issus des rencontres annuelles « Penser en langues – In Sprachen denken ». Les auteurs de ces textes partagent leurs réflexions, leurs analyses et leurs questionnements sur les enjeux actuels, culturels et politiques de la traduction. L’entre-deux-cultures est un lieu de passage et de naissance de la signification, il est omniprésent dans ces textes qui abordent les thèmes de l’étrangeté, de l’équivoque, de la pluralité des langues (maternelle, fonctionnelle, étrangère), des intraduisibles comme source intarissable d’évolution de la connaissance, du passage du signifié entre la pensée, la parole et l’écrit, ainsi que sur le rapport ambigu auteur-traducteur. Les auteurs, philologues, philosophes, psychanalystes, traducteurs et écrivains invitent le lecteur à réfléchir différemment sur les enjeux de la traduction. Ces réflexions sur fond d’herméneutique et de déconstructionnisme explorent la pensée, entre autres, de Schleiermacher, Derrida, Arendt, Hegel, Goldschmidt, Dilthey, Rousseau et Foucault. Puis, avec une distance nécessaire, elles nous ouvrent des horizons nouveaux : une voie herméneutique de la traduction. Ce collectif se divise en quatre parties comprenant dix-neuf textes et trois écritures poétiques. Cette lecture s’adresse à un public érudit, intéressé par le questionnement sur les théories de la traduction, sur la nature de l’échange dans les processus de traduction et sur les réflexions sur la signification. Elle suscite une curiosité intellectuelle et une réflexion profonde sur des sujets essentiels. Une connaissance assez approfondie des domaines de la philosophie et de la philologie est incontournable. Plusieurs textes relatent l’oeuvre colossale d’auteurs tels que Derrida et peuvent paraître obscurs aux yeux de certains lecteurs. Néanmoins, un fil conducteur et des références pertinentes permettent justement un approfondissement de la réflexion à tout traducteur ouvert d’esprit.

La première partie intitulée « Les langues de la traduction » ouvre sur une réflexion de la langue en tant qu’objet dans une approche épistémologique, philologique et poétique. En prémices, on nous offre les souvenirs d’Italie d’Ester Kinsky avec un extrait du Bosquet, une prose où la langue devient l’objet du sensible à l’oreille étrangère, par sa couleur, son odeur et sa musicalité. Puis Isabelle Alfandary, dans « Philosopher en langue maternelle », réfléchit sur la sensibilité de la langue, entre langue maternelle et étrangère, cherchant à savoir si les langues se concurrencent, si elles ont des prédispositions pour occuper une fonction, comme celle de l’entendement. Les carcans traditionnels de manière de penser nous amènent-ils sur la voie de la rigidité ? Alfandary cite Derrida, soulignant que certaines langues plus opaques pour une oreille étrangère sont une source inépuisable de découvertes (p. 38). Lorsqu’on parle d’interprétation, on oublie parfois que l’opacité existe aussi à même une seule langue. Ce texte introduit également l’interlangue d’Hegel, un endroit privilégié pour la compréhension, qui n’est pas sans nous rappeler le concept d’intersection entre les langues de l’herméneutique. Sur ce fil conducteur, on poursuit avec Arno Renken vers l’étrangeté et l’équivoque dans son texte « Traduire, relier : pluralité des langues et langue maternelle chez Arendt ». Renken se penche sur le procédé d’interprétation dans le rapport entre langue maternelle et langue étrangère dans un contexte de pluralité des langues. Il s’inspire des réflexions d’Hannah Arendt (1906-1975), philosophe juive allemande survivante de l’holocauste, qui s’est expatriée en Amérique. Comment se manifeste l’interprétation chez quelqu’un qui possède une langue maternelle, mais aussi qui connaît, parle et vit dans un contexte de langue étrangère ? Renken y voit un phénomène de soustraction des langues qui n’est pas sans nous rappeler la déconstruction de Derrida, dont il fait mention d’ailleurs. De quelle manière nous approprions-nous une langue ? Dans son texte, il pose un nouveau regard sur le procédé de la traduction qui va bien au-delà d’une simple correspondance entre les langues source et cible, et qui traduit l’équivoque entre les langues et aussi dans la langue elle-même : une tension présente à l’extérieur, mais également à l’intérieur. Il termine par une définition de la traduction dont le sens naît lorsqu’il « convoque le signe et la pensée, la ligne et l’idée » (p. 67). Tout en continuité, Marco Baschera, dans son texte « Que signifie vivre entre les langues », porte une réflexion basée sur l’analyse de l’oeuvre de Goldschmidt. Lorsque l’on vit dans un contexte multilingue, l’interlangue n’est pas un vide entre les langues, mais plutôt un partage créatif entre les langues qui se rencontrent. Avec la métaphore de Goldschmidt sur le relief entre les langues, les versants en cachent d’autres, on ne voit qu’un côté à la fois, mais une langue n’existe que dans son rapport avec l’autre. Selon Baschera, Goldschmidt s’oppose au concept de hiérarchie des langues, cette réflexion boucle cette partie avec un retour sur la spécialité d’une langue.

La deuxième partie, « La traduction en face à face », comporte une poésie et cinq textes qui s’articulent autour de l’activité traduisante ainsi que de la grammatologie de Derrida. Le texte « Traduire Derrida » du premier auteur, Hans‑Jörg Rheinberger, aborde un sujet intéressant entre la perte, de la parole à l’écriture (sujet qui reviendra au dernier texte du livre), un parallèle avec la supplémentation de la traduction comme surplus et perte. Pour lui, la traduction est non linéaire, elle n’a ni origine ni fin, ce qui nous ramène au dialogue constant avec le texte de l’herméneutique, à la fois circulaire et bidirectionnellement linéaire. Arthur Lochmann réfléchit à la spécialité d’un texte dans « Penser sans savoir, penser sans le savoir », et en conclut que le traducteur pense sans savoir puisqu’il n’est pas l’expert du sujet qu’il traduit. Il s’agit d’une négociation constante entre le texte et son interprétation. Il offre un aparté sur la note de traduction où il souligne que rendre explicite une intention absente du texte « empêche le lecteur de vivre “la caverne où tout résonne” » (p. 122). Le texte d’Olivier Mannoni porte sur les « Tensions cannibales : de la relation productive entre la traduction et son auteur ». Le titre parle de lui-même, cette relation peut avoir une portée vivifiante, mais aussi destructrice entre possession, tension et création. Puis, dans les « Notes de traduction », entre univocité, unicité et polysémie, Stefan Kaempfer prend position quant à la nécessité d’en faire usage pour prévenir les situations conflictuelles. Le texte « Suppléments traductifs au Dictionnaire des intraduisibles de Barbara Cassin » des auteurs Judith Kasper, Theresa Meyer et Jonathan Schmidt‑Dominé clôt cette partie. Les auteurs discutent de leurs motivations pour créer des suppléments au dictionnaire. On y livre une information intéressante sur la querelle des cinquante dernières années entre l’herméneutique, le poststructuralisme et le déconstructionnisme. La référence au préfixe intra- « d’intraduisible » (comme dans « entre » les langues) n’est pas sans nous rappeler la vision herméneutique de Schleiermacher et d’Heidegger, celle de cet espace de rencontre entre les langues où l’acte de traduire doit se faire. Ce texte explique la méthode de travail particulière et asystématique de Cassin, influencée par les sophistes et la psychanalyse, qui rend son approche moins « rigide » et donne des résultats intéressants. Le premier supplément discute de l’interdiction des équivoques en philosophie et le deuxième, des expressions adverbiales (en général, en somme, du tout et même) utilisées d’une manière contingente, contradictoire à leur propre rôle.

La troisième partie « Penser la traduction et ses effets » comporte cinq textes et une prose au début de Jean‑René Lasalle, Arbre métalingue. Elle gravite autour d’une tension nécessaire dans la part indissociable entre la pratique et la théorie. Lasalle nous livre une poésie babélienne qui ouvre la porte à une cacophonie de possibilités : sur l’intraduisible. L’auteur Thomas Fries, dans « Penser en langues », nous amène à réfléchir sur la présence du procédé traductif dans les actes de penser, de parler et d’écrire, ce qui rejoint la pensée de Rousseau. Puis, dans un échange de lettres entre Germaine de Staël et Wilhelm von Humboldt, la réflexion porte sur la fonction d’une langue. Le français est-il une langue plus adaptée au discours, l’allemand à la réflexion philosophique ? Staël et Humboldt se rencontrent dans la poésie qui pour eux possède cette transcendance permettant à toutes les langues de s’exprimer. Jürgen Ritte avec l’éternel conflit entre la lettre ou l’esprit tente de circonscrire ce qui rend une traduction relevante. Fabienne Durand-Bogaert, dans « Traduction et pouvoir heuristique », nous entretient sur l’analyse de Freud dans son processus d’autotraduction. L’effet miroir provoqué par notre confrontation avec l’étranger nous renvoie à notre propre langue, en tant qu’étrangère. Elle souligne le concept intéressant de transmigration d’Hélène Cixous où tout circule et se transforme sans fin (p. 221). L’auteur Denis Thouard, dans ses « Pensées cavalières sur la traduction », considère que la langue étrangère n’est pas plus productive qu’une langue maternelle, c’est la connaissance et la compréhension de cette langue étrangère qui évolue et la rend productive dans la retraduction. La langue est imprégnée d’affectivité, alors nécessairement la traduction l’est aussi. Quant à Caroline Sauter, elle nous transporte dans les dédales amoureux de la langue où philologie et eros s’entremêlent. Elle nous offre une réflexion originale et un argumentaire structuré qui démontrent l’art sensible du mot dans son rapport intime avec une philologie qui l’absorbe, ou un philosophe qui le caresse : un rapport de sensibilité du traducteur avec la traduction.

La quatrième et dernière partie, « En lisant, en traduisant », réunit Marcel Beyer, Thomas Schestag, Christoph Roeber, Sina Dell’Anno, Wolfgang Hottner et Ester von der Osten. Entre la prose et la poésie, le théâtre et la mise en scène métaphorique ; un retour sur l’entrelangue où se construisent les cercles herméneutiques à l’indéfini. Cette partie clôture le livre sur des réflexions de voyage, sur la frontière linguistique, l’entre-deux nécessaire, la rencontre, le propre et l’étranger. Telle une fleur étrangère, la langue en trainspotting est portée par le vent vers des lieux qui lui sont étrangers : amalgames, influences, évolution, dissolution, redéfinition. Puis l’intraduisible mot énoncé de Paul Celan nous porte vers les réflexions de Foucault, un cercle d’initiés dans un seul esprit : entre le dit et le taire… tout un monde ! La traduction est une relation textuelle de simultanéité, de réciprocité et d’égalité où le temps et les lecteurs entrent en jeu et s’entremêlent dans une transformation perpétuelle. Le texte de Dell’Anno élabore une réflexion autour des métaphores de Georges Hamann, sur la broderie, dont l’envers nous montre le perceptible des fils et de ses imperfections, une vision sur la traduction et l’étranger qui laisse ses traces. Puis le texte d’Hottner analyse la métaphore de Walter Benjamin sur la forêt montagneuse. La poésie et le topos font partie de la forêt, alors que la tâche du traducteur y est exclue, un éloignement nécessaire pour sa forme propre. Cette dernière partie se clôture avec le texte d’Osten intitulé « La transcription comme archive ». C’est un retour sur l’interprétation au coeur de la compréhension, la traduction est une interprétation et la transcription de l’oral aussi. L’entrelangue existe aussi entre la parole et le texte, mais qu’y a-t-il derrière le mot ? La parole est une musique, elle contient de nombreux signes qui se perdent avec le mot. Il faut consigner la parole pour transcrire, mais aussi interpréter et re-traduire.

Ce livre Penser la traduction nourrit une réflexion sans frontière, incontournable, et participe à construire un pont pour relier la traduction, la traductologie, la philologie et la philosophie. Aux confins des théories culturelles et des théories de la traduction, une voie productive se dessine pour penser la traduction autrement. Et quoi de mieux pour penser autrement que de réunir des auteurs érudits provenant d’horizons différents, là où la créativité prend naissance ; un collectif hétérogène où se rencontrent les auteurs entre « l’antre et l’entre » ? Une voie à suivre et à poursuivre : penser différemment, un défi nécessaire.