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Le recueil propose un éventail de contributions rassemblées à la suite d’un séminaire organisé par l’axe de recherche « Dynamiques Transculturelles et Transnationales » sur le thème de la « traduction prismatique » telle que définie par le professeur Matthew Reynolds (Université d’Oxford), ainsi que des contributions spécialisées (p. 9). On pourrait penser que la traduction prismatique serait le fil conducteur de l’ouvrage, mais à la lecture de l’« Introduction », on comprend que l’ouvrage portera (aussi) sur la matérialité de la traduction (« Text-Making, Text-Shaping and The Act of Translation » [ 14-25]). Le concept de traduction prismatique n’étant pas défini d’emblée, je suis allée le chercher sur le site Web de l’OCCT (Oxford Comparative Criticism & Translation) et je l’ai trouvé dans une description du projet de recherche du même nom, mené par Reynolds :
Prismatic Translation is led by OCCT Chair Matthew Reynolds in collaboration with Sowon Park and OCCT Postdoctoral Researcher and Co-ordinator Eleni Philippou. The key idea is to see translation as a process that inevitably produces multiple variants, both within and across languages, and to trace out the theoretical, practical, cognitive and creative consequences of this view. […] [Translation as a prism] can also be seen as a release of multiple signifying possibilities, an opening of the source text to Language in all its plurality.
OCCT s.d : s.p.
Reynolds a également dirigé un récent recueil sur le sujet, intitulé Prismatic Translation (2019). Les premiers effets de Textuality and Translation ont donc été l’abandon de ma posture de lectrice passive et la découverte du concept fort intéressant de la traduction comme prisme, dont Reynolds donne deux exemples, à défaut de revenir en détail sur la définition, dans le « Prélude » (Section I, p. 29-45), avec la traduction prosodique d’extraits de Madame Bovary et les traductions plurielles du grec ancien d’Anne Carson.
Si l’on file une métaphore prismatique, les contributions réunies dans Textuality and Translation forment des arcs-en-ciel de points de vue sur la textualité, aussi stimulants que variés, qui recoupent de nombreux domaines (traduction littéraire, traduction professionnelle, traduction institutionnelle, culture, histoire, film, comédie, etc.). Le propre de tels ouvrages collectifs interdisciplinaires est de s’adresser à des publics pas toujours spécialistes des sujets abordés, ce qui n’est pas antinomique avec l’objectif (tout à fait atteint) du présent recueil de susciter de nouvelles conversations (p. 15). Chacun·e[1] y piochera ainsi des contributions qui correspondront à ses champs d’intérêt ou qui piqueront sa curiosité et lui donneront envie d’aller plus loin.
J’ai trouvé la lecture de la « Section II » sur les contextes de production des traductions (p. 49-95) particulièrement enrichissante. Dans le premier chapitre (p. 49-74), Rudy Loock examine la question de l’évaluation de la qualité du travail des « biotraducteurs » (humains, dont l’intervention parfaite est, selon Loock, la plus « invisible » possible [p. 68]) et de leur valeur par rapport aux machines, Loock nous rappelant que la traduction dépasse toujours l’exactitude grammaticale. Le second chapitre, de Thierry Fontenelle, porte sur l’évolution de la traduction professionnelle, les aspects du flux de travail liés à l’exploitation des mémoires de traduction et les compétences professionnelles paralinguistiques en traduction, ce dernier sujet étant trop peu abordé, selon l’auteur, dans l’enseignement de la traduction (p. 75-93), une réalité qu’étudiant·e·s et praticien·n·e·s ne nieront pas. L’éclairage de Benjamin Heyden, Martin Pirard et Marie Herbillon sur les difficultés de production des textes européens est une suite naturelle de cette réflexion sur la traduction professionnelle, cette fois-ci au sein des institutions européennes. Ces dernières produisent en effet des textes dans 23 langues différentes (dont certaines rares) et ces traductions influencent directement la vie des ressortissants de l’Union. Dans ce contexte, les concepts de qualité, d’autorat, de source et de cible prennent des dimensions particulières, ici fort bien expliquées (p. 95-116). Ces trois chapitres montrent qu’au-delà du fossé souvent décrit entre théorie et pratique de la traduction, il reste à établir des passerelles entre théorie, pédagogie et contextes professionnels de la traduction, car les questions soulevées par les diverses pratiques recoupent des interrogations théoriques fondamentales et des sujets auxquels la formation en traduction prépare peu.
Il est difficile de tirer une conclusion aussi uniforme de la « Section III », sur la multimodalité, car le lien entre les trois contributions est plus ténu, ce qui n’enlève rien à l’intérêt de chacune. Le premier chapitre de Clive Scott est, à l’ère dite numérique, une provocante réflexion théorique sur la matérialité de la page en traduction littéraire, qui contient d’intéressantes considérations sur l’expérience physique du texte par la personne qui traduit ou encore celle qui lit et performe la lecture, ainsi que sur l’écologie de la matérialité de la page (p. 119-164). Le chapitre est suivi sans transition d’une étude de Catherine Chauvin sur les performances multilingues ou autotraduites de l’humoriste et activiste britannique Eddie Izzard (p. 165-198). Chauvin y aborde les thèmes de la traduction en contexte multilingue, des défis de la traduction et de l’intertextualité de l’humour verbal, ainsi que du pouvoir évocateur du geste comme complément ou substitution au jeu de mots. Izzard, ouvertement fluide de genre, navigue entre les cultures et les identités de genre depuis les années 1990. Le parti pris d’éluder cet aspect de la présentation de l’artiste m’a étonnée ; celui de genrer Izzard au masculin mériterait une justification. Izzard, aujourd’hui de genre féminin, traduit-elle ses jeux de mots sur le genre et, si oui, comment ? Je serais curieuse de l’apprendre dans un tel article. La section s’achève par une contribution de Regina Range sur Gina Kaus, romancière et dramaturge juive qui, après avoir fui l’Allemagne nazie, est devenue traductrice et autrice de scénarios pour le théâtre et le cinéma. Le chapitre analyse les flux textuels non linéaires entre les divers écrits de Kaus, qui remettent en question certaines des frontières établies entre rédaction, traduction et adaptation et démontrent la puissance créatrice de la traduction au sens large ; la minutieuse enquête de reconstitution menée par Range se lit comme un roman.
La « Section IV » comporte un article unique de Claudine Le Blanc sur les retraductions (p. 231-252). Le Blanc y aborde les thèmes de la « rivalité » perçue entre les versions d’oeuvres connues et le potentiel de recréation de chaque nouvelle réécriture comme nouvelle vie du texte, tant du point de vue de la traduction que de la réception.
Les différentes approches textuelles présentées dans le recueil, vues à travers le prisme de la traduction, sont autant de pistes à explorer sur la nature et les contextes de production du texte et inspireront étudiant·e·s et chercheur·e·s. À défaut d’y trouver une grande cohésion, on en tirera une riche matière à réflexion. Les hasards des publications universitaires font que Prismatic Translation (Reynolds 2019) et Textuality and Translation paraissent à quelques mois d’écart, probablement sans se répondre, une occasion de se plonger simultanément dans les deux recueils pour découvrir le concept de traduction prismatique, de chercher les résonances sans doute plurielles entre les deux ouvrages et d’entrer dans la conversation à laquelle les deux recueils nous invitent.
Parties annexes
Note
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[1]
J’utilise ici l’écriture inclusive. Je préfère le point médian, que je trouve plus gracieux, aux parenthèses ou aux crochets. Je recommande aux personnes désireuses d’en savoir plus sur le sujet la lecture d’Inclusivement vôtre, le guide de rédaction inclusive de l’INRS (https://inrs.ca/wp-content/uploads/2021/03/Guide-redaction-inclusive-inrs-vf.pdf, consulté le 8 mai 2023).
Bibliographie
- OCCT (n.d.) : Prismatic Translation. URL : www.occt.ox.ac.uk/research/prismatic-translation, consulté le 8 mai 2023.
- Reynolds, Matthew, dir. (2019) : Prismatic Translation (NED-New edition, vol. 10). Modern Humanities Research Association.