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Dans son ouvrage, Yifeng Sun décortique le vaste concept d’espaces traductifs (translational spaces) et l’objective par l’intermédiaire d’exemples tirés de la dyade « Chine-Occident ». Au risque de simplifier à outrance, on pourrait situer l’auteur au carrefour des études culturelles, des études littéraires, de la « pensée postmoderne » et de la « philosophie continentale », ce qui se reflète autant dans le fond que dans la forme de ses textes. Bien que présenté comme une monographie, le livre se lit davantage comme une collection plus ou moins cohérente d’articles, notamment parce qu’au moins quatre des neuf chapitres qui le composent (2, 3, 6 et 8, voire également 5, 7 et 9) incorporent à divers degrés des contenus déjà publiés séparément (p. vi).

Dans l’introduction, Sun affirme que, « pour le dire simplement, la traduction est le résultat d’une reproduction dans un autre espace temporel » (p. 2, notre traduction[1]), mais précise ensuite qu’une foule d’écueils mettent en péril cet idéal.

Le premier chapitre, « Translation and spaces », s’avère certainement le plus important d’entre tous, car il concerne précisément l’idée centrale de l’ouvrage : « Here the concept of space(s) is understood not only as the bridging of a gap or distance between two languages and cultures but, more importantly, as a tangible strategy to understand and disentangle exactly what happens to translation » (p. 10). D’ailleurs, selon Sun, le fait de « spatialiser » la traduction pourrait contribuer à sa valorisation et à son autonomisation.

Dans le deuxième chapitre, « Distance and temporality », l’auteur explore divers types de distances pertinentes pour la traduction (linguistique, culturelle, politique, esthétique, temporelle, etc.), sans oublier celle qui existe entre l’auteur d’un texte et le lectorat des traductions correspondantes, ou encore entre un texte et ses traductions. Toutefois, l’apport le plus novateur de Sun à la notion de distance est sans doute la dichotomie qu’il établit entre la distance objective, préexistante entre les langues-cultures et entravant la traductibilité, et la distance artificielle, créée et ajustée délibérément lors de l’acte traductif par les traducteurs à des fins de médiation ou d’intervention.

Le troisième chapitre, « Cosmopolitan space and transnational resistance », traite notamment des nuances entre traduction cosmopolite et traduction culturelle ainsi qu’entre interculturality et cross-culturality. Il y est également question de références culturelles, de (dé/re)contextualisation, d’hybridation, de traductibilité (et d’intraduisibilité) culturelle, de même que de nationalisme universitaire, tout cela dans le contexte chinois, par rapport à l’Occident. À vrai dire, Sun aborde une foule d’autres thèmes en invoquant une multitude de concepts et d’exemples, mais les liens entre ces éléments ne sont pas toujours évidents. En somme, il s’agit d’un chapitre plutôt bigarré et difficile d’approche.

Dans le quatrième chapitre, « Translation and world literature », l’auteur s’intéresse au rôle que joue la traduction dans la circulation internationale de la littérature et offre une réflexion fouillée et nuancée sur les défis que pose l’intraduisibilité dans le cadre de cette entreprise. Sun s’attarde ici entre autres aux idées de mistranslation et de failed translation, de perte et de gain, d’étrangéisation et de domestication, ainsi que d’authenticity et de reliability… À l’instar du chapitre précédent, on a ici affaire à un texte à la fois dense et exigeant.

Le cinquième chapitre, « Spatial translatability », porte sur la traductibilité et ses limites, notamment celles attribuables à l’éternel problème de la recréation ou du transfert concomitant du sens et de la forme. Sun ouvre le chapitre par un tour d’horizon de la longue histoire de l’idée de traductibilité (et de celle d’intraduisibilité), puis construit sur le sujet un long exposé qui vaut le détour. Cependant, comme ailleurs dans l’ouvrage, les idées et les concepts sont tellement abondants qu’il se révèle ardu de saisir le coeur du propos de Sun, ce qui se concrétise paradoxalement entre autres dans l’extrait suivant : « Intelligibility is a precondition to comprehensibility, which in turn should also be a precondition to readability, all of which may create different dimensions of translatability » (p. 95). Plus loin dans le chapitre, Sun propose quelques exemples des limites de la traductibilité, dont un reposant sur le cas des termes employés en chinois pour décrire les liens familiaux.

Dans le sixième chapitre, « Multicultural contextual spaces », Sun aborde la question de l’interprétation (au sens « herméneutique » du terme) dans le cadre de la traduction, notamment à travers le prisme des tensions entre l’intention auctoriale et l’intention traductorielle. Bien qu’épousant globalement les vues du poststructuralisme, Sun remet ici en question l’opportunité absolue de l’idée de la « mort de l’auteur » pour la traduction, sans toutefois nommer celle-ci explicitement. Du reste, il est question, entre autres sujets, de décodage et de réécriture, des politiques culturelles de traduction en Chine et de la place de l’idéologie dans l’interprétation.

Le septième chapitre, « Spatial trajectories of “back” translation », concerne le cas très précis des allers-retours culturels et linguistiques entre la Chine et les États-Unis dans le domaine littéraire. Il s’agit en fait essentiellement de voir comment les auteurs sino-états-uniens combinent les cultures chinoise et états-unienne dans leurs oeuvres puis comment certaines de celles-ci sont traduites en chinois, dans une séquence complexe de traduction culturelle, de traduction linguistique et de rétrotraduction à la fois culturelle et linguistique. Du même souffle, Sun retrace l’histoire de la littérature sino-états-unienne et le parcours de plusieurs des oeuvres qui s’y inscrivent, non sans exposer au passage moult maladresses de traduction. Il s’agit ici d’un très beau texte, bien ancré dans le concret.

Dans le huitième chapitre, « Deconstruction and translation research », l’auteur cherche à remettre les pendules à l’heure quant au véritable discours de Derrida sur la déconstruction de même qu’à propos de la pertinence de cette approche pour la traduction. Les concepts d’équivalence et de sens font rapidement leur apparition et, pour l’auteur, « c’est précisément la nature dynamique et plurielle du sens qui confirme la nécessité de la traduction » (p. 154, notre traduction[2]). Comme à son habitude, Sun touche un peu à tout au fil du chapitre, notamment à la traduction du point de vue des signifiants et des signifiés, mais, en résumé, c’est fondamentalement un plaidoyer en faveur de l’utilité de la déconstruction pour la traduction qui est présenté ici.

Le neuvième et dernier chapitre, « Empowering translation », nous ramène en quelque sorte au premier, car l’objectif ici est également de « renforcer » la traduction, cette fois en la considérant comme une véritable activité primaire. Sun aborde notamment le problème philosophique de l’impossibilité de la traduction, la notion de transformation en traduction, la traduction comme pratique maintenant transculturelle, les concepts de refonte, de recréation, de réécriture, d’imitation, d’adaptation, etc., et la poétique de la traduction. Ce dernier chapitre, à l’image de la plupart des précédents, se révèle très hétéroclite et, de ce fait, il s’avère difficile d’en faire ressortir les grandes lignes de manière convaincante.

Vers la fin de la conclusion de l’ouvrage, on trouve la phrase suivante, qui pourrait synthétiser la thèse de Sun : « Transcultural spaces are keenly needed for empowered and effective translation to be produced, on the strength of which a Chinese-Western convergence can be achieved through genuine cross-cultural dialogue and understanding » (p. 188). À chacun d’en tirer ses conclusions, mais nous ne pouvons qu’y voir une affirmation assez creuse, ce qui représente d’ailleurs, à notre avis, l’un des problèmes chroniques du livre.

L’ouvrage souffre effectivement selon nous de plusieurs faiblesses, la plus manifeste d’entre elles étant que le concept d’espaces traductifs ne parvient hélas pas à jouer son rôle de fil conducteur. Toutefois, à nos yeux, le défaut le plus important du livre réside dans son opacité. Pour nous, l’autre grand problème de l’ouvrage se résume par le proverbe « qui trop embrasse mal étreint ». La redondance constitue également une source d’irritation qui finit par perturber la lecture ; on trouve en effet de nombreux passages répétés presque à l’identique au fil de l’ouvrage (p. ex. : « However, by and large, a bad reader can barely be a good translator, although there is no guarantee that a good reader will make a good translator », p. 15 et « However, it can be observed that a bad reader cannot be a good translator, although there is no guarantee that a good reader will make a good translator », p. 172). Sun multiplie également les remarques à connotation prescriptive comme s’il s’agissait de vérités pures et simples, par exemple : « Formal features of the original need to be reflected to an acceptable degree in translation […] » (p. 4). Or, la question de la « reproduction » de la forme, loin d’être universelle et absolue, ne dépend-elle pas en réalité de nombreux paramètres parmi lesquels le type de texte, le mandat de traduction et la vision de la personne qui traduit ? Dans la même veine, l’emploi de tournures passives impersonnelles (p. ex. : « […] translation is seen as characteristic of being governed by different types and variables of distance […] », p. 2) se révèle très fréquent, ce qui nous amène à nous demander qui au juste se trouve derrière toutes ces impressions présentées comme des faits. En outre, certains éléments plus ponctuels nous ont également agacé, par exemple ce qui semble la minimisation par Sun des difficultés pouvant survenir pendant la phase onomasiologique du processus traductif (p. ex. : « […] if something is interpretable, it is translatable », p. 5, 91, 98 ; « […] if meaning is univocal, it is straightforwardly translatable », p. 156). Enfin, bien que l’auteur se réclame de la notion d’espace, on ne trouve que très peu de références aux travaux marquants sur la question en traductologie (voir Simon 2018a ; 2018b pour un tour d’horizon du concept).

En contrepartie, nous avons relevé bon nombre de passages que nous avons trouvés fort rafraîchissants en ce qu’ils nous semblent remettre en question des idées reçues ou aborder certains « tabous » en traductologie. À titre d’exemple, Sun soutient que la traductibilité ne peut pas être tenue pour acquise sachant que la traduction s’inscrit dans une lutte perpétuelle contre l’intraduisibilité (p. 11), qu’il y a toujours une perte en traduction (p. 97), que les structures des langues influent sur le contenu transféré par la traduction (p. 112) et que tout en traduction ne relève pas forcément de l’idéologie (p. 182). Par ailleurs, si nous croyons que Sun ne s’exprime pas toujours clairement, nous devons néanmoins reconnaître l’élégance de sa plume comme la richesse de son vocabulaire. En dernière analyse et en toute franchise, il nous faut admettre que nous ne faisons pas nécessairement partie du public « naturel » de son ouvrage.

En conclusion, bien que nous ne puissions pas recommander la lecture de Translational Spaces à l’ensemble du lectorat traductologique, il demeure que Sun y offre des réflexions à la fois riches et originales sur un grand nombre de thèmes aussi incontournables qu’intemporels, et ce, toujours sous le rapport unique des relations sino-occidentales. Les personnes qui s’intéressent à ces grandes questions comme à la place du monde chinois dans l’univers traductif et traductologique gagneraient donc à jeter un oeil à l’ouvrage, mais insistons sur le fait que celui-ci ne s’adresse vraiment qu’à celles et ceux qui ont déjà leurs repères dans les « espaces » accidentés qu’arpente Sun.