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1. L’énergie paratraduisante

L’analyse paratraduisante se penche sur le tissu social à la recherche d’acteurs para-traducteurs[1] conscients comme inconscients, volontaires comme involontaires. À la recherche de situations qui gainent le parcours du projet de traduction, elle renseigne autant sur les pratiques non traductives que sur celles qui sont traductives, sur la fluidité mais aussi sur les résistances et les frictions qui ralentissent ou dévient la chaîne de décisions du flux de travail. Sur l’ensemble de cette chaîne, de la maîtrise d’ouvrage à la maîtrise d’oeuvre, se distribue une énergie paratraduisante qui hiérarchise les rapports entre des acteurs aux catégories et aux fonctions diverses. Pour le laboratoire Traduction & Paratraduction (T&P) de l’Université de Vigo, suivre les pistes des actes paratraduisants est le moyen d’explorer les limites de la traduction par rapport à d’autres activités de production et de reproduction de textes, ou de gestion de l’altérité.

Construire un modèle d’étude du rôle de la paratraduction dans la production de traductions exige par conséquent d’établir une comparaison critique entre les différentes expressions de la réalité, puisque, selon le principe de « différentialité » (Bertaux 2005 : 29), chaque acteur producteur est porteur d’expériences singulières et de visions différentes. Par ailleurs, le dispositif paratraduisant ne cherche pas à opposer la traduction aux autres activités du flux de travail, mais au contraire à les lier ensemble dans un continuum[2] d’opérations qui, s’il était examiné à la lueur d’un schéma statique comme celui du polysystème (Even-Zohar 1979), dévoilerait la compression des dynamiques centripètes, une compression qui se devrait essentiellement au fait que la position du projet de traduction dans le système est préétablie, précalculée, parfois même prépayée, le projet de traduction étant débité en segments choisis au moyen de taux de coïncidence et débités par l’outil de traduction assistée par ordinateur. La recherche de l’équivalence, comprise comme la prise de décision sur la correspondance d’un segment du texte cible à un segment du texte source, renvoie inévitablement à l’idée d’un mécanisme de pesée car, après tout, l’équivalence et la recherche du profit dans l’échange sont les principes du marché (Godbout 2000 : 11-12).

Parmi les para-traducteurs, certains jouent un rôle direct dans la fabrication du texte traduit, d’autres un rôle indirect, voire inconscient. L’ensemble de ces acteurs prennent des décisions, parfois stratégiques, parfois à l’échelle microscopique, qui façonnent le projet de traduction, tandis que les compétences paratraduisantes sont à l’oeuvre chez le public autant que chez les producteurs des traductions, puisque c’est par le biais de ces compétences que le public arrive à désigner et à consommer l’objet traduit.

2. Aller chercher ailleurs

Chez Toury, désigner l’objet traduit et, partant, son originalité, est la source du concept de assumed translation, qui se place dans un cadre conceptuel délimité par les « postulats » (Toury 1995 : 33-35). La pertinence du concept de traduction supposée[3] se mesure au fait que la traduction ne sert pas seulement à franchir des limites, mais également à fabriquer ces limites, un effet auquel Cronin et Simon se réfèrent sous le terme de distancing (2014 : 122). Quant aux postulats, ils désignent l’existence d’un texte « ailleurs » que dans le système cible. Ils énoncent que le texte source et le texte cible sont associés et qu’ils sont, jusqu’à un certain point, rétro-traduisibles. Ils expliquent également que leur rapport dépend de la capacité à transférer des caractéristiques de l’« ailleurs » vers « l’ici » : la traduction n’est alors envisageable que si les objets source et cible appartiennent chacun à un système linguistique différent[4]. Voilà pourquoi il ne semble pas erroné de croire que les postulats sont « exogénétiques[5] » en ce qu’ils se fondent sur la faculté d’agir de l’extérieur du système cible et en ce que, si texte cible il y a, c’est parce que ce dernier est lié à un texte source, dont il reçoit les caractéristiques. Pratt soulignait d’ailleurs cette nuance chez Geertz : « what is found in translation is the effort of alterity » (Geertz 1983 : 45 ; Pratt 2002 : 29).

Maîtriser l’« ailleurs » semble par conséquent l’une des fonctions les plus saillantes de la traduction. Or, cette maîtrise de l’« ailleurs » peut tour à tour être économique ou symbolique. Plutôt économique lorsque l’idée de l’« ailleurs » stimule la circulation de projets de traduction entraînant une valeur ajoutée tout en introduisant des textes dans un circuit d’importation/exportation. Plutôt symbolique lorsque l’idée de l’« ailleurs » sert à doser l’étrangeté[6] nécessaire au fonctionnement de n’importe quel système (Fernández-Ocampo 2020), y compris – comme nous le verrons – les systèmes les moins exposés à la diversité.

Mais où aller chercher l’« ailleurs » ? Une masse de transactions économiques, celles que nous venons d’aborder, sont monétarisées sur le marché professionnel de la traduction et de l’interprétation. D’autres, les transactions symboliques, et nous nous aventurons à supposer qu’il s’agit de l’écrasante majorité, n’ont pas de valeur déclarée sur le marché et se résolvent au quotidien dans de très diverses situations. Puisque le dynamisme paratraduisant soulage la complexité et la cadence des transferts d’une partie de cette masse, il ressort conséquemment de cela que l’objet d’étude de la paratraduction est lié au statut de la traduction comme fait social.

3. Topologies du traduire et du paratraduire

Si la topologie sociale est le mode selon lequel un groupe conçoit et organise l’espace (Bonnin 2007 : 285), alors la topologie de la traduction relève de la reconnaissance des dispositifs paratraduisants qui indiquent que l’on traverse des seuils et l’on construit l’espace avec certains matériaux que l’on sait empruntés à l’« ailleurs ». En tant que processus, la paratraduction sert à associer les projets de traduction à des pans de culture matérielle, car c’est à la strate paratraduisante que la traduction doit, au moins en partie, sa nature spatiale. En tant que dispositif (Foucault 1994 : 299), elle concrétise le processus sous la forme d’agencements spatiaux de signes, de traces matérielles qui s’exposent à nos sens lorsque nous traversons un terrain à la recherche de « situations » de traduction[7]. Compte tenu de tout ceci, la topologie apparaît comme une dimension fondamentale pour la compréhension de la paratraduction, une topologie qui façonne toutes sortes de textures, de la page ou de l’écran à l’aménagement architectural, puisque l’architecture est un terreau traditionnellement riche d’enseignements pour l’étude de la para-traduction, et constitue, en outre, un moule pour les pratiques d’exogenèse.

Le rapport entre traduction et architecture est d’ailleurs à double sens : dans certains cas l’architecture vient nourrir la réflexion sur notre champ disciplinaire, comme pour le concept de « traduction par ostentation » des maisons d’émigrants portugais retournés au pays depuis le Brésil (Langford 2011), tandis que dans d’autres cas c’est au tour de la traduction de nourrir l’architecture de sa rhétorique, une rhétorique qu’Akcan (2012) trouve spécialement utile pour décomposer les transferts des modèles architecturaux d’Europe en Turquie.

En substance, la pensée – ou plutôt le regard – sur la spatialité s’exerce alors au quotidien sur les supports sur lesquels la traduction est offerte à la consommation. Car l’écriture détient en puissance l’outillage nécessaire à la traduction (écrite), en ce qu’elle permet de cadrer sur un même support des représentations de systèmes différents organisés selon des axes tabulaires ou linéaires, puis de montrer l’équivalence entre des segments au moyen de l’alignement visuel ou tactile. C’est la rencontre de l’« ailleurs » dans un espace qui est parcouru comme un lieu, avec ses blancs, ses interstices et ses marges.

3.1. In alia pagina

Certeau rappelait le pouvoir colonisateur et expansionniste de l’écriture, et soulignait que « multiplier les signes, c’est conquérir l’espace » (Certeau 1975/2007 : 254). Or, dans l’épaisseur de l’écriture se déploie également une topologie de la traduction. En effet, dès leur avènement, les systèmes d’écriture offrent à la traduction un nouvel espace, ou plutôt une nouvelle « texture » (Lefebvre 1974/2000 : 140). L’examen de ces textures permet de concevoir la continuité logique qui relie le projet de traduction à l’expérience de terrain (Fernández-Ocampo 2020 : 156-157), de telle manière que l’épaisseur des frontières des « situations » de para-traduction que l’on peut observer physiquement sur le terrain trouve son pendant dans le paysage du texte écrit.

Le cartouche égyptien répond à ce besoin de faire vivre ensemble des systèmes linguistiques différents, sur une même ligne. Il prend la forme d’une ficelle nouée, qui trace un ovale dont le contenu enferme le nom propre (Young 1823 : 14).

Tout au long de son histoire, la population de l’Ancienne Égypte a vécu un processus de métissage qui a exposé sa langue à d’autres langues, dont l’araméen et le grec (Miller 1996). Le cartouche, conçu pour sacraliser le nom des rois, a dès lors servi à isoler les noms propres en langue étrangère du reste du discours en langue égyptienne. Ne pouvant pas se dissoudre dans le courant grammatical ou phonétique de la langue cible, les noms propres étrangers devaient toutefois être reproduits avec les matériaux scripturaux de l’égyptien. Dans ce sens, en isolant le nom du discours et en le confinant à l’intérieur d’une capsule, le cartouche est apparu comme un laboratoire d’expérimentation pour la rencontre d’éléments de systèmes différents, et a favorisé l’expérience de la phonétisation. En fait, comprendre le contenu des cartouches est ce qui au XVIIIe siècle a permis à Jean-Jacques Barthélemy de déchiffrer un hiéroglyphe et d’énoncer le principe méthodologique selon lequel le déchiffrement des textes bilingues devait commencer par les noms propres (Faroud 2016).

Les bouts de la ficelle du cartouche sont noués ; le nom et le corps étrangers restent ainsi enfermés et isolés du texte. En même temps, la ficelle confère une consistance matérielle au périmètre du nom, et cette matérialité renvoie aux textures qui lient les débuts de l’écriture aux techniques agraires (pagus, versus, etc.) et au tissage (textus, linum, filum, trama, etc.). Plus précisément, le cartouche remplit la fonction de l’oeillet, dont la bordure est cousue à l’aide d’un point de boutonnière, et dont les propriétés physiques permettent au bord du tissu de résister à la friction et à la traction d’un corps étranger, le bouton.

Car le nom propre, principalement le toponyme en langue étrangère, authentique « ailleurs enclavé » dans le paysage d’une autre langue, est bel et bien un corps étranger, et son insertion dans le tissu du discours de la langue cible provoque l’érosion de cette dernière. L’ourlet témoigne de la résistance morphologique du nom propre, capable de survivre aux successives traductions interlinguistiques qui dissolvent les tissus moins résistants, comme sont les termes articulants dans le cas des langues romanes. Dans ces langues, la majuscule joue un rôle semblable à celui du cartouche, car même si elle n’est pas un critère définitoire de la propriété du nom, un dénominateur propre qui porte une majuscule ne se comporte pas comme un nom commun. En outre, la majuscule initiale s’élève au-dessus de la ligne d’horizon des minuscules afin de baliser le point d’ancrage de la dénomination propre du nom étranger, dont la morphologie et parfois la sémantique sont une énigme pour le public de la langue cible. Comme dans le cas du cartouche, la majuscule possède des propriétés frontalières qui cautérisent les meurtrissures du manque de cohésion entre le nom propre et la langue cible.

3.2. Arpenter l’espace entre les cultures

À ce point de notre discours, nous devons changer d’échelle et quitter le modèle réduit du paysage constitué par la page d’écriture pour nous consacrer à des espaces dont la visite exige la mobilisation physique du corps humain, qui en se déployant organise l’espace topologiquement (Bonnin 2007 : 287).

3.2.1 Distance symbolique, distance pratique

La littérature ethnographique constituée à partir du XVIIIe siècle à propos de plusieurs tribus amérindiennes du Dakota du Nord fournit des informations précises sur les rapports entre groupes indiens partageant un même territoire. Parmi les textes employés par Lévi-Strauss en 1971 pour illustrer les efforts mis en oeuvre pour trouver l’équilibre souhaitable chez les sociétés[8], et repris dans Anthropologie structurale deux (Lévi-Strauss 1973/1996 : 299-300) figure une déclaration politique communiquant les instructions nécessaires à déterminer la distance interculturelle idéale. Le texte met en présence deux groupes indiens qui pratiquent des langues différentes mais qui cohabitent et tissent des liens culturels, linguistiques et politiques étroits. Le groupe Mandan y fait figure d’autochtone. C’est ce groupe qui s’adresse aux Hidatsas, le groupe nomade installé auprès de lui, pour qui il emploie l’exonyme « Minnetaree » [ils ont traversé la rivière]. Les institutions Mandan décident de mettre un terme à la cohabitation, et prient les Hidatsas de s’établir ailleurs, dans les termes suivants :

It would be better if you went upstream and built your own village, for our customs are somewhat different from yours. Not knowing each other’s ways the young men might have differences and there would be wars. Do not go too far away, for people who live far apart are like strangers and wars break out between them. Travel north only until you cannot see the smoke from our lodges and there build your village. Then we will be close enough to be friends and not far enough away to be enemies.

Bowers 1965 : 15, à partir du témoignage de l’informateur Crows Heart

Cette migration consentie entraînera en effet l’établissement de groupes Hidatsas près de l’embouchure de la rivière Knife. Le ton est donné : les coutumes sont quelque peu différentes, mais même s’il faut éviter les conflits dus à un contact trop étroit, il ne convient pas de trop s’éloigner, de peur de devenir ennemis. Ce texte fait état d’une recherche politique de la distance interculturelle savamment gérée car, comme l’exprime Clément à propos de cet épisode, « [u]n bon voisinage demande des partenaires lucides, attachés à leurs particularités, et soucieux de leurs parentés » (1985 : 66). La distance ainsi créée atteint un état de grâce similaire à celui de l’« objectivité » selon Simmel (Wolff 1950/1964 : 404-405), structure composée d’éloignement et de proximité, d’indifférence et d’engagement, qui garantit à l’étranger son acceptabilité.

Distance symbolique et distance pratique se rejoignent pour fixer très clairement la distance interculturelle au moyen de techniques visuelles permettant d’inscrire cet intervalle dans un paysage devenu texte. Le manifeste balise physiquement la distance, qui s’exprime en temps de déplacement, en lignes d’horizon, en textures. Autant de coordonnées qui renseignent les Mandan sur la position exacte du village Hidatsa. Du nouveau site, on ne doit pas arriver à « lire » dans le ciel les traces de fumée du village Mandan. Mais les Hidatsas ne doivent pas dépasser d’un pas cette limite, qui marque la perfection géométrique dans la symétrie des rapports. L’histoire de cette séparation est celle de deux groupes qui à un moment donné ont décidé de cultiver certains écarts afin d’entretenir une tension entre la différence et la ressemblance. Ainsi, en recalibrant la dose respective d’étrangeté, cette décision politique poursuit plusieurs buts : les ressources du territoire s’épuisent moins vite, le nouveau village devient une escale commerciale, ce qui élargit l’influence économique respective des villages, et la distance ranime le courant des alliances entre les groupes de filiation de chaque localité.

3.2.2 Se marier, oui, mais loin de chez soi

Pour Lévi-Strauss, pour qui l’aspect positif de la prohibition de l’inceste est « l’amorce d’un début d’organisation » (1971 : 50), le mariage est toujours une affaire « à trois » parce qu’il agit sur le groupe social :

sous une double forme : celle du rival qui, par l’intermédiaire du groupe, affirme qu’il possédait un droit d’accès égal à celui du conjoint […] ; et celle du groupe en tant que groupe, qui affirme que la relation qui rend le mariage possible doit être sociale – c’est-à-dire définie dans les termes du groupe – et non pas naturelle […], incompatibles avec la vie collective […].

Lévi-Strauss 1971 : 50

Le conte[9] suivant, issu du répertoire oral d’une kyrielle de vallons dans le nord-est de la Galice, concerne un mariage qui déplace la fiancée en dehors des limites de sa paroisse civile.

Une jeune femme partait mariée loin de chez elle. Un ancien fiancé, voulant la retenir, lui dit :
– Là-bas, personne ne parle comme chez nous. L’homme se dit tête de noeud, la femme se dit sorcière, les bras sont des râteaux, la poêle se dit sale chienne, le saindoux se dit merde, les oeufs sont des pets, le lit se dit enfer, l’omelette brouillamini et les couvertures sont des foutues.
La femme se rendit chez sa belle-mère. Juste en arrivant, elle lui lança :
– Soyez damnée, ma petite sorcière !
La belle-mère tomba évanouie. La mariée exclama :
– Hé, têtes de noeud ! Chopez-la avec vos râteaux, portez-la en enfer, mettez-la sous des foutues. Décrochez la sale chienne, allez chercher quelques pets, préparez un brouillamini : servez-le-lui avec une cuillerée de merde !

Confrontée à l’indisposition de sa belle-mère, la mariée assume instantanément son rôle d’organisatrice de la maisonnée, dans la langue – le langage coprolalique – du pays d’accueil, puisque cette langue désignée comme étrangère est l’exact tirage négatif de la sienne.

Mariée au loin, certes. Mais la distance géographique est négligeable, à peine la belle-fille a-t-elle franchi la limite de sa paroisse civile. Donc endogamie géographique, car la résidence de la mariée se fixe dans la même aire géographique, et dans la même classe sociale, mais dissimulée par un discours exogamique qui lui fait croire qu’elle part mariée dans une autre contrée, dans un groupe culturel de langue différente, symétriquement inverse. Paradoxalement, cette inversion symétrique reflète la recherche d’un équilibre, même si cette symétrie joue le jeu de la dérision.

Il n’y a rien de cosmopolite dans le conte de la Femme mariée loin de chez elle. Pourtant, le rival de la mariée, en s’opposant aux règles d’élection du conjoint, y tisse une authentique topographie interculturelle. Or, en se situant sur le même plan que les alliances des groupes sociaux et les échanges économiques, le commerce des textes déclare la traduction comme un mécanisme essentiel de l’organisation sociale. Les perspectives théoriques et pratiques ouvertes par l’idée d’échange méritent sans doute quelques éclaircissements.

4. La traduction comme fait social

C’est en écrivant After Babel (1975 : 302) que Steiner fait appel au pouvoir équilibrant de la théorie de l’échange de Lévi-Strauss (1958 : 100-101) qui, dans le sillage de Marcel Mauss, prône que les structures sociales sont maintenues par l’harmonie des échanges sur le plan des mythes, des biens et des « femmes », c’est-à-dire, respectivement, par la circulation des textes et des biens économiques, et par l’alliance dans le cadre des systèmes de parenté. En anthropologie, selon l’analyse structuraliste, « aller chercher ailleurs » signifie que l’interdiction de mariage entre certains partenaires oblige à mettre en place des échanges entre différents groupes de filiation, car l’alliance repose sur le principe de l’échange réciproque des conjoints, rendue possible par l’interdiction de l’inceste, qui prescrit l’impératif de l’exogamie. Pour Lévi-Strauss, discours et alliance sont par conséquent deux domaines inséparables de la communication[10] (Lévi-Strauss 1949/1971 : 569).

Nous en venons à nous demander inévitablement en quoi la théorie de l’échange est représentative des liens sociaux contemporains, dont les structures familiales et économiques diffèrent des sociétés dites traditionnelles ? En effet, les contradictions du propre modèle lévi-straussien, puis les courants relativistes, l’exposent depuis longtemps aux critiques (dont un développement est tenté chez Aranzadi Martínez 2003 : 181-236), qui prônent l’étude des systèmes de parenté à travers des milieux observables plutôt qu’à travers des règles intellectuelles qui gouvernent la pensée logique sur l’organisation sociale.

Cependant, en dépit de ses inexactitudes et de ses profondes contradictions, l’acte structuraliste nous intéresse du fait qu’il « vide les éléments de leur contenu pour les saisir dans leurs interactions » (Kilani 2009 : 244). En outre, dans les fonctions de communication des relations entre les sexes, le concept d’échange reste suffisamment vérifiable dans un ensemble considérable de cas (Barry 2000 : 96) pour stimuler la réflexion sur la traduction comme réponse structurale au défi des processus constants d’organisation sociale des groupes humains. En voici ce qui nous semble être la raison : si l’échange réciproque est inéluctable dans les systèmes de parenté concernés, et si l’échange[11] est au fondement de l’alliance, alors l’exogamie finit inévitablement par entraîner des rapports entre conjoints issus de systèmes linguistiques différents, car à un point donné du système de parenté la mécanique des alliances atteint le lointain, franchit des frontières linguistiques et introduit la diversité des langues dans les foyers. Cette perspective est pertinente dans la mesure où le réseau des rapports sociaux d’un système de parenté fait partie de la totalité du réseau des rapports sociaux effectifs qu’est la structure sociale (Radcliffe-Brown et Forde 1950/1982 : 20-23).

Un principe très simple vient d’éclore, qui sert d’élément de réflexion sur le rôle de la traduction et des dispositifs paratraduisants dans la conformation des systèmes : lorsqu’un groupe social pratique l’alliance, il déborde les limites culturelles, politiques et linguistiques dans lesquelles l’enferment les représentations conventionnelles, et ce principe de débordement semble un mécanisme inhérent à la conformation des systèmes. En ce qui concerne la maîtrise symbolique de l’« ailleurs », le principe de l’échange dans un nombre représentatif de sociétés humaines pointe vers des comportements sociaux de mutualisme et de réciprocité, dont nous proposons de considérer la traduction comme l’un des systèmes de régulation, capable de proposer des équivalences à l’« ailleurs » sur de nombreuses textures. En ce qui concerne la maîtrise économique, le marché professionnel de la traduction se met en branle à partir du moment où les bénéfices d’une réciprocité textuelle sont perçus.

5. Terrains, mode d’emploi

Le transfert d’objets laisse des traces matérielles puisque, comme nous l’avons exposé auparavant, leur produit est potentiellement transposable à des coordonnées spatiales. Explorer ces relations consiste à appliquer aux situations vues et vécues sur le terrain des méthodes d’observation directe, principalement d’inspiration ethnographique.

À l’intérieur des études de traduction, la recherche sur les espaces de la traduction et ses procédés d’observation adoptent plusieurs formes, chacune étant sensible à la fois aux groupes humains et aux éléments structurants du paysage, bien que dans des proportions différentes. Il peut s’agir soit du repérage des objets-frontières, repérage qui s’attarde aux structures comme les jardins, les bâtiments ou les monuments, soit à l’examen des textures nourries des propriétés plastiques de l’environnement écrit ou tracé, soit la production de discours sur les zones de traduction (ou translation zones d’après Simon 2013 à partir, entre autres, du concept de contact zone de Pratt 1992). Ces discours tablent sur des formes d’interaction dans des espaces qui stimulent l’attention portée aux mouvements des personnes, sujet sensible si l’on songe à l’assignation spatiale de la population immigrée, en partie exclue de l’espace public (Miranda 2007 : 256), ce qui confirme que l’occupation de l’espace est déterminant dans la perception de l’immigration.

La responsabilité d’animer l’espace traductif, y compris éthiquement, a été traditionnellement confiée à des artistes qui, revêtus du pouvoir moralisateur de l’art, jouent le rôle de médiateurs des flux migratoires et du métrolinguisme[12]. Étant donné que « souvent les pratiques artistiques remplissent ce rôle de dévoilement ou de révélateur, de déploiement ou de dépliement de ces potentialités accumulées par une société devenue multitude » (Nicolas-Le Strat 2007 : 118), la plasticité langagière des villes cosmopolites s’est transformée en un sujet prisé autant par l’art contemporain que par la littérature.

L’art contemporain se tourne en effet volontiers vers l’univers de la traduction, en confrontant cette dernière aux aspects de la vie quotidienne et en reconstruisant des espaces qui, de la frontière à la marchandise, sont autant de microcosmes renfermant des problématiques courantes dans le discours social de la paratraduction. Ainsi l’art contemporain met-il en scène des indices de la nature traduisante des individus et des groupes sociaux, comme c’est le cas d’une partie représentative des démarches des projets OnTranslation et Entre fronteiras[13], qui proposent des regards sur la traduction façonnés de culture populaire et de culture matérielle. Il n’est donc pas surprenant de constater que le médium artistique soit à son tour invoqué dans des projets d’expérience spatiale (Simon 2019) des études de traduction.

Consacrons à présent quelques pages à exposer les bases d’une méthode de flânerie paratraduisante pour les phases de terrain.

5.1. La grille de lecture de l’urbain

L’étude publiée par Hannerz (1980/1983 : 301-386) est représentative des recherches appliquées à l’observation participante du vécu urbain, donc sur le plan de la fluidité des rôles dans le tissu social des villes, notamment en ce qui concerne la population étrangère. Dans les dernières lignes de cet article, cependant, nous nous bornerons à réfléchir sur l’observation des signes matériels.

À ce propos, la grille de lecture urbaine de Lefebvre (1970 : 105-138) tient compte de niveaux, que plus tard l’auteur transformera en « paliers » (1974/2000 : 179 et s.). Lefebvre fait alors la différence entre trois paliers qui vont servir à noter les expériences de terrain : le palier global ou public (bâtiments administratifs, édifices, palais, etc.), le palier privé ou les lieux habités (maisons, immeubles, etc.), et finalement les itinéraires, les commerces et lieux de passage. Chacun de ces paliers se décompose en des espaces plus restreints qui accomplissent les fonctions correspondant à chacun des paliers. L’espace, quant à lui, qu’il soit public ou privé, ou qu’il s’agisse d’un lieu de passage, se teinte des caractéristiques issues des trois composantes. Ainsi, dans une rue, il y a un espace public mais aussi des lieux d’accueil, des seuils et de la vie familiale.

Ces trois paliers – global, mixte et privé – se plaquent sur les « degrés » de légitimité sociale que Bourdieu accordait aux arts et métiers (1965 : 134-138), et dont la formulation nous semble plus directement adaptée à une expérience de terrain : le degré proprement dit de « légitimité » concerne les signes affichés par des structures d’où émane le pouvoir symbolique (par exemple la signalétique de la mairie), le degré du « légitimable » correspond aux établissements privés qui déploient leurs droits sur l’espace public (par exemple l’enseigne du centre commercial), et le degré de l’« arbitraire » est le fruit d’actes généralement individuels, dépourvus de légitimité mais qui affirment publiquement leur vitalité (par exemple les graffiti ou les expressions d’art brut). Ces degrés forment des catégories topologiques particulièrement utiles en ce qui concerne la lecture de signes qui se disposent soit en hauteur (degré légitime), soit à mi-hauteur (degré légitimable), soit à portée de bras (degré arbitraire).

Outre les paliers, Lefebvre propose (1970 : 117-121) trois dimensions du phénomène urbain – la projection au sol des rapports sociaux, le lieu d’affrontement des stratégies et la pratique urbaine – ainsi que des réseaux d’oppositions topologiques applicables aux axes symbolique (la monumentalité), paradigmatique (les systèmes d’oppositions eux-mêmes) et syntagmatique (les enchaînements, à l’oeuvre lors de parcours urbains). La grille de lecture ainsi constituée cherche à décrire toutes sortes de contradictions, d’interactions et de dialectiques liées à l’espace urbain, au moyen d’oppositions comme celles du privé et du public, du haut et du bas, de l’ouvert et du clos, et du symétrique et du non-symétrique.

5.2. Penser une topographie para-traduisante

Dans leur abordage de la ville, les études de traduction se sont traditionnellement nourries d’un point de vue ontologique de la description des espaces et des infrastructures cosmopolites, mais ont momentanément délaissé la question de la réflexivité et des modes de participation, ne serait-ce qu’en tant qu’observatrice, de la personne qui mène la recherche sur le terrain, devant affronter les problématiques de l’activité d’observation ethnographique. À cet égard, l’anthropologie rassemble une moisson conséquente de recherches sur les espaces d’échange parcourus d’usages linguistiques[14], prête à alimenter la réflexion sur la dimension populaire du traduire.

Certeau (1980/1990 : 148, 150-151) conçoit le cheminement sous la forme de plusieurs modalités d’actes d’énonciation piétonnière, qui se combinent pendant les parcours. Il s’agit des modalités « aléthiques » (nécessaire, impossible, possible, contingent), « épistémiques » (certain, exclu, plausible) et « déontiques » (obligatoire, interdit, permis, facultatif). Ces modalités se doublent de ce que Certeau nomme « rhétorique cheminatoire » (1980/1990 : 151), avec ses tours et ses détours, conformément à l’idée selon laquelle les tropes participent de l’esthétique du parcours. Preuve que les rythmes de l’observation varient en fonction du programme de recherche, il semble pertinent d’opposer la flânerie « à la Benjamin » de Langford (2011) aux chapitres d’Exit[15] basés sur la recherche active des modes interlinguistiques et multisémiotiques de production, de reproduction et de consommation des images, signes et symboles dans l’espace, car Exit est, entre autres, un exercice de typo-topographie proposant de passer du texte au paysage-texte pour dévoiler les formes d’accord entre la typographie créative et l’espace paratraduisant.

L’observation directe et la familiarisation avec les contraintes physiques, techniques et épistémologiques rencontrées pendant les parcours nous incitent à suivre le modèle progressif d’« échantillonnage théorique » (Glaser et Strauss 1967), qui vise à collecter des données qui seront ajustées afin de suggérer de nouvelles situations jusqu’à atteindre une conceptualisation (ou « saturation ») satisfaisante du sujet. Les échantillons sont par conséquent des situations que nous abordons sur le terrain sous la forme d’espaces. La méthode nous permet de relier un ensemble d’observations directes dans un laps de temps relativement court. Cette disposition favorise d’ailleurs l’organisation de parcours pédagogiques consistant à explorer les liens entre traduction et espace. L’approche peut au contraire conduire à des permanences sur le terrain plus ou moins longues en fonction de la nature de l’intervention (observation directe ou enquête). L’échantillonnage théorique présente l’avantage d’unifier la recherche autour d’un nombre limité de situations, ce qui réduit le risque de dissolution de l’objet d’étude, d’où le parti pris de ne rendre observables que les objets physiquement accessibles. Nous ne négligeons pas pour autant des travaux rédigés sans observation directe préalable, pourvu qu’ils tablent sur des expériences de terrain vérifiables et vécues par des tiers.

Cela a été le cas lors d’une étude (Fernández-Ocampo 2016) sur la synchronisation de la distance symbolique et pratique dans la Zone, l’espace-seuil qui entourait la ville de Paris jusqu’au début du XXe siècle. L’étude concerne les traducteurs publics installés dans cette épaisseur de la frontière durant l’armistice de la guerre franco-prussienne de 1870 pour traduire le flux des laissez-passer exigés par l’administration occupante. Le travail s’attache à intégrer l’activité de ces traducteurs au faisceau des métiers de récupération des résidus urbains, qui impriment aux matériaux et aux objets de consommation une circularité entre le centre et la périphérie. Le métier de traducteur public, chargé de contribuer au transfert du capital humain et matériel, est donc censé emprunter le même circuit économique que celui du chiffonnier. Les dynamiques entre le centre et la périphérie laissent infailliblement leurs traces dans la Zone, qui au départ était conçue comme zona non aedificandi, immense terrain vague devenu la fabrique de l’intelligence périphérique.

5.3. Quitter la ville…

La traduction est certainement une des dynamiques professionnelles et symboliques dont la ville a besoin pour devenir ce qu’elle est. Alors que la ville expose continuellement de l’écrit, alors qu’elle est marquée par l’activité constante et nécessaire de l’étranger, autant dire des « forains », l’échange et le commerce étant « d’abord confiés à des gens suspects, des « étrangers » […] » (Lefebvre 1970 : 17), le bourg traditionnel se contente de faire intervenir périodiquement ce personnage, par exemple le jour du marché, afin de satisfaire les besoins de la monétarisation de la marchandise et des services, c’est-à-dire la connexion de l’économie locale et l’économie mondiale. Dans les habitats plus dispersés, où la notion d’espace public est techniquement inexistante, la figure de l’étranger est habituellement invisible, même si, comme partout ailleurs, elle peut être rituellement activée lors des fêtes.

Malgré cela, généraliser la traduction comme phénomène social – et nous ne parlons pas uniquement de traduction naturelle – explique que l’on puisse la retrouver dans les tissus non urbains, éloignés des modes de vie perçus comme modernes, hors de portée des usages du métrolinguisme

L’économie de la ville dépend certes de transactions entreprises à l’étranger ; elle dépend de ce que Simmel désigne par l’« objectivité » de l’étranger (Wolff 1950/1964 : 404), une structure de distance et de proximité. Or, tandis que la ville superpose et synchronise des liens sociaux, les zones non urbaines, elles, tendent à les étirer dans l’espace et le temps, ce qui explique que nous ayons choisi des espaces non cosmopolites, voire montagnards[16], pour nos débuts dans l’arpentage à la recherche de l’ailleurs. Des lieux dans lesquels les rapports langagiers sont ralentis, ritualisés et peu contrastés. Des lieux sans projection touristique, dont une partie de l’économie était encore absorbée par l’échange de services. Évoluer dans des terrains non cosmopolites, c’est admettre une projection sociale au sol moins complexe, des transitions d’un espace à l’autre plus lentes, mais également des stratégies de manipulation de l’« ailleurs » et de l’« étranger » qui deviennent manifestes car elles tranchent mieux sur l’environnement matériel.

C’est le cas du terrain du 22 juin 1997, que nous avons intitulé « la porte et le calepin » (Fernández-Ocampo 2010) : trois fois, sur le vantail de la porte d’une ferme de montagne, était tracé à la craie le cynonyme Kevin, terme inconnu du répertoire local. Le récit de vie communiqué par les habitants raconte que Kevin était un chien qui avait été offert par leur fille, résidant en ville. Seulement l’exotisme du nom était un obstacle à l’acceptabilité du cynonyme, raison pour laquelle les habitants le « publièrent » à la craie, comme un ban, sur la face extérieure du vantail.

Le temps que les traces de craie disparaissent, usées par les intempéries, le terme Kevin rentra dans le répertoire local et ce fut ainsi que, à travers ce va-et-vient entre l’interprétation orale du cynonyme et sa texture crayeuse, les acteurs locaux décidèrent de la fortune de l’emprunt Kevin dans leur système.

Cette opération est mécaniquement analogue au choix d’une correspondance proposée par une mémoire de traduction en tant qu’équivalence finale, mais en outre elle livre, et sur une certaine durée, toute une mise en scène paratraduisante dans laquelle la décision d’accorder le cynonyme Kevin est prise publiquement au seuil de la ferme. De nouveau, l’expérience liminaire, puissante au point que la pensée du seuil est essentielle à la paratraduction (Yuste Frías 2022 : 56).

En definitiva, la novedad teórica de la noción de paratraducción en traductología radica en aceptar, de una vez por todas, en los Estudios de Traducción un pensamiento liminar que permita crear una ética del umbral aplicable a las prácticas profesionales de la traducción y de la interpretación como fuerzas transformadoras de la realidad.

Yuste Frías 2022 : 59, les caractères gras sont de l’auteur

5.4. … et y retourner

Ce parti pris méthodologique n’exclut pas, loin de là, le regard urbain. Bien au contraire, il permet de décomposer opération par opération des situations que l’on retrouve en ville sous des formes plus synthétiques. La pratique acquise peut donc être appliquée tout naturellement au tissu urbain, pour y exploiter l’habillage sensoriel, les contrastes, les régularités, les ruptures et les confluences de la morphologie spatiale, l’épigraphie, c’est-à-dire l’exposition de l’écriture et à l’écriture, l’architecture, la monumentalité et même l’éclairage. Toutefois, nous ne pouvons pas nous affranchir d’une condition très particulière : toute situation doit pouvoir s’exprimer à travers la culture matérielle, et c’est par conséquent dans cette culture matérielle que nous cherchons à vérifier si des mécanismes para-traduisants s’enclenchent de manière discrète, pour servir de « liant » social.

Face à ce parti pris tranché, Cronin et Simon (2014 : 123-127) considèrent le numérique comme l’un des supports des manifestations de la traduction dans le tissu urbain, ce qui est on ne peut plus pertinent. Pour notre part, au risque de présenter une description archaïsante des formes de communication, nous laissons délibérément le numérique en dehors de l’échantillonnage évoqué dans cet article, pour nous en tenir à la matérialité graphique. Ce faisant, nous restons fidèles à une méthode de recherche bâtie uniquement sur l’expérience sensible des interactions et des espaces physiques. En revanche, l’accès numérique au savoir s’est révélé très commode pour cerner le contexte légendaire des terrains.

Par legenda, légende, nous faisons référence à « ce qui doit être lu » lorsqu’on explore un terrain, c’est-à-dire à la gangue épi-traduisante[17] détachée du support de l’objet paratraduit, et qui n’est pas forcément affichée dans le même espace que son objet, mais que l’on peut trouver sur place sous la forme de panneau. La légende concerne les textes et les apologies, dans une large variété de genres, parmi lesquels figurent les messages institutionnels, les récits de vie des personnes qui habitent les espaces ou les traversent, et le discours touristique, qui se sert régulièrement des légendes comme rouages de médiation entre l’espace et le public.

La morphologie de l’espace accroche notre regard sur ce que Lefebvre (1974/2000 : 224) appelle des « points de suture », lieux de passage et d’échange, soumis à des rites d’interdiction. À l’approche des structures d’un lieu, notre premier soin consiste à en estimer la stabilité et l’instabilité, à se demander quels éléments ou quels artifices provoquent l’inattendu. L’instabilité du lieu est perçue soit parce que de la matière y a été déposée (coutures, sutures), soit parce que la matière y est entamée (ruptures, interstices). Une partie des sources de l’instabilité forme ce que l’on désigne justement par « interstices », sortes de fentes dans lesquelles l’inattendu s’engouffre dans le tissu des normes et des conventions, des interstices qu’il faut comprendre comme des sources de questionnement (Nicolas-Le Strat 2007), et qu’il convient d’exprimer dans un langage dynamique. Dans ce contexte, évoquons le cas d’un terrain portuaire et cosmopolite : l’espace situé entre la vieille ville de Vigo et sa gare maritime.

Cet espace est un haut lieu de l’histoire de l’émigration transocéanique de la fin du XIXe siècle aux années 1960. Il s’étire comme une frontière intérieure dont les bords sont la « vraie » frontière, celle de la douane et du quai de la gare maritime, et la place de l’église, dans la vieille ville. Ce haut lieu est à proprement parler un estran, une zone intertidale composée de situations qui s’étagent en fonction des phases d’émersion ou d’immersion humaine qui couvrent et découvrent les espaces de part et d’autre du contrefort de la vieille ville au gré des marées de migrants, ce flux et reflux étant aujourd’hui relayé par les touristes.

L’estran de Vigo est un catalogue de la syntaxe et de la morphologie paratraduisante : le bâti, la statuaire, des légendes exogénétiques, un enchaînement historique d’enfermement et d’ouverture sur les marchés d’outremer, et surtout un dispositif architectural, administratif et iconographique, antichambre à la fois de l’Europe et de l’Amérique.

Les exemples cités renseignent sur les espaces ciblés, mais également sur la méthode employée pour les aborder. Car comment exercer notre regard sur l’espace ? Nous ne faisons preuve d’aucune originalité en choisissant de faire appel à un outil classique qui a fait ses preuves dans la rue : l’appareil photo, un médium précisément conçu pour la ville[18], pour répondre aux impératifs graphiques de la société industrielle dont il est le produit.

5.5. Photogénie des espaces paratraduisants

Les approches ontologiques sur l’espace ou sur la liminalité ne s’embarrassent pas forcément du partage des lieux avec l’habitant ou le passant, ni des conditions légales ou techniques sous lesquelles l’espace est investi, ni d’où ni comment cet espace peut être observé. Or, notre méthode est très clairement posée : ne prendre comme objet d’étude que sur ce qui peut être saisi au moyen de la lumière, dans un cadre matériel.

La méthode tire parti de la réflexivité propre au dispositif photographique (Harper 2012 : 39-55). Cette réflexivité s’entoure de contraintes liées à l’acte photographique, que ce soit le choix de la distance focale, de la composition ou de la prise de vue, ainsi qu’aux conditions du terrain, puisque nous ne concevons l’espace que perçu par les sens et parcouru par le corps, un espace matériellement construit, traversé et habité. Cet emboîtement de contraintes contribue aux besoins d’objectivation de la recherche, qui bénéficie en outre de la possibilité de dresser l’inventaire culturel (Collier et Collier 1986 : 45-63) des situations, de comparer les sites ou de présenter les espaces sous la forme de séries narratives.

N’est finalement enregistré que ce qui se plie à l’accessibilité du terrain et aux paramètres de la prise d’images, ces conditions intensifiant le niveau d’exigence et de réflexion, mais aussi de discipline, nécessaire à l’approche de la « photo-traduction » appliquée aux lieux de pèlerinage par Agustín González Fernández[19], dont l’investissement physique sur le terrain est considérable.

Au-delà des contraintes, la photographie possède ses propres propriétés traduisantes (Fernández-Ocampo 2022 : 126-136) : à sa manière, elle développe des stratégies pour montrer le point exact où se situe l’« ailleurs », à travers le point de fugue, le partage de l’image en fonction de la profondeur de champ, d’ombres et de lignes, ou la distribution des rôles entre les participants de la composition. Pourtant, l’atout principal du médium réside dans sa capacité à soumettre le chercheur à un apprentissage constant du voir, une compétence mise en avant par Lange, qui nous rappelle que l’appareil photo « is an instrument that teaches people how to see without a camera » (1982 : 7). C’est pourquoi le regard photographique balaie l’espace comme dans une sorte de plan-séquence, part constamment à la recherche de repères, unit ou sépare des éléments, jauge leurs rapports sur leur profondeur de champ. En un mot, le regard découpe – selon le rite photographique – un templum, à la manière des pratiques divinatoires de l’Antiquité, utilisées notamment pour tracer la limite des villes.

6. Conclusion

Nous considérons que c’est une gageure pour la recherche que d’éviter de cantonner la traduction dans les limites de l’urbain, puisque même les acteurs des espaces non cosmopolites conçoivent la correspondance avec l’étranger, s’y exposent et contribuent à faire circuler des textes dans un triple gainage comprenant la parenté et l’économie. Si cette théorie de l’échange concerne la traduction, c’est parce qu’il faut précisément comprendre cette dernière non seulement comme un échange sémantique, mais comme le commerce d’un agglomérat de texte, bien économique et lien social.

Une littérature consacrée à l’anthropologie et à la sociologie de l’espace joue sur l’altérité et sur l’idée de seuil, objet d’étude à propos duquel la paratraduction est appelée à exceller, car nous partons de l’hypothèse que la traduction infuse la société grâce aux dispositifs paratraduisants qui lient la culture matérielle au transfert sémantique, et que cette culture matérielle est formée d’éléments qui s’organisent topologiquement.

Finalement, concevoir la spatialité dans le domaine de la traduction et de la paratraduction, c’est concevoir la perspective de Bonnin selon laquelle la topologie est « l’idée même que les lieux, les aires, les frontières ou limites, les passages ou la connexité, les voisinages et les états limitrophes, etc., constituent le soubassement conceptuel qui […] permet de penser l’espace où notre corps se déploie […] » (Bonnin 2007 : 286). Il y a effectivement quelque chose de fascinant dans le fait que le discours de la distance interculturelle se retrouve dans la matérialité du paysage, et que la topologie prenne pour référence un point ou un objet qui se situe ailleurs, parfois hors champ.

Les références spatiales résultent en définitive de la dialectique de l’ici et de l’ailleurs, tout comme la traduction émerge des conditions énoncées dans les postulats de Toury, notamment le postulat de la référence. Par conséquent, c’est sur les points d’ancrage spatiaux de l’« ailleurs », avec ses cicatrices, que se fixe la topographie, car ces points de l’« ailleurs » sont saillants, ils écorchent la continuité de l’expérience sensible de l’espace, tout comme les noms propres étrangers écorchent la cohésion du discours rédigé dans la langue cible.