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Le 21 octobre dernier, Lori Saint-Martin est décédée subitement, laissant le monde des lettres et de la traduction dans le deuil. Née en Ontario en 1959 dans une famille anglophone, elle avait choisi de vivre en français, à Montréal. Depuis 1991, elle était professeure au département d’études littéraires de l’UQAM où elle enseignait l’écriture au féminin, les théories féministes, la littérature québécoise et la traduction littéraire. Universitaire brillante et reconnue[1], elle était également nouvelliste (Lettre imaginaire à la femme de mon amant, 1991 ; Mon père, la nuit, 1999 ; Mathématiques intimes, 2014), romancière (Les portes closes, 2013), autrice d’une quinzaine d’essais littéraires et traductrice.

Avec son conjoint et co-traducteur Paul Gagné, elle a permis aux lectrices et lecteurs francophones de découvrir des univers littéraires aussi riches et variés que ceux d’Ann-Marie MacDonald, David Gilmour, Maya Angelou, Neil Smith, Naomi Klein, Lori Lansens, Myriam Toews, Neil Bissoondath, Gil Adamson, Kerri Sakamoto, Joan Clark, Kenneth Oppel, pour n’en citer que quelques-uns. Ensemble, ils ont aussi retraduit en français l’oeuvre magistrale de l’écrivain anglo-montréalais Mordecai Richler. Ce duo d’exception, infatigable, passionné, maintes fois primé[2], a accumulé près de cent vint traductions diffusées pour la vaste majorité en Europe. En solo, Lori Saint-Martin a également signé plusieurs traductions de l’espagnol et travaillé comme interprète de conférence. Après un récit intimiste retraçant son parcours et son choix de vivre dans une autre langue (Pour qui je me prends, 2020), elle faisait publier il y a quelques mois Un bien nécessaire, éloge de la traduction littéraire, véritable lettre d’amour à toutes les traductrices de ce monde.

Nous nous sommes rencontrées pour la première fois en 2004. J’étais jeune professeure, elle était déjà respectée dans le milieu universitaire et sa carrière de traductrice avec Paul Gagné venait de prendre son envol. Depuis leur première co-traduction amorcée en 1988 (Ana Historique, 1992, Éditions du remue-ménage), elle avait pris l’habitude de proposer aux éditeurs des titres à traduire, des livres qu’elle avait aimés. La deuxième proposition avait bien marché aussi (Le Cas d’Emily V. de Keith Oatley, 1996, Éditions XYZ). Puis ce fut une série d’échecs. « C’était très décourageant, parce qu’on avait l’impression de mendier un petit peu. » « On était un petit peu découragés ». C’est alors que Flammarion Québec leur demanda de traduire le roman d’Ann-Marie MacDonald, (Fall on Your Knees/Un parfum de cèdre), traduction qui leur valut un premier Prix du Gouverneur général en 2000. « Ça, ç’a tout changé. Si ce n’était pas arrivé, peut-être que l’histoire serait bien différente et que tout ce qui s’est passé par la suite ne se serait pas produit, je n’en sais rien. Mais voilà, à partir de là, ç’a été vraiment un tournant »[3]. Nos chemins se sont recroisés de temps en temps jusqu’en septembre dernier où nous avions échangé au téléphone tandis qu’elle attendait une de ses étudiantes dans un café. Elle avait pris quelques minutes, entre deux rendez-vous, pour répondre encore une fois à mes questions. Des années s’étaient écoulées depuis notre premier entretien, mais l’enthousiasme, l’ouverture d’esprit, la bienveillance, la perspicacité, le plaisir d’échanger, de dialoguer et de réfléchir ensemble, en riant parfois, étaient les mêmes.

Lori Saint-Martin ne se destinait pas au métier de traductrice. Elle l’est devenue sur un coup de coeur, à la lecture d’Ana Historic qu’elle avait aimé au point de vouloir le traduire. Elle releva le défi avec celui qui était déjà son conjoint, et qui deviendrait son complice de traduction pendant plus de trente ans, Paul Gagné. Ainsi la traduction est aussi une histoire d’amour, une façon de partager des projets, de renforcer des liens, d’en établir de nouveaux, entre des univers narratifs, des écritures, des langues, des livres et, à travers eux, entre des personnes. « Traduire, c’est une danse », avait-elle expliqué à des étudiants dans un séminaire de maitrise de l’Université de Montréal. C’est danser sur différents rythmes, avec l’autre, l’accompagner, se laisser emporter, s’abandonner et finalement « s’inventer » (Un Bien nécessaire, p. 239). C’est aussi une épreuve. « Il n’y a pas de secret, seulement du travail, de la patience, de la constance, une éthique du respect et de la recherche. Une écoute attentive du texte, des polissages sans fin, une recherche de justesse » (Un Bien nécessaire, p. 190).

Si sa disparition laisse un vide immense, c’est qu’au-delà de son esprit brillant, de son talent et de sa contribution essentielle à la littérature – comme éclaireuse et conseillère après des maisons d’édition, autrice, traductrice, enseignante et critique – Lori Saint-Martin était une personne de coeur, lumineuse, humble, généreuse et d’une profonde humanité. Elle n’a cessé de cultiver les liens, entre les gens, les disciplines et les langues. À une époque où tout doit aller vite, elle rappelait, dans chacun de ses gestes et de ses choix, l’importance de prendre le temps, de persévérer, que ce soit pour faire connaître des textes, pour polir une traduction, pour accompagner des étudiants dans leurs projets, ou pour donner un coup de pouce à des collègues traductrices ainsi qu’à de jeunes (et moins jeunes) chercheures. Elle donnait sans compter, travaillait sans relâche sans jamais en donner l’impression, avec légèreté, car ce travail était sa passion. Elle fut pour beaucoup une source d’inspiration. Elle le restera, tout comme ses écrits.