Souvent un fonds d’archives est conçu comme un processus quasi naturel de sédimentation. C’est, paradoxalement pour des archives, oublier tous les gestes successifs (copier, garder, trier, jeter, classer, organiser, conserver, rendre accessible) qui les composent. Tous ces gestes administratifs font vite entrer la question de l’archive dans le sanctuaire patrimonial. Ils ordonnent en fait l’oubli de leur propre présence effective sous la poussière supposée des archives. « Déjà oublié » serait une traduction simple du titre « Schon vergessen » que j’ai donné à cette première partie au moment de rédiger ce texte. Au moment de l’écrire et de parler d’un projet lié à des archives familiales, je me suis souvenu en effet de ce schon vergessen, de cet oubli toujours déjà à l’oeuvre dans le travail de la mémoire : c’est une histoire que reprend Georges Perec dans son récit sur Ellis Island, cette île des larmes aux confins de New York où débarquaient tous les immigrants pour être soigneusement archivés, tous ces exilés fabricateurs d’oubli, donc de mémoire. Un vieux juif polonais qui désirait entrer aux États-Unis avait reçu comme conseil ironique de prendre un nom facile à utiliser sur cette terre anglo-saxonne : à savoir Rockefeller (bien sûr, ce choix constitue déjà un moment comique). Cependant, face à l’agent de l’immigration qui l’interroge à son arrivée sur Ellis Island, il perd ses moyens et sa mémoire : incapable de se souvenir du nom choisi, il murmure pour lui-même en yiddish « schon vergessen ». L’agent indifférent note sur son registre « John Ferguson ». Même les noms propres, contrairement à ce que maintes théories prétendent, sont traduisibles – mais ils le sont grâce aux accents variés qui font des langues à signification des langues à son. Cependant, une telle traduction témoigne surtout de l’opacité qui touche toute langue dès lors qu’elle est engagée dans le mouvement d’une énonciation. L’agent de l’immigration n’entend pas la langue étrangère ; il ne reconnaît pas ce que l’autre lui dit dans sa langue maternelle ; il entend des sons et les assimile à du reconnaissable. Le déjà oublié devient un déjà entendu. Il ne reconnaît un immigrant qu’en faisant d’office migrer son nom propre. Le vieux juif acquiert un patronyme bien reconnaissable aux États-Unis par ses consonances celtiques (John Ferguson) où s’entend encore l’oubli de sa langue et de sa culture, le travestissement de termes communs en nom propre. Cette histoire présuppose à la fois une séparation des langues et leur communication inattendue grâce au malentendu sonore. La langue maternelle est effacée (mais encore audible pour qui sait l’entendre) sous l’héritage impromptu du nom du père (John le fils de Fergus). Cette présence paradoxale de la langue maternelle est une des raisons qui m’a amené à l’élaboration d’un site, Mother Archive, développant le principe d’un « matrimoine » plutôt que d’un patrimoine. Ce site comporte un ensemble de vidéos, textes et documents hétérogènes qui cherchent à archiver un tel matrimoine à partir d’un cas, par définition singulier, de relation à la mère. Certains des textes sont en anglais, langue étrangère pour moi, certains autres en français, ma langue maternelle, la langue de ma mère. Est-ce à dire, avec l’exemple rapporté par Georges Perec, que la langue maternelle offre un propre qui serait raturé par le déplacement des sons ou un commun qui permettrait de se reconnaître dans ces écheveaux de désignations ? Je n’en suis pas très sûr. Face à l’autorité du latin, langue savante, langue à grammaire, Dante dans son De Vulgari Eloquentia affirmait la valeur du vernaculaire italien (valeur paradoxale qu’il énonce justement en latin) …
Parties annexes
Bibliographie
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